webPulaaku/Maasina/A. Hampaté Bâ & Jacques Daget/L'empire peul du Macina/Chapitre 7

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Maasina


Amadou Hampaté Bâ & Jacques Daget
L'empire peul du Macina (1818-1853)

Paris. Les Nouvelles Editions Africaines.
Editions de l'Ecole de Hautes Etudes en Sciences Sociales. 1975. 306 p.


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Chapitre VII

La bataille de Noukouma gagnée par Cheikou Amadou sur Diamogo Séri Diara n'avait été pour les Bambara qu'un épisode malheureux de leurs luttes contre les Peuls du Macina. Ces luttes avaient été entreprises par Ségou sous le règne du fameux Biton Mamari Kouloubali (1712-1755) ; Saro devait les poursuivre pour son propre compte jusqu'à l'arrivée des Toucouleurs. Il est nécessaire pour comprendre l'enchaînement des faits, de rappeler l'origine de la fortune de Saro et les rapports entretenus par ce pays avec le royaume de Ségou, à l'époque de Cheikou Amadou.
Un homme du clan Taraoré 1 émigra du Mandé avec sept personnes de sa famille. Il était âgé de 33 ans. Ayant entendu parler de Ségou et de son roi, il y alla dans l'intention de s'y livrer au commerce. Mais il trouva le pays troublé par le conflit sanglant qui divisait les Tõ dyõu et Dékoro 2. Il jugea les circonstances peu favorables aux bonnes affaires et s'aperçut en outre que les marabouts réputés pour leurs connaissances occultes étaient très recherchés et craints. Il résolut malgré son âge d'aller à Dia pour y apprendre à confectionner des amulettes et acquérir la science qui permet de disposer à son gré des forces de la nature. Il fut un élève dévoué à son maître et favorisé par la chance : au bout de dix ans seulement d'études, il était devenu un petit thaumaturge. Son maître lui dit alors :
— Il faudrait que tu songes à aller t'installer quelque part, afin d'y faire une carrière brillante pour toi et tes descendants.
Puis à la suite d'une pratique magique, il indiqua le pays de Saro 3 comme propice à l'épanouissement de la gloire de son élève. Taraoré remercia son maître et alla se fixer dans le pays indiqué. Il s'installa avec les siens dans un petit campement de pêcheurs bozo, en bordure de la zone d'inondation. Ses pouvoirs magiques assurèrent la fortune de ses hôtes et furent bientôt connus dans toute la région ; de partout on venait consulter le marabout, lui demander des bénédictions et solliciter son intervention occulte.
A Ségou, Ngolo Diara (1766-1797) avait du lutter contre certains chefs Tõ dyõu à l'intérieur et contre plusieurs territoires voisins à l'extérieur pour consolider et étendre sa domination. Il avait pendant ce temps laissé le pays de Saro vivre à sa guise. Les habitants avaient pris goût à l'indépendance ; ils refusèrent d'obéir à Ségou et devinrent même insolents. Ngolo se tourna contre eux. Plusieurs fois et en plusieurs points les Tõ dyõu assaillants furent repoussés. L'audace de Ngolo s'émoussa, mais son orgueil blessé s'insurgea. Il venait de réduire tous les chefs du pays Mianka qui s'étaient coalisés contre lui et de déclarer la guerre au Macina qui refusait de payer le di sõnho 4. Cette taxe s'élevait à plusieurs kilos d'or par an. Le Saro en profita pour s'insurger sous la conduite de petits chefs de bande. Durant trois ans, Ngolo se battit sans résultat contre les Peuls du Macina, conduits par Silamaka Arɗo Dikko et contre le Saro. Il dit un jour à ses sacrificateurs :
— Mes assauts contre le Macina sont brisés par Silamaka, mais ceux contre le Saro ? Je voudrais bien savoir qui réussit à les rendre vains.
Un de ses sacrificateurs lui répondit :
— Achète toi-même à une potière vierge un vase de terre non cuit ; immole dessus une poule blanche qui caquette pour sa première couvaison. Tu te rendras discrètement au bord du fleuve par une nuit sans lune et tu rempliras le vase d'eau. Tu le porteras ensuite sur la place du marché et tu l'y briseras en disant : que le secret de Saro soit rendu aussi public qu'une parole dite au marché un jour de foire, qu'il soit répandu partout comme est répandue l'eau du fleuve. Puis, tu rentreras chez toi sans te retourner durant tout le trajet.
Ngolo exécuta ce que lui avait recommandé son magicien. Quelques mois après, il apprit que le Saro bénéficiait de l'aide occulte d'un marabout du clan Taraoré, installé depuis quelques années dans le pays, et qui montrait plus de penchant pour les Peuls que pour les hommes de sa propre race. Ngolo lui envoya un messager pour lui demander des explications et savoir s'il était pour ou contre lui. A toutes fins utiles, il lui fit en même temps parvenir des cadeaux et notamment un cheval en signe de haute considération. Le messager lui dit :
— Le roi de Ségou te salue par ma bouche. Il me charge de te mettre en garde contre les gens de Saro. Il veut déverser sur eux « une eau chauffée par la poudre ». Il veut les inonder sous une averse de balles rouges. Il veut que le tonnerre de ses fusils qui ne ratent pas, leur prouve qu'on ne méprise pas impunément le trône de Ségou. Il les empêchera de dormir sur leurs deux oreilles comme un enfant gavé de lait. Il leur apprendra que si les femmes de Ségou sont expertes dans la préparation des parfums à briller, les hommes savent faire sentir l'odeur de la poudre à leurs adversaires.
Le marabout demanda une nuit pour réfléchir.
Le soir venu, il s'isola. Il prit son formulaire magique et passa une bonne partie de la nuit à consulter ce grimoire. Il finit par y découvrir les éléments d'un thème géomantique afin d'en déduire les chances de Ngolo et la conduite à tenir vis-à-vis de ce dernier. Après avoir procédé à toutes les opérations prescrites, il se retira dans sa case, sans lumière. Vers le premier chant du coq, le spectre de Ngolo lui apparut. Il tenait dans la main droite une hache d'or ; il portait un turban indigo sur son bonnet « gueule de crocodile » de couleur wölö gè 5. Ses dents étaient toutes rouges de kola et ses lèvres teintes en bleu comme celles des coquettes. Il était entouré de cinq salon armés de branches vertes d'Acacia albida. Au-dessus de lui planait une nuée resplendissante.
Le marabout comprit que Ngolo était appelé à un brillant avenir et qu'il valait mieux être avec que contre lui. Il vit également que ses chances étaient étroitement liées à celles de Ngolo. Le lendemain matin, il fit venir l'envoyé de Ségou :
— Va, dit-il, annoncer à Ngolo que je me range à ses côtés ; je vais par ma puissance occulte abattre le courage des Peuls. Silamaka ne résistera plus longtemps à Ségou.
L'envoyé reprit le chemin du retour, porteur d'une nouvelle qui ne devait pas manquer de réjouir Ngolo, ses amis et ses serviteurs. Introduit auprès de son roi, il s'accroupit comme l'imposait l'étiquette et toussota pour s'éclaircir la voix. Un chef Tõ dyõ haut placé et qui n'aimait pas trop le messager, se permit alors cette réflexion, tout en lorgnant de l'oeil le porte-glaive du roi :
— Malheur à la bouche étourdie. Elle peut brouiller l'esprit et mettre l'imite sur le chemin de la mort plutôt que sur celui de la vie.
L'envoyé saisit toute la malveillance de ce propos qui ne pouvait s'adresser qu'à lui. Il dit d'un air renfrogné :
— O roi, quand un ambassadeur revient bredouille de la mission qui lui avait été confiée, il approche de son maître dans l'attitude du chien malade : oreilles basses, museau allongé.
Ngolo, répondit d'un air qui ne présageait rien de bon :
— Ce Taraoré a-t-il méprisé le roi de Ségou ?
L'envoyé, à son tour, lança un regard au porte-glaive, puis sourit comme s'il s'adressait au trésorier général, dispensateur de riches cadeaux, et reprit :
— Au contraire, il te salue. Va, m'a-t-il dit annoncer au grand roi que sa maison est sûre. Ceux qui seront contre lui seront traités si durement que les âges futurs en seront étonnés. Fais-lui savoir que je suis avec lui et pour lui. Son astre brillera plusieurs fois vingt-cinq ans avant que les ténèbres de l'oubli ne voilent la gloire de sa famille. Mais qu'il se méfie des Peuls d'où qu'ils viennent. Il n'y a rien de bon pour la puissance de Ségou chez les Peuls.
Ngolo répondit :
— Ces nouvelles me transportent d'aise. Mais je voudrais en avoir le coeur net. Quant à toi, messager de bonheur, je te donne 5 vaches laitières, 10 gros d'or, 80 charges de mil, 80.000 cauris, un turban d'honneur, une queue de bœuf agrémentée de grelots, un cheval, un jeune palefrenier et une jeune fille nubile pour soigner ta toux 6.
Puis il ajouta :
— Maintenant que je n'ai plus le Saro sur mon chemin, il me faut envahir le Macina, grimper sur la montagne 7, sonder ce que les hommes tatoués porteurs d'arcs 8 ont dans la poitrine et la nature de la chose qu'ils cachent entre l'abdomen et les cuisses 9.
Avant de partir lui-même à la tête de cette expédition, Ngolo envoya une colonne contre Ngolokouma, un village du Saro qui ne cessait de razzier des animaux et des personnes dans le pays de Ségou. Ses hommes ne purent réduire le village, malgré la présence du chef de guerre Zan Fato à la tête de 1.600 combattants dont 400 cavaliers. Le marabout Taraoré, ayant appris l'échec de Ségou, se porta au secours de Zan Fato avec une poignée d'hommes et dix cavaliers. Il surprit le village de Ngolokouma endormi, réussit à escalader le mur d'enceinte et à allumer l'incendie à l'intérieur. Ses hommes brisèrent alors les portes du village et attaquèrent les habitants désemparés au cri de : « notre chef est dans vos murs, votre sort est réglé ». Zan Fato, apercevant l'incendie, fonça sur le village, dégagea Taraoré et les rares survivants de sa petite troupe. Les habitants de Ngolokouma furent attachés et emmenés en captivité, leur village pillé et rasé.
Zan Fato rentra à Ségou et rendit compte de l'exploit réalisé par Taraoré et ses hommes. Ngolo comprit tout le parti qu'il pouvait tirer de cette victoire. Il réunit son conseil et déclara :
— J'élève le marabout à la dignité de Saro masa, c'est-à-dire chef du Saro. Je lui abandonne tous les revenus de ce pays en échange d'une alliance militaire et d'un pacte d'entr'aide mutuelle en toutes circonstances.
C'est ainsi que Saro masa, dont on ne connaît pas le vrai prénom parce que Ngolo avait interdit de le prononcer, devint roi du Saro. La sanãkuya entre Taraoré et Diara fut la garantie impérissable de l'alliance entre Saro et Ségou.

Saro Masa, grâce à ses qualités de marabout, de magicien et de vaillant guerrier, devint une sorte de fétiche vivant, connu, craint et vénéré de tous. Le pays à la tête duquel il avait été placé en profita largement car il fut désormais à l'abri des attaques de bandes armées. Saro Masa jeta l'anathème contre ceux qui introduiraient des fétiches dans le village de Saro, où il devait lui-même enterrer on carré magique pour protéger les habitants contre les maladies, les guerres et la stérilité des femmes.
Saro Masa engendra Tyon qui servit sous son père, comme envoyé puis comme chef de guerre, pendant 50 ans. Il commanda lui-même 50 ans et mourut centenaire la même année que Cheikou Amadou 10. Vers la fin de sa vie, il mit à la tête de ses armées, comme kèlè tigi, son fils Solo, dit Sologo Kèlètigi, qui lui succéda d'ailleurs à la tête du Saro.

Le mercredi 7 redjeb 1233 (13 mai 1818), Cheikou Amadou ordonna de réunir tous les prisonniers de guerre 11. Il fit dresser leur liste par race et par lieu d'origine afin de déterminer les pays et les groupements qui s'étaient alliés avec Ségou. On repéra ainsi un nombre considérable de Bambara du Saro.
— Qui vous a envoyé contre nous, leur dit Cheikou Amadou ? Je ne me souviens pas vous avoir provoqués et je vous croyais sur les traces de Saro Masa qui adorait Dieu et combattait les fétiches. Votre présence dans une armée d'animistes est une preuve de trahison. Etes-vous contre la foi islamique ? Ou, chose encore plus grave, êtes-vous des hypocrites ?
Un guerrier bambara qui, tout prisonnier et à la merci du vainqueur qu'il était, n'avait rien perdu de la fierté de sa race ni de sa crânerie naturelle, s'avança vers Cheikou Amadou :
— Saro Masa a ses os réduits en poussière, dit-il. Nous sommes nés bamana, l'honneur nous commande de rester fidèles à nos ancêtres. Tyon, notre grand lien de guerre, n'a pas partagé les croyances de son père. Il a abjuré l'islamisme, mais il n'est pas retourné au culte des fétiches. Il est allié au roi de Ségou par sympathie raciale.
Cheikou Amadou s'écria :
— Qui es-tu donc, toi qui parles avec tant de hauteur ? Sais-tu que tu viens de livrer tous tes compagnons, non pas au joug de l'esclavage mais au tranchant du sabre qui châtie légalement les renégats. Vous avez trois soleils pour revenir au culte du Dieu unique. Conformément à la loi, je vais mettre avec vous des marabouts justes et savants pour vous convertir. Mais si le soleil de vendredi prochain empourpre le couchant sans que vous soyez sincèrement revenus dans le giron de l'Islam, vous aurez tous la tête tranchée.
Le prisonnier rit du bout des dents :
— Mon père et ma mère, répliqua-t-il, m'ont nommé Maa nyuma wara 12. Pour ma part, je ne crains pas d'en finir avec une vie qui me trahit en mettant un pied grêle sur ma poitrine large et velue 13. Tu ne verras jamais mon front plongé dans la poussière ni mon fondement en l'air sous prétexte d'adorer ton Dieu. N'attends pas trois jours, fais-moi tuer tout de suite.
— Que tu le veuilles ou non, tu as un sursis de trois soleils ; je n'ai pas le droit de passer outre. Si Dieu le veut, nous mettrons fin à ta malignité, mais crois bien que tes paroles n'arriveront pas à nous irriter, quelques provocantes qu'elles soient. Je sais que tu agis sous l'empire de la colère. Ton ignorance a bandé son arc et nous décoche ses traits : le bouclier de la sagesse nous garde. Ton âme est en ce moment troublée. Nous avons pitié de ta bravoure et prions Dieu qu'il ait pitié de toi et te rende plus attentif aux choses saintes.
— Je t'abhorre, toi, les tiens, tes planchettes, tes roseaux taillés, tes gourdes et tes peaux de mouton, dit Maa nyuma wara.
Il fut envoyé avec tous les prisonniers dans un village surveillé et trois marabouts furent chargés de les convertir. Mais les gardes ayant manqué de vigilance, les captifs les plus notoires réussirent à s'échapper avant le troisième jour. Maa nyuma wara les ramena à Saro et ils se joignirent aux troupes bambara reconstituées sous les ordres de Solo, fils de Tyon.
Pendant ce temps, les rescapés de l'armée de Diamogo Séri étaient rentrés à Ségou, désarmés, déguenillés et faméliques. Les fuyards ne voulurent pas se présenter d'emblée au Dyi tigi 14. « Il va bouillir de colère et nous laver la tète, se dirent-ils. Nous risquons fort d'y laisser notre peau. » Ils envoyèrent donc un des leurs auprès de Tyètige Banãtyeni, griot doué de finesse et favori de Da, pour lui demander de parler au roi en leur faveur. Le griot se fit conter toutes les péripéties du combat et dit :
— Venez demain matin à l'audience, vêtus de vos haillons. Ne dînez pas ce soir et ne prenez comme petit déjeuner que quelques gorgées de bouillie pour vous soutenir. Il est indispensable que vous vous présentiez avec une mine aussi piteuse que possible.
Le lendemain, Tyètige Banãtyeni informa Da que Diamogo Séri Diara avait envoyé quinze mille hommes pour le mettre au courant du résultat de sa mission dans le Macina. Da crut que l'affaire peule était liquidée et que ses quinze mille sofa avaient escorté captifs et butin jusqu'à Ségou. Il fit battre son tam-tam de guerre et donna ordre à tous les habitants mâles de se rassembler sous les Acacia albida des grandes palabres. Tout Ségou sortit comme pour un jour de fête. Da, à son tour, se transporta sur les lieux, escorté de ses pages, gardes du corps, griots, courtisans, ministres et chefs de guerre. Il s'assit sur le tara 15 recouvert de plusieurs couvertures historiées et donna ordre d'introduire les envoyés de Diamogo Séri.
Da ne put en croire ses yeux quand il vit apparaître devant lui cinquante loqueteux, au visage ravagé par la faim, la fatigue et la terreur. Il se dressa sur ses pieds, brandissant la queue de boeuf agrémentée de clochettes d'or et d'argent qu'il tenait dans la main droite, et dit :
— Tyètige sont-ce là les notables des quinze mille hommes dépêchés vers moi ?
— Certes, Dyi tigi, ce sont eux-mêmes. Les autres ne sont pas dignes de se présenter : ils risqueraient d'attrister ton regard qui n'a l'habitude de se poser que sur des objets magnifiques.
— Mon armée est donc défaite ?
— Non, Dyi tigi; tes combattants, pour mieux tromper les Peuls, se sont scindés en plusieurs unités qui ont marché en ordre dispersé. Chaque unité n'a fait qu'avancer dans la direction qui lui a été imposée par les circonstances. Il n'y a qu'un détail regrettable, c'est qu'elles n'ont pas eu la bonne idée de se concerter et de convenir d'un point de ralliement. Les quinze mille hommes de l'unité de Banankoro, ne voyant plus leur chef Gonblé, ont voulu le rejoindre. Mais avec la bêtise habituelle aux Tõ dyõu, ils ont cru que Gonblé était revenu à Ségou avec les huit cent cinquante et un de leurs camarades, restés en position immobile dans les plaines du Sébéra.
Da se tourna vers son griot :
— Que penses-tu de cette affaire. Quel traitement infliger à ces couards ?
Dyi tigi, il sied mal à ta grandeur de traîner l'honneur de tes guerriers dans la boue. Un homme qui ne fuit pas devant un ennemi plus fort, s'ôte toute possibilité de revanche. Le proverbe assure que tout vainqueur sera un jour vaincu. Les caprices de la guerre, les vicissitudes de la vie, le veulent ainsi. N'es-tu pas le grand Da qui, animé par le désir de venger Monzon, a triomphé de Basi de Samaniana et imposé silence aux habitants de Dina 16 ? N'as-tu pas dévasté Fombana alors que Sikasso te regardait faire sans oser bouger ? Quand Diakourouna se remplit de guerriers, qu'on y pila de la poudre et qu'on y fondit des balles, n'as-tu pas dévasté la ville et rendu Toto triste et sans force ? Quand Douga de Korè vint te saluer par dérision, n'as-tu pas rempli des pirogues de tes guerriers ? Lorsque tes troupes furent rangées en bataille aux portes de Korè, Douga n'a-t-il pas été pris et tué ? Son fils n'a-t-il pas été rebaptisé par toi Monè bö m fa la ? O Tõ kömö 17, renvoie la foule, convoque les chefs de guerre et prend avec eux les dispositions nécessaires pour vaincre les Peuls.
Da réunit le conseil de guerre à l'intérieur du dyõ futu 18. Parmi les quinze mille fuyards, il se trouvait quinze chefs de groupe de combat. Ils furent seuls invités à la séance. Ils contèrent en détail comment les Peuls avaient été attaqués, mais ne purent expliquer la panique qui s'empara de l'armée bambara alors qu'elle avait pour elle la supériorité numérique et celle de l'armement. Les chefs de guerre discutèrent six jours pleins : ils furent incapables de trouver un moyen radical de prendre Noukouma, comme si un mauvais sort les empêchait de s'entendre. Ils se séparaient chaque fois plus opposés que la veille. Ce que voyant, Da envoya discrètement chercher le marabout Alfa Seydou Konaté, de Sinzani, pour lui demander comment opérer afin d'avoir raison d'Amadou Hammadi Boubou et de ses partisans. Le marabout répondit :
— Tu m'appelles, mais il est déjà trop tard. La page du destin est tournée. Je t'avais interdit trois choses, à savoir : tuer un fils unique ; mépriser par orgueil un ancien lien moral et à plus forte raison le briser ; prêter hypocritement un serment que tu es décidé à trahir. Or tu as violé ces trois interdictions à l'occasion de ton affaire avec Mama Dyétoura, un ami d'enfance intime et par surcroît fils unique, que tu as fait assassiner. Pour commettre cet acte odieux, tu l'as attiré dans un guet-apens, en jurant à Mousa de Séguéla, seul capable de t'amener Mama, que tu ne ferais aucun mal à ce dernier. Mousa a cru à la sincérité de ton serment. Dans ta folie, tu as en outre prononcé des paroles sacrilèges telles que : il me tarde de faire des captifs et des captives de race blanche et de pouvoir offrir à mes fétiches de la chair des compagnons du Prophète. En la chétive personne d'Amadou Hammadi Boubou tu as un puissant ennemi contre qui tes fétiches ne prévaudront pas. Dieu l'a appelé à prendre les armes pour punir ton orgueil et décevoir tes espoirs, car ton fils n'héritera pas de toi. La défaite de ton armée, pourtant fortement équipée, est un indice clair de la mauvaise position dans laquelle tu te trouves désormais.
Da furieux chassa Alfa Seydou Konaté et décida de le faire assassiner. Mais il se rappela une conversation qu'il avait eue avec le marabout Sid Mohammed Lamine, fils du grand chérif Ismaïla, qui le mettait en garde contre son orgueil démesuré et ses tentatives de guerre contre des peuples musulmans, tels que ceux du Fouta, du Sahel, de l'Egypte, etc. Da fut pris d'une peur rétrospective et donna ordre de surseoir au meurtre d'Alfa Seydou qu'il avait déjà commandé. Le lendemain, il parut au conseil avec une mine à la fois bouleversée, fatiguée et découragée.
— L'affaire peule sent mauvais, dit-il à ses conseillers. Il faut nous en débarrasser en envoyant quelqu'un d'autre à notre place. Que chacun de vous réfléchisse jusqu'à demain sur les moyens capables de gagner à notre cause Tyon, fils de Saro Masa, et ses chefs de guerre.
Quand les conseillers et courtisans se retrouvèrent entre eux, ils se dirent : « Malheur à nous-mêmes. Qu'allons-nous devenir si la race des Peuls prenait le dessus. Nous ne sommes à leurs yeux que des impies, buveurs de bière de mil et d'hydromel. Ils nous traiteront de façon peu magnanime bien qu'ils se disent adorateurs et serviteurs d'un Dieu miséricordieux. »
Un chef de guerre coupa court à ces jérémiades tout juste bonnes à ramollir le courage.
— Voilà que vous êtes en train de vous gaver de craintes, dit-il, et pour des guerriers c'est une nourriture indigeste. Il s'agit de trouver qui envoyer auprès de Tyon d'une part et de Falé de Ndokoro 19 d'autre part. Ce sont là les deux énergumènes que nous avons intérêt à envoyer contre les Peuls à notre place. Tyon, depuis la révolte du Macina, est favorable à Ségou par sympathie raciale. Il a fait un geste qui le prouve en donnant l'ordre à Maa nyuma wara et à quarante mille hommes d'aider Diamoge Séri. Quant à Falé, c'est autre chose.
— Falé, dit un assistant, est un lion redoutable. Ce ne sont ni les honneurs, ni la gloire, ni les richesses qui lui tourneront la tête. Pour le gagner et faire de lui un âne bâté, il faut une...
— Une quoi ? répliqua Mpéba Sotigi, un chef de guerre et homme de confiance de Da.
— Je suis un pauvre griot, je ne puis me permettre de révéler en public une chose capable de blesser un noble dans son orgueil. Mais si mon seigneur Mpéba Sotigi inclinait son oreille jusqu'à ma bouche ou plutôt me permettait de lever ma bouche jusqu'à la hauteur de son oreille... tout serait dit d'un mot.
— Fais vite, manant. Mais si tu ments, une pierre de ton poids attachée à ton cou t'ouvrira dans le fleuve le chemin pour aller retrouver tes ancêtres.
— Et si je disais vrai ?
— Tu seras admis au rang des griots du grand tam-tam. Tu auras de l'or, de l'argent, de riches vêtements, des chevaux fringants et une jolie femme que tu pourras choisir entre trois cent trente trois pucelles séduisantes. Fais vite, manant ! Ordure !
Le griot se pencha et dit à l'oreille de Mpéba Sotigi
— Une femme belle et experte.
Méba Sotigi sourit et se trémoussa comme si le griot l'avait agréablement chatouillé. Il plongea la main gauche dans la poche de son vêtement fait de 80 bandes de coton et sortit sa tabatière. Sans se presser, il l'ouvrit, prit entre le pouce et l'index droit une pincée de tabac préparé à Tombouctou, inclina légèrement la tête sur son épaule gauche et aspira avec un sifflement aigu la fine poudre blanchâtre en portant ses deux doigts à ses narines. Deux grosses larmes s'échappèrent de ses yeux et roulèrent de chaque côté de son gros mufle de lion avant de se perdre dans les poils rudes et roussis de sa barbe drue.
Tout le monde avait respecté cette scène. Le griot, qui ne savait s'il venait de s'engager sur le chemin de la fortune ou sur celui de la ruine, demeurait immobile, comme pétrifié : il attendait les résultats de sa révélation. Mpéba Sotigi toussota pour s'éclaircir la voix ; il congédia tous les assistants sauf quelques-uns qu'il désigna et le griot qui se nommait Dyéliba Mari Kouyaté. Ils se rendirent ensemble auprès de Da. Ils trouvèrent le roi de Ségou assis sous un hangar, avec pour seule compagnie une jeune fille qui l'éventait et son griot Tyètige Banãtyeni.
Mpéba Sotigi vint s'accroupir à quelques pas de la peau sur laquelle Da était assis. Il lui dit :
Dyi tigi ! Tõ kömö ! Dyéliba que voici a tranché le nœud qui nous embarrassait. Il connaît le point faible de Falé Tangara.
Da se tourna vers Tyètige Banãtyèni :
Dis au « fils de ton père » 20 qu'il se trouve entre deux précipices. L'un est plein d'honneurs et de richesses, l'autre de supplices mortels. Selon ce qu'il dira, il tombera d'un côté ou de l'autre. Sa destinée est à la merci de sa langue et de son adresse.
— Fils de mon père, dit Tyètige, réfléchis et parle.
— Je connais Falé Tangara, reprit Dyéliba, je l'ai amusé trois lunes. Il est brave, intrépide. Il est physiquement fort et leste. Il méprise la fortune. Il dort peu et s'enivre rarement. Son ouïe est aussi fine que celle du lamantin.
— Quel est donc le point faible de ce chien du diable ? s'écria Da excédé et rendu jaloux par l'énumération des qualités de Falé Tangara.
— Dyi tigi, quand Falé Tangara voit une jolie femme, surtout une étrangère, son membre le travaille et le rend semblable à un âne. Il confond les points cardinaux, braie, lève la tête en l'air, écarte les lèvres, montre les dents comme pour sourire au ciel de lui avoir envoyé une aubaine. Il acceptera tout pour se satisfaire comme un baudet en rut après sa femelle.
— Et Tyon, comment pourrais-je l'avoir avec moi ?
— Attrape Falé, Tyon te sera donné par surcroît.
Da combla le griot, mais le fit mettre en résidence surveillée pour que le secret soit bien gardé. A Mpéba Sotigi, il confia 6.000 cornes 21 de poudre arabe, 15.000 de poudre locale, 6,000 esclaves, 500 têtes de bovidés, 10 chevaux du Sahel et 2 autruches aux pieds cerclés d'or.
— Tu porteras ces présents à mon parent Falé Tangara, dit-il. Tu lui demanderas de ma part de les transmettre à Tyon. C'est une marque de reconnaissance pour avoir envoyé quarante mille combattants du Saro contre la race peule.
Da eut soin, comme l'avait conseillé Dyéliba, d'adjoindre au convoi sa courtisane Baro Téné. Cette femme avait sous son pendelu 22 tout ce qu'il fallait pour séduire un homme comme Falé Tangara, au tempérament fougueux et lascif, toujours avide de jouissance.
Le convoi partit de Ségou sous les acclamations de la foule. Il passa par Komina, Koïla, Tia et Niangolola. Arrivé dans ce village, Mpéba Sotigi convoqua le grand féticheur de Kamia 23. Il lui remit plusieurs gros d'or de la part de Da et lui confia que le roi de Ségou voulait avoir Falé Tangara, non pour le tuer, mais pour l'envoyer combattre les Peuls. Le féticheur de Kamia déclara :
— Il faut que vous trouviez une femme experte et de grande beauté. Je lui fournirai une ceinture aphrodisiaque et un philtre magique. Je donne ma tête à couper qu'en voyant cette femme, Falé Tangara acceptera pour passer une nuit avec elle de devenir le captif de Da.
— J'ai ce qu'il te faut, dit Mpéba Sotigi au magicien et il lui présenta Baro Téné.
La courtisane était dans la pleine lune de ses charmes. On pouvait lui appliquer les louanges chantées par les poètes peuls :

« Ni trop grosse pour embarrasser son partenaire, ni trop maigre pour le piquer dans l'intimité, elle ressemble à une belle biche du Sahel, au long cou, à la croupe ferme et arrondie. Ses gencives sont naturellement teintes en bleu indigo, ses dents sont blanches comme des cauris lavés au savon. Son sourire rend heureux, son rire, affole les plus froids. Sa voix est une musique mélodieuse aux doux accords. Sa démarche est plus souple que celle de l'autruche femelle. De tous les creux formés par les jointures de ses membres suinte une sueur plus odoriférante que le muse de la civette. »

Baro Téné reçut pendant trois jours les soins magiques du féticheur de Kamia.
Mpéba Sotigi, d'accord avec ce dernier, se dirigea avec son convoi sur Gan où il devait rester une dizaine de jours. Quant au féticheur lui-même, il se dirigea sur Sara en passant par Sokouni, Bambougou, Ngolofina et Kossola 24. Tyon, averti qu'un convoi venant de Ségou traversait sans préavis son pays, avait déjà réuni à Sara ses chefs de guerre, dont Falé Tangara de Ndokoro. Quand il vit arriver le féticheur de Kamis, il le convoqua pour le consulter, malgré l'interdiction d'introduire des fétiches dans Sara.
— Le roi de Ségou ne te veut point de mal, dit le magicien. Il tient au contraire à te témoigner sa reconnaissance pour ton action contre Noukouma.
Il profita en outre de son séjour auprès de Tyon, de ses courtisans et de ses ministres, pour les rendre favorables à ses desseins. Il envoya alors dire secrètement à Mpéba Sotigi que tout était prêt et qu'il pouvait se diriger sur Sara.
Le convoi quitta Gan et alla passer la journée à Difola 25. Il y avait dans ce gros village une troupe de chasseurs réputés. Craignant une trahison de la part de Ségou, ils prirent leurs armes et se portèrent au devant de Mpéba Sotigi pour lui demander le but de son voyage.
— Chasseurs de Difola, je sais que vous êtes braves et décidés. Je n'ai nullement peur de me mesurer avec vous. Mais cette fois-ci, mon maître m'envoie pour une mission de paix afin d'entretenir des relations amicales avec des gens de sa race. Pour vous assurer de mes bonnes intentions, je vous invite à m'accompagner à Sélé où nous boirons à la santé de nos chefs et à Berta où nous mangerons un repas pour sceller notre alliance. Les chasseurs de Difola se rendirent compte que le convoi de Ségou n'était pas une expédition militaire. Ils suivirent Mpéba Sotigi jusqu'à Berta.
Tyon rassuré à la fois par le féticheur de Kamia à la solde de Da et par ses propres agents, envoya à Berta une brillante cavalerie, des danseurs et des tam-tams pour fêter l'arrivée de Mpéba Sotigi. Falé Tangara avec trois cents chevaux, montés par de jeunes guerriers âgés de 22 à 33 ans, servit de garde d'honneur à Tyon qui tint à aller lui-même au devant de Mpéba. Après les salutations d'usage, Tyon fit organiser des danses de guerriers en l'honneur de son hôte. Toute la nuit se passa en fête. Les chanteurs et les chanteuses de Saro et de Berta mirent un point d'honneur à prouver aux habitants de Ségou que leur pays comptait des artistes. Mais Mpéba Sotigi n'avait d'yeux que pour le fougueux et indomptable Falé Tangara. Ce dernier assista à la fête avec une grande indifférence, impassible comme s'il avait été de pierre. Aucun sourire, aucun geste, ne laissait voir ce qui se passait en cet homme énigmatique. Avant de regagner son logement, Mpéba Sotigi se fit présenter :
— Ah, voilà « l'homme Tangara » dit-il au chef de Ndokoro, celui qu'aucun chef de guerre de Ségou n'a pu approcher jusqu'ici. Je me félicite d'être un favorisé.
Falé Tangara voulut répondre, mais Tyon ne lui en donna pas le temps, craignant de le voir altérer les bonnes relations qui étaient en train de se nouer par une réplique maladroite.
— Falé Tangara connaît tout dans ce pays, dit-il, il est tout naturel qu'il soit impassible devant un spectacle cent fois vu et revu.
Tyon fit préparer des gîtes à Saro pour la délégation de Ségou. Il convoqua tous les habitants des villages situés à moins de trois jours de marche, pour assister au dã tige 26. Une grande séance se tint sur la place publique en présence de tous les notables de Sara et des environs. Mpéba Sotigi s'y rendit richement habillé, avec tous les membres de son convoi. Quand il fut assis, Tyon fit dire à son griot de demander à la foule de faire silence. Tyon :
— Griot !
Le griot :
— Le grand fils du grand Saro Masa m'a appelé. Me voici.
Tyon :
— Je bénis mon père et ma mère, je bénis nos aïeux. Paix aux mânes de nos morts. Richesse et longévité à nos vivants. De nombreux fils pour cultiver nos champs et garder nos villages. De nombreuses filles pour la prospérité de nos ménages et pour le plaisir de nos âmes. Dis aux poils blancs et aux poils noirs ici présents que nous ne sommes pas réunis pour du mal. Nous sommes ici parce qu'un envoyé de Ségou est venu nous voir. Or quand un homme émet l'interjection : o gala ! 27 c'est pour bénir ou maudire.
Le griot :
— Vous avez tous entendu les paroles de mon maître, votre chef. Nous avons parmi nous un illustre envoyé du Dyi tigi. Cet envoyé honorable a dit : ngala ! Puisse le complément de son interjection être une bénédiction.
Puis se tournant vers le griot de Mpéba Sotigi :
— Fils de mon père, dis à ton illustre maître que les bouches sont closes, les oreilles tendues, les yeux attentifs. Le moindre son de la voix de ton maître n'échappera à notre ouïe. Le moindre de ses gestes n'échappera à nos yeux.
Le griot de Mpéba Sotigi à son maître :
— Seigneur, l'ambassadeur participe de la grandeur de celui qu'il représente. Tu es grand parce que Da, qui t'a envoyé, l'est. Saro t'écoute. Parle car la parole sied à ta bouche sans que tu sois pour cela ni griot ni tyapurta 28.
Mpéba Sotigi, sans se lever de son siège :
— Griot, je salue les habitants de Saro de la part de mon maître Da et de ses hommes. Da m'envoie porter à son grand ami et frère Tyon, fils de Sara Masa, les cadeaux qui lui seront présentés ici. Tout le monde pourra juger de leur valeur.
Les 6.000 esclaves, portant les 21.000 cornes de poudre, défilèrent à la file indienne devant Tyon. Puis vinrent les 500 bovidés, les 10 chevaux du Sahel et les deux autruches aux pieds cerclés d'anneaux d'or. Mpéba :
— Da veut que ces cadeaux soient présentés à son parent Falé Tangara qui se chargera de les remettre à Tyon.
La foule s'écria :
— La manière de donner est jolie. Elle honore Falé Tangara et tout Saro avec lui.
Au même moment, Baro Téné enleva le voile sous lequel elle avait jusqu'alors soigneusement dissimulé ses charmes. Elle se mit à chanter les guerriers et les grands rois bambara. Au vu de cette femme extraordinaire, les désirs de plus d'un homme s'allumèrent. Le griot de Tyon :
— Cette fille du diable est digne de la couche d'un roi. D'où l'avez-vous extraite et à qui la destinez-vous ?
Le griot de Mpéba Sotigi :
— C'est une courtisane de notre seigneur Da. Elle a tenu à venir voir le Saro, pays des guerriers invincibles.
Le griot de Tyon :
— Qu'elle soit la bienvenue.
La mèche des désirs de Falé Tangara se mit à brûler par les deux bouts et par le milieu. Après la présentation des cadeaux, la fête continua toute la journée et fort tard dans la nuit. Baro Téné fut hébergée par le griot de Tyon. Elle reçut, en cadeaux de bienvenue, plusieurs gros d'or offerts par des guerriers de Saro qui tenaient à se mettre en valeur aux yeux de la favorite de Da et à attirer sur eux l'attention de celle-ci. Quand tous les habitants de la ville furent rentrés chez eux, Falé Tangara déguisé se présenta chez Baro Téné qui s'apprêtait à se coucher. Elle étendit une natte, la garnit de deux coussins pour son visiteur et prit place à côté, sur une autre natte.
— Que ma maison soit spacieuse pour le brave Falé Tangara, dit-elle.
— Je préférerais que ce soit ton cœur.
— Mon cœur appartient à Da.
— Je vais lui demander de me le revendre.
— S'il refuse que feras-tu ?
— Les pas de mon cheval imprimeront leurs traces dans Ségou.
— Quand tu auras mérité mon amour, Da ne pourra empêcher mes mains de te prodiguer leurs caresses. Au lieu de Ségou, fonce contre les Peuls. Prouve-moi que les femmes bambara peuvent dormir sur leurs deux oreilles et qu'elles n'iront jamais piler du mil à Noukouma.
Falé Tangara se leva et dit :
— Tant que les 561 de Saro 29 seront sur pied, le Macina ne marchera pas sur Ségou.
Baro Téné venait de conquérir Falé Tangara. Elle lui demanda un gage de sa promesse. Falé Tangara lui donna sa tabatière. Baro Téné le réaccompagna chez lui et les deux amants passèrent le reste de la nuit ensemble.
C'est ainsi que Falé Tangara mit son courage au service de Ségou. Da envoya un fort contingent à Tyon, pour soutenir l'armée à Saro. Il était désormais tranquillisé au sujet du Macina et put consacrer tous ses soins aux affaires du Kaarta.

Durant tout son règne Cheikou Amadou ne put vaincre ni dominer le Saro. Sur la frontière de ce pays, l'état d'hostilité fut constant entre Peuls et Bambara ; mais il s'agissait surtout de razzias et d'embuscades. Rares furent les opérations de grande envergure dont la tradition a conservé le souvenir. Da, qui n'avait pu digérer la défaite subie par Diamogo Séri à Noukouma, décida de venger son général dès qu'il se fut débarrassé du Kaarta. Il convoqua son conseil de guerre et déclara qu'il voulait qu'on lui amène Cheikou Amadou à Ségou. Ses généraux lui firent remarquer que ce n'était pas là Une entreprise facile, car Bori Hamsala surveillait la rive gauche du Niger, Amirou Mangal la rive droite du Niger jusqu'au Bani et l'armée du Fakala interdisait le passage sur les hautes terres de la rive droite du Bani. Da ordonna de mobiliser tous les guerriers valides du Ségou et des autres pays qui lui étaient soumis. Il les répartit en quatre armées. L'une devait traverser le Niger et, par la rive gauche, aller surprendre Bori Hamsala. Une autre devait fixer les troupes d'Amirou Mangal sur la frontière du Saro. Une troisième traverser le Bani et attaquer le Fakala. Enfin une quatrième suivant le lit du Niger devait foncer rapidement sur Hamdallay, détruire la ville et capturer Cheikou Amadou. Ce dernier fut prévenu à temps par un homme qui se trouvait à Ségou et qui rejoignit Hamdallay en doublant les étapes. Il annonça que Da avait déjà pris toutes ses dispositions pour surprendre les Peuls avec des forces si considérables qu'aucun adversaire ne pourrait lui résister.
Cheikou Amadou se fit apporter sa tablette de fer 30, écrivit dessus des prières et dit :
— Il est possible que Dieu nous vienne encore en aide comme il l'a toujours fait jusqu'ici.
Puis il entra en retraite spirituelle. Le troisième jour, on apprit que les quatre armées étaient démobilisées. Da venait de mourir et le chef général de l'expédition était trop intéressé à la succession au trône de Ségou pour se lancer cette année-là dans des opérations militaires 31. Lorsque cette heureuse nouvelle fut annoncée à Hamdallay, quelqu'un dit à Cheikou Amadou :
— C'est toi qui as tué Da Monzon.
— C'est plutôt Dieu, répondit Cheikou Amadou. Mais l'essentiel est que nous en soyons débarrassé.
Falé Tangara prit la tête d'un fort contingent de Bambara de Saro et de Ségou et marcha contre les Peuls 32. Il quitta Saro en passant par Kangara, se ravitailla dans la région de Soum et alla camper à Simina. De ce village, il envoya des éclaireurs se renseigner sur les forces de la garnison de Poromani qui surveillait le Bani. Laissant quelques guerriers à Simina, il descendit sur Wolon où il rassembla tous ses hommes, assuré que les Peuls étaient loin et ne pouvaient le surprendre. Avec toute son armée, il traversa le Bani à Banédaga et marcha sur Barmandougou, un des greniers de Dienné et du Fakala. Sur son chemin, il détruisit plusieurs villages, enleva des troupeaux et pilla les récoltes. Bobo et Marka prirent la fuite à son approche.
Cheikou Amadou informé de la marche de Falé Tangara demanda qu'une colonne fut envoyée contre lui. Gouro Malado, qui patrouillait dans le Fakala, reçut l'ordre de se porter à sa rencontre. Un contingent, parti de Hamdallay sous le commandement d'Abdoukarim Kombaka, passa par Kouna et vint opérer sa jonction avec les forces de Goure Malade à Kounnaraka, ou campa l'année peule. Au cours de la nuit, Goura Malade fit un rêve où il se vit en train d'amarrer un éléphant. Il se réveilla en sursaut et fit appeler les marabouts de l'expédition 33. Il leur raconta son rêve qui lui causait de fortes appréhensions. Les marabouts le rassurèrent affirmant que l'éléphant symbolisait l'adversaire, que la partie serait dure mais que Falé Tangara serait finalement capturé. Le lendemain, des fuyards marka arrivèrent à Kounnaraka et renseignèrent Gouro Malado sur l'importance des forces commandées par Falé Tangara. Les Bambara qui n'avaient rencontré aucune résistance depuis leur départ de Sure, ne faisaient que boire, manger, chanter et danser dans tous les villages traversés.

Falé, convaincu que les Peuls avaient fui, vint camper à Madiongo, dans le but de razzier toute la région de Poromani. Gouro Malado envoya un courrier à Dienné pour demander à Amirou Mangal de couper la retraite aux Bambara. Une colonne bien armée quitta Dienné à la faveur de la nuit et traversa les marais jusqu'à Soala. Des groupes de combat furent égrenés tout le long de la rive gauche du Bani de Soala à Mpébougou, avec ordre de traverser le fleuve au jour qui leur serait indiqué. Goure Malade avait décidé de se diriger sur Poromani. Arrivé à Parandougou, il captura quelques guerriers bambara qui razziaient pour leur propre compte. Il les fit interroger et les envoya sous escorte à Nounnaraka, où il avait laissé quelques forces pour assurer ses arrières. Fort des renseignements obtenus, Gouro Malado tint un conseil de guerre et proposa de modifier son plan de campagne initial. Au lieu d'aller directement à Poromani où une garnison était sur le pied de guerre, prête à toute éventualité, il proposa de se diriger en forçant la marche sur Kirsédougou, de disposer des troupes de choc sur tout le parcours, d'attaquer les bambara de flanc et de les culbuter dans les zones marécageuses inhabitées de la rive droite du Bani.
Falé Tangara avait deux passions : les femmes et le jeu. Depuis son arrivée à Madiongo, il passait ses journées et une bonne partie de ses nuits à jouer au mpari 34. Celui qui le dérangeait durant une partie risquait sa vie On l'avait déjà vu pourfendre un sofa de son sabre pour l'avoir dérangé au tours d'un jeu ou d'un tête-à-tête galant. Un chef de guerre bambara, malgré toutes les précautions prises par Gouro Malado, eut vent de la marche rapide des Peuls en direction de Kirsédougou. Il se trouvait à Siragourou avec 1,500 chevaux et 10.000 fantassins. Il envoya prévenir Falé Tangara à Madiongo. L'envoyé trouva Falé occupé à ses jeux et de très mauvaise humeur car il n'avait pas eu de chance de la journée. Plusieurs partenaires l'avaient successivement gagné. Aucun chef ni courtisan ne voulut se charger d'introduire l'envoyé qui perdit un temps précieux à attendre. Vers la fin de l'après-midi, il résolut de se présenter lui-même. Il chargea son fusil, sella son cheval, l'enfourcha et piqua comme un fait sur les joueurs. A quelques pas d'eux il tira en l'air. Cette fantasia ne réussit pas à distraire Falé Tangara et son partenaire qui essayaient de se damer réciproquement le pion. Un sofa apostropha l'impertinent qui osait déranger les joueurs :
— Qui es-tu ? Tu désires donc te suicider!
— Je suis envoyé pour dire à notre chef de guerre Falé que les Peuls sont en train de nous encercler. Ils marchent rapidement sur Kirsédougou.
Falé Tangara, sans cesser de jouer, répondit :
— Et que fait donc le fils de chien qui tient Siragourou ? Tant pis si les Peuls lui passent sur le corps. Ce n'est pas un jour où je manque de chance au jeu qu'il faut venir me parler de combattre.

L'envoyé, sachant à quoi s'en tenir, se hâta de retourner à Siragourou où il arriva de nuit. Les troupes bambara étaient en état d'alerte. Il se garda bien de rapporter l'injure proférée par Falé Tangara ; il se borna à déclarer :
— Falé Tangara est un guerrier aux qualités militaires incontestables, mais il manque un peu d'éducation. Lorsqu'il est occupé avec un partenaire de jeu ou avec une jolie femme, il oublie tout jusqu'à son devoir. Il ne faut pas compter sur lui, il ne décidera rien pour nous secourir et nous devrons soutenir le choc par nos propres moyens.

Vers la fin de l'après-midi, les troupes peules, les unes venant de Parandougou sous la conduite de Gouro Malado, les autres venant de Poromani, se ruèrent à l'attaque de Siragourou. Les onze mille cinq cents bambara sortirent pour soutenir le choc, doublement furieux d'être attaqués par les Peuls et délaissés par Falé Tangara. Ils combattirent avec vigueur et l'engagement se prolongea une bonne partie de la nuit. Ayant épuisé leur poudre et leurs balles, ils jugèrent imprudent de se mesurer aux Peuls à l'arme blanche ; ils évacuèrent le village au petit jour et se replièrent sur Madiongo. Mais n'osant affronter la colère de leur chef, ils se barricadèrent à Nérékoro et envoyèrent dire à Falé qu'il pouvait continuer ses jeux à condition de leur faire parvenir de la poudre et des balles.

Falé Tangara commença à s'inquiéter. Il décida de combattre et s'organisa dans Madiongo. Quant à Gouro Malado, il envoya un détachement à Kirsédougou avec ordre d'aller occuper Donkoroni. Puis il marcha sur Nérékoro avant que Falé n'ait envoyé des munitions. Les Bambara sortirent armés de haches, de coutelas, de lances et de gourdins ferrés. Ils furent repoussés après un engagement qui fit beaucoup de victimes dans les deux camps. Ils se réfugièrent à Madiongo.

Alors les troupes de Dienné traversèrent le Bani sur plusieurs points et convergèrent sur Madiongo. Lorsqu'elles y arrivèrent, on se battait déjà depuis trois jours. Les hommes de Gouro Malado et du Fallada, épuisés par la marche et les nombreux engagements, commençaient à flancher. A chaque sortie Falé semait la mort dans les rangs peuls. Il faisait planter en terre les tètes de ses victimes : on en compta plusieurs dizaines quand survinrent les troupes fraîches de Dienné. Madiongo fut totalement encerclé et assailli. Guidado Ali Modi, du groupe des GaylinkooBe, dit :
— Il faut couper la tête de la vipère bambara. Tant que nous n'aurons pas Falé Tangara, la résistance durera. Je vais me dévouer.
Il réussit à se camoufler dans un fourré, entre deux arbres 35 où Falé, après chaque assaut, venait réparer ses forces avant de reprendre l'attaque. Le chef bambara, ayant une fois de plus repoussé les Peuls, se dirigea vers les deux arbres. Au moment où, tout joyeux, il descendait de son cheval et allait s'asseoir, une voix lui cria :
— Ce n'est pas le moment de t'asseoir.
Falé Tangara, très maladroit à pied, courut aussitôt vers sa monture. Il allait sauter en selle quand Guidado Ali lui lança adroitement son écharpe indigo autour du cou. Au même instant, d'autres cavaliers peuls arrivèrent à la rescousse. Falé fut maîtrisé avant que les Bambara eussent eu le temps de lui porter secours. Sachant la situation perdue, il fit dire à ses troupes de se rendre. Ainsi finit la bataille de Madiongo.

Les prisonniers et le gros butin furent dirigés sur Hamdallay. Le tribunal militaire condamna Falé à la peine capitale. Le grand conseil décida qu'avant l'exécution de la sentence prononcée par les marabouts de l'expédition, Falé serait invité à embrasser l'Islam. Il ne pouvait, en droit, être mis à mort avant d'avoir refusé pertinemment de se convertir. Cheikou Amadou en personne essaya de le gagner à l'islamisme.
— Si je me convertissais, dit Falé, je ferais une mauvaise action, car je serais le premier à renier la tradition de mes ancêtres, et je donnerais aux chanteurs bambara le droit de me vilipender.
— Tu t'exposes à une mort qui ne servira à rien, répondit Cheikou Amadou. Si demain ta tête est tranchée, toute ton armée se convertira. On pourra compter sur les doigts ceux qui préféreront t'imiter.

Falé Tangara demeura inébranlable et choisit ainsi de son propre gré la mort. Il fut exécuté le jour même devant une immense foule. Il marcha bravement au supplice. On n'enregistra pas la moindre défaillance chez cet homme dont le bras avait plongé plus de vingt cinq familles peules dans le deuil. Personne n'insulta sa dépouille et d'aucuns même se permirent de dire :
— C'était un brave. Dommage qu'il ait lui-même choisi cette mort.

Le sort des compagnons de Falé Tangara capturés fut discuté par le grand conseil. Il fut décidé qu'aux chefs bambara, on offrirait à choisir entre la mort et la conversion et que les soldats seraient réduits à l'esclavage. Parmi les conseillers, il se trouva des marabouts qui jugèrent nécessaire de frapper durement les Bambara, à titre d'exemple, pour dégoûter les autres de reprendre la lutte. Ils demandèrent une exécution massive des guerriers faits prisonniers. Les partisans de l'extermination allaient l'emporter sur les modérés. Bouréma Khalilou n'avait jusque là rien dit. Un conseiller qui avait remarqué sa réserve significative s'écria :
— Je voudrais bien connaître l'avis de Bouréma Khalilou sur cette question.
L'interpellé, avec son sans-gêne habituel, était à demi couché en pleine séance et faisait semblant de somnoler. Il se redressa, secoua ses vêtements et dit malicieusement :
— Cheikou Amadou, tes marabouts prennent souvent des décisions d'après le seul témoignage du livre. Mais est-ce que celui-ci peut prévoir tous les cas ? Moi je pense que pour décider le sort des Bambara, il est bon de demander l'avis des témoins vivants et pas seulement celui des lignes tracées sur du papier. Chaque fois que des ennuis nous viennent du côté bambara, c'est aux troupes de Wouro Ali qu'est confié le soin périlleux de contenir l'ennemi. Ces troupes ont été désignées par toi-même, Cheikou Amadou, pour surveiller et combattre les Bambara. C'est leur avis qui est indispensable.
Le conseil fut obligé de suspendre la discussion. Quelques cavaliers furent choisis parmi les cinquante expressément réservés au transport des courriers urgents. Le diawanDo Khawdo Boukkari, de Soy, fut chargé d'aller avec eux à Dienné. Il invita Amirou Mangal à envoyer une délégation pour assister aux débats concernant les prisonniers et le butin de Saro. Ibrahima Amirou fut désigné par son père qui, très âgé, ne pouvait plus se déplacer facilement. Aller devant le grand conseil n'était pas une petite affaire. Aussi Ibrahima Amirou jugea plus prudent de se renseigner exactement sur la conduite de tous ses chefs de troupe durant l'action menée contre Falé. Assuré qu'aucun de ses hommes n'avait commis de faute répréhensible, il partit de Dienné avec cent chevaux, passa la nuit à Mégou, traversa le Bani à Saare Mala et, sans s'arrêter, poursuivit sa route jusqu'à Hamdallay. Amadou Cheikou fut chargé d'aller au-devant de son ami Ibrahima Amirou. Les envoyés de Dienné furent fêtés à leur arrivée.
Ibrahima Amirou fut introduit devant le grand conseil. Bouréma Khalilou prit la parole avec l'autorisation du doyen :
— O fils d'Amirou Mangal, le grand conseil a voulu, contrairement à son habitude et à ses droits, consulter les représentants du Wouro Ali avant de prendre une décision concernant les hommes de Saro capturés à Madiongo.
—A quoi devons-nous un si grand honneur ? reprit Ibrahima Amirou
— Si Falé Tangara, malgré son courage et le nombre de ses soldats, a préféré faire le détour par Barmandougou plutôt que de foncer directement sur Hamdallay, c'est que la barrière du Wouro Ali a su se faire respecter. Falé, cependant, n'a pu vous éviter. Le grand conseil, à titre d'honneur exceptionnel, tient à savoir comment vous traiteriez ceux qui nous ont coûté des centaines de vos plus braves soldats et des centaines de vos meilleurs chevaux.
— Les vénérables me prennent au dépourvu, répondit Ibrahima. Je m'attendais à toute autre question. Nous étions chargé de contenir les Bambara, nous les avons empêchés de passer sur le territoire que nous avions à surveiller. Falé Tangara devait être capturé, nous nous sommes emparés de lui. Notre mission s'arrêtait là. En outre mon opinion personnelle ne peut être considérée comme celle de tout le Wouro Ali. Je vous demanderai donc de m'autoriser à aller consulter notre conseil privé, et ce soir je vous rapporterai son avis.
Ibrahima Amirou réunit les notables porte-paroles du Wouro Ali. Il leur demanda quelle réponse faire au grand conseil. Abdarahamane, plus connu sous le nom de Kembou Boubou, dit :
— Les Bambara du Saro, tout animistes qu'ils soient, sont des hommes loyaux et braves. Ils n'ont jamais trahi les Peuls de Wouro Ali. Avant la Dina, il y avait entre nous du liens de famille. Il faut leur prouver que si nous savons nous battre, nous respectons également le courage infortuné et reconnaissons la magnanimité de nos adversaires.
Ibrahima Amirou retourna au grand conseil et déclara :
— Nous demandons que les Bambara du Saro ne soient pas réduits à un esclavage avilissant. Nous souhaitons que leur vie soit épargnée en reconnaissance de leur conduite vis-à-vis des prisonniers qu'ils ont souvent faits parmi les GaylinkooBe.
Cette requête soulevait une question de droit difficile à résoudre sans violer l'esprit de la Châria quant aux prisonniers de guerre non musulmans.
— Bouréma Khalilou, dit un conseiller, est un hérisson malencontreux. Il suffit de le croiser en chemin pour qu'il nous oblige à marcher sur ses piquants. Je demande au grand conseil de laisser Bouréma Khalilou résoudre le problème qu'il a lui-même soulevé.
— O hommes de livres et de roseaux ! reprit Bouréma. Vous vous laisssez désemparer par si peu ? Cheikou Amadou, ici présent, a souvent déclaré devant moi que le Prophète de Dieu avait dit : « la pitié doit l'emporter au moins une fois sur le devoir. Oubliez le traitement que la loi réclame pour les prisonniers de guerre non monothéistes, et appliquez celui qu'inspire la pitié. »
Lorsque Cheikou Amadou eut entendu cette déclaration, il leva les bras au ciel et dit :
— L'homme dont la langue se plaît à limer l'esprit, vient de me décharger d'une pénible angoisse. Je demande au grand conseil de décider que le trésor de la Dina rachètera tous les prisonniers de Saro, de façon que la part de butin des combattants ne soit pas diminuée. Les prisonniers ainsi rachetés seront dotés de terres et libres de vivre à leur guise.
Le grand conseil approuva la proposition. Les Bambara du Saro furent rachetés et installés dans le Dérari actuel. Ils furent plus ou moins bons musulmans, mais restèrent fidèles à Cheikou Amadou et précieux auxiliaires de la Dina.

Le village de Soum 36, qui s'était soumis et avait prêté serment de fidélité à Cheikou Amadou, se révolta contre l'autorité peule. Amirou Mangal écrivit une lettre au grand conseil pour demander l'autorisation d'attaquer le village comme étant en état de rébellion. Le cas était d'autant plus grave qu'il y avait à Soum des marabouts marka influents qui servaient de conseillers au chef. La discussion fut chaude au sein du grand conseil pour savoir s'il fallait entreprendre la guerre dite contre infidèles ou celle dite contre hypocrites. On finit par opter pour la seconde. Amirou Mangal reçut l'ordre de se mettre en campagne. Il confia le commandement de l'expédition à son fils, Amadou Amirou Mangal.
Soum avait appelé à son secours les villages de Kélé et de Kara 37, lesquels avaient envoyé des troupes de renfort. Amadou Amirou Mangal attaqua les rebelles à deux reprises, sans succès tant les défenseurs de Sonna se servaient adroitement de leurs fusils. A la faveur de la nuit, il fit une troisième tentative ; il réussit à faire appliquer une échelle contre les murs du village et à introduire un de ses hommes à l'intérieur du système de défense. Cette homme défonça la porte par surprise et les cavaliers peuls purent dans l'obscurité envahir le village qui fut ainsi réduit. Mais ses défenseurs s'étaient enfuis. Ils allèrent se réfugier à Saro. Tyon fit battre le BauDi Bogolo 38 et déclara :
— Je ne puis rester inactif quand les Peuls, des gens qui ne se nourrissent que de lait caillé durant une partie de l'année, pénètrent dans mes états.
Il envoya une lettre à Amirou Mangal, lui donnant rendez-vous aux basses eaux sous les murs de Dienné. Puis il fit fabriquer de la poudre et des balles en grandes quantités. Tyon, très âgé, avait alors à la tête de son armée son fils Sologo, guerrier redoutable dont on chantait :

Nyi seera taa yè, n'i seera Saro taa yè,
I k'i yerè kolosi, wara be sira kã,
Keletigi Sologo de ye wara ye
.

Si tu es prêt à partir, si tu es prêt à partir pour Saro,
Fais attention à toi, un fauve est sur le chemin,
C'est Kèlètigui Sologo qui est le fauve 39.

Amirou Mangal transmit la lettre de Tyon à Hamdallay. Cheikou Amadou lui fit donner carte blanche, à condition que les Bambara Soient attirés dans la région de Kouima 40. L'armée peule vint se fixer dans cette localité et envoya des korooji 41 épier les mouvements de l'ennemi. Lorsqu'il fut averti que celui-ci était rassemblé à Sara et prêt à combattre, Amadou Amirou Mangal envoya son avant-garde à Sakay. Ce village avait toujours été fidèle aux Peuls et c'était même une des bases habituelles de l'armée d'Amirou Mangal. Les Bambara crurent donc que les troupes adverses allaient opérer leur concentration à Sakay. Quand tous les cavaliers peuls de l'avant-garde y furent rentrés, Sologo donna ordre d'investir le village, croyant y bloquer le gros de l'armée. Mais celui-ci avait pris un chemin détourné vers le Sud, et était allé prendre position à Kerta. Les Bambara qui n'avaient prêté attention qu'au mouvement de l'avant-garde, ne se doutaient pas qu'ils avaient été tournés. Amadou Amirou Mangal avait réussi à placer l'adversaire face à l'avant-garde qui ne devait résister que peu de temps après avoir pris contact et simuler une retraite. Alors le gros de l'armée surgirait pour prendre les Bambara à revers. Ce plan astucieux réussit de bout en bout.
Les soldats bambara demandèrent à leurs chefs de leur servir à boire afin d'attaquer les Peuls avec davantage de mordant. Ils chantaient :

Tõ dyõu ma nyumaa fö, wulu saga baana.
Tyè min te blö min u te monè bö.
Dunã fabali sõ te dõ
.

Les Tõ dyõu n'ont pas dit du bien, la viande de chien est finie.
Les hommes qui ne boivent pas n'enlèvent pas l'affront.
Le caractère de l'étranger non rassasié ne se connaît pas 42.

L'avant-garde peule attaqua les Bambara déjà grisés par la boisson. Ils furent reçus par un feu de salve bien nourri, mais foncèrent avec d'autant plus de courage qu'ils savaient que leur chef était derrière l'ennemi, prêt à se démasquer. Peu après ils tournèrent bride, les Bambara, croyant la victoire acquise, les poursuivirent sans surveiller leurs arrières. Amadou Amirou Mangal n'attendait que cela pour les prendre à revers. Un moment, les Bambara crurent qu'un renfort arrivait, mais quand ils virent fondre sur eux les cavaliers habillés de blanc, ils furent désorientés et ne savaient plus de quel côté tirer. Mamoudou Soumaïla Béla, qui désirait se distinguer, ne visait que le chef Bambara, Sologo. Il réussit à le serrer de près. Sologo se dressa sur ses étriers et voulut tirer sur Mamoudou ; mais son cheval buta et son fusil lui échappa des mains. Le Peul lui jeta sa lance ; il eut le temps de l'esquiver. Mamoudou était déjà sur lui, il sauta à terre et saisit son adversaire à bras le corps. Les deux combattants roulèrent sur le sol. Sologo était un colosse 43, facile à désarçonner mais non à maîtriser ; il se dégagea. Des cavaliers peuls avaient eu le temps de venir à la rescousse et il fut finalement fait prisonnier et envoyé sous escorte à Sakay avec 400 cavaliers bambara qui furent également capturés.
Amadou Amirou Mangal interrogea Sologo.
— Pourquoi as-tu pris les armes contre nous ?
— Avant d'être à la tête de l'armée de Cheikou Amadou, ton père venait mendier chez nous.
— Ce n'est pas la réponse à la question que je t'ai posée. D'autre part mon père était allé chez vous parce que ton père l'y avait invité à titre de marabout.
L'interrogatoire ne fut pas poursuivi. Après le repas du soir, Amadou Amirou Mangal se rendit secrètement auprès de son prisonnier et lui dit :
— Je vais te faciliter l'évasion. Tu iras vers le nord et j'enverrai des cavaliers te rechercher vers le sud. Mon père ne te devra plus rien. Tu l'as hébergé et nourri : je te tends la liberté.
Il diminua la garde disant qu'il avait parlé au chef bambara. Vers trois heures du matin, il retourna voir Sologo, qui n'était pas encore parti. Il le pressa de fuir. Alors le Bambara prit son cheval et s'en alla. Après la prière du matin, Amadou Amirou Mangal envoya un garde chercher Sologo. On ne le trouva pas. Tout le camp peul fut en émoi. Amadou laissa discuter tout le monde et dit:
— A mon avis, Sologo n'a pu fuir que vers le sud.
Il dépêcha quelques cavaliers dans cette direction. Ceux-ci revinrent sans avoir vu les traces du fugitif.
Sologo réussit à rejoindre Saro où il rendit compte de sa défaite. Les tambours de guerre se mirent à jouer un air de deuil et les Bambara chantaient :

A naana ni dyãnfa yè,
Fula kèlè naana ni dyãnfa yè
Fula Amadu kèlè naana ni dyãnfa ye
,

. . . . . . . . . .

Il est venu avec la ruse,
La guerre peule est venue avec la ruse,
La guerre du peul Amadou est venue avec la ruse, etc

... en citant le nom de tous les Peuls.

Notes
1. Il s'agit du clan Taraoré dit par les Bambara Taraorè nökã sanãku des Diara et non du clan Taraoré marka auquel appartenaient beaucoup de chefs marka.
2. Dékoro régna de 1755 à 1757. Taraoré ayant passé dix ans à Dia, son arrivée dans le Sera peut donc être située approximativement à 1766 , au moment où Ngolo prend le pouvoir. Ce qui est en parfait accord avec la suite du récit.
3. Saro s'écrit en Arabe avec sâd (60), alif (1) et (200), sa valeur numérique est 261, c'est-à-dire le grand nombre du nom de Dieu, augmenté de « l'unité principielle ». La grand nom de Dieu s'écrit avec douze lettres :

Lettre Valeur numérique
alif 1
lâm 30
80
lâm 30
alif 1
mîm 40
lâm 30
alif 1
mîm 40
5
alif 1
hamza 1

4. Di sõnho, prix du miel ; nom donné aux impôts perçus par Ségou parce qu'à l'origine ils servaient à préparer l'hydromel.
5. Wölö gè, couleur jaune pâle.
6. Les rapports sexuels avec une jeune partenaire sont censés améliorer l'état général des vieillards, habituellement sujets à des quintes de toux.
7. Il s'agit du pays dogon, la montagne désignant le plateau dogon.
8. Les Mossi.
9. C'est-à-dire voir si ce sont des hommes ou des femmes, des courageux ou des couards.
10. Tyon régna donc sur le Saro de 1796 à 1846, à la suite de son père Saro Masa qui avait régné de 1766 environ à 1796.
11. La 6 redjeb, par une incursion victorieuse dans le Saro, les partisans de Cheikou Amadou s'étaient débarrassés des derniers éléments de l'armée coalisée qui avait attaqué Noukouma.
12. Maa nyuma wara, le fauve des gens bons.
13. Une poitrine velue est considérée comme un signe de virilité et de bravoure par les Bambara qui qualifient les Peuls de pieds grêles.
14. Voir chapitre II, note 4, p. 37.
15. Tara, sorte de lit, qui servait d'estrade au mi de Ségou. Durant les audiences, le roi était seul à s'y asseoir.
16. Le griot va énumérer toutes les victoires de Da afin de le mieux flatter. Monzon en mourant avait chargé son fils Da de le venger de Basi, chef de Samaniana (30 km. sud-sud-ouest de Bamako sur l'ancienne route de Siguira, de Tato, chef de Diakourouna (près Sansanding ?) et de Douta, chef de Korè (au sud du Bani ?). Les victoires sur Dina (60 km. ouest-sud-ouest de San 7) et Forabana près de Sikasso, avaient été acquises durant la guerre contre le pays Mianka. Da avait l'habitude de donner des surnoms. Celui qu'il imposa au fils de Douga, monè bö n fa la, signifie enlève l'affront de mon père.
17. Tõ kömö, surnom de Da, qui signifie le fétiche de la société.
18. Dyõ futu, résidence du roi.
19. Ndokoro, localité située à 13 kilomètres nord-nord-est de Saro.
20. Fe den, littéralement fils de père (ou d'oncle) ; ici il faut entendre homme de même caste, puisqu'il s'agit de griots.
21. La poudre était toujours conservée dans des cornes d'Hippotrague.
22. Pendelu, petit pagne que les coquettes portent à même le corps, sous le ou les pagnes dits fini.
23. Kamia, localité située à 19 kilomètres ouest-sud-ouest de Saro, résidence d'un ancien chef marka. Komina est à 4 kilomètres sud-ouest de Dioro ; Kolla, Tia, Niangolola se trouvent sur le chemin direct de Komina à Saro. Niangolola, juste au sud et à proximité immédiate de Kamia, se trouve à 22 kilomètres de Saro.
24. Pour aller de Kamia à Saro, le féticheur fait un détour afin d'arriver à Saro venant du nord ; au contraire, Mpéba Sotigi et son convoi feront un détour afin d'aborder Saro par l'est. Ceci afin de ne pas éveiller les soupçons de Tyon.
25. Gan, localité située à 8 kilomètres sud de Saro. Difola, Sélé et Berta sont d'autres villages à proximité Immédiate de Sara.
26. Dã tige, exposé des faits qu'un envoyé fait en publie.
27. Ngala, puissance suprême dont le ciel ngala kolo entoure le mystère.
28. Tyapurta, personne de souche noble et non de caste, devenue un parleur public, plus entouré qu'un griot. Toute cette scène montre le rôle joué par les griots dans les réunions publiques.
29. Saro avait une troupe de 561 chevaux, protégés par des amulettes spéciales et qu'aucun ennemi ne pouvait battre.
30. Pour certaines incantations magiques, les marabouts au lieu d'écrire sur une planchette de bois, se servent d'une tablette de fer.
31. La mort de Da est de 1827. On peut supposer que c'était Tyékoura, fils de Do, qui était désigné pour commander l'expédition contre Cheikou Amadou. En effet, Tyèkoura, soutenu par l'armée, se pose en successeur de Da. Mais il fut évincé par Tyèfolo, frère de Da, qui régna de 1827 à 1839.
32. Cette expédition de Falé Tangara n'est pas datée par la tradition, C'est donc sous toute réserve, que nous la plaçons immédiatement après la mort de Da. Il est en effet logique de pesnser que Da ayant mobilisé des forces importantes et fait préparer les armements correspondants, Falé Tangara en ait profité pour tenter une action beaucoup plus sérieuse que celles qu'il avait l'habitude de mener avec ses guerriers. On verra en effet qu'on lieu d'attaquer le Pondori ou le Diennéri à proximité immédiate de ses bases, il s'enfonce dans le Fakala et oblige Hamdallay à déployer les deux armées de Gouro Malado et d'Amirou Mongol pour le bloquer à Madiongo (voir carte).
33. Toutes les expéditions militaires étaient accompagnées de marabouts, pour faire du prières en cas de danger et pour veiller à l'application de la justice en cas de victoire
34. Le mpari se joue sur une sorte de damier composé de trente cases (6 x 5). Chaque joueur disposant de douze pions.
35. La tradition rapporte que ces deux arbres étaient l'un un kenkenwi (Ficus ileophulla), l'autre un njami (Tamarindus indica).
36. Soum, ou Soumounou, village situé à 13 kilomètres au sud de Say.
37. Kélé, village situé à 13 kilomètres est-nord-est de Sara ; Kara, résidence d'un ancien chef Marka, 30 kilomètres ouest-nord-ouest de Saro.
38. BauDi Bogolo, tambour de Bogolo ; battre le tambour de BauDi Bogolo se dit proverbialement pour une affaire où l'on est sûr de vaincre ou de mourir.
39. Une légende prétend qu'au cours d'un combat, Sologo aurait par ses connaissances magiques fait sortir un lion de sous sa selle.
40. Kouïma, localité située à 27 kilomètres est-sud-est de Say ou Sakay ; Kerta est à 7 kilomètres sud-ouest de Say.
41. Korooji, éclaireurs, vedettes.
42. Les tõ dyõu, c'est-à-dire les soldats, sont mécontents parce qu'ils n'ont pas eu suffisamment de viande de chien, et que si on ne leur sert pas de la bière de mil ils ne pourront pas combattre.
43. Lorsqu'il se déplaçait, Sologo était obligé d'avoir deux chevaux qui se relayaient pour le porter.

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