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Amadou Hampâté Bâ
Amkoullel. L'enfant peul. Mémoires

Paris. Actes Sud. 1991. 409 p.


      Table des matieres       

Racines

Transcription [de l'édition originale imprimée]
Pour faciliter la lecture des mots africains, plutôt que d'appliquer les règles de transcription établies par les linguistes, on a préféré favoriser la phonétique (ou plutôt que u, é ou è plutôt que e…) On a également francisé et accordé les noms d'ethnies. En ce qui concerne certains noms propres les différences d'orthographes selon les personnages s'expliquent par le fait que ces noms, dérivés de l'arabe, ont subi de nombreuses transformations phonétiques. Par exemple, le nom honorifique Cheikh (dont le kh correspond à la jota espagnole) deviendra, quand il est utilisé comme nom propre, Cheik, Seku, Chékou voire Sékou. Il en va de même pour le nom du prophète Mohammad qui devient Mohammed, voire Mamadou, et pour Ahmed , m devient Ahmadu ou Amadu selon les cas.

Transcription de l'édition Web
La transcription de cette édition électronique est conforme à l'alphabet du Pular/Fulfulde adopté par la conférence organisée par l'Unesco sur la codification des principales langues africaines, dont le Pular (Bamako, 1966). Amadu Hampâté Baa dirigea les travaux de la section Pular/Fulfulde de la rencontre. Priorité exclusive est donnée ici à l'appelation autochtone par rapport à la graphie ou à la prononciation étrangère. Cette décision opère un retour aux sources et elle réaffirme l'identité linguistique et culturelle de la civilisation Fulɓe/Halpular. Elle lève l'ambiguité autour du nom de la langue (Pular ou Fulfulde) et du locuteur (Pullo, sing. / Fulɓe, plur). Ainsi, par exemple, les Pullo (sing.) et Fulbe (plur.) remplacent Pullo, Fulɓe, Fulè, Foulah, etc. Les voyelles longues sont doublées à la place l'accent circonflexe ; les accents aigu et grave sont éliminés. L'accord du genre féminin pour les noms propres (ethnie, personne, lieu, etc.) étant superflu, il est ignoré… Bref, cette édition Web privilégie la pularisation au détriment de la francisation. [Tierno S. Bah].

Le double héritage

En Afrique traditionnelle, l'individu est inséparable de sa lignée, qui continue de vivre à travers lui et dont il n'est que le prolongement. C'est pourquoi, lorsqu'on veut honorer quelqu'un, on le salue en lançant plusieurs fois non pas son nom personnel (ce que l'on appellerait en Europe le prénom) mais le nom de son clan : “Baa ! Baa !” ou “Jallo ! Jallo !” ou “Cissé ! Cissé !” car ce n'est pas un individu isolé que l'on salue, mais, à travers lui, toute la lignée de ses ancêtres.
Aussi serait-il impensable, pour le vieil Africain que je suis, né à l'aube de ce siècle dans la ville de Bandiagara, au Mali, de débuter le récit de ma vie personnelle sans évoquer d'abord, ne serait-ce que pour les situer, mes deux lignées paternelle et maternelle, toutes deux fulɓe, et qui furent l'une et l'autre intimement mêlées, quoique dans des camps opposés, aux événements historiques parfois tragiques qui marquèrent mon pays au cours du siècle dernier. Toute l'histoire de ma famille est en effet liée à celle du Maasina (une région du Mali située dans ce qu'on appelle la “Boucle du Niger”) et aux guerres qui le déchirèrent, particulièrement celles qui opposèrent les Petils de l'Empire pullo du Maasina aux Toucouleurs de l'armée d'Elhadj Umar, le grand conquérant et chef religieux venu de l'ouest et dont l'empire, après avoir vaincu et absorbé l'Empire pullo du Maasina en 1862, s'étendit depuis l'est de la Guinée jusqu'à Tombouctou.
Chacune de mes deux lignées s'apparente, d'une manière directe ou indirecte, à l'un de ces deux grands partis antagonistes. C'est donc un double héritage, à la fois historique et affectif, que j'ai reçu a ma naissance, et bien des événements de ma vie en ont été marqués.
“Pas si vite!” s'écriera sans doute le lecteur non africain, peu familiarisé avec les grands noms de notre histoire.“Avant d'aller plus loin, qu'est-ce donc, d'abord, que les Fulɓe, et que les Toucouleurs ?”
Commençons par mes ancêtres les Fulɓe. Si la question est facile à poser, il est peu aisé d'y répondre, car ce peuple pasteur nomade, qui a conduit ses troupeaux à travers toute l'Afrique de la savane au sud du Sahara depuis l'océan Atlantique jusqu'à l'océan Indien, et cela pendant des millénaires (comme en témoignent les gravures rupestres bovidiennes des grottes du Tassili découvertes par Henri Lhote 1), constitue à proprement parler une énigme de l'histoire. Nul n'a encore pu percer le mystère de ses origines. Les légendes et les traditions orales des Fulɓe font presque toutes référence à une très antique origine orientale. Mais, selon les versions, cette origine est parfois arabe, yéménite ou palestinienne, parfois hébraïque, parfois plus lointaine encore, prenant sa source jusqu'en Inde. Nos traditions évoquent plusieurs grands courants migratoires venus “de l'est” à des périodes très anciennes, et dont certains, traversant l'Afrique d'est en ouest, seraient arrivés jusqu'à la région du Fuuta-Toro, au Sénégal — région d'où beaucoup plus tard, à une époque plus proche de nous, ils repartiront vers l'est en de nouveaux flux migratoires. Quant aux savants et chercheurs européens, intrigues, peut-être, par l'apparence physique des Fulɓe, par leur teint relativement clair (qui peut foncer selon le degré de métissage), leur nez long et droit et leurs lèvres souvent assez fines, ils ont essayé, chacun selon sa discipline (histoire, linguistique, anthropologie, ethnologie), de trouver la solution de cette énigme. Chacun y est allé de son hypothèse, mettant parfois autant d'énergie à la défendre qu'à combattre celles des autres, mais aucun n'a apporté de réponse certaine. On s'accorde le plus souvent à donner aux Fulɓe, sans préciser davantage, une origine plus ou moins “orientale” avec un degré très varié de métissage entre un élément non nègre, sémitique ou hamitique, et les Noirs soudanais. Pour les historiens africains modernes, les Fulɓe seraient d'origine purement africaine.
Quoi qu'il en soit, et c'est là l'originalité profonde des Fulɓe, à travers le temps et l'espace, à travers les migrations, les métissages, les apports extérieurs et les inévitables adaptations aux milieux environnants, ils ont su rester euxmêmes et préserver leur langue, leur fonds culturel très riche et, jusqu'à leur islamisation, leurs traditions religieuses et initiatiques propres, le tout lié à un sentiment aigu de leur identité et de leur noblesse. Sans doute ne savent-ils plus d'où ils viennent, mais ils savent qui ils sont. “Le Pullo se connaît lui-même”, disent les Bambaras.
Mon vieil ami Sado Diarra, chef du village de Yérémadio, près de Bamako, exprimait ainsi, avec malice et poésie, la pensée des Bambaras à l'égard des Fulɓe : “Les Fulɓe sont un surprenant mélange. Fleuve blanc aux pays des eaux noires, fleuve noir aux pays des eaux blanches, c'est un peuple énigmatique que de capricieux tourbillons ont amené du soleil levant et répandu de l'est à l'ouest presque partout.”
Au gré de mille circonstances historiques plus ou moins connues, les Fulɓe furent en effet éparpillés comme des feux follets dans toutes les zones herbeuses de la savane africaine au sud du Sahara. “Partout présents, mais domiciliés nulle part”, constamment à la recherche de nouveaux points d'eau et de riches pâturages, le jour ils poussaient devant eux leurs grands bœufs à bosse, aux cornes en forme de lyre ou de croissant de lune, et le soir ils se livraient à des joutes d'improvisation poétique. Tantôt opprimés, dispersés en diasporas ou fixés par force dans des zones de concentration, tantôt conquérants à leur tour et s'organisant en royaumes, ils parviendront, après leur islamisation, à fonder de grands empires : entre autres l'empire du Sokoto (région du Nigeria) fondé au XVIIIe siècle par Ousman dan Fodio, et l'empire pullo du Maasina (région du Mali), fondé au début du XIXe siècle par Seku Amadu, au cœur du fertile delta intérieur du Niger.
Des siècles avant la fondation de ce dernier empire, des vagues successives de Fulɓe pasteurs, venant surtout du Fuuta-Toro et du Ferlo sénégalais, attirées par les vastes prairies herbeuses du Maasina, étaient venues s'y fixer. Mes lointains aïeux paternels y arrivèrent vers le XVe siècle. Ils s'installèrent sur la rive droite du Bani (un affluent du Niger), entre Djenné et Mopti, dans un pays qui fut surnommé Fakala, c'est-à-dire “pour tous”, car les Fulɓe y cohabitaient avec les diverses ethnies du lieu : Bambaras, Markas, Bozos, Somonos, Dogons, etc.
Quand, en 1818, Seku Amadu fonda dans le pays la dîna, ou Etat islamique, que les historiens ont appelée “l'Empire pullo théocratique du Maasina” (et dont j'ai raconté ailleurs l'histoire), la population de tout le delta du Niger était déjà à dominante peule. Mes ancêtres paternels, les Baa et les Hamsalah, qui occupaient des fonctions de chefferie dans le Fakala, prêtèrent serment d'allégeance à Seku Amadu. Ils n'en continuaient pas moins de pratiquer l'élevage, car aucun Pullo digne de ce nom, même sédentarisé, ne saurait vivre sans s'occuper plus ou moins d'un troupeau, non point tant pour des raisons économiques que par amour ancestral pour l'animal frère, presque sacré, qui fut son compagnon depuis l'aube des temps. “Un Pullo sans troupeau est un prince sans couronne”, dit l'adage.
La communauté de la dîna, créée sur le modèle de la première communauté musulmane de Médine, prospéra pendant vingt-huit ans sous la conduite éclairée de Seku Amadu. Celui-ci réussit à libérer les Fulɓe de la domination des souverains locaux, à les regrouper et à les sédentariser plus ou moins au sein d'un Etat puissant et indépendant, et, ce qui n'était pas une petite affaire, à réglementer les dates et les trajets de transhumance du bétail en concertation avec les populations agricoles locales. Après sa mort en 1845 et celle de son fils Amadu-Seku en 1853, la situation de la communauté se dégrada sous le règne de son petit-fils Amadu-Amadu, lequel mourut en 1862, au cours des événements qui accompagnèrent la prise de la capitale, Hamdallahi, par les armées toucouleures d'Elhadj Umar. L'Empire pullo du Maasina, où avait prospéré ma lignée paternelle, avait vécu.

Voilà qu'entrent maintenant en scène ces “Toucouleurs” dont le nom, par sa consonance même, étonne toujours un peu le lecteur profane. Une petite explication s'impose. Ce nom, qui n'a rien à voir avec une quelconque notion de couleur, dérive du mot arabe ou berbère tekrour qui désignait jadis tout le pays du Fuuta-Toro sénégalais. Les Maures (de langue arabe) appelaient les habitants de ce pays Tekarir (sing. tekrouri). Selon Maurice Delafosse, ce nom, déformé par la prononciation wolof en tokoror ou tokolor, devint, dans une ultime déformation phonétique française, toucouleur.
Au cours d'un processus historique lointain non élucidé, les habitants de ce pays, quoique d'ethnies différentes (sans doute à dominante peule depuis leur arrivée massive dans le Fuuta-Toro, mais aussi sérères, wolofs, soninkés, etc.), en vinrent tous à pratiquer la langue peule, laquelle devint pour eux un facteur d'unité linguistique, voire culturelle 2. Le “peuple toucouleur” n'est donc pas une ethnie au sens exact du mot mais un ensemble d'ethnies soudées par l'usage de la même langue et, au fil du temps, plus ou moins mêlées par voie de mariages. Les Toucouleurs eux-mêmes se désignent par le nom de halpular : “ceux qui parlent le pular, [c'est-à-dire le peul]). On les appelle aussi Fuutanke : “ceux du Fuuta”.
Quant à la pure tradition peule, notamment religieuse et initiatique, elle s'est perpétuée chez les seuls Fulɓe pasteurs de “haute brousse”, c'est-à-dire vivant loin des villes et des villages.
Les deux peuples qui, en cette année 1862, se combattirent dans le Maasina aux abords de Hamdallahi avaient donc bien des points communs : la religion, la langue, parfois l'ethnie, et même le terroir originel puisque les ancêtres des Fulɓe du Maasina étaient venus, eux aussi, du Fuuta-Toro des siècles auparavant. Les “Fulɓe du Maasina” et les “Toucouleurs” d'Elhadj Umar n'en constituaient pas moins deux entités politiques distinctes. Etant donné qu'il sera question d'eux tout au long du récit, je conserverai ces deux appellations, pour la commodité de compréhension du lecteur. Eux-mêmes, par la suite, se désigneront par les termes de “vieux Fuuta” (Fuuta-kindi) pour les Fulɓe du Maasina présents dans le pays depuis des siècles, et de “nouveaux Fuuta” (Fuuta-keyri) pour les Toucouleurs venus dans le pays avec Elhadj Umar.

Mon grand-père maternel Paate Pullo

Au sein de l'armée toucouleure qui pénétra, victorieuse, dans Hamdallahi, se trouvait un Pullo du Fuuta-Toro qui, jadis, avait tout quitté pour suivre Elhadj Umar. Il s'appelait Paate Pullo, du clan Jallo, et c'était mon futur grand-père maternel. J'entendrai souvent conter son histoire.
Pullo pasteur de haute brousse de la région du Jengel (Sénégal), Paate Pullo était un silatigi 3, c'est-à-dire un grand maître en initiation pastorale, sorte de prêtre du culte et, à ce titre, chef spirituel de toute sa tribu. Comme tous les silatigi, il était doué de facultés hors du commun : voyant, devin, guérisseur, il était habile à jauger les hommes et à saisir le langage muet des signes de la brousse. Bien que jeune, c'était un homme jouissant d'une situation éminente dans son milieu. Mais un jour, lors d'un voyage, il eut l'occasion de voir et d'entendre Elhadj Umar, grand maître de la confrérie islamique Tidjaniya 4, qui effectuait alors une tournée dans le Fuuta-Toro.
Dès son retour au pays, Paate Pullo convoqua ses frères, ses principaux parents et les représentants de la tribu et leur confia son intention de tout abandonner pour suivre Elhadj Umar.
— J'ai d'abord voulu vous en demander la permission, leur dit-il. Si vous acceptez, je rachèterai mon départ en vous laissant tout mon troupeau. Je partirai les mains vides, sauf mes cheveux qui sont sur ma tête et les vêtements que je porte. Quant à mon bâton de silatigi, avant de partir je le transmettrai rituellement à celui qui est le plus qualifié pour en hériter.
La surprise de ses parents fut grande, mais finalement tous lui donnèrent leur accord :
— Suis ton chemin et va avec la paix, rien que la paix !
Et c'est ainsi que mon grand-père, abandonnant richesses, troupeaux et pouvoir, muni d'un simple bâton de berger, prit la route pour rejoindre Elhadj Umar.
Lorsqu'il le retrouva, dans une ville dont j'ai oublié le nom, il se présenta à lui :
— Cheikh Umar, j'ai entendu ton appel et suis venu te rejoindre. Je m'appelle Paate Pullo Jallo et suis un « Pullo rouge », un Pullo pasteur de la haute brousse. Pour me libérer, j'ai laissé à mes frères tout mon troupeau. J'étais riche autant que peut l'être un Pullo. Ce n'est donc pas pour acquérir des richesses que je suis venu vers toi, mais uniquement pour répondre à l'appel de Dieu, car un Pullo ne laisse pas son troupeau pour aller chercher autre chose. Je ne suis pas venu non plus auprès de toi pour acquérir un savoir car en ce monde tu ne peux rien m'apporter que je ne sache déjà. Je suis un silatigi, un initié pullo. Je connais le visible et l'invisible. J'ai, comme on dit, «l'oreille de la brousse» : j'entends le langage des oiseaux, je lis les traces des petits animaux sur le sol et les taches lumineuses que le soleil projette à travers les feuillages ; je sais interpréter les bruissements des quatre grands vents et des quatre vents secondaires ainsi que la marche des nuages à travers l'espace, car pour moi tout est signe et langage. Ce savoir qui est en moi, je ne peux l'abandonner, mais peut-être te sera-t-il utile ? Quand tu seras en route avec tes compagnons, je pourrai « répondre de la brousse » pour toi et te guider parmi ses pièges.
C'est te dire que je ne suis pas venu à toi pour les choses de ce monde. Je te prie de me recevoir dans l'Islam et je te suivrai partout où tu iras, mais à une condition : le jour où Dieu fera triompher ta cause et où tu disposeras du pouvoir et de grandes richesses, je te demande de ne jamais me nommer à aucun poste de commandement, ni chef d'armée, ni chef de province, ni chef de village, ni même chef de quartier. Car à un Pullo qui a abandonné ses troupeaux, on ne peut rien donner qui vaille davantage.
Si je te suis, c'est uniquement pour que tu me guides vers la connaissance du Dieu Un.
Très ému, Elhadj Umar accepta les conditions de mon grand-père et fit procéder à la cérémonie de conversion. Et jamais en effet, tout au long de sa vie, mon grand-père n'accepta ni honneurs ni fonctions de commandement. Entre les deux hommes se noua une alliance purement spirituelle, qui se doubla bientôt d'une profonde amitié. Pour lui témoigner sa confiance, Elhadj Umar affecta Paate Pullo à la garde et à l'entretien de son petit troupeau personnel hérité de sa mère peule, troupeau qui le suivait partout et dont il tirait, avec le fruit de ses leçons d'école coranique qu'il n'abandonna jamais, la nourriture et l'entretien de sa propre famille.
A partir de ce jour, enrôlé sous la bannière d'Elhadj Umar, Paate Pullo le suivit dans tout son périple vers l'est. Et c'est ainsi qu'un jour de l'an 1862 ils pénétrèrent en vainqueurs à Hamdallahi, la capitale de l'Empire pullo du Maasina fondé quarante-quatre ans plus tôt par Seku Amadu. Elhadj Umar y restera deux ans. Au cours des neuf derniers mois, tous ses ennemis (Fulɓe, Kunta de Tombouctou et autres) se coalisèrent pour l'assiéger. Leurs armées, qui campaient autour du solide mur d'enceinte qu'il avait fait édifier pour protéger la ville, ne laissaient rien passer. Le blocus fut implacable, la famine atroce. Les Toucouleurs en furent parfois réduits aux pires extrémités.

C'est au cours de cette période dramatique que Paate Pullo, grâce à quelques gouttes de lait, se lia d'amitié avec un neveu d'Elhadj Umar, Tijani Taal (fils d'Amadu Seydou Taal, le frère aîné d'Elhadj Umar), dont nul ne soupçonnait encore qu'il deviendrait plus tard le nouveau souverain du royaume toucouleur du Maasina, qu'il fonderait la ville de Bandiagara où je suis né et qu'il jouerait un rôle capital dans l'histoire de ma famille, tant paternelle que maternelle — influant indirectement sur ma propre destinée. Un jour, pendant le siège, une vache laitière, trompant la vigilance des soldats ennemis, parvint à approcher de l'une des portes du mur d'enceinte. On la fit aussitôt entrer dans la ville où elle fut tout naturellement confiée aux bons soins de Paate Pullo. Chaque nuit, celui-ci sortait de la ville sans se faire prendre et allait chercher de l'herbe dont il nourrissait la vache. Et le matin, après avoir trait la bonne bête, il apportait une grande calebasse de lait à Elhadj Umar, qui partageait la précieuse boisson entre les membres de sa famille, lui-même et Paate Pullo. Mais mon grand-père avait pris l'habitude de porter chaque fois, caché dans une petite outre, un supplément de lait à Tijani dont il avait, grâce à ses facultés étranges, lu la destinée sur les traits de son visage.
— Voici le reste de lait de ton père 5 Elhadj Umar, lui disait-il. Bois-le, tu hériteras de lui.
Et Tijani buvait. C'est ainsi que naquit entre eux un lien solide, fondé sur l'affection et la reconnaissance, et qui, par la suite, ne se démentit jamais.
Lorsque, en 1864, la situation devint insoutenable, Elhadj Umar décida d'envoyer au-dehors son neveu Tijani pour chercher du renfort. Il lui recommanda de se rendre à Doukombo, en pays dogon, auprès de son ami le notable Elle Kosojo, afin de demander à ce dernier de l'aider à recruter une armée de secours. Il lui remit une grande quantité d'or pour faciliter son entreprise et désigna trois soldats toucouleurs pour l'accompagner. Puis il appela mon grandpère :
— Paate Pullo, pars avec Tijani. Tu lui seras plus utile qu'a moi. Tu m'as promis, jadis, de “répondre de la brousse” pour moi. Aujourd'hui, je désire que tu “répondes de la brousse” pour Tijani. Sors avec lui et sois son guide, son éclaireur. Assure-toi que la route est sans danger, puis reviens lui dire ce qu'il doit faire.
Elhadj Umar prit alors les mains de Tijani, les mit dans celles de Paate Pullo et lui dit :
— Considère Paate Pullo comme ton père, au même titre que moi. Il sera pour toi et tes compagnons l'œil et l'oreille de la brousse. Tout ce qu'il te dira de faire, accepte-le. S'il vous dit de camper, vous camperez. S'il vous dit de décamper, vous décamperez. Tant que vous serez dans la brousse, suivez strictement ses conseils ; mais dès que vous serez dans une cité, ce n'est plus son domaine, l'initiative te reviendra. He vous confie chacun l'un à l'autre, et tous les deux à Allah, qui ne trahit jamais.
A la faveur d'une nuit profonde, le petit groupe, guidé par Paate Pullo, réussit à sortir de Hamdallahi et à franchir les lignes ennemies sans se faire repérer. Bientôt ils parvinrent sans encombre à Doukombo, chez Elle Kosojo. Celui-ci commença par conduire Tijani chez le grand chasseur dogon Dommo, installé sept kilomètres plus loin au cœur d'une grande plaine en forme de cuvette, en un lieu appelé Bannya'ara, “la grande écuelle”, car les éléphants avaient coutume de venir d'y désaltérer. C'est en ce lieu que Tijani fondera plus tard la capitale de son royaume qui sera appelée par les Toucouleurs Bannyagara et retranscrite un jour dans un registre par un fonctionnaire français sous la forme de Bandiagara, nom qui lui restera.
C'est à cette occasion, je pense, que se situe l'anecdote à laquelle fut mêlé mon grand-père, et qui joua un rôle dans le choix futur de ce lieu par Tijani.
Selon son habitude, Paate Pullo était parti explorer la brousse aux alentours. Quand il revint, il trouva Tijani en train de se reposer sous l'ombre d'un grand balanza au feuillage touffu, alors qu'un peu plus loin se trouvait un petit balanza dont le maigre feuillage laissait largement passer le soleil. Poussé par son inspiration, Paate Pullo s'écria :
— Comment, Tijani! Ton père Elhadj Umar est à l'ombre (prisonnier, privé de moyens d'action) et toi aussi tu es assis à l'ombre ? Qui va donc se mettre au soleil pour vous deux ? Lève-toi et va t'asseoir sur la pierre qui est au pied du petit balanza que tu vois là. Ce n'est pas pour toi le moment de te mettre à l'ombre, mais au soleil. (En pular “se mettre à l'ombre” signifie que l'on a fini de travailler et que l'on prend du repos ; “être au soleil”, c'est être à l'œuvre.)
Tijani, qui suivait toujours à la lettre les conseils de Paate Pullo dès qu'il s'agissait des mystères de la brousse, se leva et ramassa sa selle et son harnachement. Les Toucouleurs qui l'accompagnaient s'en offusquèrent :
— Vraiment, Tijani ! Paate Pullo dispose de toi comme si tu étais son enfant : Lève-toi… assieds-toi par-ci… assieds-toi par-là…
Sans dire un mot, Tijani alla s'asseoir sur la pierre. Paate Pullo, qui avait suivi toute la scène, lui déclara :
— Tijani, fils d'Amadu Seydu Taal ! Toi qui as accepté d'aller t'asseoir sur cette pierre, j'ai une chose à te dire : Parole de Pullo du Jengel, un jour, tu fonderas ici une capitale dont toute la Boucle du Niger entendra parler et dont nul, sinon la mort naturelle, ne pourra te déloger. Ce jour-là, je te demanderai de me donner le terrain sur lequel se trouve cette pierre afin que j'en fasse ma concession et y installe ma demeure.
Quatre ans plus tard, Tijani installera et développera en ce lieu la capitale de son royaume où il régnera sans partage pendant vingt ans, jusqu'à sa mort. La pierre sur laquelle il s'était assis, bien connue à Bandiagara, se trouve toujours dans la cour de la concession que j'ai héritée de ma mère, qui l'avait elle-même héritée de son père Paate Pullo.
Mon grand-père expliqua plus tard que si Tijani était resté ce jour-là à l'ombre du grand balanza, et si la prière de asr (moment de l'après-midi où le soleil amorce son déclin) l'y avait trouvé, jamais il ne serait devenu chef ni n'aurait fondé son royaume à partir de cet endroit. Certes, ce n'est pas là une logique très “cartésienne”, mais pour nos anciens, particulièrement pour les “hommes de connaissance” (silatigi chez les Fulɓe, doma chez les Bambaras), la logique s'appuyait sur une autre vision du monde, où l'homme était relié d'une façon subtile et vivante à tout ce qui l'environnait. Pour eux, la configuration des choses à certains moments clés de l'existence revêtait une signification précise qu'ils savaient déchiffrer. “Sois à l'écoute, disait-on dans la vieille Afrique, tout parle, tout est parole, tout cherche à nous communiquer une connaissance…”

Aidé par Elle Kosojo et ses amis, Tijani parvint à lever dans la région une armée de cent mille hommes. Entretemps, il apprit que Hamdallahi avait été complètement détruite par un incendie et qu'Elhadj Umar, poussé par ses hommes, avait fait une sortie et s'était taillé un chemin jusqu'à Déguembéré, en pays dogon. Avec ses fils et ses derniers compagnons, il s'était réfugié dans une grotte à flanc de montagne et s'y trouvait encerclé par les armées fulɓe et kounta de Tombouctou.
Tijani força la marche pour aller dégager son oncle, mais lorsqu'il arriva à Deguembéré, il était trop tard. Depuis quelques heures Elhadj Umar avait trouvé la mort. Un baril de poudre ayant sauté dans la grotte pour des raisons non élucidées, il avait péri avec les siens dans l'explosion.
Fou de colère et de chagrin, Tijani, à la tête de ses hommes, fonça sur les armées fulɓe et kountas et les repoussa au loin. Poursuivant les fugitifs, il se livra dans tout le pays à une répression féroce. Après la grande bataille dite de Sebara, où les Fulɓe du Fakala furent vaincus, il donna ordre d'exécuter tous les membres mâles de tous âges des grandes familles de l'ancien Empire pullo, essentiellement les familles apparentées au fondateur de l'Empire, Seku Amadu, et les familles Baa et Hamsalah. A Sofara, dans ma seule famille paternelle, quarante personnes furent exécutées le même jour ; toutes étaient mes grands-pères, mes grands-oncles ou mes oncles paternels. Seuls en réchappèrent deux jeunes garçons : Hampâté Baa, mon futur père, qui se trouvait éloigné du pays à ce moment-là, et un jeune cousin dont j'ignore ce qu'il est devenu.
Après s'être fixé dans différentes villes de la région, finalement Tijani décida d'installer la capitale de son royaume à Bandiagara, dont le site était bien protégé. De là, il put mener une série d'opérations victorieuses contre ses ennemis. Il devint le maître du pays, non sans devoir guerroyer longtemps encore contre des îlots de résistance peule épars dans le pays et soutenus par les Kunta de Tombouctou. Paate Pullo, qui gérait pour lui le cheptel royal, était toujours à ses côtés. Laissons-le quelque temps pour rejoindre ce jeune garçon réchappé par miracle du massacre et qui devait devenir mon père.

Histoire de mon père Hampâté, l'agneau dans la tanière du lion

Je n'ai gardé aucun souvenir de mon père, car malheureusement je l'ai perdu alors que je ne comptais guère que trois ans de séjour en ce monde houleux où, tel un tesson de calebasse emporté par le fleuve, je flotterai plus tard au gré des événements, politiques ou religieux, suscités par la présence coloniale.
Un jour, âgé de quatre ou cinq ans, j'étais en train de jouer auprès de Nyele Dembele, l'excellente femme qui fut ma “servante-mère” 6 depuis ma naissance et qui avait passé toute sa vie auprès de mon père, quand tout à coup je me tournai vers elle :
— Nyele, lui demandai-je, comment était mon père ?
Surprise, elle resta un moment sans voix. Puis elle s'écria :
— Ton père ! Mon bon maître ! Et à mon grand étonnement, elle fondit en larmes, m'attira contre elle et me pressa fortement contre sa poitrine.
— Ai-je dit quelque chose de mal ? demandai-je. Ne doit-on pas parler de mon père ?
— Non, non, tu n'as rien dit de mal, répondit Nyele. Tu m'as simplement émue en ravivant dans mon esprit le souvenir de celui qui m'a sauvé la vie, lorsque j'étais enfant, en m'arrachant des mains d'une maîtresse méchante et capricieuse qui me battait constamment et me nourrissait à peine. Hampâté n'a pas seulement été ton père ; par sa bonté, son affection, il était aussi le mien.
Tu veux savoir comment il était ? Eh bien, il était de taille moyenne, bien proportionné ; ce n'était pas un sac à viande aux joues en forme de pouf. Silencieux comme une caverne de haute brousse, il ne parlait presque jamais, sauf pour dire l'essentiel. Ses lèvres fines de Pullo découvraient légèrement ses dents blanches dans un demi-sourire qui illuminait constamment son visage. Mais attention ! S'il regardait quelqu'un fixement, ses yeux de lion mâle pouvaient le faire pisser de terreur !
Puisque tu m'as questionnée aujourd'hui sur ton père, c'est que le moment est venu pour toi de connaître son histoire…
Je m'assis à côté d'elle, et c'est alors qu'elle me raconta pour la première fois, du début jusqu'à la fin, l'histoire incroyable de Hampâté, qui se racontait alors comme un roman dans notre famille et dans bien des foyers de Bandiagara. J'en avais déjà entendu des bribes, mais cette foisci on me la racontait pour moi tout seul, comme à une grande personne. je n'ai certes pas tour retenu ce jour-là, mais je l'entendrai bien des fois par la suite — ce qui me permet d'introduire dans le récit de Nyele quelques précisions, notamment historiques, qui n'y figuraient sans doute pas au départ.

Nyele commença par me raconter en quelles circonstances j'avais perdu à Sofara, en une seule matinée, “quarante grands-pères”, et comment Hampâté, qui n'était encore qu'un garçonnet d'une douzaine d'années, en avait miraculeusement réchappé. Déjà orphelin de père et de mère, en cette triste journée il avait perdu tous ses soutiens naturels : ses oncles qui lui tenaient lieu de parents, et tous ses cousins.
Après l'exécution, les notables peuls du Fakala avaient été autorisés à inhumer leurs morts. Quand ils procédèrent aux identifications, ils constatèrent que le corps du jeune Hampâté ne se trouvait pas parmi les victimes de Sofara. S'étant livrés à des recherches discrètes à travers le pays, ils apprirent que le garçon se trouvait dans le Kounari où il risquait d'être découvert un jour ou l'autre, car les armées et les gouverneurs de Tijani étaient partout.
Une fois la tourmente un peu apaisée, ils se concertèrent. il fallait coûte que coûte sauver le jeune Hampâté, seul rescapé mâle d'une famille décimée, et trouver un moyen de le soustraire au sort qui le menaçait. L'arbre des Hamsalah ne devait point périr. Seku Amadu lui-même, le vénéré fondateur de l'Empire pullo du Maasina, n'avait-il pas dit un jour: “Les Hamsalah du Fakala sont de ‘l'or humain’. Si cela était possible, je les sèmerais comme des plantes afin que l'on en ait toujours parmi nous.”
Sur le conseil de deux Fulɓe qui avaient rallié le roi Tijani à Bandiagara, les notables décidèrent d'aller cacher Hampâté dans la capitale même où vivait le roi. On le rechercherait partout, pensaient-ils, sauf à l'ombre du monarque qui avait condamné toute sa famille. Qui pourrait croire qu'un agneau viendrait se réfugier dans la tanière du lion ? Hassan Bokum, un Diawanɗo 7 du Fakala, fut chargé de se rendre à Kounari pour récupérer Hampâté et l'emmener secrètement à Bandiagara chez un logeur de confiance. Or, lors de son séjour à Kounari, Hampâté s'était lié d'une vive amitié avec un garçon pullo de son âge, Ɓalewel Dikko, un descendant du fameux Gelajo, l'ancien roi pereejo du Kounari. Ce jeune garçon s'était tellement attaché à Hampâté qu'il refusa catégoriquement de se séparer de lui, quoi qu'il puisse en résulter. Il demanda l'autorisation à son père de faire partie de l'expédition qui devait emmener Hampâté. Nos deux familles étant liées, son père accepta.

A Bandiagara vivait alors un vieux boucher nommé Allamoƴƴo. Il appartenait à la classe des rimayɓe (sing. dimaajo), c'est-à-dire des “captifs de case” 8 ou serviteurs liés à la famille de génération en génération. En tant qu'ancien dimaajo des Hamsalah, il était tout dévoué à leur famille. Or ce vieux boucher, réfugié à Bandiagara, était si bien entré dans les bonnes grâces du roi Tijani que celui-ci l'avait affranchi et lui avait confié la charge de fournir en viande tous les Toucouleurs. Mon grand-père Paate Pullo, qui était devenu le gestionnaire des troupeaux de Tijani, avait reçu pour instruction de mettre chaque jour à la disposition d'Allamoƴƴo autant d'animaux qu'il en fallait pour couvrir les besoins des habitants. Durant tout le règne de Tijani, en effet, aucun Toucouleur, aucun Pullo rallié et aucun membre de l'entourage royal n'eut à payer quoi que ce soit pour sa subsistance. L'Etat leur fournissait viande et nourriture, et de grands repas gratuits étaient ouverts chaque jour aux pauvres.
Les abats des animaux revenaient à Allamoƴƴo qui tirait un bon profit de leur revente, mais il n'utilisait son argent que pour secourir les déshérités. Sa bonté était si proverbiale qu'elle lui avait valu son surnom d'Allamoƴƴo, mot qui, en pular, signifie littéralement: “Dieu est bon.” Jamais homme n'avait mieux mérité son surnom ! Sa maison était devenue le refuge de tous les malheureux, orphelins de guerre ou victimes du sort, qui, arrivant à Bandiagara, ne savaient où aller ni comment vivre. Une bonne trentaine de garçonnets et une vingtaine d'adultes sans ressources vivaient ainsi dans sa vaste concession.
Le roi Tijani, qui l'estimait beaucoup, avait déclaré sa demeure inviolable. Quelques courtisans jaloux étaient venus lui dire un jour :
— Tijani, ton chef boucher héberge sans contrôle quiconque lui demande l'hospitalité.
Tijani avait répondu :
— Si un homme qui est mon ennemi entre chez Allamoƴƴo, même s'il ne devient pas mon ami, il cesse d'être mon ennemi.
Nul n'était donc mieux indiqué qu'Allamoƴƴo pour accueillir et camoufler chez lui le descendant des Hamsalah du Fakala, famille à laquelle il était resté viscéralement attaché. Hassan Bokum lui confia Hampâté “au nom de tout le Fakala”, lui recommandant vivement de ne jamais révéler sa véritable identité, car ce serait le plus sûr moyen de l'envoyer au cimetière. Hampâté et son petit camarade Ɓalewel Dikko reçurent la même consigne de discrétion et de prudence.
Les deux amis s'installèrent donc chez Allamoƴƴo, qui leur apprit le métier de garçon boucher. Pour des fils de grandes familles, un tel métier, un peu méprisé, n'était pas le mieux indiqué, mais Hampâté et Ɓalewel surent surmonter ce préjugé. Par reconnaissance envers leur bienfaiteur, qui courait lui-même de gros risques à les héberger sans avoir déclaré leur présence, ils se mirent ardemment au travail, uniquement désireux d'assister au mieux leur nouveau “père”, qui n'était plus tout jeune.
Hampâté — contrairement à moi ! — pouvait rester toute la journée sans parler. “Bonjour”, “au revoir”, “oui”, “non”, “ne fais pas cela”, “pardon”, “merci” constituaient l'essentiel de ses paroles. Sa conduite sérieuse et sa discrétion, de même que le courage et la fidélité de Ɓalewel, touchèrent le vieux boucher. Bientôt, il leur accorda toute sa confiance et s'habitua à se reposer sur eux. Il les appelait affectueusement “mes mains et mes pieds”.
Un beau jour, il fit de Hampâté son trésorier. Il lui confia les clés de son magasin de vivres et de cauris 9 et le chargea d'effectuer en ville pour son compte des paiements et des encaissements. Les années passèrent. Hampâté et Ɓalewel vivaient en paix, dans l'anonymat le plus complet, apparemment oubliés du pouvoir royal. Rien ne laissait alors supposer qu'il pourrait un jour en être autrement.
Pendant ce temps, Bandiagara n'avait cessé de se développer. Elle était devenue la capitale renommée et florissante du royaume toucouleur du Maasina, dirigé de main de maître par Tijani (fils de) Amadu Seydou Taal (que nous appellerons désormais, pour simplifier, Tijani Taal), tandis que la partie ouest de l'ancien empire toucouleur d'Elhadj Umar restait, elle, sous l'autorité du fils aîné d'Elhadj Umar : Ahmadu Seku, sultan de Ségou et commandeur des croyants.
Au fil des années, la colère et le ressentiment de Tijani Taal contre les responsables de la mort de son oncle Elhadj Umar s'étaient apaisés. De nombreux Fulɓe du Fakala s'étaient d'ailleurs progressivenient ralliés à lui. Un Pullo nommé Cerno Haymutu Baa, qui avait été l'ami personnel et le chef d'armée d'Elhadj Umar, remplissait maintenant les fonctions de généralissime des armées et de chef du conseil des notables. Il s'occupait plus particulièrement des Fulɓe ralliés qui servaient sous ses ordres dans les troupes de Tijani. Cerno Haymutu Baa, grand protecteur des Fulɓe réfugiés du Maasina et du Fakala, sut jouer auprès du roi un rôle modérateur et sa présence à Bandiagara suscita sans nul doute nombre de ralliements.
Grâce, peut-être, à cette heureuse influence, grâce aussi aux conseils de nombreux autres marabouts de son entourage, Tijani Taal avait compris que la terreur n'assied pas l'autorité sur une base solide et que le meilleur moyen d'assurer la paix clans le pays reposait plutôt sur le pardon et le respect de la vie des autres, de leurs biens et de leurs coutumes.
En homme hautement intelligent et en chef d'Etat avisé, il décida de mettre en œuvre une politique de réparation et de réconciliation entre Fulɓe du Maasina et Toucouleurs résidant dans son Etat. Pour éviter que les conflits ne dégénèrent et ne se perpétuent au fil des temps, il entreprit de réaliser à travers le royaume, par voie de mariages, une véritable fusion entre les deux communautés. Il promulgua une loi selon laquelle toute femme peule ayant perdu son mari à la guerre devrait se remarier avec un Toucouleur, tandis que toute femme toucouleur ayant perdu son mari à la guerre devrait se remarier avec un Pullo du Maasina — sauf bien sûr dans les cas de parenté interdits par le Coran. Il décréta également qu'aucun prisonnier de guerre noble 10 de naissance, c'est-à-dire libre, ne serait réduit en captivité. Ces lois eurent un effet si heureux que le peuple, toujours prompt, en Afrique, à donner des surnoms, baptisa Tijani Hela Hemmba, “le casseur-rebouteux”, autrement dit : “Celui qui casse et qui répare.”
Quelques mois après la promulgation de cette loi, l'armée de Tijani, au cours de l'une de ses expéditions contre les îlots de résistance peule,. prit la ville de Tenengou et en ramena clés prisonniers. Parmi ceux-ci figurait une très grande dame peule du Maasina, Anta Njoɓdi Soo, arrière-petite-fille des Hamsalah et appartenant à la famille de Sammodi, le fondateur de la ville de Diafarabé.
C'était une tante maternelle de Hampâté. Son mari ayant été tué au cours des combats, conformément à la loi nouvelle on lui promit la liberté à condition qu'elle accepte de se remarier avec un Toucouleur.
Anta Njoɓdi n'était pas seulement de noble lignage, elle était aussi extrêmement belle et d'une forte personnalité. Les propositions de mariage affluèrent. Nombreux furent les prétendants parmi les chefs de guerre, chefs de province, grands marabouts ou personnages influents de l'entourage de Tijani. Chaque fois, Anta Njoɓdi répondait avec hauteur :
— Je ne me marierai jamais avec un homme dont les mains ont été noircies et empuanties par de la poudre à fusil, et qui de surcroît est un poltron. Seul un poltron peut accepter de se battre avec un fusil. Se cacher derrière un arbre et tuer à distance, ce n'est pas se battre ! La bravoure, c'est le combat à la lance ou au sabre, les yeux dans les yeux, poitrine contre poitrine ! je n'accepterai pour époux qu'un homme qui ne s'est jamais servi d'un fusil. D'ailleurs dans l'initiation féminine peule, je suis “Reine de lait”, et le lait et la poudre ne vont pas ensemble. La poudre salirait mon lait…
Les candidats repoussés se considérèrent comme insultés et s'en plaignirent amèrement à Tijani. Celui-ci, sa curiosité piquée au vif, tint à voir de ses yeux cette femme intraitable et à entendre de ses oreilles les paroles qu'on lui prêtait. Il la fit venir auprès de lui :
— A ce que je crois comprendre, lui dit-il, tu ne désires épouser aucun de mes braves compagnons parce qu'ils se seraient salis avec de la poudre à fusil ? Ne sais-tu pas que si tout le monde prend de la poudre de mil pour se nourrir, seuls les braves prisent par leurs narines la poudre noire du fusil pour se couvrir de gloire ?
Anta Njoɓdi sourit et baissa pudiquement la tête.
— Nous sommes en train de tomber d'accord, n'est-ce pas, ma sœur ?
— Vénérable roi, jamais nous n'avons été aussi opposés que sur ce point particulier. Il va sans dire que tu peux m'imposer ton point de vue, et même ta volonté, mais tu ne me convaincras jamais qu'un homme qui se bat avec un fusil est aussi brave que celui qui attaque son ennemi au sabre ou à la lance.
C'était là de sa part une grande témérité, car les Toucouleurs de l'entourage de Tijani se battaient tous avec des fusils. Bien qu'ayant parfaitement compris l'allusion méprisante de la femme peule, Tijani ne s'en offusqua pas. Il lui trouva une excuse dans la souffrance que devaient lui causer la perte de son mari et l'humiliation des siens.
— Puisque tu as horreur des renifleurs de poudre noire, lui dit-il en souriant, j'ai aussi parmi mes braves des Fulɓe “oreilles rouges” 11 il comme toi, nés du lait et du beurre, et qui n'ont jamais voulu lutter à mes côtés qu'à l'arme blanche. Parmi eux, il en est un que je chéris tout particulièrement : c'est un grand silatigui du pays de Jengel (Sénégal) qui jadis abandonna ses troupeaux, son pouvoir et tous ses biens pour suivre Elhadj Umar à la seule condition que celui-ci lui fasse réaliser l'union avec Dieu. Je le considère comme un père. Il est du clan Jallo et se nomme Paate Pullo. Ma sœur, accepte de le rencontrer, et il ira te rendre une visite. S'il pouvait te plaire, j'en serais très heureux.
Comme la pudeur peule l'exigeait, Anta Njoɓdi garda les yeux baissés et rentra chez elle sans répondre. Quelques jours plus tard, elle reçut la visite de Paate Pullo. C'était un homme au teint clair, de haute taille, solide et bien fait de sa personne, et qui ne s'était jamais battu qu'à la lance et au sabre. Il lui plut. “Au moins, se dit-elle, celui-là ne risque pas de souiller mon lait avec de la poudre à fusil !”
Le silatigi pullo ne pouvait qu'être apprécié par la Reine de lait. On célébra leur mariage. De leur union devaient naître six enfants, dont ma mère Kadija.

A cette époque, grâce à la protection de Cerno Haymutu Baa, de très nombreux Fulɓe du Fakala avaient fini par rejoindre Bandiagara. La plupart d'entre eux fréquentaient régulièrement la maison d'Anta Njoɓdi. Celle-ci, qui résidait auparavant dans le Tenengou, ignorait tout du sauvetage de Hampâté et croyait qu'il avait été tué avec tous les siens. Un jour, une griote 12 du Fakala réfugiée à Bandiagara vint lui rendre visite. Au cours de la conversation, elle lui déclara :
— Ton neveu Hampâté est à Bandiagara.
— Hampâté ? Ce n'est pas possible, il est mort.
— Non, il est vivant. Si tu ne me crois pas, renseigne-toi auprès de Mamadou Tané, l'homme de confiance de tous les réfugiés du Fakala.
Anta N'Njoɓdi fit appeler ce dernier.
— Ce qu'on m'a dit est-il vrai ? lui demanda-t-elle.
— Oui, Hampâté est bien vivant.
Et il lui conta dans quelles conditions l'enfant avait échappé au massacre et comment il avait été emmené à Bandiagara.
— Nous avions reçu l'ordre, ajouta-t-il, de le camoufler chez Allamoƴƴo et de veiller à ce qu'il vive dans le plus strict anonymat. Et jusqu'ici, c'est ce que nous avons fait.
Bouleversée par cette nouvelle, Anta Njoɓdi envoya immédiatement quelqu'un chercher son neveu. Quand elle le vit franchir la porte de la maison, elle en pleura de joie. Elle voulait tout savoir de ce qu'il avait vécu. A sa demande, Hampâté lui raconta son histoire. Anta Njoɓdi rendit grâce à Dieu d'avoir permis que soit épargné au moins un rejeton mâle de sa famille, puis, tout naturellement, elle demanda à son neveu de venir vivre chez elle. A sa stupéfaction, le jeune homme refusa :
— Mère, dit-il, pardonne-moi, mais je dois rester avec Allamoƴƴo. Ce vieux boucher est devenu mon père et ma place est auprès de lui. Je ne puis l'abandonner.
Bien contre son gré, Anta Njoɓdi ne put que le laisser partir.
L'immense joie qu'elle avait éprouvée se trouvait ruinée d'un coup par une chose qu'elle ne pouvait souffrir, et qui peu à peu la mina : que son neveu, seul rejeton rescapé de la famille Hamsalah, vive ravalé au rang d'un misérable garçon boucher, et anonyme de surcroît. Le soir venu, elle ne souffla mot à son mari de l'événement ; mais à partir de ce jour, la tristesse s'empara d'elle avec une telle force qu'elle ne pouvait plus ni manger ni boire ; elle ne riait plus ; elle passait ses nuits à pleurer et à se lamenter, chantonnant des complaintes sur le triste sort de sa famille.
Paate Pullo s'aperçut très vite de ce changement et s'en inquiéta. Il crut d'abord à une crise passagère, mais voyant les semaines passer, il décida de rompre le silence.
— Anta, dit-il, depuis quelque temps tu as changé. Tu n'es plus la même. Tu sembles regretter notre union. Pourtant j'appartiens à une lignée aussi pure que la tienne. Le roi m'honore de son amitié et de sa confiance. Je ne suis pas n'importe qui à Bandiagara. Sur le plan matériel, je suis bien nanti ; tu as mille bovins à ta disposition et je gère vingt mille têtes du cheptel royal. Eh bien, toute ma fortune est à ta discrétion. Fais-en ce qui te plaira. Sois heureuse, rends-moi heureux et épargne-moi d'entendre mes rivaux gouailler méchamment :
— Nous savions bien qu'Anta Njoɓdi ne serait pas heureuse avec Paate Pullo ! Et si par malheur ma tendresse et ma fortune n'étaient pas capables de te rendre heureuse et qu'il te faille coûte que coûte reprendre la main que tu m'as si généreusement donnée, alors dis-le. Il se peut que je puisse survivre à ce malheur et à cette honte. Même si mon cœur est désespéré, c'est d'une bouche souriante que je te dirai : “Demande-moi le divorce si tu veux”, et si tu me le demandes, j'accepterai de te laisser partir ; mais jamais, jusqu'au plus grand jamais des jamais, ma propre bouche ne s'ouvrira d'elle-même pour dire : “Je te divorce.” 13 O Pourtant, sache-le, si un jour tu dois partir, ce jour-là marquera pour moi l'entrée dans une obscurité d'outre-tombe, ce sera pour moi le début d'une nuit sans fin.
Ne recevant aucune réponse, Paate Pullo se leva, se saisit de sa lance et sortit de la maison comme un somnambule. Anta Njoɓdi resta effondrée, sans bouger. Quand Paate Pullo revint, fort tard dans la soirée, il trouva sa femme vautrée là où il l'avait laissée en sortant. Il s'approcha d'elle. Il lui prit doucement la tête entre ses mains et l'appuya contre sa poitrine. La jeune femme avait les yeux aussi rouges que la fleur du kapokier. Son visage était tout enflé tant elle avait pleuré. Bouleversé, Paate Pullo lui dit :
— Anta, même si je n'étais point ton mari, en tant que ɓii dimo, Pullo noble et bien né, j'ai droit à ta confiance et je dois t'aider à supporter ta peine. Je t'en supplie, parle-moi !
Anta N'Diobi, qui avait défait sa longue chevelure de Pullo, redressa enfin la tête. Elle écarta les mèches qui lui cachaient à moitié le visage, et d'une voix affaiblie elle libéra son cœur :
— Oui, c'est vrai, dit-elle, je suis écrasée par le poids d'une peine, mais tu n'y es pour rien. Ne crois surtout pas que je sois malheureuse auprès de toi, bien au contraire ! Notre rencontre fut une rencontre heureuse. Mais ce qui me ronge depuis un mois, ce qui rend mes nuits blanches, mes journées écrasantes, mes aliments fades et mes boissons insipides, c'est une affaire qui concerne l'honneur de ma famille, une affaire aussi délicate que grave.
— Quelle est donc cette affaire, Anta ?
— Tu sais que ma famille du Fakala fait partie des familles du Maasina dont tous mâles, grands et petits, furent condamnés à mort par le roi Tijani Taal, et que quarante des miens furent exécutés en un jour à Sofara.
— Hélas, oui, je le sais ! s'écria Paate Pullo. Malheureusement les lois de la guerre s'apparentent plus à des réflexes de bêtes féroces qu'à des comportements d'hommes normaux.
— Eh bien, parmi les corps des hommes de ma famille, on avait alors constaté que deux garçons manquaient. Or, je viens de retrouver dans notre quartier même, ici, à Bandiagara, l'un des garçons rescapés. C'est mon propre neveu Hampâté, fils de ma défunte soeur. Il vit camouflé chez Allamoƴƴo, le chef boucher du roi, et dans un anonymat total. Nul ne sait qui il est. Ce qui me met au désespoir, c'est de voir un descendant des Hamsalah, un espoir de mon pays et de ma famille, vivre sans nom, dans la promiscuité avilissante d'une boucherie. Depuis presque un mois, je lutte pour me faire à cette idée, mais je n'y parviens pas. J'hésitais à t'en parler, car je ne voulais pas qu'un malentendu ou un sujet de mésentente s'installe entre le roi Tijani et toi, mais puisque tu tiens à connaître ma peine, je te dirai tout. La vérité, c'est que je ne peux plus supporter cette situation. Alors voici ce que j'ai décidé : quoi qu'il puisse en résulter, je te demande d'emmener mon neveu Hampâté chez le roi Tijani et de lui révéler sa vraie identité, afin que tout le monde sache qui il est. Tu prieras le roi, de ta part ou de la mienne, comme tu voudras, d'accorder la vie sauve à mon neveu. S'il refuse, tu lui demanderas de faire exécuter Hampâté immédiatement afin que son âme aille rejoindre sans attendre celles de ses pères qui l'ont précédé dans l'autre monde, où peut-être il ne sera pas plus mal qu'ici.
Paate Pullo regarda sa femme fixement ; son visage sembla se figer ; il se mit à suer à grosses gouttes.
— Sais-tu à quoi tu exposes ton neveu ? lui dit-il.
— Oui, je le sais. J'ai délibérément choisi pour lui la mort plutôt que l'anonymat qui est une autre façon de mourir. Je préfère le voir mort et enterré sous son vrai nom plutôt que rester en vie sans identité. Je voudrais encore que tu dises à Tijani ceci : s'il fait exécuter moii neveu, je comprendrai son acte, et même je ne le condamnerai pas. C'est la loi de la guerre. Si moi-même, par un retournement du sort, je devenais son vainqueur, je n'hésiterais pas à lui faire couper le cou. Mais je lui demande la faveur d'épargner à la dépouille de mon neveu la “traîne humiliante” des condamnés 14 afin que je puisse le faire inhumer honorablement.
Paate Pullo fit tout pour essayer d'infléchir la détermination de sa femme et la faire renoncer à une entreprise aussi dangereuse, mais ce fut peine perdue. Il convoqua alors Hampâté chez lui, le mit au courant de la décision prise par sa tante et lui demanda ce qu'il en pensait.
Hampâté, qui était alors âgé de dix-sept ou dix-huit ans, répondit :
— Ma mère Anta Njoɓdi étant le seul parent qui me reste, elle a sur moi tous les droits, y compris le droit de vie ou de mort, et il n'est pas question que je refuse le sort qu'elle a choisi pour moi. Je lui dois respect et obéissance. Ici, à Bandiagara, c'est elle qui veille sur l'honneur de ma famille. Si elle estime que je dois mourir pour sauver cet honneur, eh bien, que je meure !
— Par le chapelet de Cheikh Elhadj Umar ! s'écria Paate Pullo, si Tijani savait à quels ennemis il a affaire, il se tiendrait sur ses gardes mille fois plus qu'il ne le fait !
— Nous ne sommes pas des ennemis personnels de Tijani Taal, intervint Anta Njoɓdi, mais nous défendons notre pays et notre honneur. On peut vaincre physiquement son ennemi et le réduire en esclavage, mais on ne pourra jamais domestiquer son âme et son esprit au point de l'empêcher de penser.
Devant une telle détermination, Paate Pullo n'avait plus d'autre choix que de conduire Hampâté chez le roi et d'implorer sa clémence. Il choisit pour cela un vendredi, jour saint de l'Islam où Tijani avait coutume de dispenser beaucoup de bienfaits et d'accorder des grâces. Le vendredi suivant, après avoir assisté à la grande prière commune à la mosquée, Paate Pullo et Hampâté, suivis de Ɓalewel qui avait décidé de partager en tout le sort de Hampâté, se dirigèrent vers le palais. Paate Pullo figurait au nombre très restreint des notables qui pouvaient, à toute heure de la journée ou de la nuit, pénétrer dans le palais royal ; il lui suffisait de donner aux gardes le mot de passe du moment. Grâce à ce sésame, les trois compagnons franchirent sans encombre trois vestibules bien gardés, puis allèrent attendre au pied de l'escalier qui donnait accès aux appartements privés du roi, au premier étage.
Un peu plus tard, Tijani revint de la mosquée où il s'était attardé. Dès qu'il aperçut Paate Pullo, son visage s'éclaira d'un grand sourire :
— Ah, voilà mon père Paate ! Puisse ce vendredi être un jour porte-bonheur pour nous tous !
— Que Dieu t'entende, ô Tijani, fils d'Amadu, fils de Seydou Taal !, répliqua Paate Pullo.
Tijani avait coulé un regard rapide et inquisiteur vers Hampâté et Ɓalewel.
— Qu'est-ce qui t'amène chez moi, père Paate ? demandat-il. Je parie que tu viens me présenter ces deux beaux jeunes gens.
Et il se dirigea vers l'escalier.
— Oui, je viens te les présenter et plaider la cause de l'un d'eux, celui qui se nomme Hampâté. Son compagnon s'appelle Ɓalewel Dikko et a décidé de partager le sort de Hampâté, quoi qu'il puisse lui arriver.
Tijani commença à monter l'escalier, entraînant Paate Pullo dont il tenait la main dans la sienne.
— Quelle faute ce jeune homme a-t-il commise ?, demanda-t-il.
— Je te le dirai quand nous serons dans la salle d'audience, répondit Paate Pullo. Et il fit signe aux deux jeunes gens de l'attendre.
Quand ils arrivèrent dans la grande salle, Tijani s'absenta un moment pour se débarrasser de ses vêtements. Il revint peu après vêtu d'un simple turti (ample sous-boubou) et d'une culotte bouffante, et s'installa confortablement. Recevoir dans cette tenue était une grande preuve d'intimité et de confiance à l'égard de Paate Pullo.
— Eh bien, fit-il, quel crime a donc commis ton protégé ?
— Il s'agit d'un crime dans lequel il n'est pour rien. Son crime est d'être né dans la famille des Baa et des Hamsalah du Fakala. A ce titre, il est frappé par la condamnation à mort qui fut décrétée contre tous les membres mâles de sa famille. Or, il est devenu mon neveu par alliance puisque j'ai épousé sa tante Anta Njoɓdi.
— Ah ! c'est le neveu de cette femme peule dont j'ai tant admiré la beauté et la fierté !
— Oui, et c'est elle qui m'a obligé à venir te le présenter, quelles qu'en puissent être les conséquences.
Paate Pullo rapporta alors fidèlement au roi les propos de sa femme.
— Je viens donc, Fama (roi) te demander la vie sauve pour Hampâté, qui est désormais mon enfant au même titre que mon premier-né.
Tijani garda le siletice un bon moment, puis il dit :
— Père Paate ! C'est la deuxième fois que je me heurte à Anta Njoɓdi cette âme mâle logée dans un corps de femme. Tu lui diras que je l'adopte moi-même comme une tante, d'abord parce qu'elle est ton épouse, et aussi parce que j'aime ceux qui ont le sens et le culte de l'honneur. Quant à Hampâté, je le considère comme une tentation que Dieu a placée sur mon chemin pour voir jusqu'où pouvait aller ma vengeance. Si les centaines d'ennemis exécutés à Sofara, Fatoma et Konna n'ont pas vengé la mort de mon père El Hadj Oumar, ce n'est certes pas la mort supplémentaire de ce jeune homme qui la vengera ! Mon cher père Paate, sois rassuré. J'accepte ta demande et fais publiquement à Hampâté grâce de sa vie. Mais, ajouta-t-il en souriant, je dois te révéler une chose : dix jours après l'arrivée de Hampâté à Bandiagara, j'étais déjà informé de sa présence. Je serais un bien piètre chef si j'ignorais ce qui se passe dans mon royaume, à plus forte raison dans ma ville. Je n'ai pas voulu inquiéter Hampâté, car je me suis dit que c'était Dieu lui-même qui me le confiait. Il paraissait insensé, en effet, de venir cacher un condamné dans le giron même de celui qui avait prononcé la sentence.
Maintenant que Hampâté, qui était mon hôte involontaire, est devenu mon cousin — puisqu'il est ton neveu — je vais lui faire une donation : je lui donne de quoi doter et épouser une femme

Enfin, je voudrais qu'il s'enrôle dans les troupes fulɓe de mon armée commandées par Cerno Haymutu Baa. Ainsi, il ne sera plus un garçon boucher anonyme.

Paate Pullo était heureux comme un Pullo dont la vache vient de mettre au monde une génisse ! Ne pouvant se jeter au cou du roi, il s'inclina profondément devant lui pour le remercier. Le roi le releva :
— Je t'en prie, père Paate, pas un tel geste entre nous !
Hampâté et Ɓalewel, qui étaient restés au bas de l'escalier, furent invités à monter. Paate Pullo informa Hampâté de la grâce accordée par le roi et des riches cadeaux dont il le comblait. Puis il lui fit connaître le désir du roi de le voir dans son armée sous les ordres de Cerno Haymutu Baa. Hampâté, les yeux baissés, garda un instant le silence; puis il dit :
— Je remercie Dieu et le roi Tijani Amadu Seydou Taal de m'avoir fait grâce de ma vie. Je suis très honoré par le geste généreux du roi et je l'en remercie du plus profond de mon coeur ; mais pour ce qui est de mon enrôlement, qu'il me permette de lui dire qu'il est trois choses que je me refuse à tout jamais à faire : premièrement, prendre les armes contre les gens de mon pays, c'est-à-dire contre les Fulɓe du Maasina ; deuxièmement, prendre les armes contre le roi Tijani lui-même, qui, au lieu de m'égorger, m'ouvre ses bras magnanimes et me comble de biens ; troisièmement, abandonner le vieux boucher Allamoƴƴo qui fût pour moi un vrai père. Je me suis promis de rester auprès de lui pour le servir jusqu'à ma mort ou jusqu'à la sienne.
A ces paroles, un pesant silence s'installa, qui sembla durer des siècles. Paate Pullo craignait le pire. Mais le roi Tijani, loin de se facher, s'exclama :
Wallahi ! Par Dieu ! Le sang noble a parlé ! Jeune homme loyal, tu mérites le respect et l'admiration de tout le monde, y compris de la part du roi.
Et, tendant la main vers Hampâté et Ɓalewel, il leur dit :
— Allez et vivez à Bandiagara en musulmans libres, jouissant de tous les droits dus aux citoyens toucouleurs de notre ville !
Le roi ne laissa pas Ɓalewel les mains vides. Il lui donna un cheval, un fusil, une pertuisane, sept lances et trois vêtements de prix.
Accompagné des deux jeunes gens, Paate Pullo reprit le chemin de sa maison. Epanoui et fier comme un vainqueur revenant d'une bataille, il apprit à sa femme la bonne nouvelle. La joie d'Anta Njoɓdi fut a son comble, mais quand son mari lui rapporta les paroles de Hampâté déclarant au roi les trois choses qu'il ne ferait jamais, elle faillit en perdre la respiration ! L'idée que son neveu allait continuer à faire le garçon boucher chez Allamoƴƴo la suffoqua. Elle mit du temps à se ressaisir, mais finalement elle réfléchit et dit :
— Certes, il est plus honteux d'être ingrat que d'être garcon boucher.
Elle se tourna vers Hampaté :
— Va, lui dit-elle, retourne chez Allamoƴƴo, sers-le, je l'accepte. Mon âme en pleurera chaque jour de dépit, mais ma raison séchera les larmes que l'orgueil familial me fera verser. Quand c'est l'honneur qui fait accepter un sacrifice, celui-ci devient sublime. Tu choisis de vivre dans une obscurité opaque alors qu'un soleil grand et radieux s'offre à répandre sa lumière sur toi. Puisse le Seigneur tenir compte de ta conduite et faire sortir de toi des fils qui rehausseront ton nom !

(Ici se terminait le récit de Nyele. La suite est reconstituée d'après les recits transmis dans la famille par les principaux acteurs ou témoins de cette histoire, particitlièrement Ɓalewel Dikko.)

Toujours flanqué de son fidèle compagnon, Hampâté continua donc de vivre auprès du vieux boucher Allamoƴƴo. Peu après sa réhabilitation, il fonda à Bandiagara la première association (waalde, en pular) de jeunes gens peuls originaires du Maasina, mais par la suite, grâce aux encouragements du roi qui avait vu d'un fort bon œil cette initiative, sa waalde s'élargit à des garçons de diverses origines. Cette association jouera d'ailleurs, beaucoup plus tard, un rôle important dans la politique poullo-toucouleure de Bandiagara, dans la mesure où elle favorisera les bonnes relations préconisées par le roi entre Toucouleurs et Fulɓe du Maasina.
Les années passèrent. Allamoƴƴo, qui avait bien vieilli, s'appuyait de plus en plus sur les deux jeunes gens pour mener ses affaires. Hampâté ne s'occupait plus seulement de la trésorerie, il achetait aussi dans le pays, pour Allamoƴƴo et pour lui-même, des animaux dont la viande était ensuite revendue à leur bénéfice commun.
Dès que les Fulɓe du Fakala, qui étaient pour la plupart éleveurs, apprirent que l'héritier des Hamsalah était hors de danger, ils commencèrent, pour l'aider, a lui envoyer des animaux de boucherie. Au fil des années, Hampâté devint un intermédiaire sûr entre les éleveurs d'une partie des pays de la Boucle du Niger et les marchands de bétail de Bandiagara. Il tira de ces diverses activités un revenu confortable qu'il utilisait en grande partie pour racheter des captifs malheureux, surtout des enfants, en vue de les libérer ou d'améliorer leur sort. Il agissait ainsi à la fois par bonté naturelle et par devoir religieux, pour se conformer à l'injonction et à l'exemple du prophète Mohammad lui-même.
Au cours de sa vie, Hampâté racheta quinze captifs. Il en affranchit six, les neuf autres s'étant toujours refusés à le quitter. Il les traitait plutôt comme ses enfants adoptifs que comme des serviteurs. Parmi eux, il en était deux qu'il avait sauvés de maîtres cruels et qu'il chérissait tout particulièrement : Ɓeydari et Nyele Dembele. Cette dernière, une enfant mianka de la région de San (Mali), deviendra plus tard, pour mon grand-frère Hanimadoun et pour moi-même, la plus attentionnée et la plus tendre des “servantes-mères”, tandis que Ɓeydari, homme de confiance de mon père, sera désigné par lui sur son lit de mort comme seul héritier et chef de toute la famille !
Ɓeydari avait été capturé vers l'âge de onze ou douze ans à la prise de Bousse (localité du cercle de Tougan, dans l'actuel Burkina-Faso). L'esclavage n'ayant pas encore été aboli, à cette époque, dans les colonies françaises, l'enfant fut donné en cadeau à un sous-officier indigène de l'armée française qui l'amena à Bandiagara et le vendit à un griot des Taal, nommé Amfarba. Celui-ci l'affecta aux travaux domestiques de ses femmes.
Le moins que l'on puisse dire est que le pauvre garçon n'était pas tombé dans un milieu charitable. De l'appel à la prière de l'aube jusqu'à une heure tardive de la soirée, parfois même jusqu'à minuit, il travaillait sans relâche, accomplissant des travaux supérieurs à ses forces. Il se nourrissait des restes des plats et de ce qu'il pouvait gratter dans le fond des marmites. Après deux ans de cette vie de faim et de fatigue, marchant presque nu et couchant à même la terre (et à la saison sèche, les nuits sont extrêmement froides dans cette région), le malheureux n'avait plus que la peau sur les os. En marchant dans une eau stagnante, il avait attrapé le “ver de Guinée”, un parasite dont les larves s'accumulent dans le bas des jambes où elles attendent, pour s'échapper, un nouveau contact avec l'eau. Ses pieds et ses chevilles avaient démesurément gonflé. Malgré son état, l'une des femmes d'Amfarba l'envoya un matin faire des achats au marché, à un kilomètre de là, sous un soleil de plomb. Les jambes gonflées et douloureuses, le garçon ne pouvait faire vingt pas sans chercher quelque rare coin d'ombre où rafraîchir ses pieds nus brûlés par la terre surchauffée. Ne le voyant point revenir a temps, la femme d'Amfarba alla se plaindre à son mari. Elle accusa le garçon de n'être qu'un paresseux, un désobéissant qui s'amusait sans doute à traîner en route. La colère s'empara d'Amfarba. Saisissant son fouet en peau d'hippopotame, il se précipita au-devant du jeune garçon, qu'il croisa peu après. Son panier chargé sur la tête, Ɓeydari avançait lentement, ruisselant de sueur, gémissant à chaque pas.
— Espèce de tire-au-flanc, paresseux, désobéissant ! vociféra Amfarba. Tiens, attrape ça pour te dégourdir un peu !
Et il se mit à fouetter à tour de bras le pauvre garçon qui, dans son effort pour courir, fit crever les enflures de ses jambes avant leur terme. Malgré le sang qui giclait des pieds de l'enfant, Amfarba continua de le cingler.
C'est alors que Hampâté, qui revenait de la mosquée, apparut providentiellement au détour du chemin. Le garçon se précipita vers lui :
— O papa, cria-t-il, sauve-moi, sauve-moi ! Il va me tuer! Il va me tuer.
Et il se jeta dans les bras de Hampâté juste au moment où Amfarba allait lui assener un coup qui l'aurait certainement assommé.
Hampâté attrapa au vol la main d'Amfarba.
— Espèce de brute ! s'exclama-t-il avec indignation. N'as-tu pas un cœur ? Traiterais-tu ton fils ou ton parent de la sorte ? Ce gamin souffre comme toi. C'est un être humain, il a un père et une mère quelque part dans ce monde.
Amfarba répliqua avec rage :
— Eh bien, si tu as tant pitié de lui, rachète-le donc !
Hampâté le prit au mot :
— D'accord ! Dis ton prix.
— Cent mille cauris, répondit Amfarba.
Retirant de son doigt sa bague de cornaline, Hampâté la tendit à Amfarba :
— Porte cette bague à Ousmane Jennonke et dis-lui de te donner de ma part cent mille cauris. Il se chargera de me rapporter ma bague.
Puis il ramassa le panier contenant les produits achetés par l'enfant et le tendit à Amfarba
— A toi de porter ça à ta femme, lui dit-il. Ce garçon n'est plus ton captif !
Hampâté emmena le garçon chez lui. Dès qu'ils arrivèrent à la maison, il le baptisa Ɓeydari, nom qui signifie “augmentation” ou “bénéfice”, avec le sens de “bénédiction”. Puis il le soigna. Quand l'enfant fut guéri, il l'habilla correctement. Ɓeydari s'attendait à ce qu'on lui ordonne de faire certains travaux, mais a son grand étonnement mon père lui dit simplement :
— Va jouer, va rejoindre les jeunes garçons de ton âge.
A la vérité, Ɓeydari ne suivit pas toujours à la lettre cette recommandation, car il aimait plus que tout rester aux côtés de mon père. Il le suivait partout et n'allait jouer avec ses camarades que lorsque le travail de mon père était fini. C'est en ce temps-là qu'il se lia d'amitié avec un garçon de la famille royale, le jeune prince Koreysi Taal, et qu'il adhéra à son association de jeunes. Pour citer un exemple du comportement de mon père, avant d'acheter des vêtements neufs à Ɓeydari comme il est d'usage de le faire à la veille des grandes fêtes musulmanes, il se renseignait d'abord pour savoir quelle serait la tenue du jeune prince. Quand il le savait, il achetait la même à Ɓeydari.
Le vieil Allamoƴƴo, voyant que Hampâté traitait Ɓeydari comme un fils, décida de le considérer lui-même comme son petit-fils. Et c'est ainsi que Ɓeydari apprit le métier de boucher, qu'il exerça toute sa vie 15.

Entre-temps, le roi Tijani Taal s'était éteint. Son pouvoir, qui avait pris naissance en 1864, s'était maintenu dans tout le Maasina jusqu'à sa mort, en 1888. Au début de son règne, il avait procédé, on le sait, à des exécutions massives ; il avait déplacé des villages et des populations, installé toute une administration locale ; il eut à guerroyer longtemps contre des îlots de résistance. Mais à la longue, les choses s'étaient relativement calmées, et finalement cet homme, que l'on avait baptisée “le casseur-rebouteux”, fut peut-être l'un des chefs les plus valables qui aient régné dans la Boucle du Niger. Autant il avait été implacable dans la conquête, autant, grâce à son sens aigu de la politique locale, il se montra un chef avisé dans la gestion de son royaume. Un adage a encore cours au Maasina : “Lorsque Tijani est arrivé, le peuple s'est écrié : Wororoy, en boni, Tijani wari.” (Oh! nous sommes fichus, Tijani est venu.) Mais à ses funérailles, c'est le même peuple qui pleura en disant : Wororoy, en boni. Tijani maayi! (Nous sommes fichus, Tijani est mort !)

Hampâté n'était plus un tout jeune homme lorsqu'il épousa en premières noces l'une de ses cousines, Baya. Leur union demeura stérile. C'était là une situation fâcheuse, car tout le Fakala et le Pemaye attendaient des enfants de Hampâté pour reverdir l'arbre des Hamsalah. Les notables peuls du Fakala réfugiés à Bandiagara entreprirent de consulter marabouts, devins et voyants de toutes origines pour savoir si leurs espoirs seraient exaucés. Les oracles furent unanimes : Baya ne porterait aucun fruit de Hampâté, leurs “génies” procréateurs respectifs étant incompatibles. Ces prédictions malheureuses influèrent sur l'humeur de Baya. Elle devint acariâtre, presque invivable. Elle ne pouvait plus souffrir personne autour d'elle ; à peine pouvait-elle supporter son ombre. A la fin, elle alla trop loin.
Un soir où Hampâté était absent, Ɓalewel Dikko, l'ami de toujours, se présenta chez Baya, accompagné de quelques camarades de leur association. Il demanda à dîner. Baya ne pouvait refuser, car c'était une coutume des membres de leur association que d'aller chaque soir dîner successivement les uns chez les autres. Les épouses y étaient accoutumées, et de toute façon, dans les grandes familles africaines, il y avait toujours assez de nourriture pour accueillir des invités de dernière heure ou des étrangers de passage. Baya fit donc apporter un repas, mais en ne cessant de maugréer : “Ah ! comme il est fâcheux d'être l'épouse d'un vagabond qui oublie de rentrer chez lui aux heures des repas ! Je ne suis ni une esclave ni une femme de basse extraction pour qu'un mari malappris me traite d'une telle façon. Vraiment, j'en ai assez de ce Hampâté!” Et soit intentionnellement, soit par réflexe involontaire, elle proféra une grossièreté à l'égard de la défunte mère de Hampâté. A une époque où l'injure envers la mère était la plus grave des offenses et se réglait souvent à coups de lance ou de couteau, c'était là de sa part un grand écart de langage, et d'autant plus choquant qu'il était proféré en présence des camarades de son mari. A la vérité, c'était un affront impardonnable.
Ɓalewel, pour qui Hampâté et lui-même ne faisaient qu'un et qui se considérait comme son alter ego, s'indigna :
— Comment Baya ! Tu oses insulter la mère de Hampâté en ma présence ? J'aurais préféré entendre de ta bouche une injure adressée à ma propre mère plutôt qu'à celle de Hampâté. Ne t'avise pas de recommencer !
— Et si je recommençais, rétorqua-t-elle, le ciel tomberait-il sur la terre ? Les montagnes en vomiraient-elles le contenu de leur estomac de feu ?
— Ce ne sera rien de tout cela, répondit Ɓalewel, mais la mort de ton mariage avec nous.
— Avec vous qui ? fit Baya, goguenarde.
— Avec nous, Hampâté et Ɓalewel.
Ricanante, Baya réitéra son injure. Au comble de l'indignation, Ɓalewel lui lança :
— Va-t'en de cette demeure, je te divorce !
A cette parole, tous les amis de Hampâté se levèrent comme un seul homme. Ils quittèrent la maison sans terminer leur repas, geste extrêmement grave en Afrique où ne pas consommer la nourriture d'une femme est un signe de rejet et de rupture. Cela signifiait clairement: “Tous les amis de Hampâté t'ont divorcée.” Baya entra dans une furie sans nom. Elle se précipita dans sa chambre, rassembla hâtivement tous ses vêtements et ustensiles domestiques en de gros paquets et les fit porter sous le hangar qui abritait l'entrée de la maison. Elle-même y étala une petite natte, y prit place et attendit le retour de son mari. Lorsque Hampâté, qui ignorait tout de l'incident, rentra chez lui, il trouva sa femme assise toute droite sous le hangar à côté de ses bagages, semblant attendre on ne savait quoi. Hampâté, on l'a vu, n'était ni démonstratif ni loquace. Sans se départir de son calme habituel (ses amis disaient qu'il était calme et limpide comme de l'huile d'arachide), il commença par saluer sa femme, puis il demanda :
— Pourquoi ces paquets ? Que se passe-t-il ?
— Il se passe que ton petit dieu d'ami Ɓalewel Dikko m'a divorcée en ton nom et pour ton compte. Aussi j'ai fait mes bagages, et j'attends de ta part que tu me confirmes cette décision.
— Si mon petit dieu d'ami Ɓalewel Dikko t'a divorcée, répliqua tranquillement Hampâté, alors tu es bien divorcée.
Et sans un mot de plus, il rentra dans la maison.
Atterrée, Baya fondit en larmes. Elle demanda qu'on transporte ses bagages chez ses parents, ce qui fut fait dans la nuit même par les soins des serviteurs de Hampâté. Le lendemain, quand la nouvelle se propagea dans la ville, personne ne donna tort à Ɓalewel et à Hampâté. Voilà qui est sans doute bien difficile à concevoir pour une mentalité moderne. Comment admettre qu'un ami puisse de son propre chef “divorcer” la femme de son ami et que ce dernier accepte la chose sans discuter ? C'est que, jadis, le véritable ami n'était pas “un autre”, il était nous-même, et sa parole était notre parole. L'amitié vraie primait la parenté, sauf en matière successorale. C'est pourquoi la tradition recommandait d'avoir beaucoup de camarades, mais pas trop de “vrais” amis. Les parents avaient d'ailleurs le même privilège. Le frère, le père ou la mère pouvaient “divorcer” un homme en son absence, et en général l'intéressé s'inclinait. On ne petit pas dire que c'était une coutume, car le fait n'était pas extrêmement fréquent, mais s'il survenait on l'acceptait car une telle décision n'était généralement pas prise à la légère — dans le cas contraire la communauté, familiale ou villa guoise, s'y serait opposée.

Notes
1. Cf. Koumen, p. 94-95, et les publications d'Henri Lhote.
2. L'hypothèse, reprise par Maurice Delafosse, selon laquelle les Fulɓe, en arrivant au Fuuta-Toro, auraient adopté une langue locale qui serait devenue la langue pular ne résiste pas à l'analyse pour quiconque connaît le monde et la tradition peuls de l'intérieur.
3. Ne pas confondre avec saltigi ou saltiki (chef).
4. Tijaniyya ; l'une des principales confréries musulmanes d'Afrique noire et d'Afrique du Nord. Les confréries (litt. turuq, “voies”, sing. tarika) ne sont pas des sectes, puisque non extérieures à l'Islam, mais des sortes de familles spirituelles internes, un peu comme les différents ordres (franciscain, dominicain, etc.) à l'intérieur de la catholicité. L'Afrique subsaharienne fut islamisée essentiellement par les confréries, qui y jouent un très grand rôle sur le plan religieux comme sur le plan social, voire politique. (Cf. Vie et enseignement de Tierno Bokar, annexe “Soufisme et confréries en Islam”.)
5. Dans la tradition africaine, l'oncle paternel est considéré comme un père et est directement responsable de l'enfant.
6. La servante-mère, souvent une très jeune fille, seconde la mère et s'occupe de l'enfant depuis sa naissance ou son jeune âge.
7. Jawanɗo (pl. jawamɓe) : ethnie (?) foulaphone vivant aux côtés des Fulɓe depuis la plus lointaine antiquité.
[Le sociologue Yaya Wane classifie, correctement, les jawamɓe comme une caste, et non pas une ethnie. — Tierno S. Bah.]
8. Captifs : à l'origine, les captifs étaient des gens razziés ou faits prisonniers lors des guerres. Ils étaient vendables et corvéables à merci. Leur descendance a fini par former, au sein de la société africaine de la savane, une classe spéciale, celle des rimayɓe (sing. dimaajo en pular ; en bambara woloso, “né dans la maison”). Ce sont généralement des familles de serviteurs, affranchis ou non, restés attachés depuis des générations à une maison “noble” dont ils partagent le sort et dont ils portent souvent le nom. On devenait dimaajo dès la première ou la deuxième génération née dans la maison. Les rimayɓe étaient inaliénables, et leurs patrons leur devaient gite, entretien et protection ainsi qu'à toute leur famille. Les patrons aisés leur confiaient souvent la gestion de leurs biens et presque toujours l'éducation de leurs enfants. Il existait aussi des villages de rimayɓe agriculteurs. Les captifs achetés et secourus par mon père (voir p. 43) n'étaient pas encore rimayɓe, puisqu'ils pouvaient être vendus. Ils le sont devenus chez lui.
9. Cauris : petits coquillages servant de monnaie.
10. Nobles: le mot pular dimo (horon en bambara), traduit approximativement par “noble”, signifie en fait “homme libre”. Est noble qui n'est ni “captif” (voir note 8), ni membre d'une caste artisanale (voir note 28). Tout Pullo, par exemple, s'estime noble par le fait même d'être pular. Avec le temps, les fonctions de commandement ont généré une sorte d'aristocratie du pouvoir, mais un simple berger Pullo s'estimait aussi noble qu'un roi, toute question de puissance mise à part.
11. Oreilles rouges : expression désignant les Fulɓe de pure race, souvent encore liés à la vie pastorale traditionnelle.
12. Griots : caste comprenant des musiciens, des chanteurs et aussi des savants généalogistes, itinérants ou attachés à certaines familles dont ils chantent et célèbrent l'histoire. Ils peuvent aussi être de simples courtisans (voir note 28).
13. “Je te divorce” : traduction littérale de l'expression africaine, qui est passée telle quelle dans le “français africain”.
14. La traîne humiliante, instituée à Bandiagara pour les prisonniers de guerre exécutés, consistait à livrer le cadavre aux gamins qui lui attachaient les pieds et le traînaient pour aller le jeter dans la fosse commune.
15. Je tiens ce récit de Ɗeydari lui-même (il sera surtout connu plus tard sous son nouveau nom de Zeydi).

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