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Fuuta-Tooro


Yaya Wane
Les Toucouleur du Fuuta-Tooro : Stratification sociale et structure familiale

Université de Dakar. Institut Fondamental d'Afrique Noire
Collection Initiations et Etudes Africaines. N°XXV. Dakar. 1969. 250 p.


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Chapitre premier
La stratification sociale toucouleur

I. — Classe d'âge et Caste.

Le groupe social toucouleur pourrait certes être envisagé du point de vue des classes d'âge qui le constituent, et qui sont de véritables microcosmes de la société globale.

Mais, s'il est certain que l'ensemble des générations masculines comme féminines d'un même quartier de village se trouvent réparties dans un nombre fini de classes d'âge, et que par ce biais il soit possible de cerner une forme de hiérarchie sociale, celle-ci resterait cependant nominale. Car, les rapports entre les classes d'âge ne sont pas aussi nettement codifiés, ni même aussi permanents que ceux existant entre les castes. Les castes rendent plus sûrement compte de la stratification sociale que les classes d'âge, pour la raison majeure que celles-là sont plus durables que celles-ci. En effet, les classes d'âge ont une existence plutôt limitée dans le temps, étant même complètement dénuées de fonction pratique à partir du moment où leurs membres deviennent pères ou mères de famille, et se trouvent par conséquent nantis de responsabilité sociale. Dès lors, la classe d'âge (fedde) devient plus apparente que réelle, davantage classificatoire qu'effective. Elle n'aura plus guère à s'exprimer comme classe d'âge, qu'à des intervalles toujours plus irréguliers, par exemple lors d'événements sociaux comme la naissance et le deuil. Et encore, en ces occasions l'expression de la classe d'âge est trop partielle ou trop diffuse, parce qu'elle est constamment masquée, voire oblitérée par la société globale, à laquelle évidemment il incombera davantage d'effectuer l'événement social en question.
En fait, la classe d'âge ne prend sa pleine importance sociale que pendant la jeunesse et l'adolescence de ses membres. Car, la classe d'âge est tout d'abord un groupe de jeux, où se retrouvent naturellement tous les enfants d'un même voisinage (quartier), ayant même sexe et d'âge relativement proche, une différence de l'ordre de trois ans, voire davantage restant encore tolérable. C'est seulement quand ses membres ont atteint l'âge de 10-12 ans que le groupe de jeux se transforme solennellement en classe distincte, à l'instigation des parents. Désormais, et pour le restant de ses jours, l'individu appartient à telle classe d'âge du village, à moins qu'il ne rejette cette appartenance ou n'en soit rejeté par le groupe, à la suite d'une faute grave. Auquel cas, il est souvent mis durablement à l'index par ses camarades solidaires, qui cessent de le fréquenter et de s'intéresser à son existence. Mais, le temps finit toujours par arranger ce genre de conflits internes, les parents aidant, ainsi que les aînés des classes antérieures.
Chaque classe d'âge masculine (fedde worde) aura pour complément une classe féminine (fedde rewre). Et toute classe considérée formera avec celle qui précède (fedde dow) et celle qui suit (fedde les), la trinité de la génération sociale au sens large. Génération sextuplement composée, au reste, puisque les trois classes masculines correspondent à trois classes féminines qui les complètent.
A dater de sa formation, et jusqu'aux premières années de la maturité sociale que confère l'âge adulte, la classe d'âge jouera donc son rôle, qui est d'entraide, d'éducation et d'apprentissage de la vie collective. L'entraide prendra toutes formes requises par la solidarité sociale, notamment l'effectuation collective (Doftal) de tous les travaux incombant aux membres de la classe d'âge dans leurs familles respectives.
La fonction éducative est, par exemple, l'ostracisme collectif infligé au membre récalcitrant. C'est également la correction qui lui est administrée : le coupable, qui ne se doute de rien, est sous un prétexte quelconque entraîné hors du village, par deux ou trois de ses camarades dûment désignés pour exécuter la sentence, arrêtée clans le plus grand secret par le groupe. Celui qui reçoit la correction méritée par sa conduite n'a nul recours, si ce n'est de garder le silence et rentrer dans le rang, non sans ruminer sa vengeance, que la classe d'âge lui offre volontiers, en en faisant un exécuteur de choix à la correction collective suivante.
L'apprentissage de la vie sociale active c'est la structure de la classe d'âge qui en rend compte, d'une certaine manière. En effet, tout membre de la classe d'âge y entre en tant qu'il est déjà originaire d'une caste déterminée : l'on occupe au sein de la classe d'âge le rang que réserve la caste. Non seulement ce rang ad valorem, mais encore la fonction, ou le métier de ladite caste. Par exemple, le chef de la classe d'âge ne saurait être que de caste tooroodo, c'est-à-dire appartenir en fait à l'aristocratie politique et religieuse de la société globale 1.
Dès lors, il ne semble pas indispensable à notre propos d'envisager le détail de la constitution et du fonctionnement de la classe d'âge, pour trois raisons fondamentales : parce que la classe d'âge a une existence limitée dans l'histoire individuelle de ses membres ; en outre, parce qu'il s'agit d'un groupement tant soit peu précaire, la classe d'âge étant une organisation sociale sans véritable caractère contraignant : l'on y entre au moyen du seul critère de l'âge, et l'on demeure en somme libre d'en sortir quand bon vous semble ; enfin, parce que la classe d'âge est une reproduction simplifiée, plutôt tronquée de la société globale, dont elle copie tant bien que mal la hiérarchie effective.
C'est plutôt cette hiérarchie réelle que l'on va donc tenter de cerner, en examinant les castes toucouleur et leur mode d'agencement spécifique.

II. — Les castes (leƴƴi)

L'emploi pour ainsi dire général du terme de caste, pour la description des sociétés négro-africaines, n'est-il pas quelque peu contestable, et ne constitue-t-il pas un rapprochement par trop sommaire avec l'Inde, où cette forme d'organisation sociale a tout d'abord été observée ?
Le terme de caste conserve-t-il un sens univoque pour l'Inde et l'Afrique noire, malgré la différence fondamentale entre une société strictement endogame excluant les intouchables, et une quelconque ethnie africaine où la pratique plus souple de l'endogamie est connue, comme l'inégalité des individus, mais sans que cette inégalité se traduise dans une antinomie sacrée entre supérieur et inférieur ?
L'analogie ne manque pas d'être superficielle entre castes de l'Inde, d'une part, et castes africaines, d'autre part. Néanmoins, faute d'un concept davantage approprié à la réalité africaine, l'on continuera de faire usage du terme de caste pour la description de la société toucouleur. Mais l'on fera beaucoup de réserves, toutefois, dans la mesure où il nous a semblé avoir affaire moins à des castes proprement dites qu'à des catégories sociales complexes, catégories plutôt juxtaposées, sans être pour autant très nettement différenciées les unes relativement aux autres.
Tout d'abord, l'on passera en revue lesdites castes toucouleur. Après quoi, il sera tenté sinon de déterminer la limite de la notion de caste, à tout le moins de dégager la logique du système social des Toucouleur du Fuuta-Tooro.
De prime abord, l'étude des castes toucouleur suggère la correspondance avec une certaine configuration de l'espace villageois, où lesdites castes se répartissaient jadis en fonction directe du rôle social, soit encadrement (chefferie temporelle et spirituelle), soit production économique. Grosso modo, les castes de l'encadrement social s'installaient au centre de l'agglomération, tandis que les castes productrices se situaient à la périphérie, et d'autant plus éloignées du centre que leur fonction économique les mettait en contact étroit avec la nature, dont il fallait en conséquence se rapprocher.
Toutefois, à l'origine de maints villages toucouleur, il y a généralement l'initiative d'un ou plusieurs fondateurs le plus souvent de caste libre. Et c'est par la suite seulement que l'initiateur, ou le groupe restreint des fondateurs, aura été progressivement rejoint (nooteede) par d'autres personnes, qui plantaient leur cases un peu au hasard et au fur et à mesure de leur arrivée. De sorte que la configuration spatiale villageoise, dans la majorité des cas observables, obéit rarement à la règle de partage harmonique de l'agglomération en secteurs réservés à ses différentes castes constitutives. En règle pour ainsi dire générale, telle caste déterminée se trouvera éparpillée au sein du village, dont le clivage social est donc davantage familial. L'ancienne et hypothétique ségrégation de l'habitat en fonction des castes semblerait plutôt avoir fait place à une certaine confusion ou anarchie de la configuration spatiale villageoise.
Sans doute, il existe au Fouta un grand nombre de villages spécifiques, dont les habitants appartiennent à une caste unique, qui pourra être soit professionnelle soit servile. Tandis que d'autres villages du Fuuta-Tooro auront çà et là conservé des quartiers que leurs dénominations désignent comme territoires anciennement dévolus à telles castes déterminées, leegal koreeji, leegal seɓɓe, leegal tooroɓɓe, subalo, etc. Actuellement, toutefois, par-delà les quartiers (leeɗe) constitutifs du village, il est courant que les habitants soient organisés en kinnɗe, ou groupements des personnes appartenant à la même caste (hinnde jaawamɓe, hinnde maabuɓe). Ou bien, le hinnde sera l'une des principales familles locales (en nombre variable) qui, outre leurs membres authentiques, intègrent une véritable « clientèle », à savoir les gens de castes inférieures, dépendant traditionnellement de ces grandes familles depuis la plus lointaine origine.

En second lieu, les castes peuvent être cernées sous l'angle du labeur qui leur est dévolu dans la division générale du travail, à savoir la fonction de l'homme de telle caste déterminée. Cette fonction pourra être un métier que l'on se transmet de père en fils, ou bien une condition qui ne trouve plus d'exutoire, en raison des mutations sociales qui en limitent l'exercice, ou le rendent impossible. Le métier c'est, par exemple, celui du savetier (sakke), alors que la condition sera essentiellement celle du tooroodo, ancien cadre social traditionnel, déchu par la colonisation et une certaine forme de démocratie sociale. La condition peut encore être celle de l'esclave de naissance qui, pour les mêmes raisons sociales précédentes, ne sera pas fatalement soumis à un maître.
A ces réserves près, les castes correspondraient à une certaine division du travail social. La fonction d'encadrement, l'autorité politique autrement dit, aurait initialement appartenu aux seɓɓe (guerriers) avant que se substituent à eux les tooroɓɓe, ces derniers s'emparant en outre de l'autorité religieuse (ceerno). Les jaawamɓe auraient intégré par la suite cette classe dirigeante politique et religieuse, au titre de conseillers (sooma) avertis des « princes » tooroɓɓe.
Quand ils se trouvèrent complètement destitués de leur rôle social prééminent, la majorité des seɓɓe furent réduits à l'oisiveté, tandis que certains d'entre eux prenaient la fonction de gardiens (jagaraf) de la terre, à moins de rallier le groupe des subalɓe (pêcheurs), lesquels, en leur qualité de maîtres incontestés des eaux (jaaltaaɓe), forment le quatrième élément de l'encadrement social toucouleur.
Après les castes d'autorité — tooroɓɓe, seɓɓe, jaawamɓe et subalɓe — viennent les travailleurs manuels, dont la spécialité dépend évidemment de la matière qu'ils doivent transformer. Les professionnels stricto sensu 2 sont :

A ces différents travailleurs manuels viennent se joindre ceux que l'on pourrait appeler les techniciens de la diffusion, c'est-à-dire tout à la fois les musiciens, chanteurs, laudateurs et autres amuseurs publics. Ce groupe, fort diversement constitué, comprend :

Enfin, au bas de l'échelle se situe la caste des serviteurs, c'est-à-dire les esclaves de tous ordres (maccuɓe), dont les maîtres seront soit de la catégorie sociale dirigeante, soit de la catégorie professionnelle des travailleurs manuels et des griots.

Toutefois, la fonction dévolue à l'homme, dans la division du travail social, ne rend pas suffisamment compte de la notion de caste. Car si l'on envisage uniquement la profession, voire la condition correspondant à la caste, les hiérarchies sociales restent dans l'ombre, alors qu'elles sont fondamentales. En effet, la caste apparaît toujours comme une valorisation intrinsèque de la personne, ou au contraire sa dévalorisation foncière. En d'autres termes, la profession ou condition ouverte par la caste exprime le dehors de la caste, pour ainsi dire son aspect objectif et apparent ; tandis qu'il subsiste un second aspect interne de la caste, sa valeur subjective, à savoir la place qui lui est dévolue de toute éternité dans le consensus social.
De ce second point de vue axiologique, où la division du travail devient secondaire, le consensus social comportera trois catégories bien distinctes, chacune d'elles insérant en son sein un nombre variable de castes. Ces catégories sociales seront respectivement, et dans l'ordre de valeur décroissante :

A la première catégorie (rimɓe) appartiennent les personnes au sens plein du terme, définies par l'intelligence, le savoir, la possession des biens et l'autorité, mais également l'orgueil, l'honneur et la. générosité. Le deuxième ordre (nyeenyɓe) rassemble la multitude des individus auxquels incombent la technique et l'art, entre autres utilités sociales. Les nyeenyɓe sont soumis aux rimɓe, qui les méprisent, les utilisent et les payent de générosité. Les nyeenyɓe sont caractérisés par l'absence d'amour-propre et par la modestie, tout au moins relativement aux rimɓe. Au troisième rang (jiyaaɓe), l'anonymat l'emporte, car les esclaves ne sont pas tant ces humains, dont ils offrent l'apparence, que des bêtes de somme. C'est la raison pour laquelle les esclaves étaient jadis caractérisés par l'humilité complète, que nulle besogne ne savait rebuter. Car, le contrat social, qui les régissait alors, en faisant stricto sensu des biens, soumis au bon plaisir de leurs maîtres (rimɓe et nyeenyɓe) de droit divin, lesquels maîtres avaient faculté entière pour obtenir des serviteurs un rendement croissant, à coups de pied (dampe dawa) si c'était nécessaire.
Ainsi donc, il y aura pour chaque individu, et par-delà sa profession ou condition, une catégorisation déterminée, parce que sa caste d'appartenance le range dans l'un des trois ordres que comporte la collectivité sociale, ordres constitués en hiérarchies internes. Mais ce sont des hiérarchies — la catégorie servile mise à part — où les solutions de continuité apparaissent constamment, tant au sein d'un quelconque ordre que lorsqu'il s'agit de passer d'un ordre social à l'autre.
Ainsi, par exemple, l'on ne peut à vrai dire parler de supériorité du tooroodo sur le ceɗɗo, sauf choix délibéré de celui-ci, qui se soumet de lui-même pour en tirer profit. Le ceɗɗo est comme le tooroodo un homme libre (dimo), et celui-là tire bien souvent gloire de l'antériorité de sa caste.
De même, un dimo quelconque n'est pas nécessairement prééminent sur un nyeenyo, pris au hasard. Néanmoins, il semble qu'une tradition se soit depuis longtemps instituée qui accorde au dimo la maîtrise absolue, et la soumission au nyeenyo.
En tout état de cause, les trois catégories sociales se dédoublent en classes ou strates. Il y aura donc clivage entre :

tandis que les nyeenyɓe se partageront en :

les jyaaɓe se répartissant en :

Les sous-variétés étant exclues, douze castes pour ainsi dire fondamentales constituent la société toucouleur, et vont maintenant être examinées dans le détail. Il sera procédé au recensement des patronymes (jettooje) distinctifs de ces castes, comme à la colligation de leurs origines légendaires ou supposées, et des croyances sociales qui s'y rattachent.

Tableau général des castes toucouleur

Catégorie sociale (ordre)
Strate (classe)
Caste
Profession et titre distinctif
Rimɓe
rimɓe ardiiɓe
(libres)
tooroɓɓe
lawakooɓe ou fileteeɓe pouvoir temporel: titre variable
janguɓe ou ardiiɓe diine pouvoir spirituel: ceerno
miiskineeɓe hommes libres, cultivateurs: demoowo
rimɓe huunyɓe
(courtisans)
seɓɓe
worgankooɓe anciens souverains: farba ceɗɗo
kolyaaɓe soldats de Koli : jagaraf
mbonaaɓe sous-variété locale des kolyaaɓe
awgalnaaɓe sous-variété locale des kolyaaɓe
helgalagel, etc. sous-variété locale des kolyaaɓe
jaawamɓe courtisans et conseillers: sooma
subalɓe pêcheurs: jaaltaaɓe
Nyeenyɓe
fecciram golle
(manuels)
maabuɓe sanyooɓe tisserands: jarno
wayilɓe Ɓaleeɓe forgerons: farba baylo
sayakooɓe bijoutiers : farba baylo
sakkeeɓe alawɓe cordonniers: foosiri
Woɗeeɓe ou garankooɓe savetiers
lawɓe laaɗe constructeurs de pirogues: kalmbaan
worworɓe (boBi) technologie domestique: maalaw
buurnaaɓe potiers et céramistes
naalankooɓe (divertisseurs) ou
nyaagotooɓe (laudateurs)
wambaaɓe guitaristes
maabuɓe suudu Paate chanteurs
maabuɓe jaawamɓe chanteurs
lawɓe gumbala (kontimpaaji) chanteurs
awluɓe griots généalogistes : farba gawlo
Jyaaɓe soottiiɓe (affranchis) maccuɓe libres mais serviles
halfaaɓe (dépendants) maccuɓe esclaves et serviteurs : jagodiin

1. Les tooroɓɓe (sing. tooroodo)

Selon toute probabilité, cette caste encore que située au sommet de la hiérarchie sociale toucouleur apparente serait assez récente, car sa formation est souvent confondue avec l'achèvement de l'islamisation du Fuuta-Tooro. Les tooroɓɓe se seraient constitués en groupement distinct, à partir du moment où l'Islam, ne rencontrant plus de résistance, avait au contraire soumis toute la population du Fouta à son règne. Or, les militants de l'Islam, venus de tous les horizons sociaux et n'ayant d'autre fonction que celle d'un clergé, par là-même se voyaient reconnaître une certaine autorité par leurs concitoyens. Les premiers militants de l'Islam (seeremɓe) se donnaient d'une certaine manière pour prophètes et prédicateurs, traducteurs des saintes écritures (Koran) et guérisseurs des maladies. Ils étaient également des intercesseurs auprès de Dieu pour en obtenir, entre autres voeux à exaucer, que leur « clientèle » ne tombe par exemple jamais entre les mains impitoyables de l'ennemi, faute de vaincre constamment cet ennemi.
Sincère ou simple mystificateur, il est probable que le premier militant religieux abandonnait toute fonction sociale antérieure, pour se consacrer exclusivement à la théophilie. Or, cette attitude morale théocratique est tout entière abnégation de l'homme et sacrifice de soi; forçant d'abord l'admiration du commun, elle le contraint ensuite au respect puis à la soumission, d'autant que certains « miracles » viennent seconder le prédicateur.
C'est vraisemblablement par ce détour religieux que l'autorité temporelle des militants de l'Islam s'est imposée, le processus aboutissant à la formation d'une aristocratie de fait, politique comme religieuse. La caste des tooroɓɓe prend en effet quatre directions principales :

En fait, la répartition des compétences entre les tooroɓɓe était constamment remaniée, dans la mesure où aucune règle héréditaire fixe ne présidait à cette répartition, laquelle dépendait davantage du dynamisme individuel propre, de la personnalité, voire de la chance. Par exemple, le tooroodo descendant de chef politique, mais dépourvu du dynamisme requis était plutôt éliminé par la compétition sévère (pooɗondiral), qui affrontait généralement les frères et cousins, notamment pour recueillir l'héritage politique.
Quoi qu'il en soit, les tooroɓɓe se répartissent actuellement dans chaque village en détenteurs de titres politiques traditionnels (sans fonction effective), maîtres du culte islamique, propriétaires terriens, et cultivateurs sans terre. Ces derniers ne jouissent à vrai dire d'aucune primauté ou considération, et ce n'est pas hasard si on les appelle miiskineeɓe. Car rien ne les distingue réellement des rimɓe huunyɓe, si ce n'est que la courtisanerie semble plus naturelle à ces derniers. Et il n'est aucunement rare de voir des miiskineeɓe jeter leur qualité de tooroɓɓe par-dessus bord et se livrer ouvertement à la pêche, ce qui équivaut évidemment à déchéance pour un tooroodo de souche.
Toutefois, en dépit des bouleversements sociaux intervenus, bouleversements qui sont essentiellement d'ordre politique et économique, les tooroɓɓe continuent cependant de conserver une certaine primauté sur leurs concitoyens des autres castes. Le fait est surtout sensible au plan religieux, où les tooroɓɓe occupent la quasi totalité des fonctions islamiques : marabouts et imans de mosquées. C'est au demeurant cette situation actuelle de la pseudo-caste des tooroɓɓe, qui fournit de sérieuses présomptions, quant à son origine exclusivement islamique.
Le dénominateur commun aux tooroɓɓe étant uniquement l'origine islamique, il est par conséquent clair que la caste se sera formée à partir d'éléments ethniques plutôt hétérogènes. L'on retrouvera, en effet, autant de Peul torodisés (Baa, Dem, Ja, Ngayɗo, Soh, etc.) que des Soninke (Sakho, Gasama), des Wolof (Njaay),), voire des Maures, par exemple, ceux que l'on désigne sous le nom de Helmoodinallankooɓe, ou descendants de Aali Hamet Juulɗo Kan 3 du Dimar.
Le fait d'être convertis à une même religion a peut-être rapproché des groupes sociaux très différents par leurs mœurs, mais rapidement soudés par leur confession. Par-delà les divergences de l'origine sociale, se crée l'élément unificateur de la croyance religieuse, dont la forte tendance au nivellement est irrésistible. Les tooroɓɓe avant la lettre sont peut-être simplement les premiers croyants, organisés tacitement en communauté supra-ethnique, dont les membres sont aussi solidaires entre eux, que le sont généralement les éléments constitutifs d'un groupe confessionnel, minoritaire de surcroît et conscient de sa faiblesse
C'est pourquoi, outre l'hétérogénéité des ethnies qui composent le groupe des tooroɓɓe, il y aura encore la diversité des castes qui se sont fondues en lui. Ce groupement, originellement dépourvu de visée politique, et uniquement préoccupé de susciter des adhésions à la nouvelle religion, était fatalement ouvert et nécessairement accueillant, parce qu'il lui était vital d'élargir ses rangs pour sortir de sa situation isolée et minoritaire. Sans compter que l'Islam, comme toute religion révélée, est par définition exotérique, ignorant par conséquent la moindre discrimination dans le recrutement de ses fidèles.
De toute manière, cette hypothèse de l'hétérogénéité des castes et ethnies constitutives du groupe des tooroɓɓe apparaît comme l'unique moyen, actuellement disponible, qui permet d'expliquer la diversité proprement illimitée des patronymes dudit groupe. Certains de ces patronymes sont plus anciens, et d'autres fort récents, ce qui atteste une poursuite de la « torodisation ». A cet égard, les tooroɓɓe sont souvent assimilés aux perles (nyaaƴe) d'un collier, dont l'origine est par conséquent diverse, ou bien les tooroɓɓe sont identifiés à l'écuelle du disciple d'école coranique (faandu almuudo), écuelle que remplissent les aumônes de toutes sortes, les meilleures comme les pires.
En tout cas, il est de notoriété sociale toucouleur qu'il suffit d'acquérir assez de savoir islamique, puis de se consacrer à l'activité religieuse pour devenir tooroodo de droit, en attendant la consécration de fait qui vient avec le temps, c'est-à-dire avec l'oubli collectif des origines véritables du nouveau tooroodo.
Sous réserve des omissions, imputables au caractère forcément limité de l'information, les patronymes non exhaustifs des tooroɓɓe récents ou anciens sont, dans l'ordre alphabétique, les suivants, à savoir:

Aan, Aany, Aac, Aaw
Baa, Baal, Baan 4 Baro, Baas 4 Buso
Caam, Ceelo, Cooy
Daat, Deh, Dem
Fay
Gaajo, Gay, Gey
Ja, Jaako, Jallo, Jaany, Jaw, Jeng, Jiggo, Joop
Kaa, Kamara, Kan, Kebbe, Kely, Kontay, Kontey
Lamm, Ly
Maal, Mbac, Mbaay, Mbooc
Ndongo
Ngayɗo, Nget
Njaac, Njaay, Njoom
Nya, Nyaagan, Nyang
Sakho, Sal, Samm, Sao, Silla, Soh, Sook, Sumaare, Sy
Taal, Talla, Tambadu, Timbo, Tuure
Wan, Wany, Waar, Wat, Wele, Woon
Yaal

Vraisemblablement, ceux d'entre ces soixante et onze patronymes, qui ne se retrouvent dans aucune autre caste, ou s'y retrouvent fort exceptionnellement, appartiendraient aux premiers torodisés, c'est-à-dire islamisés. Tandis que les patronymes qui sont manifestement et largement représentés dans d'autres castes signifieraient que leurs porteurs tooroɓɓe seraient de torodisation plus ou moins récente.
Quelle est, sommairement, la caractéristique de la caste des tooroɓɓe ? C'est probablement le sentiment, voire la profonde conviction de sa supériorité intangible sur tous les non tooroɓɓe.
Et il semble que cette conviction soit généralement partagée par lesdits non tooroɓɓe. En effet, à l'unique exception des Peul du Fuuta-Tooro, considérés tels les égaux en « noblesse » des tooroɓɓe — auxquels ils donnent parfois des femmes quoique très exceptionnellement, tandis qu'eux-mêmes n'en obtiennent pas des tooroɓɓe — il apparaît que les Toucouleur des autres castes admettent la prééminence des tooroɓɓe. Ceux-ci marquent leur supériorité (Bural) 5 par leur hauteur, et une suffisance particulières, auxquelles l'on a donné le nom de tooroodaagu, ou caractère spécifique du tooroodo. Cette caractéristique distinctive est une impavidité totale et une certaine onctuosité du geste, tandis que la parole se veut sentencieuse telle celle du pontife. Fierté indomptable, volonté d'être tenu pour le meilleur confinant à la paranoïa : le tooroodo le plus misérable réagit positivement et immédiatement aux vociférations du griot (gawlo), en lui donnant ce qu'il possède de plus précieux. Le griot aurait en effet le don de réveiller en son généreux auditeur les souvenirs d'un passé guerrier et féodal. En général, certains non-tooroɓɓe ne demandent pas mieux que de fournir des courtisans (watulaaɓe) aux tooroɓɓe, lesquels sont d'autant plus consentants qu'ils sont persuadés de leur qualité de grands seigneurs, toujours prêts à l'altruisme (dokko) pour administrer la preuve de cette qualité. En compensation à cette générosité permanente et obligatoire, si ce n'est à cause d'elle, les tooroɓɓe se satisferont moralement d'être reconnus par leurs concitoyens comme les guides, autant quand il est question de diriger la prière publique (denntal), que pour recevoir les honneurs apparents du pouvoir temporel. Ce sont les lots habituels du tooroodo, à moins qu'il ne soit véritablement un ignorant déclaré ou un parangon de stupidité.
Prééminence spirituelle et temporelle de fait, générosité obligatoire pour le maintien de cette primauté, fierté, enfin : tels sont les traits distinctifs du tooroodo. Toutefois, il faut encore y ajouter un sens aigu de l'honneur sur fond d'amour-propre (kersa) exclusif. Car, le tooroodo achevé comme le peul survivrait difficilement à la honte. Mais peut-être cela concerne-t-il plus précisément des générations disparues, car aujourd'hui l'impératif de sur-vie fait prendre aux tooroɓɓe des accommodements répétés avec l'amour-propre légendaire. C'est ainsi que la situation économique difficile fait accepter au tooroodo certaines fonctions quelque peu « avilissantes », pour sa caste : il est domestique, manoeuvre d'usine, voire balayeur des rues à Dakar. Mais, après tout, son honneur est quasiment sauf, puisqu'il n'accepte ces fonctions qu'en dehors de sa région d'origine, et à la condition que son employeur soit étranger à son milieu : Français, Libano-Syrien, Dahoméen, ou Wolof à la rigueur. Il est en effet fort exceptionnel que le Toucouleur consente à se faire le domestique salarié d'un autre Toucouleur à moins que tous deux ne relèvent également de la Fonction publique, ayant ainsi un employeur commun et très anonyme 6 ...
Et comment le tooroodo parvient-il à concilier sa situation sociale prééminente avec sa qualité de domestique, comment cette contradiction est-elle assumée par exemple vis-à-vis des Toucouleur d'autres castes, avec lesquels le tooroodo demeure en contact ? La réponse à cette question n'offre nulle difficulté : dans la majeure partie des cas observés la hiérarchie sociale reste intacte, le tooroodo se comportant en homme qui n'oublie pas ses origines sociales, bien que les circonstances l'aient contraint à se placer comme domestique. La situation de domestique n'a pratiquement aucun retentissement psychologique apparent, ni chez le tooroodo, ni chez ses compagnons des autres castes, qui continuent d'accepter leur situation sociale traditionnelle. Dans les pires situations de bouleversement que l'on a pu observer, le tooroodo économiquement infériorisé n'est pas ostensiblement contesté par le nyeenyo, devenu économiquement plus élevé que lui.
L'on peut, d'une manière générale, en inférer une certaine rareté des conflits entre les castes, par exemple au sens du refus manifeste et public d'assumer sa catégorie sociale d'appartenance. Il peut sans doute advenir que le nyeenyo s'en prenne violemment au tooroodo, mais c'est bien souvent pour dénoncer l'absence de générosité de celui-ci. Ce faisant, le nyeenyo affirme donc son maintien à sa place, c'est-à-dire son infériorité apparente, et par voie de conséquence la supériorité — provisoirement en défaut mais non abolie — du tooroodo qu'il vitupère. Au demeurant, il suffit que le tooroodo « répare » sa faute, pour que le chantage du nyeenyo se mue en dithyrambe, et que la stratification sociale un instant menacée retrouve son équilibre. Qu'est-ce à dire, sinon que ce genre de conflit entre les castes prouve leur persistance, mais non point le contraire ? Et c'est sur le même plan qu'il convient de mettre ces frictions fréquentes entre castes de la même catégorie sociale libre (rimɓe), voire entre les membres de la caste des tooroɓɓe. Il arrive en effet que ces derniers se disputent la primauté sociale, nul d'entre eux ne consentant à accepter le rôle de second. Ou bien, ils entrent en émulation informulée, chacun d'eux procédant à tour de rôle à une destruction toujours plus importante de biens, lors des mariages et baptêmes, afin de frapper les esprits et obtenir ainsi la palme du plus aisé (galo), donc du supérieur social. N'est-ce pas, alors, que cette situation conflictuelle sous-jacente à toute caste dirigeante constitue un nouvel élément, pour attester la permanence de la caste, tout au moins au plan de la subjectivité ?

2. Les seɓɓe (sing. ceɗɗo)

A l'origine, les seɓɓe sembleraient avoir été ainsi baptisés par leurs voisins territoriaux peul, ceux-ci voulant, au moyen de cette dénomination, se distinguer de ceux-là. En effet, dans la langue peul comme en pulaar, il est courant que l'homme de teint noir, parlant en outre un dialecte différent, soit par le fait même appelé ceɗɗo. Par exemple, Wolof, Serer et Soninke sont également seɓɓe dans l'esprit des Peul et Toucouleur, d'où les appellations respectives de seɓɓe Jolfuɓe, seɓɓe Sereraaɓe et seɓɓe Alamɓe (c'est-à-dire originaires du Galam d'ancienne souveraineté soninké).
Est-ce à dire que les actuels seɓɓe — fraction comme caste de l'ethnie toucouleur — seraient d'origine Wolof, Serer et Soninke ? En tout cas, certains patronymes de la caste toucouleur des seɓɓe donnent du poids à cette thèse d'origine, sans toutefois la rendre décisive,
Quoi qu'il en soit, à l'heure actuelle, deux catégories de seɓɓe doivent être nettement distinguées au Fuuta-Tooro. Tout d'abord les seɓɓe non toucouleur, qui habitent leurs propres villages : par exemple Nyanga-Nyandaan dans le département de Podor, et Seedo Seɓɓe dans celui de Matam. Les habitants de ces villages pratiquent un bilinguisme de fait, et communiquent en wolof comme en toucouleur, passant avec aisance du premier au second idiomes, encore que dans cette dernière langue leur accent les trahisse immédiatement comme Wolof. Cependant, l'on remarque chez les seɓɓe de cette catégorie une sorte d'assimilation ou adaptation au genre de vie toucouleur, lequel, en tant qu'il est celui de la majorité de la population locale, semble être parvenu à imposer ses techniques, voire son esthétique. Toutefois, le particularisme de ces enclaves wolof au sein du pays toucouleur est encore manifeste, notamment au plan linguistique, sinon dans le domaine matrimonial, où cette minorité sociale forme son propre isolat et n'échange que très exceptionnellement des femmes avec les Toucouleur, pas même avec ses homologues les seɓɓe haal-pulaaren.
Cette deuxième catégorie, au contraire de la première, est de tradition et langue exclusivement toucouleur, et se confond par conséquent avec la population toucouleur, dont elle forme précisément l'une des castes fondamentales.
En fait, cette caste des seɓɓe haal-pulaaren est rigoureusement partagée en deux fractions constitutives :

Les wurankooɓe persévèrent dans leur refus d'être confondus avec les kolyaaɓe. Ceux-ci seraient arrivés avec Koli Tengela, dont ils auraient été les esclaves attitrés, alors que ceux-là étaient déjà installés depuis fort longtemps et régnaient sur d'importantes portions de l'ancien Tékrour. En tout état de cause, la différence entre ceɗɗo wuranke et ceɗɗo kolyaajo est certainement apparente aujourd'hui encore : non seulement le premier se résout difficilement à donner une épouse au second, mais en outre ils habitent rarement les mêmes villages, Waalalde (Podor) et Jowol (Matam) seront, entre autres, les métropoles des wurankooɓe, alors que Ngijilon et Sincu Garba constitueront les capitales réputées des kolyaaɓe. Car, si les seɓɓe sont des Toucouleur et vivent donc parmi les Toucouleur, il y a en revanche maints villages qui leur appartiennent spécifiquement, et où ils détiennent depuis toujours le pouvoir temporel, tandis qu'au plan spirituel ils admettent la compétence exclusive des tooroɓɓe, lesquels sont leurs pourvoyeurs traditionnels en marabouts et imans de mosquées.
Les seɓɓe seraient tard venus à l'Islam, et à l'heure actuelle ils passent encore pour peu croyants, bien que tous pratiquants. Le ceɗɗo, dit-on, aurait accepté l'Islam parce que vaincu par ses propagateurs, mais il reste disposé à la moindre occasion à prendre ses distances, notamment en ne respectant pas les prescriptions du culte, ou en les respectant à moitié, c'est-à-dire priant tout de go sans s'être au préalable conformé au rite des ablutions purificatrices. En tout cas, à tort ou à raison ceɗɗo est souvent synonyme de mécréant prolongé, ou d'homme peu enclin à la piété, et qui a estimé préférable de troquer son fusil de guerrier contre les filets et harpons du pêcheur, qu'il est parfois devenu.
Toutefois, d'authentiques seɓɓe originels se seraient depuis fort longtemps mués en marabouts réputés, donc en tooroɓɓe.
Tel serait notamment le cas de maintes familles du Fouta, et pas des moins illustres. Il est souvent advenu, en effet, que la conversion à l'Islam ait été si complètement achevée que les convertis croyaient devoir renoncer à leur patronyme, car il constituait un lien trop fâcheux avec le passé païen. D'autres convertis, moins rigoristes, conservaient au contraire ce patronyme, néanmoins en renonçant définitivement au paganisme (Wakhli diine wakhlani yettoode) 7.

A ces exceptions près — concernant toujours des torodisés de trop longue date pour compter encore au nombre des seɓɓe — le ceɗɗo est réputé plutôt réfractaire à l'angoisse métaphysique.
Cependant, ceci n'est qu'un élément, et non le moindre du caractère spécifique (ceɗɗaagu) à la caste. Le second élément c'est le courage indomptable, voire la témérité. L'incarnation même du ceɗɗaagu serait la quasi-insensibilité à la douleur physique, parce que le ceɗɗo de qualité serait par définition invulnérable (tunndoowo) au fer, qu'il s'agisse du poignard comme de la balle, ayant à cet égard et dès l'âge tendre reçu le traitement adéquat, que l'on se transmet jalousement de père en fils 8.
C'est peut-être la raison pour laquelle le ceɗɗo a jadis amplement joué le rôle du soldat de métier, combattant soit pour son propre compte, soit à titre de mercenaire du premier pouvoir venu. Les seɓɓe semblent avoir fourni à l'origine un certain nombre de souverains : les farba d'avant la dynastie kolyenne, très puissants et redoutés. Par la suite, ils auraient été progressivement déchus de cette position de premier plan, par le pouvoir des Satigi et par le règne maraboutique. Mais, les seɓɓe n'en jouèrent pas moins le rôle de remparts efficaces contre les invasions maures. Des villages riverains du fleuve Sénégal (Juuwde-JaaBi, Ngijilon, Juuwde-Guuriiki, etc.) portent témoignage à cet égard, parce qu'ils doivent leur établissement à leur situation privilégiée de postes de surveillance et d'interception des rezzou maures. Précisément, les « garnisons » de ces postes s'y sont finalement établies à demeure, à savoir les seɓɓe, qui sont à l'heure actuelle majoritaires dans lesdits villages.
Plus tard encore, cette même intrépidité des seɓɓe les désignera tout naturellement à la garde des terres, avec des titres fort variables comme jagaraf, kamalinku, palimpa, farba, maysa, et à la perception des redevances (Boftoowo asakeeje) pour le compte des propriétaires, qui savaient de ce fait pouvoir s'en remettre entièrement à leurs « intendants ». Car, nulle contestation de propriété, ni aucun refus d'acquitter les redevances ne se manifesteront sérieusement, dans la mesure où celui qui est commis à leur répression, le ceɗɗo est un homme dûment connu pour son absence complète d'aménité. C'est une fort mauvaise langue que le ceɗɗo, qui sait par conséquent manier avec brio injures et calomnies, et n'a guère scrupule pour en user publiquement à l'endroit de l'adversaire. Sans compter que le ceɗɗo est forcément habile au jeu de mains, qui serait son métier tout naturel. Il sera alors redouté . de ses concitoyens, et aujourd'hui encore sa turbulence distinctive est bien connue.
Toutefois, le ceɗɗo est une nature fière et noble, et à cet égard, il ne le cède à peu près en rien au tooroodo, auquel il lui arrive bien souvent de contester toute supériorité. Mais il n'exclut pas que sous l'appellation de jagaraf ou mbenyuganna, le ceɗɗo se fasse le courtisan du tooroodo, qui l'emploie alors comme nervi ou garde du corps, ou bien pour l'aboutissement de certaines affaires délicates... Il n'en abdiquera pas pour autant la noblesse d'origine qui lui est reconnue, noblesse très souvent rappelée au moyen de l'anneau d'or qui pend au lobe de son oreille droite — lobe toujours percé chez le ceɗɗo de qualité. Sans compter qu'à l'occasion des soirées de divertissement public où les chanteurs rivalisent de talent, la conduite du ceɗɗo peut dérouter par son héroïsme: à l'audition du gumbala 9, évocateur de son passé noble et guerrier, le ceɗɗo dégainera son poignard, et à défaut de l'ennemi à occire il se tranchera l'oreille 10, pour en faire offrande aux artistes. Cette mutilation de soi, si disproportionnée avec son motif apparent, ne serait-elle pas à considérer comme l'illustration continuée de la réputation sociale d'héroïsme ceɗɗo ? Car les seɓɓe étaient téméraires dès l'adolescence, certains garçons de cette caste procédant jadis à leur propre circoncision, sans la moindre préparation ni le concours d'aucun opérateur.

En définitive, que ce soit kolyaaɓe ou bien wurankooɓe, la caste des seɓɓe haal-pulaaren serait à distinguer au moyen des patronymes suivants:

Il est néanmoins certain que ces quatre-vingt-quatre patronymes n'épuisent pas la caste des seɓɓe haal-pulaaren, qui portent d'autres noms spécifiques selon les régions du Fouta où ils se trouvent établis.

3. Les jaawamɓe (sing. jaawanɗo) 11

Assurément, les patronymes des jaawamɓe sont en nombre fort limité, comparativement aux deux castes précédentes. Ces patronymes sont en outre spéciaux aux seuls jaawamɓe, et ne seront donc présents dans aucune autre caste toucouleur. Le jaawanɗo du Fuuta-Tooro se reconnaîtra pour ainsi dire infailliblement, au fait constant qu'il porte l'un de ces huit patronymes, qui sont respectivement :

Nul autre patronyme ne serait jaawanɗo, encore que Laah soit susceptible de se muer quelquefois en Laat ou Bacily. Mais, c'est un simple cas de soninkisation, vraisemblablement dû au voisinage géographique avec les Soninke ou Sarakolle. Il se trouve au reste que les Laah (Laat ou Bacily) seraient pour ainsi dire les inférieurs des autres jaawamɓe, auxquels ils fournissaient jadis des serviteurs. Tandis que les Njaade s'adonnaient plutôt à l'élevage, Nyaan, Basum et Saam avaient une préférence marquée pour le savoir maraboutique, Bookum, Daf et Njiim, quant à eux, inclinant nettement à la courtisanerie 12, comme conseillers de prédilection des hommes en place. D'où le titre distinctif, sooma, assimilable au jagaraf ou mbenyuganna en usage chez les seɓɓe. Cette appellation de sooma, qui appartient généralement au clan des Bookum 13, est par ailleurs couramment utilisée comme anthroponyme féminin ou masculin.

Si le nombre de patronymes des jaawamɓe est réduit, la caste elle-même est, d'autre part, fort localisée, sa présence importante apparaissant limitée à quatre villages du Fuuta-Tooro :

A Mbumba, la concentration des jaawamɓe est relativement faible, se résumant à quelques familles dispersées dans le village, familles dont les fondateurs seraient selon toute probabilité arrivés surtout du Boseya. Il apparaît, en effet, que les deux fractions jaawamɓe du Fuuta-Tooro y seraient entrées par Doolol (près de Matam), et par Kaédi. Or, les jaawamɓe arrivés au Fuuta-Tooro par Kaédi se seraient dispersés dans le Boseya, notamment à Cilony et Bokkijawe, localités où ils sont en nombre assez important. Tandis que les jaawamɓe infiltrés par Doolol seraient allés à Kanel et Seeno-Paalel.
A Kanel, la caste des jaawamɓe est considérable. Son installation est vraisemblablement contemporaine de la fin de la dynastie kolyenne. Sous la conduite de leur doyen, Ceerno Sidiiki, les jaawamɓe ne trouvèrent dans ce qui s'appelle aujourd'hui Kanel que l'unique Peul Jekes, qui ne semble pas avoir laissé de descendance. A l'heure actuelle, les descendants de Ceerno Sidiiki forment la moitié du village de Kanel, c'est-à-dire le quartier de Celol, dont les jaawamɓe sont donc les maîtres. Ils y sont propriétaires terriens et imans de leur mosquée. L'autre moitié de Kanel, le quartier dit Laao est le fief des tooroɓɓe. Bien que postérieur à Celol, Laao semble avoir d'emblée obtenu le pouvoir politique pour l'ensemble du village, tout en possédant également ses propres terres de culture et sa mosquée. Propriétaires et imans sont évidemment tooroɓɓe 15.
Quant au quatrième village, Seeno-Paalel, c'est un fief exclusif des jaawamɓe, qui y sont toujours propriétaires terriens, détenteurs du pouvoir politique et imans de la mosquée. Cotte mosquée serait la seconde, quant à l'ancienneté, après celle du village de Appe, et avant vingt-huit autres, toutes mosquées érigées sur les instances du premier Almaami Abdul Kader Kan de KoBillo. Sur le plan religieux, Seeno-Paalel aurait, d'autre part, fourni l'un des premiers pèlerins toucouleur à la Mecque, à une époque où le voyage s'effectuait à pied. Ce pèlerin jaawanɗo, connu sous le nom de Haaj Bubakar Bookum 16, n'a plus aucune famille à Seeno-Paalel, son village d'origine.
Seeno-Paalel aurait d'abord appartenu aux Peul, qui y accueillirent les jaawamɓe. A la suite d'un conflit entre les deux groupes, un jaawanɗo fut tué. Par représailles, les jaawamɓe s'emparèrent de l'ensemble du village, qu'ils placèrent sous leur domination. L'événement intervint vers 1778, au cours des premiers mois de l'installation du premier Almaami, lequel avant d'accéder à cette dignité aurait été successivement disciple et maître de Koran dans ledit village.
N'est-il pas, dès lors, pertinent de songer que la liquidation des Peul, de Seeno-Paalel, par les jaawamɓe et à leur profit, a d'une certaine manière obtenu la bénédiction de l'Almaami Abdul Kader Kan, très probablement acquis à son ancienne école et donnant somme toute la préférence aux jaawamɓe islamisés contre les Peul encore païens ?

Quant aux origines lointaines des jaawamɓe, le problème est encore loin d'être éclairci, bien que la caste soit limitée dans ses patronymes comme dans sa dispersion géographique. Aux dires de certains informateurs, les jaawamɓe sont des Peul toucoulorisés ; selon d'autres — à savoir les jaawamɓe eux-mêmes — ils seraient originaires du Kaarta, si ce n'est plus approximativement du Soleil Levant (funaange). C'est en fuyant les guerres que certaines familles jaawamɓe seraient passées sur la rive droite du Sénégal, à une période non précisée. Mais, lors de ce passage d'est en ouest, les jaawamɓe étaient-ils déjà islamisés ? Il le semble bien, encore que l'on ignore quelle espèce de guerres ils fuyaient, s'ils étaient déjà jaawamɓe, et pourquoi ils sont restés en dehors de la torodisation, dont ils remplissaient pourtant la condition majeure, à savoir islamisation effective ?

Le dénominateur commun aux jaawamɓe est à coup sûr l'intelligence pénétrante, c'est-à-dire une certaine faculté d'adaptation aux circonstances variables de l'existence. C'est à tout le moins ainsi que l'opinion populaire toucouleur définit les représentants de cette caste sociale (Joyre ko jaawanɗo jey) 17. Et si les jaawamɓe — dont l'effectif est fort réduit — ne se sont pas hissés au sommet social parmi les tooroɓɓe, en revanche ils n'admettent la prééminence de ceux-ci qu'autant que cette soumission apparente sert leurs intérêts. Ainsi, le jaawanɗo, sans aucunement se saisir comme l'inférieur du tooroodo, ne dédaigne pas de vivre sous son ombre tutélaire, avec d'autant plus de facilité et d'insistance que le tooroodo est riche ou puissant. A tort ou à raison, le jaawanɗo est réputé connaître l'art et la manière infaillibles pour se conquérir, dans un délai fort bref, une place sociale de premier plan.
Le processus est somme toute simple, dans la mesure où le jaawanɗo est notoirement habile à la courtisanerie (mbatulaagu), laquelle en ce qui le concerne se traduit généralement par une certaine facilité d'élocution, par ailleurs constamment disponible pour faire les frais d'une conversation (yeewtere) brillante et prolongée.
En outre, du point de vue de la collectivité sociale, la conviction établie est que tout problème villageois, pour ardu qu'il soit, verra fatalement sa solution jaillir de l'esprit du jaawanɗo, à la diplomatie duquel nulle négociation difficile ne saurait d'autre part résister bien longtemps. Ces précédentes qualités de souplesse voire bassesse, de beau parleur et négociateur habile, dont le jaawanɗo sait progressivement faire montre, parviennent aisément à l'imposer comme le factotum indispensable qu'un tooroodo riche ou puissant, sinon candidat à la puissance, se cherche parfois. Ce factotum c'est le jaawanɗo qui le fournissait hier, et qui le fournit encore aujourd'hui car à cet égard il semble que le rôle du jaawanɗo auprès du tooroodo ne soit pas entièrement achevé, tout au moins dans le Damga, le Boseya et le Laao.
Mais, cette place que le jaawanɗo conquiert auprès du prince, ou de la puissance d'argent, ne serait obtenue et conservée par son titulaire qu'à la force de l'intrigue. Le jaawanɗo sait rapidement dresser une solide barrière entre son maître et l'entourage en se servant de la délation (jiBoowo ou seytaane). Mettant constamment son protecteur en garde contre tout le monde, le jaawanɗo parvient alors à faire audit maître un nombre respectable d'ennemis. Ce qui a pour conséquence de permettre sans coup férir au jaawanɗo de se poser en unique ami du « persécuté ». En tout cas, cette fourberie qui le caractérise socialement, surtout depuis le « coup de Tiggere » 18 il semble faire généralement tenir le jaawanɗo pour si redoutable que son amitié n'est pas vraiment recherchée, parce que considérée comme empoisonnée. Et si malgré tout l'on a un ami jaawanɗo, le groupe social recommande instamment de l'« exorciser » en le rebaptisant pullo (peul), ensuite de le garder jusqu'à la mort et ne le lâcher jamais, sans quoi il n'aurait nul scrupule pour divulguer les secrets de l'ami de la veille : c'est sa manière de se venger de la disgrâce.

4. Les subalɓe (sing. cubballo)

La profession exercée par les subalɓe (pêcheurs) peut induire ici erreur, quant à la place de cette caste dans le consensus social. En fait, bien qu'ils exercent une profession qui les assimile d'une certaine manière aux nyeenyɓe, les subalɓe ont en commun avec les trois précédentes castes d'appartenir au même ordre des rimɓe, à savoir les hommes libres auxquels l'autorité sociale sera directement ou indirectement dévolue, autorité temporelle comme spirituelle. Cette dévolution d'autorité sera, bien entendu, proportionnelle à la plus ou moins grande élévation (ndimaagu) de l'homme dans les strates des rimɓe. De sorte que les subalɓe pourront localement détenir certains pouvoirs politiques (chefferie de village par exemple), apparemment au même titre que les tooroɓɓe, seɓɓe et jaawamɓe, tandis que les tooroɓɓe, et un nombre infime de jaawamɓe détiendront le pouvoir religieux, tout au moins pour la majorité écrasante des effectifs de ce dernier pouvoir. Les subalɓe ont-ils été exclus de l'autorité religieuse, parce qu'ils étaient les seuls rimɓe exerçant une profession permanente, à savoir la pêche ? Est-ce à cause de cette profession qu'ils sont rangés plus facilement parmi les rimɓe huunyɓe, à savoir les hommes libres mais courtisans ? Rien n'est en tout cas moins sûr, car les seɓɓe et les jaawamɓe n'exercent aucune profession spéciale, et pourtant ils sont également considérés tels des rimɓe huunyɓe.
Les subalɓe, dont certains seraient d'origine wolof, se sont évidemment installés à proximité des cours d'eau; les villages riverains du fleuve Sénégal et du marigot de Doué sont, sinon entièrement habités par les subalɓe, du moins comportent toujours leur important quartier de subalɓe, que les filets (saakit) et une odeur permanente de poisson mai séché signalent à l'attention la moins exercée.
La caste des subalɓe aura les patronymes de :

Il y a néanmoins lieu de faire quelques distinctions entre les subalɓe, étant donné qu'ils ne sont pas tous nécessairement des pêcheurs. Ainsi les Gay de Duungel (département de Podor) s'abstiendraient généralement de capturer le poisson, et l'on infère de là qu'ils fournissent à la caste des subalɓe son aristocratie politique 19, tout au moins dans une certaine province du Fouta. Quant aux Jeey de Jaarangel (département de Podor) ils auraient choisi de chanter les louanges et les exploits (pekaan) de leurs congénères, agissant en cela conjointement avec les maabuɓe suudu Paate, auxquels il arrive de glorifier les subalɓe bien qu'ils soient plutôt laudateurs spécialisés des Peul.
Il y aura enfin les Kome et les Saar, qui sont les détenteurs du savoir magique propre aux subalɓe. Les Saar sont de loin les plus notoires à cet égard, car leur village Ngawle près de Podor) est un lieu de pèlerinage pour maints subalɓe, qui viennent s'y recueillir sur la tombe de leur sainte patronne Penda Saar 20.
Sans doute, les subalɓe sont couramment réputés, par leurs concitoyens des autres castes, comme gens à l'esprit aussi ouvert que celui du poisson (haGGille liingu), c'est-à-dire obtus en fait, Mais, c'est là une croyance assez contradictoire avec ce savoir magique dont les subalɓe administrent tous les jours des preuves formelles.
Le cubalaagal, caractéristique distinctive des subalɓe, peut être défini d'une part comme affectivité relative à l'eau et, d'autre part, comme maîtrise suprême de l'élément liquide. L'aspect affectif c'est la distinction faite par les subalɓe entre les vivants cours d'eau et les étendues immobiles quasiment mortes. Les « eaux vives », fleuves, rivières et marigots seront assimilées à des êtres humains, et respectées en conséquence par les subalɓe, qui ne se désaltéreront nulle part ailleurs (yari maayo). Par contre, les étendues immobiles, puits et lacs, susciteront le mépris et les sarcasmes des subalɓe, qui y verront des eaux sans vie, inaptes par conséquent à étancher la soif d'un vrai cubballo (yaraa deɓeele). Il est probable que cette attitude affective procède simplement de la plus grande richesse des « eaux vives », dans la mesure où celles-ci permettent le déplacement des personnes (pirogues), tout en fournissant directement et indirectement la subsistance au moyen de la pêche et de l'agriculture. Car, les subalɓe se livrent également à l'activité agricole sur les berges fluviales (pale), après le retrait de l'inondation.
Mais, par-delà cette affectivité somme toute motivée, le cubalaagal c'est une maîtrise suprême de l'élément liquide, une maîtrise magicienne, qui connaît les secrets les plus terrifiants de l'eau. Non seulement celle-ci recèle en son sein un peuple naturel, qui est offensif, tel le crocodile (nooro), le lamentin (liwoogu), et l'hippopotame (ngabu) chavireur de pirogues, mais encore l'eau est habitée par des génies redoutables (munuuji maayo e seytaneeji ndiyam). En conséquence, tel son homologue à fusil, le chasseur qui opère sur la terre ferme, le cubballo se considère comme un chasseur aquatique 21, en butte à des obstacles tout autant sérieux, voire plus dangereux. D'où la gamme étendue de son savoir magique incantatoire, dont quelques applications banales seront mentionnées. Avant toute chose, la magie du cubballo a valeur d'antidote, prémunissant son détenteur contre la honte de rentrer bredouille au logis, et capable par conséquent de lui garantir bonne prise (cefi gawirDi). Ensuite, cette magie permet à son homme, souvent menacé, d'assurer sa protection contre les animaux et génies aquatiques (cefi paddinirDi), comme d'obtenir la faveur 22 de Ces génies.
La magie des subalɓe pourra par ailleurs être offensive, Li savoir interdire toute capture du poisson aux concurrents de la même caste cubballo ou d'une caste différente, soit ceɗɗo, soit maccuɗo, ces deux derniers mentionnés pratiquant fréquemment le métier de pêcheur en guise d'activité secondaire, fort rentable au demeurant.
La magie offensive servira tout aussi bien à la vengeance d'un affront subi, l'adversaire du cubballo pouvant alors avoir la désagréable surprise de se retrouver avec une malencontreuse et mystérieuse arête de poisson dans la gorge (fenGre), arête magique qui n'a besoin par conséquent d'autre vecteur que la simple eau de boisson...
Mais à l'opposé de ce pouvoir offensif la magie du cubballo se fera volontiers thérapeutique, libérant (loggidde) la gorge de l'irritante arête, ou calmant instantanément la douloureuse piqûre d'un poisson redoutable (moccude yuwannde hoDaandu). Par-dessus tout, cette magie s'avère capable de traiter la maladie mentale consécutive à l'action néfaste des génies aquatiques, et tel n'est certainement pas son moindre mérite.
Les subalɓe sont par conséquent les maîtres incontestés des eaux, où leurs concitoyens des autres castes admettent leur compétence exclusive et les redoutent sincèrement. Ces concitoyens demeurent, en effet, fermement persuadés qu'il est au pouvoir des subalɓe d'évoquer des crocodiles, et autres calamités fluviales, dans n'importe quel village — fût-il très éloigné des cours d'eau — et de le rendre ainsi définitivement inhabitable. C'est la raison pour laquelle nulle personne ne s'avisera de manquer de respect au jaaltaaɓe, ce savant doyen des subalɓe que son titre place sinon à la tête du village, du moins parmi les notabilités importantes du cru.
Il est dès lors probable que le jaaltaaɓe, qui dispose de sa magie, ne s'estime pas le moins du monde inférieur au tooroodo, vis-à-vis duquel son indépendance semble moins aléatoire que celle de ses deux autres congénères rimɓe huunyɓe, à savoir le sooma jaawanɗo et le jagaraf ceɗɗo.

Avec les subalɓe la catégorie sociale libre (rimɓe) se trouve close. Mais, c'est une catégorie dont la hiérarchie interne demeure floue en dépit des strates constitutives, c'est-à-dire rimɓe ardiiɓe et rimɓe huunyɓe.
Ce qui est certain c'est que la caste des tooroɓɓe est récente elle est parvenue à s'imposer au moyen de l'Islam, qui lui a permis d'investir le pouvoir politique et de s'annexer la terre. A l'heure actuelle, les tooroɓɓe constituent l'écrasante majorité des cadres sociaux traditionnels toucouleur — singulièrement au plan de la direction spirituelle islamique — et détiennent également la propriété de la presque totalité des terres cultivables.
Selon notre hypothèse, la primauté sociale des tooroɓɓe se serait progressivement établie par éviction des seɓɓe, anciens souverains et guerriers, vaincus et contraints à l'oisiveté : leur courtisanerie à l'égard de leurs vainqueurs n'a d'autre cause que leur dépossession.
Le processus serait, quant au résultat final, à peu près identique pour ce qui concerne les jaawamɓe, à savoir l'appauvrissement. Si les jaawamɓe étaient originairement Peul, ils sont aujourd'hui en rupture d'ethnie et d'élevage, donc de cheptel ; s'ils étaient conseillers du prince, le rôle est devenu sans objet depuis la conquête française ; s'ils étaient parmi les premiers islamisés, en revanche ils sont demeurés à l'écart du mouvement de torodisation. De quelque manière qu'ils soient considérés, les jaawamɓe, en raison surtout de leur effectif réduit, ne seront pas parvenus à résister aux tooroɓɓe, en leur opposant, par exemple, une aristocratie autonome. Les jaawamɓe sont donc actuellement réduits à se soumettre aux tooroɓɓe, ne serait-ce que pour en obtenir leur subsistance.
Quant aux subalɓe, s'ils sont peu soumis aux tooroɓɓe, la raison en est claire : c'est que leur situation économique est demeurée pratiquement inchangée, consistant en des activités de pêche et d'agriculture. Les remaniements sociaux n'ont pas entraîné en ce qui les concerne une véritable dépossession matérielle.

La deuxième catégorie sociale toucouleur a reçu le nom générique de nyeenyɓe, et compte un nombre plus important de castes constitutives, Les nyeenyɓe sont essentiellement caractérisés par la spécialisation professionnelle (fecciram golle) dans la division générale du travail social, comme dans la division technique de ce travail. Et il faut entendre travail au sens le plus large, incluant par conséquent ces talents de société, exercés par les divertisseurs et laudateurs (naalankooɓe), à savoir les musiciens, chanteurs, danseurs, poètes, historiens, etc.
Le rôle des nyeenyɓe est donc, soit de donner du charme à la pesante existence quotidienne, soit de transformer la matière brute pour la rendre socialement utilisable. D'où la définition générale de nyeenyɓe, qui suggère habileté, car son infinitif originel nyeenyde signifie à la fois décorer et broder, au sens artistique concret ou abstrait.
Mais les nyeenyɓe sont aussi les personnes qui allient à leur art et technique une commune volonté de dépendance sociale vis-à-vis de la première catégorie des hommes libres. De ce second point de vue, les nyeenyɓe seront définis au moyen du terme de nyaamakala, dont le sens est: « ceux qui mangent à tous les râteliers ». Il convient, toutefois, de faire la différence entre le parasitisme exclusif des divertisseurs et laudateurs — c'est leur unique moyen de subsistance — et le parasitisme pour ainsi dire dérivé et secondaire des manuels et techniciens, lesquels ont progressivement trouvé dans leur soumission aux rimɓe qu'ils flattent une nouvelle source de revenus.

5. Les maabuɓe (sing. maabo)

Les maabuɓe ou tisserands sont les nyeenyɓe spécialisés dans la technique du vêtement. Le métier à tisser (canyirgal) leur serait venu des eaux par l'intermédiaire des subalɓe, mais la légende ne précise pas pourquoi les premiers donataires n'ont pas jugé utile de tirer directement profit de l'instrument...
Quoi qu'il en soit, il convient tout d'abord de noter que le tisserand quelconque n'appartient pas obligatoirement à la caste des maabuɓe, le tissage étant susceptible d'être appris et transmis par des non maabuɓe. Tel est bien le cas des maccuɓe (esclaves), si souvent spécialisés dans le tissage qu'ils finissent par ne plus exercer d'autre activité. Ils demeurent toutefois dans leur caste servile, et sont soigneusement distingués des maabuɓe, car ils sont appelés maccuɓe-sanyooɓe ou esclaves-tisserands.
La raison de cette distinction est au reste fournie par la caste des maabuɓe, dans la mesure où le terme même de maabo n'est pas toujours synonyme de tisserand. En réalité, la caste générale des maabuɓe est formée de trois sous-castes, qui sont fort différentes quant à leur rôle respectif: d'une part, l'on aura affaire aux tisserands de stricte tradition (maabuɓe-sanyooɓe), d'autre part, aux chanteurs et laudateurs spécialisés dans la généalogie des jaawamɓe (maabuɓe jaawamɓe), ou dans celle des Peul (maabuɓe suudu Paate), si ce n'est quelquefois dans celle des subalɓe.
Apparemment, à tout le moins ces éléments constitutifs de la caste générale des maabuɓe ne se confondent pas. Les chanteurs ignorent à peu près complètement le tissage, qu'ils n'apprennent pratiquement jamais. Ils sont exclusivement adonnés à la manifestation de leur talent de société, soit comme griots 23 d'une certaine espèce, soit encore comme artistes chanteurs, chargés à ce titre d'animer les réjouissances organisées par les maabuɓe (dillere), ou plus rarement par les subalɓe (pekaan).
En ce qui concerne les tisserands — dont le doyen est honoré du titre de jarno — ils ignorent tout ce qui n'est pas tissage des bandes de coton pour la confection des vêtements, et surtout des pagnes féminins. Sans doute, nulle amélioration n'est venue modifier la vieille technique ancestrale, faite d'une synchronisation déroutante entre les pieds qui pédalent, pour mouvoir le fil de chaîne, et les mains qui se transmettent prestement la navette, pour introduire un fil de trame, tout aussitôt tassé au moyen du peigne-balancier. Le résultat est d'autant plus remarquable qu'il s'agit des textiles industriels naturels ou synthétiques : la bande du tisserand possède une finition assimilable au travail perfectionné d'usine, jusques et y compris dans ses motifs géométriques comme figuratifs.
Alors que la caste des maabuɓe admet trois sous-castes, qui se réduisent en fait à deux variétés pour ce qui concerne le rôle social, à savoir les tisserands et les chanteurs, en revanche la patronymie est identique ; qu'il tisse ou qu'il chante le maabo portera indifféremment l'un ou l'autre des patronymes :

Tels sont les six patronymes spécifiquement maabo, auxquels d'autres sont venus s'ajouter comme :

Mais, il s'agit vraisemblablement d'étrangers à la caste, et qui l'ont postérieurement intégrée, en ce sens qu'ils adoptaient le métier de tisserand, par la suite transmis à leur descendance. C'est, notamment, le cas de maints maccuɓe (esclaves), tandis que l'on considère généralement les maabuɓe porteurs des patronymes Ja et Mbaay comme étant d'origine peul.

6. Les wayilɓe (sing. baylo)

Le nom de cette caste définirait en même temps le métier correspondant, c'est-à-dire la transformation (waylude) du métal brut en objets utilitaires. Alors que les métaux non précieux, notamment le fer, ressortissent à la compétence des forgerons (wayilɓe Baleeɓe), l'or et l'argent relèvent du travail des bijoutiers (wayilɓe sayakooɓe). Mais, ce clivage entre bijoutier et forgeron semble aujourd'hui plus apparent que réel, dans la mesure où le second peut se reconvertir définitivement ou provisoirement en orfèvre, d'autant plus volontiers que la demande est supérieure en matière de bijoux d'ornement qu'en instruments aratoires et culinaires.
En outre, mis à part les patronymes Sy et Masina, qui appartiendraient exclusivement au bijoutier (baylo caayako), celui-ci sera susceptible de porter, comme son homologue forgeron (baylo Baleejo), n'importe lequel des patronymes de la caste globale des wayilɓe, à savoir :

Les Mboh seraient les plus anciens éléments de la caste des wayilɓe, à laquelle les Caam fournissent habituellement un farba, ou doyen. Quant aux autres patronymes, il semblerait plutôt qu'ils soient d'origine sarakolle (Dokhonce, Jankha, Sawajaari, Soggo) et wolof (Faal, Sylla). La thèse qui donne l'antériorité aux Mboh s'appuie généralement sur le secret dont ils auraient été les détenteurs uniques, quant au procédé d'extraction du fer. A l'époque lointaine où ce métal était plutôt rare et sa récupération encore inconnue, le seul clan des Mboh savait trouver la pyrite, et « fabriquer » le fer à partir du minerai. Un feu ardent, dans un grand trou, tenait lieu de haut-fourneau et séparait le métal d'avec la gangue.
L'extraction du métal comme la fabrication de l'enclume (taande) correspondaient chez les wayilɓe à des cérémonies fort importantes, étant assimilables d'une certaine manière à des rites d'entrée' dans la caste. C'est ainsi que le jeune initié à l'intention de qui était fabriquée une nouvelle enclume — attribut individuel du métier — devait marquer l'événement par un festin, et procéder à une notable destruction de biens, afin de placer sous des auspices favorables son entrée dans la carrière, quelle qu'en fût par ailleurs la spécialité choisie, à savoir forge ou bijouterie.

Pour ce qui a trait à la signification sociale de la caste des wayilɓe, il apparaît qu'aucune nuance n'est faite entre forgeron et bijoutier. Au contraire, que ce soit Baleejo ou caayako, les wayilɓe sont communément saisis comme maléfiques et dangereux.
Tout d'abord, la croyance est fermement établie que ce qui est originaire des wayilɓe — les objets de leur fabrication exclus — ne saurait croître, ni prospérer. C'est la raison pour laquelle le non baylo acceptera rarement le cadeau d'un baylo, et ne s'avisera pas de lui acheter autre chose que le produit de son métier. Autrement, ce serait s'exposer dangereusement au maléfice : non seulement ce qui est obtenu du baylo est frappé de stérilité et condamné à mort, mais le donataire ou l'acquéreur verra encore ses déboires se poursuivre sans limite.
Plus graves apparaissent les conséquences du contact effectif avec un membre de la caste des wayilɓe. De ce point de vue, il existe une véritable répulsion sociale à l'égard des wayilɓe, qui sont pratiquement assimilés à des intouchables 24. En effet, le baylo ne sera jamais invité à s'asseoir sur une natte de couchage, et quand de son propre chef il y prend place, il est de règle après son départ de purifier par l'eau ce qui a été souillé par son contact. De la même manière, l'on ne mettra ses pas dans les pas d'un baylo que si cette purification a été préalablement effectuée. Certaines personnes, au rigorisme intransigeant, n'hésiteront pas à renoncer définitivement à tel objet ou vêtement que le baylo aura seulement touché, même sans en avoir usé le moins du monde.
Est-ce pour ce motif que la place habituelle du baylo (jonnde baylo) ne lui est jamais disputée par quiconque, tandis que l'expression même de jonnde baylo servira généralement pour définir la propriété absolue et incontestable de telle personne déterminée ?
En définitive, par-delà l'utilité économique du baylo, il apparaît plutôt une impureté congénitale de l'homme, encore qu'il soit le circonciseur, à savoir un purificateur rituel : d'où son statut ambigu d'une certaine manière. En tout cas, J'explication de l'impureté du baylo est passablement controversée. Aux termes de la légende, les wayilɓe subiraient la malédiction de Jacob, que leur ancêtre aurait trahi en lui vendant du fer pour de l'or 25. Selon une autre opinion, l'impureté des wayilɓe procéderait plus simplement de leur commerce permanent avec le feu: or, si le feu détient le pouvoir culinaire, il est également évocateur de l'Enfer et de la carbonisation littérale du pécheur. Peut-être, le baylo est-il dangereux dans la mesure où il vit du feu, dont il tire l'essentiel de ses ressources, ce qui l'assimile d'une certaine manière aux puissances infernales...

7. Les sakkeeɓe (sing. sakke)

A l'instar de la précédente caste des wayilɓe, les tanneurs de peaux et travailleurs du cuir se partagent entre deux sous-castes, chacune d'elles correspondant à une spécialisation professionnelle.
Les savetiers (sakkeeɓe woɗeeɓe ; sing. boɗeejo) forment la première sous-caste, et répondent aux patronymes de :

L'on attribue couramment aux savetiers une ascendance peul, l'ancêtre légendaire de la sous-caste étant un riche propriétaire peul, du nom de JaaJe Hammadi Sali Gaako, qui occupait ses loisirs à fabriquer les sandales destinées aux bergers de ses nombreux troupeaux 26. Ultérieurement d'autres clans, par conséquent d'autres patronymes vinrent grossir les rangs de cette sous-caste de savetiers.
Quant aux cordonniers (sakkeeɓe alawɓe ; sing. gaalabbo), ils sont reconnaissables aux patronymes de :

Selon l'auteur précédent, les fondateurs de la sous-caste des cordonniers appartenaient au clan des Darame, et c'est la raison pour laquelle ce clan détient le titre de foosiri, porté par le doyen ou chef politique de l'ensemble des sakkeeɓe.
Quoi qu'il en soit, si l'on s'en tient strictement à la consonance des patronymes, les cordonniers sont manifestement d'origine sarakolle, à l'exception des Caam, Mboh et Njaay. Ces derniers appartiennent à la caste des forgerons et bijoutiers (wayilɓe), lesquels échangent couramment des femmes avec les savetiers et cordonniers. Or, il n'est pas rare que les enfants issus d'alliances matrimoniales entre castes différentes s'intègrent au clan maternel, et en apprennent le métier en raison de la disparition prématurée du père. Professionnellement pour ainsi dire la caste maternelle est substituée à celle du père, ce qui entraîne un transfert probablement définitif de l'individu et de sa descendance.
Le sakke boɗeejo et le sakke gaalabbo ont apparemment un dénominateur commun, qui est d'être socialement dépréciés en raison de leur profession réputée avilissante. Celle-ci suppose, en effet, une manipulation de peaux (cawgu) en état de décomposition avancée. Le tannage artisanal comme le travail de cordonnerie exigent l'intervention de tous les moyens de préhension dont dispose l'artisan, pour tendre la peau et découper le cuir. Le sakke usera donc tout naturellement de ses dents, en outre des pieds et des mains. Telle est la raison de l'expression méprisante, directement allusive à la condition sociale des sakkeeɓe, à savoir nGatoowo cawgu, ou « personne mordant dans les peaux ».
Toutefois, cette commune dépréciation sociale du métier de peaussier et travailleur du cuir masque une réelle altérité entre les deux sous-castes. En fait, entre le boɗeejo et le gaalabbo, il existerait un clivage effectif, moins dans la spécialisation qui varie avec la demande, que dans la supériorité du second relativement au premier. Les sakkeeɓe alawɓe (cordonniers) se doubleraient le plus souvent de magiciens accomplis, d'où la crainte normalement inspirée aux sakkeeɓe woɗeeɓe 27 (savetiers), qui sembleraient au demeurant leur reconnaître une véritable position aristocratique sur l'ensemble de la caste des peaussiers et travailleurs du cuir.

8. Les lawɓe (sing. labbo)

La caste des boisseliers tiendrait son nom d'une déformation du substantif lewɓe, qui désigne les défricheurs, le travail de ceux-ci consistant précisément à abattre arbres et arbustes, en vue de gagner sur la forêt des terres de culture.
A l'origine, les lewɓe (défricheurs) avaient pour unique visée la préparation des champs, se débarrassant en conséquence des arbres et arbustes abattus, qu'ils jetaient ou livraient au feu. Par la suite, les arbres et les arbustes se révélant utilisables pour la fabrication d'objets et instruments divers, ils furent donc recherchés pour eux-mêmes par les lewɓe (défricheurs), qui acquirent de ce fait leur profession de lawɓe (boisseliers) et abandonnèrent progressivement l'agriculture.
Quoi qu'il en soit de cette genèse, les lawɓe actuels, c'est-à-dire les professionnels du travail du bois, sont répartis dans deux sous-castes, dont chacune possède sa propre spécialité.
Les lawɓe laaDe (sing. labbo laana), comme leur nom l'indique, construisent les pirogues et leurs accessoires pour le compte des subalɓe, professionnels de la pêche et du transport fluvial.
Néanmoins, il apparaît que les lawɓe laaɗe ne sont pas en totalité des constructeurs de pirogues, une fraction considérable de leur effectif s'étant de longtemps convertie dans l'exercice d'une autre activité. Ces dissidents choisirent d'accompagner les soldats en guerre pour les exhorter à la victoire, chantant les vertus du parfait combattant et flétrissant la peur ou le défaitisme. Les lawɓe laaɗe, définitivement convertis en chanteurs, portent le nom de lawɓe gumbala ou lawɓe kontimpaaji. Ils appartiennent donc tout naturellement aux laudateurs, et leur fonction sociale actuelle consiste dans l'évocation de ces épopées toucouleur où se seraient illustrés les guerriers seɓɓe d'antan. En tout état de cause, les manifestations publiques des lawɓe gumbala ne laissent jamais indifférents les descendants présumés de ces guerriers légendaires.

Les lawɓe laaɗe, comme leurs dissidents chanteurs (lawɓe gumbala), ont pour doyen ou chef politique un kalmbaan. Ce titre honorifique permet de faire la différence avec la seconde sous-caste de boisseliers (lawɓe worworɓe), qui n'en possède pas d'équivalent. Les lawɓe worworɓe (sing. labbo gorworo) répondent à l'appellation de maalaw, titre qui ne serait pas tant une distinction honorifique que la simple indication du genre de boisselier auquel l'on a affaire. Ainsi, maalaw est pur synonyme de sculpteur d'instruments domestiques et culinaires, tels mortiers (boBi), pilons (unuDe), calebasses (lehe), cuillères (kuunde), socles (tappirɗe), gourdins-battoirs (Boole), etc.

Il existe donc une certaine différence de degré entre lawɓe laaɗe (constructeurs de pirogues comme chanteurs) et lawɓe worworɓe : les premiers se tiennent pour les supérieurs des seconds, tandis que ceux-ci ne contestent pas leur infériorité 28. Le fait est que si les lawɓe laaɗe prennent quelquefois leurs épouses parmi les lawɓe worworɓe, en revanche la réciproque n'existe guère. Et s'il arrive que les mêmes lawɓe laaɗe échangent sporadiquement des femmes avec d'autres nyeenyɓe, tels les sakkeeɓe, wayilɓe, maabuɓe, wambaaɓe et buurnaaɓe, les lawɓe worworɓe apparaissent au contraire franchement exclus de ces alliances inter-classes, voyant leur isolat plutôt borné au seul groupement qu'ils constituent.
En réalité, du point de vue matrimonial la caste globale des lawɓe est communément réputée comme adepte de l'endogamie stricte. Cette réputation d'endogamie semble plus effective encore parmi les éléments de la caste des lawɓe que l'on retrouve ci milieu wolof, où ils vivent depuis fort longtemps, mais sans y avoir pratiquement noué des alliances matrimoniales. C'est à cette endogamie que les lawɓe du milieu wolof devraient peut-être d'avoir conservé un certain particularisme toucouleur, encore qu'ils pratiquent le bilinguisme pulaar-wolof. Il est également probable que cette même endogamie des lawɓe soit à l'origine de la réputation d'expertise sexuelle des femmes appartenant à cette caste. A tort ou à raison, les non lawɓe sont assez souvent persuadés que les relations sexuelles avec lesdites femmes sont bénéfiques 29. Peut-être, cette croyance procéderait-elle de la vigilante jalousie des hommes lawɓe, si ce n'est de l'inaccessibilité distinctive de leurs femmes.
Quoi qu'il en soit, la femme de caste labbo apparaît comme le parangon social de la croupe plantureuse et des reins souples. Cette souplesse est à vrai dire déroutante pour le spectateur des danses féminines lawɓe (arwatam), lesquelles sont généralement considérées comme scandaleuses parce que frisant l'obscénité...
La femme labbo est, d'autre part, spécialisée dans la fabrication et la vente des philtres, parfums et colifichets (gali) divers, tous également chargés de vertus érotiques, parce que susceptibles d'exacerber la virilité. Enfin, la femme de caste labbo possède un sens artistique certain, quotidiennement manifesté dans la décoration des calebasses (lehe nyenyaaDe) sculptées par son mari.

Qu'ils appartiennent à l'une ou l'autre des deux sous-castes constitutives, les lawɓe ont en commun une passion exclusive pour les ânes (bamɗi) dont ils possèdent des troupeaux entiers, servant au transport des pièces de bois à sculpter ou au déplacement des personnes. Les lawɓe qui sont des âniers remarquables ne pouvaient jadis admettre de conclure une alliance matrimoniale si la dot n'en était représentée, pour moitié au minimum, en têtes d'ânes. Mais, comme la tendance générale actuelle va dans le sens d'une monétarisation des prestations matrimoniales, il est clair que la dot fournie par les lawɓe accorde de moins en moins d'importance aux animaux, qui ne sont plus guère prisés.
Les lawɓe des deux sous-castes ont une patronymie similaire :

Il est néanmoins notoire que Soh, Gajaaga, Jum et Wany sont considérés comme plus authentiquement lawɓe que les autres, lesquels sont supposés être de souche assez récente. En règle générale, les Faam ressortissent à cette catégorie des lawɓe récents, et seraient dans une certaine mesure comme les inférieurs de la caste globale des boisseliers.
Toutefois, la tradition orale attribue aux lawɓe des origines peul, en se fondant sur le patronyme Soh qui était celui du clan ancestral des boisseliers. En outre, une légende assez répandue rapporte que « les lawɓe, les Fulɓe (peul) et les wambaaɓe sont issus de trois frères germains :

Une période de sécheresse exceptionnelle ayant fortement décimé le troupeau commun, Hammadi et Demba, renonçant définitivement au métier aléatoire d'éleveur, prièrent le Créateur de leur accorder d'autres fonctions pour assurer leur subsistance quotidienne. Ils furent entendus, et leur voeu exaucé : le premier devint boisselier, tandis que Demba se muait en guitariste. A la suite de quoi, ils conclurent avec leur frère Samba demeuré éleveur un pacte, aux termes duquel sur simple demande et sans nécessité de compensation, ils obtiendraient le lait et la viande 30... ».

9. Les buurnaaɓe (sing. buurnaajo)

L'origine linguistique de cette caste serait nettement formulée dans l'infinitif buurnoyaade, qui traduit l'opération ultime à laquelle procède le potier-céramiste : il cuit au feu pour les durcir tous les objets et instruments façonnés à partir de l'argile (vases, canaris, gargoulettes, encensoirs, etc.).
Mais, par-delà l'origine, qu'elle soit linguistique ou de toute autre nature, il subsiste une véritable problématique en ce qui concerne les buurnaaɓe. Car, si la poterie-céramique définit et situe les buurnaaɓe dans la division du travail social, en revanche les membres masculins de la caste semblent avoir depuis fort longtemps abandonné aux femmes toute compétence sur ladite activité artisanale. Autrement dit, l'on s'explique malaisément que les buurnaaɓe de sexe masculin, non seulement ne soient pas potiers-céramistes, mais n'exercent aucune activité professionnelle assignable, cependant que la poterie-céramique semble s'être par ailleurs transformée en métier féminin. En outre, la poterie-céramique ne paraît pas être demeurée un attribut de caste, puisque ledit métier est également pratiqué par les femmes des forgerons-orfèvres (wayilɓe) et des cordonniers-savetiers (sakkeeɓe), qui viennent donc s'ajouter aux femmes buurnaaɓe, voire se confondre avec elles dans l'exercice d'une activité sociale fort courante.
Il n'est donc pas certain que les ɓuurnaaɓe constituent une véritable caste, tout au moins relativement à la spécialisation professionnelle, car du point de vue de la stratification sociale ils prennent effectivement place dans la catégorie des nyeenyɓe, en matière matrimoniale comme en fait d'infériorisation et de courtisanerie.

Les buurnaaɓe auraient-ils été gens anciennement libres, mais actuellement déclassés ? Le fait que leur habitat traditionnel soit pour ainsi dire confondu avec celui des seɓɓe kolyaaɓe le donne somme toute à penser. Certes, la primauté sociale des kolyaaɓe sur les buurnaaɓe est actuellement indubitable, mais l'affinité territoriale est également observable (Canyaaf, Sincu Garba, Ngijilon, Gababe, etc.). Et l'on peut relever d'autres indices moins péremptoires, tels la similitude de certains patronymes kolyaaɓe et buurnaaɓe, ainsi que la commune réputation sociale de turbulence, bouffonnerie et violence verbale des deux groupements.
Dans quelle mesure est-il alors possible d'écarter complètement l'hypothèse d'une unité de souche des kolyaaɓe et buurnaaɓe ? Selon cette hypothèse, les buurnaaɓe étaient jadis des esclaves, que les guerres auraient postérieurement promus à une catégorie sociale différente. Cette promotion s'opérait par l'intermédiaire du processus suivant : les esclaves d'antan étaient contraints de faire la guerre pour le compte des maîtres, tout en étant sûrs de recouvrer leur liberté en cas de victoire, les vaincus se substituant aux vainqueurs. Il n'est donc pas invraisemblable que les buurnaaɓe comme les kolyaaɓe soient d'anciens esclaves-soldats. Les seconds ont, toutefois, assumé leur promotion sociale, alors que les premiers ne semblent guère y être parvenus.

En vérité, les connaissances relatives aux buurnaaɓe sont plutôt limitées, et nulle légende ne vient au secours de la fixation des origines, pas même sous la forme de vagues orientations. Ce qui est certain c'est que les buurnaaɓe comptent au nombre des castes les plus réduites quant à l'effectif et à la dispersion géographique ; ils répondent généralement aux noms patronymiques de :

10. Les wambaaɓe (sing. bambaaɗo)

Si l'on en croit une thèse assez répandue, les wambaaɓe — dont l'effectif est également très limité — seraient d'origine peul (lasli wambaaɓe ko fulɓe). En tout cas, il est notoire que « les wambaaɓe habitent le plus souvent avec les Peul sédentaires et ne les quittent jamais, car ils en obtiennent leur subsistance. Et c'est en raison de cette cohabitation assez spéciale que les wambaaɓe ont reçu leur dénomination de caste, dénomination traduisant littéralement la situation de dépendance sociale des personnes portées sur le dos de leurs protecteurs, comme une mère procède (wambude) habituellement avec son nourrisson 31. »
Sans doute, le fait de dépendre des Peul pour la subsistance quotidienne n'implique pas fatalement des origines peul. Cependant, il convient de se remettre en mémoire la légende qui fait du premier bambaaɗo, comme du premier labbo, un Peul en rupture d'ethnie et d'élevage; sans compter que le patronyme peul Baa est celui de la quasi-totalité des wambaaɓe. A cet égard, les rares exceptions concernent des originaires de certaines autres castes, qui ont choisi de s'intégrer au groupe des wambaaɓe. Par exemple, l'on trouve à Meri (près de Mbumba) des maabuɓe (Gise) entièrement convertis en wambaaɓe, jusqu'à l'adoption intégrale des traditions de ceux-ci. L'on peut également observer à Celaao (près de Njum) la présence de lawɓe (Jum), qui se donnent pour wambaaɓe et agissent comme tels.
Ces deux cas observés — que l'on pourrait bien sûr multiplier largement — concernent des maabuɓe suudu Paate et lawɓe gumbala, par conséquent des chanteurs qui ont probablement estimé plus avisé et rentable de se faire guitaristes, pour accompagner eux-mêmes leur voix. Alors que le métier de guitariste constitue la fonction sociale unique des wambaaɓe.
Or, chanteurs, guitaristes et généalogistes ressortissent également à la classe des laudateurs, la conversion apparente du maabo suudu Paate en bambaaɗo — plutôt le cumul de deux fonctions par une seule personne — est chose normale. Car, les castes de même nature s'identifient de manière pour ainsi dire permanente et s'interpénètrent largement, aussi bien du point de vue du travail social, confondu dans notre exemple, qu'au plan de l'échange matrimonial.

Les guitaristes non-wambaaɓe étant exclus — qui auront toujours au demeurant un patronyme autre que Baa — les wambaaɓe de stricte tradition sont reconnaissables à la guitare (hoddu ; pl. kolli) qu'ils portent constamment en bandoulière sous le boubou.
La guitare du bambaaɗo est de dimension petite ou grande selon que le guitariste est jeune apprenti ou virtuose consacré. Toutefois, elle comportera invariablement les cinq cordes réglementaires en crin de cheval finement tressé, ce qui la distingue de la guitare monocorde (nyaanyooru) peul que complète un archet. Les cordes multiples de la guitare bambaaɗo sont tendues sur une peau recouvrant complètement un coffre de bois de forme cylindro-ovalaire, prolongé par un manche-clavier d'où partent lesdites cordes.
Le bambaaɗo travaille le plus souvent assis en tailleur, l'instrument reposant sur ses jambes : les doigts de la main gauche coincent les cordes sur le manche-clavier, et ceux de la main droite les pincent pour en obtenir des vibrations amplifiées par le coffre-tambourin.

Les auditeurs de la guitare bambaaɗo connaissent sans nul doute une intense émotion artistique. Le virtuose bambaaɗo, en tout cas, est capable de se mettre immédiatement au diapason de n'importe quelle voix humaine, pour valoriser n'importe quelle chanson sacrée ou profane:

Le guitariste bambaaɗo est pour ainsi dire le musicien universel de la société toucouleur, musicien à la mémoire prodigieusement riche de « partitions » jamais écrites, où les thèmes fourmillent dans leur diversité, Car, le guitariste bambaaɗo est l'artiste qui sait évoquer avec autant d'aisance que de charme la guerre et l'amour, la mort comme le plus pur badinage : les thèmes musicaux sont au bout de ses doigts agiles et en jaillissent littéralement par la médiation des cordes frémissantes...
Le bambaaɗo sera naturellement présent à toutes les fêtes et réjouissances. En temps ordinaire, il sera le courtisan aux aubades discrètes : celui que l'aubade honore ne refuse jamais de manifester concrètement sa satisfaction par le don de vêtements ou d'argent. Car, la manière de courtiser du pudique et taciturne bambaaɗo est le délassement du courtisé : celui-ci recevant longuement les flatteries de la généreuse guitare est tout naturellement disposé à sacrifier une partie de son bien en compensation.

11. Les awluɓe (sing. gawlo)

S'il est des laudateurs situés aux antipodes des wambaaɓe, quant à la pudeur et à la discrétion, ce sont bien les awluɓe. Non seulement le gawlo se définit par une complète absence de pudeur et discrétion (ala gace, annda suturo), mais partout où il manifeste son art il tonitrue positivement, et se pose généralement en homme qui revendique son entretien permanent par la collectivité sociale.
En fait, les awluɓe sont les donataires universels 32 de la collectivité toucouleur, et reçoivent des subsides de tous les horizons sociaux sans distinction, qu'il s'agisse des rimɓe, des nyeenyɓe comme des jyaaɓe. Les awluɓe quémandent (nyaagaade) sans aucune considération pour l'extraction sociale du donateur, mais préoccupés seulement de savoir s'ils vont obtenir satisfaction. Et si d'aventure les awluɓe ne reçoivent rien ou trop peu à leur gré, malheur au réticent : il est proprement vilipendé et traité de vulgaire avare (fomuura).
Actuellement, la conviction collective toucouleur, qui se fonde sur le comportement même des awluɓe, est que ceux-ci se sont ravalés au plus bas des catégories sociales, voire après les esclaves. Et il semble que parmi les nyeenyɓe dont ils relèvent normalement les awluɓe soient ceux auxquels l'expression de nyaamakala est le plus approprié, à savoir « les personnes qui mangent à tous les râteliers ».
Les awluɓe sont fréquemment assimilés à des hyènes (pobbi), parce qu'ils se déplacent en bandes et « attaquent leurs victimes » par surprise. La tactique du gawlo solitaire, qui a jeté son dévolu sur telle personne déterminée, consiste généralement à ameuter l'entourage par ses vociférations, comme pour le prendre à témoin de la confrontation qui va suivre entre lui et le riche auquel il vient réclamer une part de son bien. Dans la majorité des cas, sinon dans tous, c'est l'attaqué qui décroche le premier: la présence des spectateurs le contraint pour ainsi dire moralement à faire acte de générosité à l'endroit du gawlo. Alors, il s'exécute sans enthousiasme — il donne (o rokka) — à la fois pour en finir d'être objet de spectacle, et pour que le gawlo cesse de s'époumoner. Celui-ci étant parvenu à ses fins change immédiatement de registre, et se confond en louanges et bénédictions.

Si la légende populaire n'avait déjà fixé leur origine, les awluɓe auraient tout aussi bien pu procéder du verbe suranné awlude. Ce verbe qui donne le substantif gawloowo (pl. awlooɓe) traduit l'action de touiller ou encore celle de rabrouiller, lesquelles actions ne sont pas tellement éloignées de la manière habituelle aux awluɓe dans l'exercice de leur fonction...
Mais, selon les termes de la légende l'origine des awluɓe serait autrement plus complexe :

« La bataille de Booborel (Yirlaaɓe) mit aux prises envahisseurs Peul et autochtones Serer, l'issue étant la défaite des seconds. Il ne s'offrait par conséquent d'autre issue aux Serer battus que la fuite, pour rallier au plus vite les villages riverains du fleuve Sénégal, et échapper aux Peul, c'est-à-dire au massacre ou à l'esclavage. Or, au nombre des fuyards, deux frères qui faisaient bande à part s'égarèrent en cours de chemin. Le cadet recru de fatigue et d'inanition dut bientôt renoncer : l'aîné ne pouvant ni l'abandonner ni le transporter, et la fuite devenant urgente, il fallut bien à celui-là offrir un morceau de sa chair à son cadet pour restaurer ses forces défaillantes, et poursuivre son chemin.
Découvrant longtemps après qu'il devait la vie et la liberté au sacrifice de son aîné, le cadet jura alors de consacrer le reste de son existence à chanter les louanges de son sauveur : la caste des awluɓe était née 33. »

Il faut admettre que l'exemple de cet ancêtre légendaire a été suivi par sa descendance, et qu'il a fait largement école parmi de nombreux autres clans, si l'on en juge par les différents patronymes des awluɓe. Ils sont respectivement :

Le titre honorifique (farba gawlo) de doyen de la caste des awluɓe n'appartient cependant à aucun de ces patronymes en particulier. A cet égard, il dépendrait plutôt des traditions de chaque province du Fuuta-Tooro. Pour se limiter à deux exemples, l'on constatera qu'à Mbumba (département de Podor) le farba gawlo appartient au clan patronymique des Samm, tandis qu'il sera Mbay à Sincu Bamambe (département de Matam). Sans compter qu'au temps jadis, l'almaami ou le chef traditionnel quelconque choisissait lui-même le farba gawlo.
Il est de fait qu'en ces périodes anciennes le gawlo avait un rôle social fort apprécié. Il était le mémorialiste attitré des grandes familles détentrices du pouvoir politique et religieux. D'autre part, la collectivité sociale n'avait nul historien si ce n'était le seul gawlo. Celui-ci devait être présent à toutes les batailles livrées par son « prince », non seulement pour affermir de la voix le courage des combattants — ou négocier une trêve, voire une capitulation le cas échéant — mais également pour se documenter et transmettre ce qu'il avait vu.
Le gawlo devait à tout moment et en tous lieux chanter les louanges de son maître-employeur, pour le faire connaître et aimer, entretenir pour ainsi dire sa réputation sociale par une propagande zélée et constante. D'où la nécessité pour le propagandiste d'assimiler parfaitement la généalogie de la maison qui se l'était attaché, nécessité d'intérioriser cette généalogie dans ses moindres détails, à compter de l'ancêtre-souche jusqu'au benjamin, les collatéraux et alliés compris.
Le gawlo d'antan — griot généalogiste effectif, dont la race est en voie de disparition — n'ignorait rien d'un passé social gravé pour ainsi dire dans sa mémoire, cette véritable encyclopédie transmise de père en fils.
Ce savoir en quelque sorte professionnel — expurgé naturellement de tous les faits peu reluisants ou franchement déshonorants — permettait au gawlo de jadis de prêter ses services pour divertir, avec la collaboration musicale de son compère le guitariste bambaaɗo. Tandis que pour leur part les femmes awluɓe rehaussaient de leurs voix de cantatrices chevronnées l'éclat des cérémonies familiales, où les bolong 34 donnaient le rythme à ces chansons improvisées connues sous le nom de leur leitmotiv, à savoir le yeelaa-yeelee.
Historiens, propagandistes, techniciens de la diffusion sociale e divertisseurs attachants : les awluɓe étaient tout cela également mais encore des diplomates avisés, chargés à ce dernier titre dt toutes les questions où les ressources de la langue étaient déterminantes. C'est la raison pour laquelle le prestige de telle personnalité exigeait qu'elle s'attachât les services d'un gawlo. Et celui-ci était littéralement aux anges quand, son bonnet rouge en bataille et la bouche remplie de kola, il caracolait à travers champs et villages pour le compte de son maître.

Le temps est probablement révolu où le gawlo, attaché de père en fils à telle maison qu'il servait passionnément, s'en trouvait périodiquement récompensé au moyen de l'or, de vêtements, de bétail, voire d'esclaves. L'évolution économique et sociale a profondément modifié cette situation. Certes les awluɓe sont encore légion, mais leurs services trouvent moins de preneurs que jadis, et les rares employeurs des awluɓe actuels savent difficilement, semble-t-il, égaler la générosité légendaire des anciens. Est-ce que par là même, la relation dimo-gawlo n'aurait pas dû connaître son terme historique ? Car, en raison élu déséquilibre prononcé qui marque le groupe social toucouleur eu égard à ses traditions lointaines, il devait progressivement s'imposer au griot, et à tous les autres laudateurs-courtisans, également privés des mécènes traditionnels antiques, la nécessité du choix entre la reconversion dans une autre forme d'activité sociale et le parasitisme. C'est, en règle générale, cette dernière option qui l'a emporté sur la première. Il semblait probablement difficile qu'il en fût autrement, car le parasitisme est une solution plus immédiate, en ce sens qu'elle n'exige de son tenant aucune disposition ni formation spéciale. En outre, pour ce qui concerne strictement le gawlo la situation se complique du fait qu'il a précisément reçu pour rôle social, donc pour toute formation, la seule dépendance à l'égard de la générosité d'autrui. Jadis, il savait mériter cette générosité, tandis qu'actuellement ce mérite n'est plus guère évident, à la fois en raison directe de l'ignorance quasi-générale des awluɓe quant au passé social depuis trop longtemps révolu, et parce que les remaniements sociaux en cours ont d'une certaine manière frappé d'anachronisme l'existence même du gawlo.
Au fur et à mesure de l'actuelle évolution sociale de type moderniste, il semble que la générosité altruiste doive devenir plus réticente. Et plus cette générosité se fera réticente, plus le parasitisme du griot s'en trouvera surexcité, et il se verra alors contraint pour subsister d'élargir à toutes les castes, sans distinction, le cercle de ses bienfaiteurs.

Les awluɓe incarnent bien à l'heure actuelle le parasitisme exacerbé, ce ngawlaagu que l'on pourrait définir véritablement comme une névrose du gain. Les awluɓe seront de tous les mariages et baptêmes, pour y recevoir leur part. Les personnes nanties ou supposées telles recevront constamment leurs visites, à domicile — de préférence à la fin du mois — sous des prétextes aussi divers que fallacieux (salutations, adieux, etc.). Car, les awluɓe sont perpétuellement en voyage, n'hésitant guère à poursuivre la richesse partout où elle est censée se trouver, et jusque chez le migrant toucouleur installé hors du Sénégal, pour peu que la rumeur de son aisance relative ait été imprudemment (ou perfidement) répandue. C'est l'explosion dans l'esprit du gawlo ! Il quémandera son billet de passage pendant tout le temps nécessaire, puis il ira se rendre compte sur place. De toute manière, il est entendu que l'hôte du gawlo devra non seulement le rapatrier de ses deniers, mais en outre lui faire un don important (dokkal mawngal), qu'il faudra tâcher de proportionner à la distance franchie par le donataire... Celui-ci ne se décourage pas facilement, puisque rabroué il revient plus tard à la charge, avec le sourire.

Il n'est guère surprenant dès lors que les griots apparaissent généralement mieux habillés et mieux nourris que leurs concitoyens des autres castes, tandis que les épouses des awluɓe seront parmi les femmes toucouleur les plus chargées d'or, entre autres bijoux de prix.
La contrepartie de cette situation privilégiée des awluɓe sera une certaine absence de vie familiale adaptée, absence due pour une large part à cette manie ambulatoire spécifique de la caste, qui est en outre caractérisée par un système d'éducation assez sommaire. En dehors de quelques généalogies de plus en plus frappées d'inexactitude, le fils apprendra du père gawlo la seule méthode efficace pour se libérer définitivement de toute pudeur et amour-propre inhibiteurs, ces ennemis déclarés du parasite. Semblable système d'éducation se traduira naturellement parmi l'élément féminin de la caste en une liberté sexuelle complète, par conséquent la facilité des conduites adultérines. C'est probablement la raison pour laquelle le divorce est tellement plus fréquent parmi les awluɓe que dans n'importe quelle autre caste toucouleur.

La seconde catégorie sociale toucouleur des nyeenyɓe est épuisée avec les awluɓe (griots) qui en constituent la septième caste fondamentale, après les wambaaɓe (guitaristes), les buurnaaɓe (potiers-céramistes), les lawɓe (boisseliers et chanteurs), les sakkeeɓe (peaussiers), les wayilɓe (forgerons-bijoutiers) et les maabuɓe (tisserands et chanteurs).
Toutefois, il convient de préciser que l'ordre qui a été suivi dans la nomenclature des castes nyeenyɓe ne correspond aucunement à une quelconque hiérarchie de ces castes. Le problème est au demeurant de savoir s'il existe une hiérarchie effective à l'intérieur dt la catégorie sociale des nyeenyɓe ? Sans doute, les nyeenyɓe se répartissent en deux strates, mais ces strates ne sont réellement distinctives qu'en ce qui concerne la division générale et technique du travail social, entre manuels (fecciram golle), d'une part, et laudateurs-courtisans (nyaagotooɓe), d'autre part. A tout autre égard que le labeur dévolu, il n'apparaît pas de différence effective entre ces deux strates, par ailleurs couramment alliées d'un point de vue matrimonial. Or, l'échange de femmes est d'une certaine manière le signe de l'égalité, sinon de l'identité sociale entre les échangistes.
Quoi qu'il en soit, les fecciram golle sont socialement des égaux à l'exclusion, toutefois, des lawɓe (boisseliers), qui répugnent généralement à être assimilés aux nyeenyɓe. Mais, c'est là une simple répugnance particulariste que pour leur part les autres nyeenyɓe révoquent en doute, n'admettant aucune différence entre eux-mêmes et les lawɓe.
D'un autre côté, il est également certain que les laudateurs sont tous au même niveau social, bien qu'il soit notoire que les awluɓe s'en excluent d'eux-mêmes, pour préférer une position d'infériorité. C'est ainsi que les awluɓe ne prendront femme qu'au sein de leur propre caste, pour la raison précise qu'une épouse d'une autre origine ne leur serait pratiquement d'aucun secours dans la fonction parasitaire. Inversement, semble-t-il, nul nyeenyo ne voudrait d'une femme gawlo, parce qu'il y aurait risque de la voir passer son temps à susciter la générosité publique au détriment de son ménage.
En définitive, l'on peut poser l'égalité apparente des castes constitutives de la catégorie des nyeenyɓe, car l'adage affirme bien que « rien ne ressemble à un nyeenyo autant qu'un autre nyeenyo » (nyeenyo ko nyeenyo tan!). Il convient cependant de faire des réserves en ce qui concerne respectivement les lawɓe, qui rejettent leur appartenance nyeenyo, et les awluɓe, ceux-ci apparaissant tant soit peu à la fois comme rejetants et rejetés.

12. Les maccuɓe (sing. maccuɗo) 35

Une certaine verve populaire désigne parfois les maccuɓe sous le vocable de majjuɓe. Mais, majjuɓe constitue à peine un calembour, tant il définit avec précision la situation sociale traditionnelle des esclaves toucouleur. En effet, majjuɓe (sing. majjuɗo) signifie proprement « personnes égarées, qui ne retrouvent plus leur chemin » ou encore « personnes ignorantes, dépourvues des lumières ». Et dans l'esprit populaire ce terme de majjuɓe, substitué à maccuɓe pour nommer les esclaves, sera une allusion claire au fait que ceux-ci ont définitivement perdu jusqu'au souvenir de leurs premières origines sociales.
Les maccuɓe (esclaves) voilà sûrement des majjuɓe (perdus, inconscients), qu'ils aient été précédemment capturés par rapt ordinaire, ou pris à la guerre par leurs vainqueurs. Quoi qu'il en soit, arrachés à leur milieu social naturel, à leurs familles et traditions propres, les esclaves sont toujours transférés à l'inconnu, et c'est pour y prendre fatalement un rang inférieur à celui de leurs origines. Que relativement à sa situation sociale initiale l'esclave (maccuɗo) soit perdu (majjuɗo) comme individu, la conséquence est bonne et le fait indubitable. Sans doute, l'esclave parvient assez rapidement à s'adapter à sa condition servile, condition à laquelle tout naturellement sa descendance s'assimile encore davantage, sans ressentiment ni révolte.

Les effectifs des esclaves toucouleur apparaissent encore importants, mais ils ont à coup sûr été supérieurs dans le passé : selon certaines estimations ils dépassaient même ceux de toutes les autres castes réunies. En fait, l'esclavage était jadis plus réel et irréversible, certaines familles notoires ayant possédé jusqu'à plusieurs milliers d'esclaves. Or, s'il désirait mettre fin à sa condition — l'abolition n'étant pas encore intervenue, et s'affranchir étant pour ainsi dire donné à fort peu de gens, à cause des prix élevés — l'esclave ne disposait que du seul marronnage (dogde). Mais, dans la majorité des cas la fuite de l'esclave débouchait sur une autre capture, par conséquent le transfert simple à un nouveau maître. Car, le fuyard devait certainement parcourir beaucoup de chemin pour rallier son pays d'origine, parce que ce pays était probablement éloigné. Sans compter que ledit fuyard ne connaissait peut-être pas ce chemin, ni parfois l'idiome local pour s'enquérir de la route : précisément, cette ignorance le désignait assez rapidement à l'attention cupide d'autres ravisseurs. Outre cette quasi-irréversibilité de la condition de l'esclave d'antan, il faut également songer que la richesse de jadis consistait essentiellement en esclaves, en ce sens que les esclaves étaient les producteurs non rétribués de cette richesse. Pour accroître ces richesses, il y avait donc nécessité de posséder le plus grand nombre d'esclaves, lesquels étaient par ailleurs monnaie courante, autant pour l'acquisition des terres et du bétail que dans l'échange matrimonial.
Cette valeur considérable et universelle de l'esclave faisait de chacun un esclave potentiel dans la société toucouleur. Car, l'on n'hésitait nullement dans son propre village à s'emparer d'un plus faible que soi, pour le vendre. D'autre part, l'on pouvait toujours par ce moyen commode se débarrasser sans retour d'un adversaire politique, voire d'un parent encombrant. Il suffisait de s'entendre avec des razzieurs professionnels et d'endormir la méfiance des futurs esclaves. Ceux-ci, ignorant que leur sort était déjà scellé, accompagnaient leurs vendeurs en un lieu apparemment anodin, mais convenu d'avance avec les razzieurs. Il ne restait plus à ces derniers qu'à opérer, payer le marchand-racoleur et s'éloigner. C'est ainsi que dans une seule journée intervenait la disparition de plusieurs personnes, et lorsque l'on s'apercevait du fait il était généralement trop tard, les disparus étant à plusieurs lieues du village.

Irréversibilité de la condition d'esclave, cupidité attisée par sa valeur monétaire universelle, et jungle sociale de l'époque : telles étaient les principales raisons de la croissance continue des effectifs de la caste servile.
Toutefois, d'un autre côté, la guerre se chargeait de réduire constamment lesdits effectifs, l'esclave étant également un conscrit de choix. Si la guerre le supprimait les conséquences sociales en étaient assez limitées. Par contre, si l'esclave remportait la victoire et gagnait de ce fait sa libération, les vaincus le remplaçaient dans les chaînes. A cet égard, les guerres saintes d'El Haaj Umar Taal furent, pour les esclaves originaires du Fuuta-Tooro, de véritables hécatombes à Ségou, Nioro, Kayes, Dinguiraye, etc. Mais, les guerres créèrent également le courant inverse, c'est-à-dire qu'elles drainaient vers le Fouta maints esclaves d'origines diverses : bambara, malinke, sarakolle, voire wolof.

La diversité de leurs origines géographiques, et leur instabilité familiale et sociale expliquent, conjointement, cette patronymie proprement illimitée et anarchique des esclaves. Ils étaient indifféremment intégrés au clan patronymique de leur maître — dont ils pouvaient fréquemment changer — ou bien ils conservaient le patronyme de leur origine ethnique, sinon se donnaient un nom fantaisiste pour celer cette origine noble, et tenter ainsi, au moins apparemment, de la soustraire à l'infamie de la condition servile.
Les esclaves toucouleur qui répondent aux patronymes de Keyta, Kulibali, Taraore, etc., sont de provenance malinke-bambara. Quand ils sont de souche peul-toucouleur, Baa, Dembele, Ja, Jallo, Soh, etc., constituent couramment leurs clans patronymiques. Les esclaves d'origine maure harattin (Hardaane) sont Faal, Hameyti, Jaabi, Jaany, Sy, etc., et les originaires de l'ethnie wolof, Joop, Njaay, Loom, etc., les sarakolle Kamara, Kebbe, ou Tunkara.
Il s'ensuit de leur instabilité sociale, et de leurs origines variables, que les esclaves n'ont pas à vrai dire de traditions spécifiques. Sans doute, jadis, toute collectivité d'esclaves ayant quelque importance numérique (par exemple, esclaves des petits souverains locaux et chefs provinciaux, ou encore esclaves des familles notoires), se voyait généralement désigner par son maître un jagodiin 36. Celui-ci était en quelque sorte le chef de la collectivité des esclaves, sur lesquels il avait tant soit peu d'ascendant. Il était chargé de la surveillance générale, et de la répartition des tâches, ainsi que des questions relatives à l'installation et à l'intendance.
Le jagodiin agissait au nom du maître commun, rendait à celui-ci des comptes quotidiens, en même temps qu'il prenait ses instructions et transmettait les doléances des esclaves. Le jagodiin demeurait cependant un esclave comme les autres, en dépit de certains privilèges attachés à la fonction qui lui était dévolue, fonction dont il était démis dès qu'il cessait d'avoir la confiance de son maître. En revanche, il est vraisemblable que tel jagodiin loyal et irréprochable par la qualité de ses services et de sa conduite, en était à la longue dûment récompensé par le maître, qui prononçait son affranchissement.

En ce qui concerne le labeur, les esclaves acquéraient pour unique spécialité professionnelle celle que voulait bien leur assigner le maître. D'où l'éventail quasi illimité du travail servile, les esclaves étant cultivateurs, bûcherons, palefreniers (suufaa), gardes du corps, maçons, charpentiers, domestiques, etc. Ils se livraient en outre à beaucoup d'autres activités, s'il est vrai que le labeur relève naturellement et par définition sociale de la compétence universelle de l'esclave, aux bras de fer, mais à l'esprit combien obtus (muddo) selon l'imagerie populaire 37.
A la longue, pourtant, les esclaves se spécialisaient dans certains secteurs du labeur social, soit par exemple comme tisserands (sanyooɓe), ou encore comme tueurs et dépeceurs (huttooɓe) d'animaux de boucherie. Néanmoins, la spécialisation professionnelle des esclaves de jadis ne profitera que bien plus tard à leur descendance : celle-ci finira par acquérir le loisir d'exercer librement et pour ainsi dire en permanence certains métiers qu'avaient appris et transmis les ascendants. Mais, il n'était pas pour autant question de se prévaloir desdits métiers pour s'intégrer aux castes correspondantes, et par conséquent échapper à la condition servile.

En tant qu'ils étaient d'une certaine manière assimilables à n'importe quel bien meuble, les esclaves ne pouvaient ni posséder ni hériter. Le cas échéant, ils étaient au contraire partie intégrante de l'héritage, demeurant par ailleurs transférables à la moindre occasion, soit à la suite d'une vente régulière ou d'une cession gratuite, soit encore parce qu'ils entraient dans la composition d'une quelconque prestation matrimoniale.
A ce dernier titre, il est à remarquer que la valeur monétaire de l'esclave — sans considération pour le sexe ou l'âge — était fixée au taux invariable de cinq vaches (kolce joy), à défaut de quoi un cheval pur sang (gool ou ndimaangu) pouvait faire l'affaire. Ainsi, pour obtenir jadis la main d'une femme de famille, il fallait pouvoir donner en compensation (tenGe) trois esclaves pour le moins. C'est seulement avec la raréfaction des esclaves que le bétail (15 vaches) prit le relais dans ce domaine des prestations matrimoniales. Actuellement, la dot toucouleur semble entièrement monétarisée, subissant des fluctuations considérables selon la caste des conjoints, les traditions des villages et des familles, également selon le milieu coutumier voire urbain, où se nouent les liens matrimoniaux.
Quant à l'esclave, il n'avait lui-même nulle prestation à acquitter pour se marier. Les conjoints esclaves comme leurs enfants à naître appartenant également à des propriétaires assignables, c'est par conséquent à ceux-ci qu'il incombait de prendre en charge les frais matrimoniaux correspondants. Il s'agit au reste de frais limités au strict minimum religieux (ruhu dinaari ou rubuc dinaari), qui est fixé à la valeur vénale d'un gramme d'or (nayaBal minkelde), au cours le plus récent du précieux métal.
A l'heure actuelle, l'on observe que si le consentement de leurs maîtres est encore requis pour l'union matrimoniale des esclaves, en revanche ces derniers devront acquitter eux-mêmes la dot réduite 38 due par les hommes de la caste servile, sinon dépasser largement ce minimum pour obtenir la main de l'épouse. La dot réduite moyennant laquelle un esclave est uni à une esclave appartient naturellement au maître de celle-ci, de même que ledit maître a une option prioritaire sur les enfants issus du ménage.

Il est certain qu'en milieu social toucouleur l'esclavage a subi de très profondes mutations, singulièrement sous son aspect de dépendance vis-à-vis d'un maître. En revanche, il est notoire que l'esclave demeuré ad valorem au dernier degré de l'échelle sociale globale est toujours inférieur à l'individu de n'importe quelle autre caste considérée.
Toutefois, en matière économique, par exemple, l'esclave est aujourd'hui entièrement libre de son travail, dont le fruit lui appartiendra par conséquent en toute propriété. Quant au maître traditionnel il apparaît toujours plus nominal, et semble n'avoir plus droit depuis longtemps à la moindre prestation de service de l'esclave. Au reste, les rôles seraient à cet égard quelque peu inversés : l'esclave excipant de son infériorité et manifestant une allégeance superficielle demandera périodiquement des subsides et cadeaux au maître traditionnel dessaisi. Les relations actuelles du maître et de l'esclave toucouleur semblent avoir inauguré une certaine forme d'exploitation du premier par le second, qui aurait donc pris conscience de lui-même et du bénéfice à tirer de sa situation d'infériorité sociale.

En définitive, il apparaît que la catégorie servile existe encore dûment dans la société toucouleur. Elle y constitue un groupement effectif, une caste réelle pour ainsi dire, caste fortement organisée et quasiment endogame, à l'unique exception de l'esclave de sexe féminin qui peut devenir la concubine (taara) légale d'un homme appartenant à une autre caste.
Mais, il est incontestable que dans sa quasi-unanimité la caste des esclaves a cessé de s'identifier à la condition servile d'antan. C'est une rare minorité qui serait demeurée tant soit peu soumise (halfaaɓe). Et encore, les représentants de cette minorité s'en tiennent généralement à des accommodements (maslaha) courtois, et admettent difficilement d'obtempérer à des ordres extérieurs. Au demeurant, nulle personne avisée ne songera sérieusement à leur en donner: ce serait la meilleure manière de s'attirer une réplique injurieuse et sûre de son impunité. Car, il ne subsiste plus aucun moyen pour sévir contre l'esclave, s'il est vrai que les lois en vigueur nient formellement son existence.
L'on assiste par conséquent à une mutation radicale de la société toucouleur, encore que l'égalité entre les personnes soit seulement prônée par lesdites lois. Au-delà de celles-ci, il y a la réalité ethnique qui serait grosso modo la suivante : l'esclave toucouleur a tiré la conséquence de l'évolution sociale, en rompant unilatéralement avec la dépendance 39, mais la mentalité collective n'a pas varié, quant aux conceptions profondes. Aux termes de ces conceptions, les esclaves seront congénitalement, et en toutes circonstances, des êtres inférieurs. C'est dire que dans l'esprit du Toucouleur traditionaliste il n'existe aucune distinction entre les libérés sur parole (Daccanaaɓe Allah), auxquels leurs maîtres ont volontairement renoncé, les libertaires (taƴɓe-ɓoggi), qui ne se reconnaissent plus aucun maître, et les affranchis (soottiiɓe), qui ont dûment acquitté le montant 40 de leur rachat.

III. — Théorie sommaire et actualité des castes toucouleur

La collectivité sociale toucouleur apparaît donc sous les douze castes constitutives qui viennent d'être énumérées. Et ces castes se répartissent en nombres variables dans six strates, se réduisant elles-mêmes à trois catégories fondamentales, à savoir les hommes libres, les professionnels et les esclaves.
Si la notion de caste correspond bien dans la société toucouleur à une réalité juridique informelle, cette notion semble néanmoins devoir admettre deux limites dans le consensus social actuel. La première de ces limites est une absence d'endogamie stricte, car lesdites castes sont dans une très large mesure compatibles et s'interpénètrent effectivement, comme il sera davantage et spécialement précisé en son temps.
La deuxième limite, qui est une conséquence de la première, est qu'à l'exclusion du cas particulier des tooroɓɓe et maccuɓe, les autres castes ne sont nullement hiérarchisées en tant que telles, et les unes relativement aux autres. La hiérarchie sociale toucouleur, si elle existe, sera davantage observable au niveau des catégories fondamentales, qui intègrent les castes. A cet égard, du reste, la caste apparaît plutôt comme une simple précision apportée pour ainsi dire au statut social de la personne considérée. Mais, cette précision n'est nullement nécessaire, étant donné que ledit statut est déjà tout entier englobé dans la catégorie d'appartenance, c'est-à-dire dimo, nyeenyo ou jyaaɗo. La catégorie sociale d'appartenance serait d'une certaine manière le genre primordial, dont la caste apparaît rigoureusement comme une spécification particulière.
Il s'ensuit que le concept de catégorie sociale est, sinon plus approprié que celui de caste, du moins recouvre une plus grande réalité quant à la stratification de la société toucouleur. Quant au concept même de strate, qui aura chemin faisant permis de rendre compte des clivages à l'intérieur des trois catégories sociales fondamentales, il mériterait d'être dûment reconsidéré au terme du présent travail. Nous croyons préférable de substituer sous-catégorie à strate, en ce sens que les clivages en question sont de deux sortes bien distinctes. Il y a, d'une part, opposition apparente entre le supérieur et l'inférieur, c'est-à-dire, par exemple, entre rimɓe ardiiɓe (cadres sociaux temporels ou spirituels) et rimɓe huunyɓe (libres mais courtisans), ou encore entre esclaves affranchis (jyaaɓe soottiiɓe) et esclaves dépendants (jyaaɓe halfaaɓe). D'autre part, le clivage entre deux sous-catégories pourra intervenir sur le plan plus général de la division du travail, tel que le fait se manifeste entre un fecciram golle quelconque (tisserand par exemple) et un laudateur également pris au hasard (guitariste). Il est évident que ce dernier clivage au sein d'une catégorie sociale ne préjuge en rien du parasitisme qui se sera, par exemple, greffé sur une situation initiale d'égalité, ou complémentarité dans le labeur. L'on songe, à cet égard, au griot relativement aux autres nyeenyɓe.

Quoi qu'il en soit des strates ou sous-catégories il est en tout cas manifeste que la catégorie sociale fondamentale des rimɓe, nyeenyɓe ou jyaaɓe correspond toujours à une sorte déterminée de signification collective pour l'ensemble des personnes qui s'en réclament. Autrement dit, l'attitude sociale permanente est la valorisation spontanée de la personne, ou bien sa dévalorisation foncière à partir du seul énoncé de sa catégorie d'appartenance, laquelle constitue par conséquent une fiche d'identité morale individuelle, sinon une définition intrinsèque et extrinsèque de telle personne déterminée. Ainsi, le dimo ne peut pas être dépourvu du sens aigu de la dignité, autrement il cesserait d'être dimo. Le nyeenyo sera invariablement situé en termes d'impudeur (susde gacce), et d'âpreté au gain (reerɗo). Quant au jyaaɗo, son lot constant est l'insignifiance sociale. De telle manière qu'il ne sera jamais consulté, et fût-il le plus intelligent de son entourage le fait sera simplement mis au compte des erreurs de la Providence, sans qu'il soit jamais songé à en tirer le moindre profit. Au contraire, il sera regretté qu'un tel esprit soit placé où il ne devait pas, à savoir dans la tête d'un esclave.
La valorisation individuelle positive ou négative, moins par le labeur accompli qu'en fonction de la catégorie d'appartenance, contient pour conséquence la possibilité d'une détermination de la hiérarchie sociale toucouleur. Il nous est apparu que les rimɓe tenaient le sommet social, les nyeenyɓe venant ensuite, tandis que les jyaaɓe se situaient au dernier échelon. Mais, il n'y a encore aucune certitude en ce qui concerne l'ancienneté ou le caractère relativement récent de cette hiérarchie sociale parfaitement observable parmi les Toucouleur, aussi bien dans leur milieu traditionnel qu'en dehors de ce milieu, dans les villes 41 notamment.
Le fait que les rimɓe dominent socialement les nyeenyɓe et les jyaaɓe, tandis qu'en temps normal les nyeenyɓe ont primauté effective sur les jyaaɓe, n'exclut pas au demeurant des limites assez diffuses entre ces trois catégories constitutives de la société toucouleur. Peut-être n'y aurait-il pas alors d'échelle sociale unique, mais plusieurs hiérarchies enchevêtrées et qui varient en même temps que ces limites diffuses et mobiles. Le niveau actuel de notre information ne nous permet pas de porter un jugement circonstancié sur l'unicité de la hiérarchie, ou au contraire sur la diversité complexe des hiérarchies. Mais, nous croyons qu'il faut aller bien au-delà des trois catégories constitutives pour cerner la réalité sociale toucouleur.
Quel que soit néanmoins le nombre réel des catégories constitutives de la société toucouleur, il apparaît clairement que la catégorie sociale est un groupement de fait, où l'individu se trouvera d'office intégré, uniquement en vertu de sa naissance clans l'une ou l'autre des castes communes à ladite catégorie.
En outre, et à maints égards, la catégorie sociale peut être, d'une part, considérée comme ouverte au dedans d'elle-même, par absence de cloisonnement entre ses castes constitutives, d'autre part, ouverte extérieurement aux autres catégories sociales, parce qu'il existe pénétration mutuelle entre lesdits groupements sociaux.
Autrement dit, dans la catégorie des nyeenyɓe, par exemple, l'individu peut passer d'une caste à l'autre à l'occasion de ces alliances matrimoniales traditionnelles, qui se traduisent parfois en transfert du forgeron de naissance dans le groupe des peaussiers et réciproquement. Mais, par ailleurs, la catégorie sociale n'est pas vraiment close relativement aux autres catégories : l'individu est susceptible d'en sortir effectivement. De ce point de vue, il faut tout d'abord constater que par la médiation des professionnels de la pêche (subalɓe), la catégorie des hommes libres jouxte, au point d'être confondue avec elle, la catégorie des nyeenyɓe ou professionnels stricto sensu ; tandis que l'on retrouve une situation à peu près similaire aux frontières entre nyeenyɓe et jyaaɓe. Sans compter le fait que ces deux dernières catégories s'identifient pratiquement dans un même parasitisme social à l'égard des rimɓe, trois castes au moins de cette dernière catégorie s'adonnant également au parasitisme social quoique de manière plus discrète. Assurément, l'interpénétration des catégories sociales existe dès le niveau de l'analyse théorique.
Cette interpénétration n'épargne pas même la caste des tooroɓɓe, qui est pourtant située au sommet de la catégorie sociale libre, et passe, par conséquent, pour dominante. En effet, maints tooroɓɓe, qui ne descendent d'aucune famille illustre, ou dont le lustre familial S'est de longtemps éteint avec l'aisance — les miiskineeɓe en somme — basculent sans difficulté dans un professionnalisme quelconque, voire parasitisme, pour assurer leur subsistance. Ils se « détorodisent » d'une certaine manière, étant donné la pression économique de plus en plus sévère. Acculé à la famine, le tooroodo de cette espèce fait de nécessité raison : il n'hésite pas à se rapprocher d'un autre tooroodo plus fortuné, pour en obtenir protection et subsides. Le protecteur est d'autant plus consentant que le protégé, issu de la même caste que lui, a, cependant, abdiqué toute fierté. Ou bien, le tooroodo pauvre choisit une solution plus radicale, consistant à s'installer pêcheur, parce que la présence d'un cours d'eau offre un moyen sûr pour subsister. Dans ce dernier cas de conversion, la génération suivante voit la barrière sociale abolie, et le transfert opéré : le tooroodo-pêcheur ne peut plus nouer d'alliance que dans sa caste adoptive, à laquelle il s'est d'ailleurs complètement assimilé.
D'un autre côté, l'on peut observer un mouvement inverse, à savoir une certaine intégration des originaires nyeenyɓe, et jyaaɓe, dans la catégorie libre, c'est-à-dire leur conversion en tooroɓɓe. Ce sera, notamment, le cas des descendants d'esclaves affranchis — ils seront libres, par le fait de la liberté déjà acquise à leurs ascendants, et rien ne s'opposera vraiment à leur « torodisation ».
L'esclave-concubine également, en tant qu'elle est légalement unie à un homme libre, se trouve d'une certaine manière promue dans la catégorie sociale de son époux. Il est évident que tous les enfants issus de ce ménage acquièrent la qualité dominante du père.
Mais, la « torodisation » sera davantage effective avec l'option délibérée de l'homme, soit pour le savoir religieux islamique, soit plus simplement encore pour la pratique fervente de l'Islam. Lors même que cet homme serait nyeenyo ou jyaaɗo, sa promotion sociale parmi les rimɓe semblerait assurée à terme. En tout cas, cette forme de promotion par le biais religieux aurait jadis été de pratique très courante, et demeure encore observable. Elle est illustrée par l'exemple suivant, noté en juin 1965 dans un village de la province du Damga. Il s'agit d'un jeune marabout, peaussier (sakke) d'origine, son père tenant encore échoppe. A l'époque où notre marabout était élève d'école koranique, son maître impressionné par les dispositions exceptionnelles du disciple résolut de le former. C'est la raison pour laquelle le peaussier de naissance est aujourd'hui maître d'école dans son propre village, où il est honoré par ses concitoyens qui n'hésitent pas à lui confier leurs enfants. Il ignore évidemment le métier de son père, n'ayant guère eu à l'apprendre. Toutefois, s'il a quitté le toit familial et changé de quartier par commodité, notre peaussier-marabout n'a pas le moins du monde rompu avec sa famille ni même avec sa caste d'origine, où il s'est précisément choisi sa compagne. Mais, il est vraisemblable que l'origine nyeenyo est destinée à s'éteindre avec la descendance du marabout, d'autant plus aisément qu'elle semble déjà effacée dans l'esprit de ses concitoyens villageois, lesquels reconnaissent en lui moins le peaussier que le savant en Islam, à savoir un assimilé tooroodo 42 complet.
Par-delà ces prcmotions et régressions sociales multiformes, qui apparaissent d'une certaine manière comme des cas individuels, c'est-à-dire l'intégration de l'esclave ou du peaussier à la caste des tooroɓɓe, et le transfert du toGroodo parmi les pêcheurs, existe-t-il pour les catégories sociales toucouleur interpénétration effective au plan matrimonial, ou bien estce l'endogamie qui constitue leur règle commune ?
Si le principe toucouleur « yo ngundo res ngundo ele resa ele 43 » postule catégoriquement l'endogamie, la réalité semble beaucoup plus souple et autrement complexe que ne le donne à penser ledit principe.
Tout d'abord, à l'intérieur de chacune des trois catégories globales de la société toucouleur, l'on observe des alliances entre les castes. Parmi les hommes libres (rimɓe), les tooroɓɓe prendront couramment des épouses chez les Fulɓe (Peul), les seɓɓe et les jaawamɓe, alors que les trois derniers obtiennent plus difficilement la réciprocité des tooroɓɓe, ceux-ci étant bien connus pour être fort réticents quand il s'agit de donner des femmes aux non tooroɓɓe. Les seɓɓe iront vers les subalɓe, tandis que les jaawamɓe étendront leur isolat aux Fulɓe. Mais ici également il n'y a pas réciprocité, dans la mesure où les subaffle obtiennent malaisément des femmes seɓɓe, d'une part, et les Fulɓe s'avisent rarement de demander des épouses aux jaawamɓe, d'autre part.
Néanmoins, dans la catégorie libre — où les Peul s'intègrent naturellement — toutes les castes constitutives sont compatibles, encore que ce soit dans des combinaisons et proportions variables, selon l'ancienneté du voisinage géographique et les traditions locales.
Pour ce qui est de la catégorie professionnelle (nyeenyɓe) l'on a déjà vu à maintes occasions que, réserves faites pour les lawɓe laaɗe (rejetants) et les awluɓe (rejetés), les cinq autres castes nyeenyɓe s'alliaient largement et dans toutes les combinaisons possibles.
Quant aux esclaves (jyaaɓe), il est à peine besoin de préciser que rien ne s'oppose vraiment à l'alliance des affranchis et des non affranchis, car il n'y a pas entre eux différence de nature, mais seulement de degré 44. Il est néanmoins certain que pour la codification informelle de la tradition sociale le non affranchi ne doit pas prétendre à la femme affranchie, mais il est en revanche notoire que des accommodements familiaux sont régulièrement pris avec ce droit informel.
Par conséquent, le fait courant au sein des catégories est plutôt une exogamie des castes en tant que telles. Autrement dit, dans la mesure où les castes appartenant à une même catégorie sont matrimonialement compatibles, elles sont exogames chacune par rapport à l'autre, mais endogames considérées du point de vue de la catégorie qui les englobe. La réalité est par conséquent que toute caste considérée dans les limites ordinaires de sa catégorie y sera exogame, sinon son endogamie procédera le plus souvent de motifs particuliers, tel que le rejet ou bien le fait d'être rejeté par les autres castes apparentées.
La conséquence logique de cette exogamie des castes à l'intérieur de leurs catégories est l'endogamie de ces dernières chacune en ce qui la concerne, donc la rareté des échanges matrimoniaux entre les trois catégories sociales toucouleur. Par exemple, si les rimɓe (libres) prennent des concubines légales (taaraaji) parmi les jyaaɓe (esclaves) c'est en qualité de propriétaires, disposant absolument de leurs esclaves et pouvant par conséquent choisir d'attribuer à quelques-unes de leurs captives un rôle sexuel dans la division du travail social, à savoir le rôle de « production » des travailleurs. Ces travailleurs étaient naturellement plus attachés à leur géniteur et maître qu'au simple maître, qui ne leur aurait pas donné le jour, autrement dit qui n'aurait pas décidé de faire de leur mère sa concubine. Sans compter l'extrême simplicité du mariage entre maître et captive, qui ne donne lieu ni à cérémonie ni au moindre frais.
A l'inverse de cette forme légale d'union matrimoniale, la codification informelle de la tradition faisait défense à l'esclave de sexe masculin d'épouser une femme libre. Quand cette règle sociale était transgressée, l'esclave était mis à mort, sinon stérilisé séance tenante en ennuque. C'est au demeurant ce qui était préalablement fait de l'esclave, si son service le mettait trop directement en contact avec les femmes issues de familles rimɓe (libres) notoires.
Les femmes de la catégorie professionnelle (nyeenyɓe) ne pouvaient davantage échoir à l'esclave, quoique ce fût de manière certainement moins radicale que les femmes libres. En revanche, les hommes nyeenyɓe n'étaient pas exclus du concubinage avec les captives s'ils remplissaient la condition majeure, consistant, d'une part, à être préalablement l'époux légal d'une ou plusieurs femmes de sa caste d'appartenance, d'autre part à être effectivement le maître de l'esclave que l'on désire s'attacher comme concubine.

Quant aux rapports matrimoniaux entre rimɓe (libres) et professionnels (nyeenyɓe), ils étaient proprement inconcevables jadis. Selon toute probabilité, ce fait d'incompatibilité absolue entre rimɓe et nyeenyɓe n'aura pratiquement pas varié au plan villageois traditionnel. Car, si le dimo n'est pas opposé au concubinage avec une esclave, il semble rarement consentant quant à épouser une femme de la catégorie des nyeenyɓe. En effet, si la concubine demeure apparemment inférieure à son conjoint dont elle se sait l'esclave, en revanche la femme nyeenyo serait à peine inférieure à son époux dimo, leur union se faisant nécessairement selon les règles communes de l'Islam, c'est-à-dire en dehors de toute considération d'extraction sociale.
En ce qui les concerne, et toujours au plan villageois traditionnel, les nyeenyɓe de sexe masculin ne transgressent pour ainsi dire jamais la règle sociale informelle qui place les femmes rimɓe tout à fait en dehors de leur isolat. Sinon, la démarche matrimoniale du nyeenyo chez les rimɓe aurait chance de recevoir un accueil fort grossier et malveillant 45.
Au reste, l'union entre dimo et nyeenyo apparaîtrait comme une véritable mésalliance sociale. Et à coup sûr, aucun des pères des conjoints — qui doivent échanger le serment d'alliance (rokkonndirde) préalablement au prononcé de la formule rituelle d'union matrimoniale par le marabout — ne consentirait à donner une femme ou à la demander, si la partie prenante n'était pas issue de la même catégorie sociale, qui sera dimo ou nyeenyo selon le cas. Or, l'absence de consentement de l'un quelconque de ces pères, à plus forte raison celle des deux, qui sont les échangistes matrimoniaux privilégiés, est une cause rédhibitoire à l'union matrimoniale musulmane toucouleur.

Toutefois, au plan urbain notamment, il peut exister quelques dérogations à la règle d'évitement entre nyeenyo et dimo. Mais ces dérogations généralement involontaires proviennent le plus souvent, au moment de l'union, du silence discret observé par l'un des conjoints sur sa véritable origine, laquelle sera plus facile à celer grâce à l'anonymat de la ville. Néanmoins, quand la mésalliance éclate au bout de plusieurs années de ménage, il est coutumier que le conjoint qui s'estime trompé et infériorisé décide immédiatement la rupture 46.
Mais d'un autre côté il est certain que dans le cadre urbain cet évitement entre nyeenyɓe et rimɓe également émigrés semble de moins en moins pouvoir résister à l'influence fascinante de l'argent ou du prestige social. A cet égard, le nyeenyo effectivement nanti serait en passe de briser progressivement la barrière, qui l'enferme dans le ghetto social d'une catégorie professionnelle méprisée.

Par conséquent, si l'on peut constater la présence de l'exogamie à l'intérieur des catégories sociales, où les castes constitutives sont généralement compatibles, en revanche, il convient de reconnaître que ces catégories sociales pratiquent l'endogamie et ne sont alliées que très exceptionnellement.

Au terme de cet examen de la stratification sociale toucouleur, deux faits majeurs et opposés nous semblent devoir être considérés. Le premier est la persistance réelle de la conscience individuelle et collective de caste et catégorie sociales parmi les Toucouleur traditionalistes comme modernistes. Le second fait est l'inauguration d'un certain nivellement social par la codification formelle de la loi et l'organisation même de l'Etat.
La persistance de la conscience de caste n'a pas de meilleure illustration, semble-t-il, que les traditions matrimoniales interdisant encore l'échange de femmes entre telle ou telle catégories sociales, demeurées nettement incompatibles aussi bien en milieu rural que parmi les citadins émigrés. En outre, les comportements sociaux observables au sein de cette élite moderniste, instruite et apparemment débarrassée des « préjugés » ethniques, trahissent sinon le respect strict des attitudes et des interdits prescrits entre castes différentes, du moins un certain refus de l'égalité, une volonté de maintenir la distance quant à l'extraction sociale. Le dimo qui affiche publiquement sa faveur pour l'abolition des castes sera en revanche le censeur amer de la primauté sociale acquise par un nyeenyo ou jyaaɗo, en dépit de la compétence effective de celui-ci dans l'exercice de sa fonction. Mais le dimo ne fait jamais acception de la compétence quand il refuse secrètement d'admettre le rôle dirigeant dévolu au nyeenyo ou jyaaɗo. Le dimo persiste à saisir en ceux-ci de simples inférieurs, dont la vue nourrit indéfiniment son ressentiment et exacerbe sa nostalgie de supériorité.
A l'opposé, le nyeenyo et jyaaɗo membres de l'élite n'oublient aucunement leurs origines, même s'ils feignent l'indifférence. La vérité est qu'ils sont intérieurement rongés par la conviction irrémédiable d'être poursuivis par la persécution et le mépris de leurs concitoyens envieux ou simplement malveillants. Les originaires des castes inférieures à quelque échelon de la hiérarchie sociale globale non traditionnelle qu'ils appartiennent, n'ont que trop souvent mauvaise conscience. C'est pourquoi ils redoutent toujours l'altercation avec autrui ou la provocation de cet autrui, car il leur rappellerait alors sûrement, et avec quelle délectation ! leur « ignoble » origine, sans qu'ils puissent vraiment protester. Il faut avoir vu la douloureuse mélancolie du nyeenyo ou jyaaɗo membre de cette élite moderniste, subissant l'affront de se voir renvoyé à ses origines par la plus insignifiante des allusions, pour être convaincu de la rémanence effective de cette conscience de caste. Cette conscience n'a pas encore vraiment disparu dans les esprits aussi bien instruits qu'illettrés, et qu'il s'agisse de Toucouleur aisés comme misérables. Les influences conjuguées de l'Islam, de la colonisation française et de la jeune constitution sénégalaise n'ont pas encore tué la mentalité individuelle et collective toucouleur, en matière de castes et catégories sociales.
Toutefois, les principes de cette jeune constitution sénégalaise — qui ne renie pas un des aspects positifs de la colonisation, à savoir un certain nivellement social — postulent l'égalité de tous, rimɓe, nyeenyɓe comme jyaaɓe. Et cette égalité est au moins réalisée dans le collège électoral, où chaque citoyen semblerait disposer du droit de désigner ses représentants, jugés au critère de la valeur et non à celui de la naissance. C'est la raison pour laquelle un esclave traditionnel authentique siège à l'Assemblée nationale sénégalaise comme mandataire d'une province toucouleur. Pour cette même raison, un originaire de la caste servile aura été le premier magistrat d'une commune toucouleur, et tel autre maccuɗo directeur d'un service national, voire professeur de faculté. La liste risquerait d'être trop longue et fastidieuse, s'il fallait énumérer tous ces jyaaɓe et nyeenyɓe en lesquels l'Etat n'a voulu connaître que la compétence, pour employer cette compétence dans la magistrature et le législatif, au sein des cabinets ministériels comme à tous les niveaux de l'exécutif.
Il s'agit là d'une réalité démocratique irréfragable et banale, qui mériterait à peine mention n'eût été, précisément, le fait qu'elle rencontre fort peu d'écho dans les profondeurs de la société toucouleur, où cette évolution démocratique est à l'heure actuelle en porte-à-faux, comme un cadre dépourvu de contenu, et sans véritable impact sur les mentalités. En effet, il y a comme une surtribalisation toucouleur dans un maintien farouche des castes et des hiérarchies sociales correspondantes. Et chacun d'afficher son appartenance de caste comme on arbore fièrement une décoration. Certes, si les Toucouleur sont connus pour être chroniquement divisés, ils sont en tout état de cause quasi-unanimes dans l'éloignement vis-à-vis de la démocratie à l'occidentale, baptisée par dérision « dembacratie », précisément du nom de l'homme anonyme Demba, sans origine et sans audience. Si les Toucouleur élisent un jyaaɗo ou un nyeenyo, c'est qu'il leur aura été indirectement proposé sur une liste dite « nationale », mais ils ne considèrent pas leur « mal élu » (naworaaɗo) comme vraiment habilité pour parler en leur nom. Certains le proclameront très haut et d'autres se contenteront de le penser tout bas, mais le résultat sera finalement invariable. Si les Toucouleur ont un chef nyeenyo ou jyaaɗo, celui-ci sera accueilli avec chaleur, parce qu'il est peut-être auréolé de la vertu du décret qui l'a « nommé en Conseil des Ministres », mais au fond d'eux-mêmes, les administrés nourrissent un mépris discret pour leur « commandeur, qui n'est après tout qu'un suiviste traditionnel ».

La confrontation entre modernisme démocratique et mentalité passéiste se poursuit : le premier dispose de l'appareil d'Etat et de sa puissance contraignante, tandis que la seconde ne peut lui opposer que la force d'inertie de la tradition. Codification formelle de la loi contre codification informelle de la coutume : combien de temps celle-ci parviendra encore à résister à celle-là, et qu'en résultera-t-il à l'horizon de l'histoire relativement à la stratification sociale des Toucouleur ?

Notes
1. Il est évident que partout où la caste tooroodo est beaucoup trop faiblement représentée numériquement, le chef de classe d'âge appartient tout naturellement à la caste locale dominante, indépendamment de la moindre considération de hiérarchie traditionnelle.
2. Les subalɓe (pêcheurs) en sont toujours exclus. Tout en occupant la situation charnière entre les catégories sociales dirigeante et professionnelle, ils relèvent constamment de la première.
3. A moins que l'assimilation de ce groupement aux Maures ne procède simplement de l'anthroponyme Hamet, qui est (avec Ndoorel) synonyme de Maure et véritable terme générique dans la pensée du Toucouleur.
4. Ces initiales sont des claquantes.
5. Initiale claquante.
6. Il arrive fréquemment qu'un chef de service ait pour chauffeur, boy-cuisinier, jardinier, etc., des personnes appartenant à la même ethnie que lui, surtout depuis l'indépendance. Mais, en règle générale, un patron et un subordonné également toucouleur sont peu compatibles à ce niveau non traditionnel : le subordonné est mal à l'aise, craignant l'abus de pouvoir, et le patron estime difficile de se faire obéir correctement. L'incompatibilité est d'autant plus entière que le subordonné est d'une caste supérieure à celle de son chef officiel...
7. Littéralement : changer de religion (diine) sans modifier son patronyme (yettoode).
8. Aux dires des initiés, le secret de l'invulnérabilité (tunndaram) est complètement impénétrable, le détenteur ne devant jamais le révéler à son héritier qu'au moment de mourir. Autrement, l'invulnérabilité disparaîtrait (?). En tout état de cause, il nous a été donné d'assister à des démonstrations fort persuasives sur des personnes dites invulnérables, et selon lesquelles la qualité s'acquérait par ingestion d'une nourriture spéciale, dont la préparation n'admet nulle autre présence humaine, si ce n'est celle du medecin-man — magicien mais non marabout — et de son patient.
9. Le gumbala est une épopée spécifiquement ceɗɗo, chantée sur accompagnement de guitare. Le gumbala entraînait jadis les guerriers au combat et y soutenait leur héroïsme, en stigmatisant tout ce qui déshonorait définitivement le combattant, à savoir la peur du trépas, sinon la mort sans gloire dans son lit (maayde e leeso).
10. Authentique (1959); le quotidien dakarois en a assuré à l'époque le compte rendu.
11. Bathily (I.), « Les Diawandos ou Diogorames », Dakar, L'Education africaine, Bull. E.A.O.F., no 94, 1936, p. 173-193.
12. Wane (A.T.), « Etude sur la race toucouleur », Dakar, Sénégal, Documents, XVIII, 1961, 4 pages ronéo.
13. Le titre de sooma, s'il est porté par les Bookum à Mbumba, appartient en revanche au clan des Daf aussi bien à Kanel qu'à Seeno-Paalel.
14. Les jaawamɓe se trouvent encore dans d'autres localités du Fouta, mais en nombre infime. Et de toute manière, il ne s'agit jamais que de dissidents des foyers principaux, à savoir Bunndu (qui n'entre pas dans notre propos), Damga et Boseya-Laao.
15. Ravault (F.), « Kanel. Etude de quelques aspects humains d'un terroir du Fouta », Saint-Louis, MAS, bull. n, 132, 1961, 112 p. ronéo.
16. Rouzée (P.), «Itinéraire de Séno-Palel à la Mecque », Paris, Annales des voyages, t. VIII, 1821, p. 200-208.
17. L'intelligence est l'apanage du jaawanɗo.
18. Sall (A.H.), « Le village de Tiguéré et la caste des Diawambé », Dakar, IFAN, N.A., 31, 1946, p. 9.
Un jaawanɗo se serait rendu coupable d'un abus de confiance fort grave à Tiggere. La malédiction consécutive, prononcée par la personne (peul) trahie vaut à perpétuité pour l'ensemble des jaawamɓe, dont aucun ne s'avisera de passer la nuit dans la localité, sous peine de mourir avant le lever du soleil. Il est à remarquer que cet interdit demeure encore scrupuleusement observé, et pas seulement par les jaawamɓe traditionalistes !
19. C'est une aristocratie de fait, qui a choisi depuis longtemps de vivre à l'ombre tutélaire des chefs traditionnels et propriétaires terriens, abandonnant par là le métier de la pêche comme le savoir magique corrélatif.
20. Plutôt sur la tombe à peu près complètement disparue du père (Muusa Bukari Saar) de la patronne des subalɓe, enterrée en réalité à Saint-Louis-du-Sénégal.
21. N'y aurait-il pas lieu d'établir une corrélation de fait entre chasse et pêche? Non seulement la magie est également présente dans les deux formes d'activité de subsistance, mais encore il semble que chasseur et pêcheur se confondaient quant à l'origine lointaine, c'est-à-dire que le même personnage était soit ceɗɗo (chasseur), soit cubballo (pêcheur), relativement à la division du travail social. Par la suite il y aurait eu diversification, division technique du travail, donc existence de castes séparées.
Cette hypothèse est renforcée par une patronymie cubballo et ceɗɗo très souvent identique (Joop, Mbooc, Niaay, etc.), par le territoire commun (villages riverains), et enfin par la reconversion si aisée du ceɗɗo en cubballo.
22. Le métier à tisser (canyirgal) est cité par la légende comme un don des génies aquatiques aux subalɓe, qui l'auraient par la suite transmis aux tisserands (maabuɓe).
23. A Seeno-Paalel (près de Matam), il est significatif que le tissage soit l'apanage des seuls maccuɓe, tandis que les maabuɓe se sont assimilés aux griots. Ce qui correspond parfaitement à l'ordre des choses car le village est quasi exclusivement un fief des jaawamɓe, qui ont précisément les maabuɓe pour laudateurs attitrés. Or, si les maabuɓe jaawamɓe installés à Seeno-Paalel répondent au seul patronyme de Jong, tous les autres maabuɓe du lieu ont par mimétisme social adopté l'unique occupation de laudateur-courtisan.
24. Il y a cependant une limite à cette assimilation, car ladite caste pratique couramment l'exogamie, et s'allie par conséquent à d'autres castes, comme il sera précisé ultérieurement.
25. De ce point de vue, et à en croire les femmes toucouleur, les wayilɓe ne se seraient pas beaucoup amendés : il n'est que fort courant d'entendre des plaintes relatives à la pureté douteuse de l'or qu'ils vendent.
26. Selon un manuscrit arabe inédit de Cheickh Moussa Kamara, Saint-Louis, C.D.R.S., Documentation 55, Dakar, I.F.A.N. MS. XVI/3.
27. Encore que cette sous-caste, également connue sous le nom de garankooɓe (sing. garanke), soit bien souvent le berceau des guérisseurs et sorciers déclarés (wileeɓe; sing. bileejo).
28. Cependant la réalité quotidienne semble infirmer ce clivage, car actuellement l'on observe un comportement strictement nyeenyo (quémandeur) du labbo laana, assez différent du labbo gorworo, apparemment plus fier et réservé. Est-ce à l'urbanisation qu'il faut attribuer ce changement des situations, le gorworo s'élevant économiquement au-dessus de son congénère parce qu'il parvient à placer davantage d'ustensiles de sa fabrication ?
29. C'est l'opposé en ce qui concerne les femmes wayilɓe (travailleurs des métaux), dont le contact sexuel est généralement considéré comme dangereux pour toute caste matrimonialement incompatible avec les wayilBe.
30. Cheikh Moussa Kamara, op. cit.
31. Cheikh Moussa Kamara, op. cit.
32. En fait de donataire universel, la société toucouleur compte le cupurta (Pl. cupurtaaji), qui peut obtenir du griot n'importe quel bien. Car, si le griot est redouté de toutes les castes, en revanche il voue un respect certain au cupurta, que l'on pourrait définir le griot des griots. A ce qu'il semble, le cupurta ne relève pas d'une caste déterminée, mais il a fort mauvaise langue et en use sans répit à l'endroit des griots, ses victimes de prédilection. Sans compter son absence complète d'amour-propre, grâce à laquelle il suscite aisément — et il est le seul — la générosité du griot.
33. Kane (Y.N.), Les griots dans la société toucouleur. Sébikhotane, 1943, Ecole normale William Ponty, devoir de vacances.
34. Le bolong est une courge de forme cylindrique que la femme gawlo frappe verticalement à même le sol (ou contre une surface dure) pour en obtenir des sons de différentes tonalités selon les dimensions de l'instrument.
35. La caste des esclaves est probablement la seule caste toucouleur dont le substantif de désignation varie avec le genre: maccuɗo-maccuɓe au masculin, korɗo-horɓe au féminin, jyaaɗo-jyaaɓe au neutre. Et la langue dispose encore de koreeji pour nommer une communauté quelconque d'esclaves des deux sexes, comme le quartier de village par exemple (leegal koreeji).
36. Comme bien d'autres titres honorifiques castuels, jagodiin est en usage dans une seule province du Fouta ; de ce fait, il est inconnu dans les autres provinces, qui désignent le doyen des esclaves par des vocables différents, du moins quand l'institution est pratiquée localement.
37. Cette imagerie populaire reste par ailleurs fermement persuadée que l'individu d'extraction servile est reconnaissable à la prééminence du pied gauche. Lorsqu'il marche c'est infailliblement ce pied gauche qu'il lance tout d'abord, alors que le non-esclave lance plutôt son pied droit …
38. En conséquence, la continence (edda) après divorce comme la retraite (jonnde) consécutive au veuvage seront limitées respectivement à 45 et 65 jours pour l'esclave de sexe féminin, ces délais étant fixés à 90 jours (3 mois) et 130 jours (4 mois et 10 jours) pour toute femme non-esclave.
39. Depuis bien longtemps, les esclaves entrent pour d'importantes fractions parmi les effectifs des migrants toucouleur, investissant les villes à la recherche du numéraire. Mais l'esclave-migrant est fatalement en rupture d'avec le maître, qu'en outre il spolie. Car l'esclave conserve le bénéfice de son travail, qui appartient juridiquement au maître ; ou bien il en offre une partie audit maître pour s'affranchir... grâce au bien d'autrui. Or, l'esclave ne pouvait obtenir sa liberté qu'au moyen unique du produit d'un petit champ (njeylaari), cultivé après celui du maître et avec son autorisation effective, parce que lui seul « prêtait » la terre, les instruments et le travailleur.
40. Le montant de ce rachat est à débattre entre le maître et l'esclave désirant recouvrer sa liberté. Mais, ce montant ne correspond en aucun cas à l'ancien prix officiel de l'esclave, à savoir un cheval ou cinq vaches. Il varie plutôt entre 5000 et 35000 F C.F.A. en moyenne, acquittés par acomptes successifs. Toutefois, plus élevé sera le prix de rachat, plus la libération sera ressentie comme effective, autant par l'affranchi que par l'entourage. Celui-ci est d'ailleurs persuadé que l'esclave en rupture de maître (taƴɗo-ɓoggol) est un pécheur littéral, et une proie certaine de l'Enfer.
Le statut social de l'esclave affranchi est amélioré d'une certaine manière : il prend femme parmi les affranchies et sous le régime matrimonial des castes libres, lesquelles sont progressivement intégrées par sa descendance.
41. Il nous a été donné d'observer la persistance de cette hiérarchie toucouleur jusqu'à Paris (foyer de la rue Ricquet, janvier 1966), parmi une communauté de travailleurs en majorité sénégalais, avec dominante sarakolle et toucouleur. Evidemment, il s'agit de Toucouleur traditionalistes illettrés, émigrés depuis peu de temps, et conservant encore manifestement leurs attaches avec le milieu d'origine. En revanche, la hiérarchie toucouleur du contexte parisien sera le plus souvent masquée par cette commune situation d'exil dans un milieu radicalement autre sinon hostile. La distance sociale entre Toucouleur de castes différentes aura par conséquent moins d'acuité que leur solidarité égalitaire, érigée en système de défense contre l'hostilité ambiante, en même temps qu'elle est une véritable réaction contre l'isolement individuel. Tout se passe comme si les Toucouleur de la rue Ricquet avaient tacitement et provisoirement décidé d'enterrer dans leur subconscient leurs origines respectives, pour n'avoir à les réassumer qu'ultérieurement, par exemple une fois de retour au pays. C'est ainsi qu'ils prennent chacun leur tour de cuisine, à la popote, et de ménage, du dortoir commun. Par ailleurs, ils partagent le même lit, successivement, le dormeur cédant au moment d'aller au travail la place au suivant qui en revient. Et tout cela se passe en dehors de toute considération d'extraction sociale, les protagonistes étant davantage attentifs à certaines affinités sélectives, de génération, caractère, voire provenance villageoise commune : il s'agit bien d'un nivellement social proprement impensable au village d'origine.
Cette sorte de pacte égalitaire entre les membres de la communauté est cependant si puissant qu'il est seulement trahi par inadvertance, par exemple par des plaisanteries voire des attitudes agressives, ne prenant leur signification profonde que pour l'observateur averti, et encore à la condition que les observés aient le plein sentiment d'être bien entre eux, à l'abri de toute indiscrétion.
Resterait maintenant à savoir si cette égalité, comme accord tacite, ne se muera pas à la longue en égalité de fait, à cause de la durée prolongée de l'exil et de l'influence française ambiante. L'on aurait certainement affaire à des inadaptés, si la réinsertion sociale toucouleur doit intervenir...
42. Le cas est loin d'être exceptionnel ni même unique en son genre, autant dans le Damga que dans d'autres provinces du Fuuta-Tooro, encore que le parent soit presque toujours opposé à l'entrée de son enfant dans une carrière par trop différente de celle héritée des ascendants.
En outre, il est quasiment exceptionnel que le marabout tooroodo soit un fossoyeur volontaire de la primauté de sa caste, en y favorisant l'introduction des nyeenyɓe, Le plus souvent, un marabout — dans la plupart des cas tooroodo — renverra rapidement à leurs parents et à leurs métiers traditionnels ses élèves nyeenyɓe, sitôt que ceux-ci auront assimilé quelques sourates du Koran. Tandis qu'il persuadera les parents de ses élèves tooroɓɓe de maintenir leurs enfants à l'école, afin de leur faire acquérir ce savoir islamique, où les tooroɓɓe puisent l'essentiel de la primauté sociale exercée sur leurs concitoyens.
43. La traduction exacte de cette expression serait la suivante : « que le semblable épouse le semblable », ou encore « que chacun se marie dans la caste où il est né ».
44. En fait, l'opposition affranchi-non affranchi est trop partielle pour rendre compte des différents degrés de servilité. Il y a lieu de distinguer entre plusieurs catégories d'esclaves affranchis on non, en considérant par exemple la caste d'appartenance des maîtres. C'est ainsi que l'esclave d'un homme libre est supérieur à celui d'un homme de caste professionnelle. Et les esclaves ont une conscience aiguë de ces différences de catégories, puisque les esclaves des grandes familles, par exemple, se tiennent pour les premiers, et méprisent tous leurs autres congénères.
45. Peut-être est-ce là l'un de ces motifs profonds de la propension générale des élites sénégalaises modernistes d'origine sociale nyeenyo ou servile à prendre compagnes parmi les européennes, afro-américaines, amérindiennes, voire africaines catholiques non sénégalaises, toutes femmes ignorant le plus souvent les préjugés de caste. Ce faisant, lesdites élites modernistes refusent d'assumer leur situation originelle de caste, et subliment d'une certaine manière l'infériorité sociale correspondante. Reste à savoir si « l'oppression castuelle » est vraiment abolie par le mariage « mixte » ?
46. Nous avons, par exemple, eu connaissance à Dakar de trois divorces demandés et obtenus par des femmes libres (rimɓe), découvrant l'origine servile (jyaaɓe), de leurs conjoints. Les enfants issus de ces ménages étaient quasiment reniés par leurs mères, tant retentissait une répulsion tardive pour l'incompatibilité sociale dont ces mères s'estimaient les victimes. Il est intéressant de noter que la juridiction coutumière musulmane ayant eu à se prononcer sur l'un de ces cas confirmait la rupture, en prenant acte du refus de la femme de poursuivre la vie conjugale, mais sans faire allusion au motif social invoqué à l'appui de ce refus.

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