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Islam


Fernand Dumont
L'anti-Sultan ou Al-Hajj Omar Tal du Fouta,
combattant de la Foi (1794-1864)

Nouvelles Editions Africaines. Dakar-Abidjan. 1979. 247 pages


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II. Le Maître (Cheikh)

3. La Tidjaniyya

La Voie Tidjâniyya fut fondée par Abû Al-'Abbâs Ahmad b. Muhammad b. Al-Mukhtâr b. Sâlim Al-Tidjânî, qui naquit à « Ayn Mâdi, dans la région de Laghouat (Algérie), en 1150 (H) = 1737 (M), et mourut en 1230 (H) = 1815 (M) à Fès, où il fut inhumé dans sa zâwiya. Ce cheikh était d'ascendance lointaine iranienne, mais sa famille était devenue nord-africaine depuis de nombreuses générations (Awlâd Sayyîdî Cheikh Muhammad).
Ahmad commença ses études dans sa famille, puis il vécut et étudia à Fès jusqu'en 1758, et ensuite à Abyad durant cinq années. En 1768, il vint s'installer à Tlemcen, où il travailla jusqu'en 1773. Alors il partit vers les Lieux Saints de l'Islam, puis il séjourna au Caire 1. Il avait trente-six ans.
A la Mekke, à Médine et au Caire, il écouta les cheikhs les plus réputés de son époque, et fut leur hôte. Il avait été marqué, dans son enfance et dans la première partie de sa vie d'homme, par la doctrine de la voie Qâdiriyya, qui dominait en Afrique du Nord, et particulièrement à Fès. Il se fit initier, par la suite, à la Taybiyya et, lorsqu'il séjourna en Egypte, à la Khalwatiyya. C'est au cours de son séjour au Moyen Orient qu'il envisagea de fonder une nouvelle voie, sur les conseils du cheikh Mahmûd Al-Kurdî, qui figure dans la chaîne d'initiation à la Khalwatiyya d'Al-hajj Omar, juste après Sayyîdî Ahmad Al-Tidjânî. La Khalwatiyya apparaît donc bien, une fois de plus, comme le « pont » entre la Qâdiriyya (et toutes les confréries qui s'en sont inspirées) et la Tidjâniyya, celle-ci devant supplanter celle-là de plus en plus rapidement par son dynamisme, au XIXe siècle.
De retour au Maghreb, le cheikh Ahmad Al-Tidjânî fit retraite dans une oasis du Sahara, au sud de l'ancienne Géryville. C'est alors qu'il eut une révélation, par laquelle il lui était enjoint de fonder l'Ordre qui portera désormais son nom, et dont la fondation lui avait déjà été suggérée par Mahmûd Al-Kurdî.
Plus tard, un de ses disciples, devenu son compagnon et son secrétaire, Sayyîdî 'Alî Al-Harâzim, le pressa de revenir à Fès, en 1798, et de se fixer définitivement dans la zâwiya qu'il y avait établie auparavant. C'est dans cette zâwiya, devenue mosquée, que fut inhumé le Fondateur de l'Ordre. Son compagnon, Sayyîdî Al-Harâzim, fut inhumé près de Fès, en un lieu qui porte aujourd'hui son nom.

Après la mort de Sayyîdî Ahmad Al-Tidjânî, ses deux fils furent protégés par un homme de confiance, tuteur désigné par le Fondateur de l'Ordre, qui fut remplacé après sa mort par son propre fils, 'Alî b. 'isâ. Ramenés à 'Ayn Mâdî, ils eurent à défendre la confrérie contre les intrigues locales et contre les occupants turcs, malgré leur adoption d'une sorte de « neutralité positive » à l'égard des pouvoirs politiques établis. L'un des deux fils de Sayyîdî Ahmad Al-Tidjânî fut tué, cependant que leur protecteur et conseiller, Sayyîdî 'Ali, parvenait à maintenir la maîtrise de la confrérie à Temacin. Le fils survivant, Sayyîdî Muhammad, entreprit de poursuivre l'oeuvre de son père en contribuant, a son tour, à la propagation de l'Ordre dans le Sahara et le Soudan occidental. Sayyîdî 'Alî mourut en 1844, mais, en 1853, son petit-fils, Muhammad Al-'Â'id, reprit sa place, et la confrérie ne cessa plus de se développer avec une remarquable vigueur.

C'est vers l'Afrique subsaharienne que ce développement connut son essor le plus spectaculaire. Mais ce développement avait été décidé, et entrepris, du vivant de Sayyîdî Ahmad Al-Tidjânî, et le mérite en revient à Muhammad Al-Hafiz, b. Al-Mukhtâr b. Al-Habîb Al-Baddi, comme on le sait. Ce cheikh, s'en revenant du pèlerinage et regagnant la zone saharienne occidentale, s'était arrêté à Fès en 1780. Il y avait rencontré le cheikh Ahmad Al-Tidjânî, qui s'y trouvait à ce moment-là, sans y être encore fixé définitivement, comme il le sera dix-huit ans plus tard. Muhammad Al-Hâfiz? Al-Baddî se fit initier à la Tidjâniyya, et bientôt le cheikh Ai-Tidjânî lui accorda son investiture pour le représenter en pays saharien. Muhammad Al-Hâfiz Al-Baddî remplit sa mission avec un éclatant succès. En 18301) peu avant sa mort, tous les Ida Ou 'Alî de Mauritanie étaient devenus tidjanites « hafidiens » 2 , et la Voie se prolongeait déjà jusqu'au Sahel subsaharien. C'est le successeur de Muhammad Al-Hafiz Al-Baddî qui instaura le pèlerinage sur la tombe de Sayyîdî Ahmad Al-Tidjânî, à la grande mosquée de la Tidjâniyya de Fès. Ce pèlerinage est aujourd'hui particulièrement respecté par les Musulmans de l'Afrique occidentale.

Il y a donc moins de cent-cinquante ans que la Voie Tidjâniyya s'est propagée en Mauritanie, au Sénégal, au Niger et au Mali, et plus au Sud encore, en des phases plus ou moins rapides, souvent relayée par des ramifications locales plus ou moins originales, mais toujours conformes au modèle primitif.

Les adeptes de la Tidjâniyya se nomment, entre eux, « Les Amis » , Al-âhbâb, par analogie, peut-être, avec les Compagnons du Prophète, qui s'appelaient « Les Compagnons » , Al-âshâb. L'adhésion à l'Ordre confrérique de la Tidjâniyya est exclusive de toute appartenance à une autre confrérie. Voici quelques unes des conditions à remplir pour faire partie de la Tidjâniyya :

Le texte de cette prière est variable. Voici une traduction plus complète de la prière, très répandue parmi les adeptes, appelée Salâtu (a)l-fâtiha, peut-être par analogie avec la « Liminaire » du Coran, qui n'est en fait qu'une invocation conjuratoire :

« Allah!, répands prières et bénédictions
Sur notre Seigneur le Prophète Muhammad,
Qui a rouvert tout ce qui avait été clos,
Et refermé tout ce qui avait précédé ;
Qui soutint par elle-même la Vérité,
Et conduisit les Hommes dans le Droit Chemin ;
Enfin bénis aussi toute sa Descendance
Selon son mérite et sa puissance sublimes.

Je demande à Allah Son pardon,
Il n'y a de déité que Lui,
Qui est le Vivant, le Perdurant,
Il n'y a de déité qu'Allah.

Qu'Allah répande prières et salut
Sur le Prophète, sa Famille, ses Compagnons.
Louange à ton Maître, le Dieu de Majesté,
Et que le salut soit sur tous les Apôtres.
Gloire à Allah, le Maître de l'Univers!
Amen

On sait, par ailleurs, 5 que le texte de cette prière se retrouve, à quelques mots près, dans un « chant nocturne » en usage chez les Mourides d'Amadou Bamba, au Sénégal.
Comme pour tous les ordres mystiques, le charisme ou baraka du Fondateur remonte au Prophète Muhammad : c'est la chaîne spirituelle. Mais un fait nouveau, et d'importance, intervient : une « hiérarchie de la sainteté » s'est établie, du vivant même du Fondateur 6. On ne peut mieux faire que de citer Yves Marquet, dans une étude intitulée : « Des Îhwân Al-Safâ' à Al-Hâjj 'Umar » , parue en 1968, alors que le présent travail était en cours. La densité du texte d'Yves Marquet est telle qu'on ne croit pas devoir le résumer. Il apporte des éléments extrêmement précieux pour la connaissance approfondie de la Tidjâniyya et, partant, de la pensée religieuse d'Al-Hâjj Omar Tal du Fouta. Il offre également, et c'est le but visé par l'auteur, un nouveau domaine de réflexion sur « l'influence exercée par la doctrine ismaïlienne sur celles des mystiques de l'Islam » , et sur Al-hâjj Omar en particulier.

« Le sceau des saints » .
« Un chapitre fort intéressant (XXVI ; que n'a pas traduit Puech) traite de la hiérarchie et du sceau des saints.
« On trouve chez les mystiques, depuis au moins Ibn 'Arabî, quelque chose de très analogue à la descente et à la remontée des âmes telles que les concoivent les Ismaéliens. Prophètes et saints sont hiérarchisés, et cette hiérarchie a une place et un rôle bien définis dans l'histoire de la création et du monde, les grands faits qui la jalonnent étant la création de la lumière mohammedienne, la mission de Muhammad, sceau des prophètes, et l'apparition du sceau des saints.
« Al-hâjj Omar (XXXVI, 2) cite Ibn 'Arabî pour donner une vue d'ensemble de la création :

  1. A l'échelon de l'Intellect premier (c'est-à-dire Intellect universel), Dieu créa la lumière mohammedienne et, dans cette lumière, réunit en un tout les esprits des prophètes et des saints. Ibn 'Arabî l'appelle aussi, d'après le fameux verset de la niche des lumières 7 (dont l'importance est primordiale à la fois pour les Shi'ites et pour les mystiques), « la niche du sceau des prophètes » . Cela se fonde sur la tradition 8 : « la première chose que Dieu créa fut ma lumière » .
  2. Puis tous ces esprits furent substantifiés (donc distingués les uns des autres : ta'ayyanat) et hiérarchisés, à l'échelon de la « tablette bien gardée » , c'est-à-dire de l'Ame Universelle : ils se distinguent par leur extérieur lumineux. Dieu leur envoie alors une première fois « la réalité mohammedienne spirituelle et lumineuse » , pour les avertir de la « réalité à la fois une et collective (ahadiyya jam'iyya) et parfaite (kamâliyya) » .
  3. « Les formes naturelles supérieures existent à partir du trône et du siège » , c'est-à-dire qu'ont été créées les sphères célestes, et peut-être aussi les quatre éléments, bref les universaux, et les manifestations de ces esprits se produisent (aux différents échelons du monde d'en haut ?). Dieu leur fait alors une deuxième fois cet envoi « mohammédien » : les esprits prédisposés à croire à cette « unité collective et parfaite » (que constitue la lumière mohammédienne) crurent (ce qui sous-entend qu'Iblîs fit exception).
  4. Les formes naturelles composées des quatre éléments sont constituées : la foi apparaît alors dans les plus parfaites des âmes humaines, et les hommes croient en Muhammad » .

Yves Marquet explique : « Bien qu'il ait été le dernier prophète à exister corporellement, Muhammad existait donc dans sa réalité depuis la création de la lumière mohammedienne : il était déjà prophète en acte et informé de sa mission prophétique. Quant aux autres prophètes, y compris Adam (le principal d'entre eux en tant que le premier dans le temps), ils étaient, eux aussi, prophètes dans la connaissance prééternelle de Dieu, mais il ne furent prophètes en acte et informés de leur mission prophétique que lorsqu'ils furent envoyés, c'est-à-dire, non seulement quand ils existèrent corporellement, mais « quand ils eurent acquis au complet les conditions de la prophétie » . Tous, ils ont reçu la prophétie de la « niche du sceau des prophètes » , c'est-à-dire de la lumière mohammedienne. Cela est appuyé par la tradition : « J'étais [déjà] prophète alors qu'Adam était encore entre l'eau et l'argile » . De même, le sceau des saints était un saint en acte informé de sa sainteté « alors qu'Adam était encore entre l'eau et l'argile » , tandis que les autres saints ne le sont (en acte) qu'après avoir rempli toutes les conditions de la sainteté. « C'est qu'en effet, explique Al-hâjj Omar (d'après, semble-t-il, le Kitâb 'Arâ'is al-bayân 9), Dieu a donné le privilège de la sainteté, après avoir donné celui de la prophétie et de la mission : dès la prééternité il a choisi (après le sceau des prophètes) le sceau des saints (et aussi les membres de sa confrérie) purement et simplement, et sans raison d'ordre temporel (XXXVI, 18) » …
Al-hajj Omar explique, dans le « Livre des Lances » , que Dieu a 300 traits de caractère « dont chacun mène au Paradis » . « Seul parmi les Prophètes, Muhammad les a eus tous » . Ceux qui l'ont suivi « ne connaissent que l'extérieur de ces vertus » : ce sont les mohammediens. Interrogé par 'Alî Harâzim, Sayyîdî Ahamad Al-Tidiâni répondit, au sujet de ces 300 vertus, qu'elles étaient « particulières à Muhammad et à ses héritiers, les pôles de la communauté, jusqu'au sceau des saints » . « Le sceau des saints reçoit un certain nombre de qualificatifs. Al-hâjj Omar l'appelle le seigneur des initiés, l'imâm des véridiques, le fournisseur en influx des pôles et des aghwât 10 ; le pôle caché (maktûm), le barzakh scellé (XXXVI, 5) ; il est appelé aussi le barzakh des barzakh(s), la substance des substances (XXXVI, 15) ; il est question aussi de la « barzakhiyya du pôle caché » ; Ibn 'Arabî l'appelle « le sceau mohammedien connu (XXXVI, 12), « le saint héritier qui reçoit de la source (asl, c'est-à-dire de Muhammad et des autre prophètes), qui voit les échelons et sait auquel chacun doit être (XXXVI, 11) » .
Pour Al-hâjj Omar, le sceau des saints occupe un grade qui est « le sceau des grades » (khatm al-maqâmât) ; « il surpasse tous les grades de la sainteté, et n'a au-dessus de lui que les grades des prophètes » . C'est qu'en effet le sceau des saints reçoit non seulement l'influx mohammedien par l'intermédiaire des prophètes, mais il reçoit encore « un influx particulier de l'essence de Muhammad, directement et sans qu'il passe par les autres prophètes » . Il s'ensuit que « tous les influx prophétiques d'abord émanés de la lumière mohammedienne convergent donc vers lui, et [que] c'est lui seul qui les dispensera aux saints (comme la lumière mohammedienne les a dispensés aux prophètes). Selon plusieurs auteurs, notamment le cheikh Al-Tidjânî, le sceau répand ces influx en priorité sur les membres de sa confrérie, puis sur les cheikhs des autres confréries. On a donc la hiérarchie suivante: Muhammad — les autres prophètes — le sceau des saints — les adeptes de sa confrérie — les cheikhs des autres confréries — les adeptes de ces autres confréries » .
Ives Marquet note encore :

« Le cheikh Al-Tidjânî, répondant à une question du cheikh Muhammad Al-Ghâlî, explique : « Le pôle caché (maktûm), c'est celui que Dieu a caché à toutes ses créatures, même aux anges et aux prophètes, sauf au seigneur de l'existence (Muhammad) » (XXXVI, 12). C'est qu'en effet l'influx particulier du sceau, qu'il a reçu directement de la réalité mohammedienne, et qu'il répand ensuite sur les membres de sa confrérie, les prophètes n'en ont pas conscience; et cela parce que le sceau a une source (mashrab) en commun avec eux (c'est-à-dire directement dans la réalité mohammedienne) » .
« Aussi, selon Al-hâjj Omar, aucun cheikh n'a été avec certitude le Sceau Suprême jusqu'au cheikh Al-Tidjânî.
Par contre, le cheikh Al-Mukhtâr Al-Kuntî a dit que le 12e siècle de l'hégire 11 ressemblait à celui de Muhammad à plusieurs points de vue, notamment parce que s'y trouve le Sceau des saints, comme Muhammad sceau des prophètes se trouvait en son siècle ; puis parce que les disciples du Sceau font le Grand Jihâd (contre les passions et les démons) de même que ceux de Muhammad faisaient le Petit Jihâd (contre les nations dans l'erreur) ; en outre, ce 12e siècle a été le meilleur à part les trois qui ont suivi Muhammad. Or, Al-Kuntî, bien qu'appartenant à ce siècle, n'a pas revendique pour lui-même la qualité de Sceau supreme; par contre Al-Tidjânî a reçu à l'état de veille, et non en rêve, la permission d'éduquer les créatures, en général et absolument, cela en 1196 de l'hégire. Aucun ne l'a revendiqué avant lui, tandis que lui-même a dit :
« Le Maître de l'existence (Muhammad) m'a informé de vive voix que je suis le pôle caché, cela à l'état de veille et non en rêve » ; tout cela indique donc, sans équivoque, ajoute Al-hâjj Omar, que la qualité de sceau appartient bien à Al-Tidjânî.

Le cheikh Muhammad Al-Ghâlî (disciple d'Al-Tidjânî et maître d'Al-hâjj Omar) a dit :

« Le cheikh (Al-Tidjânî) a été le Sceau pendant trente ans » .

C'est donc par Al-Tidjânî que Dieu a scellé les pôles en lequels sont réunis les traits de caractère divins (XXXVI, 12/14) et c'est par son intermédiaire que tous les saints, sans en avoir conscience, reçoivent l'influx des prophètes » .
Le cheikh Al-Tidjânî, d'après les propos cités par Al-hâjj Omar, aurait dit entre autres choses très importantes et très caractéristiques :

« Tout saint ne boit et n'est abreuvé que de notre mer, depuis la création du monde jusqu'à la résurrection » .
« Tous les cheikhs ont appris de moi l'inconnaissable » …
« L'esprit de Muhammad est mon esprit : son esprit fournit aux envoyés et prophètes, le mien aux pôles, aux initiés et aux saints, depuis la prééternité jusqu'à l'éternité dans le futur » .
« Les pôles, par rapport à moi, sont comme la masse par rapport aux pôles » .
« Abd Al-Qâdir Al-Jilânî a dit : Mon pied est sur le cou de tout saint ; il parlait de ceux de son temps ; quant au mien, il est sur le cou de tout saint depuis Adam jusqu'au jugement dernier » . « Je suis le seigneur des saints, comme Muhammad est le seigneur des prophètes » .
Enfin, Al-Tidjânî (XXXVI, 5, 14, 15) s'est vanté du privilège d'avoir reçu, directement de Muhammad, des sciences que seul Dieu connaît…

Il résulte de tout cela des conséquences extrêmement importantes au point de vue confrérique. Yves Marquet les a mentionnées dans un résumé très dense, qu'on donne encore presque en entier, et sans qu'il soit nécessaire de le commenter :

« Mais si Tidjânî, dit Al-hâjj Omar, est supérieur à tous les saints, comme Muhammad à tous les prophètes, sa confrérie est supérieure aux autres, comme la communauté musulmane à celles des autres prophètes. Elle est appelée tarîqa ahmadiyya muhammadiyya ibrâhîmiyya (et aussi hanîfiyya), parce que, comme on l'a vu, elle a bénéficié, non seulement de la grâce générale de Dieu, mais aussi de sa grâce particulière, du fait qu'il a choisi, dans sa prééternité, le sceau des saints et les membres de sa confrérie, ce qui fait que ceux-ci sont, comme le sceau lui-même, supérieurs aux autres saints (XXXVI, 18).

« Al-Tidjânî a dit, au sujet de sa confrérie :

« Notre confrérie … abroge (tubtilu) toutes les autres … » . … « Un membre d'une autre confrérie, qui la quitte pour adhérer à la Tidjâniyya, « Dieu le met à l'abri dans ce monde et dans l'autre, il n'a rien à craindre ni de Dieu, ni du Prophète, ni de son cheikh, mort ou vif, quel qu'il soit » . Par contre, celui qui quitte la Tidjâniyya pour une autre confrérie, « les malheurs s'abattront sur lui dans ce monde et dans l'autre, et il ne réussira jamais » —

Al-Tidjânî va jusqu'à dire :

« je peux seul faire entrer directement au Paradis tous mes compagnons, même s'ils ont commis des péchés ; il ajoute que Muhammad lui a dit, à ce propos, des choses qu'il ne peut révéler. Même les membres de la Tidjâniyya qui ont l'extérieur des gens du commun privés de l'illumination (mâhjûbîn), ont un rang plus élevé que celui des grands pôles, à condition qu'ils soient sincères (XXXVI, 16 et 17) » .

Yves Marquet donne une conclusion qui ouvre de nouveaux horizons sur le fond de la doctrine tidjanite et, partant, sur la position religieuse d'Al-hâjj Omar, qualifiée quelquefois de omarienne. « Dans ce qui précède, maints détails évoquent des éléments de la doctrine shi'ite en général, et ismaélienne en particulier » 12 .
Cet aspect de la pensée religieuse d'Al-Hâjj Omar dépasse de beaucoup le cadre et le sujet de cette étude élémentaire, qui sont, on le rappelle, Al-hâjj Omar combattant de la foi, « anti-sultan » , et le litige religieux qui l'opposa à l'émir musulman du Macina. On y reviendra encore, cependant, dans le chapitre consacré à la 'Umariyya, ou doctrine pratique d'Al-hâjj Omar, et dans les conclusions, à propos du saint « héritier du Prophète » , et de la confusion qui s'est établie, en Afrique occidentale, à propos du titre de khalifa ou « successeur » .
Dès sa prime jeunesse, Al-hâjj Omar connut les éléments de la Voie Tidjâniyya, tels que les cheikhs maures de Walata, et même ceux du Fouta, étaient capables de les lui inculquer. Mais cela se passait au moment ou cet ordre prenait la relève de la Qâdiriyya, pour donner une nouvelle et vigoureuse impulsion à l'Islam, vers l'Afrique subsaharienne en particulier.
Ainsi, durant son enfance, et durant la première partie de sa vie d'homme, Omar eut sous les yeux l'exemple de la propagation ou de la rénovation de l'Islam par une nouvelle confrérie, qui apparaissait, d'emblée, plus militante que la vénérable Qâdiriyya, parce qu'elle conciliait le mysticisme nécessaire à l'élan spirituel, avec les obligations de l'action sur les masses populaires. Cela ne put avoir pour effet que de développer en lui les caractères décelés dès son enfance : foi mystique, désir de propager la foi et de préserver l'Islam des nombreuses atteintes qui le menaçaient en Afrique, à cause de l'ignorance des masses, démunies de toute instruction et incapables de se référer aux textes légalitaires, et à cause des survivances insidieuses de l'Animisme.
Il est probable, enfin, que cette défiance devant les facteurs d'altération de la Loi, du Dogme même, et à plus forte raison des doctrines mystiques, a pu être un des éléments qui ont poussé Omar à vouloir suivre le pur exemple du grand cheikh Ahmad Al-Tidjânî: passer à son tour quelques fécondes années aux Lieux Saints de l'Islam et en Egypte, et purifier son âme en fortifiant son caractère par un stage intermédiaire chez les cheikhs de la Khalwatiyya, comme l'avait fait également le vénéré cheikh Sayyîdî Muhammad Al-Ghâlî, khalife du cheikh Sayyîdî Ahmad Al-Tidjânî pour l'Orient, dépositaire des secrets du Fondateur, et autorisé à déléguer, à son tour, ses pouvoirs à d'autres khalifes et muqaddam(s), pour propager la doctrine de l'Ordre dans d'autres contrées.
Une fois de plus apparaîtra le remarquable enchaînement, et la non moins remarquable continuité, des confréries musulmanes orthodoxes qui se sont relayées depuis l'apparition de leur archétype, la vénérable et durable Qâdiriyya. On n'aura pas à se demander si la Tidjâniyya, introduite en Afrique subsaharienne, s'inscrira en réaction contre une Qâdiriyya qui s'était beaucoup développée en Afrique du Nord et assez peu au Sud du Sahara, parce qu'une telle question parait sans objet. Elle n'a été posée, et fort maladroitement, que pour étayer une explication des choses parfaitement spécieuse, dans la plupart des cas.
Al-hâjj Omar a repris, dans « Le livre des Lances » , l'essentiel de la doctrine tidjanite exposée dans les Jawâhir, sans y ajouter beaucoup de lui-même, hormis des passages où il cite ses auteurs ou ses expériences personnelles. Cette oeuvre écrite est devenue le texte de référence des Tidjâniyya de l'Afrique tout entière. On étudiera donc plus à fond la doctrine tidjanite dans le chapitre consacré à ce que l'on appelle, parfois, la Omariyya ('Umariyya).

Notes
1. C'est, exactement, ce que fit plus tard Al-hâjj Omar.
2. Paul Marty, 1915-1916,XXXI, p. 239
3. Faute d'eau, on fait dans le désert le simulacre de l'ablution rituelle en utilisant du sable propre.
4. Un acte religieux ne vaut, en Islam, que si on en a la ferme intention, en son intime.
5. Cf. Essai sur la pensée religieuse d'Amadou Bamba. (cité).
6. Cf. Yves Marquet, 1968, pp. et suiv. Cf. Al-hâj Omar, Livre des Lances, XXXVI.
7. Coran, XXIV, 35a, 35b, 35c, 36.
8. Hadith.
9. Commentateur coranique soufi mort en 606 (H) = 1209 (M), cité par Al-hâjj Omar dans le Livre des Lances (XXXVI, 1, 18).
10. « Recours suprêmes » .
11. Celui d'Ahmad Al-Tidjânî, né en 1150 et mort en 1230. Rappelons qu'Al-hâjj Omar lui-même est né en 1795 et mort en 1864 (correspondant à peu près à 1209 ou 1210 et 1280-1281).
12. Yves Marquet, 1968, pp. 9 et suivantes et p. 17 jusqu'à la fin.

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