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Maasina


Amadou Hampaté Bâ & Jacques Daget
L'empire peul du Macina (1818-1853)

Paris. Les Nouvelles Editions Africaines.
Editions de l'Ecole de Hautes Etudes en Sciences Sociales. 1975. 306 p.


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Chapitre VIII

Contre la ville de Djenné, qui lui avait été si hostile alors qu'il résidait à Roundé Sirou, Cheikou Amadou dut avoir recours à la force des armes. Quelques mois après la bataille de Noukouma et avant même que les eaux ne soient hautes, il envoya Amirou Mangal avec sa cavalerie pour s'assurer de la ville. Mais celle-ci était bien décidée à résister et ni les cavaliers peuls, ni les fantassins rimayBe ne purent franchir ses murailles très hautes et solidement construites. Après plusieurs jours d'escarmouches, Amirou Mangal se décida à faire un siège en règle. Il fit occuper tous les villages environnants. Il réquisitionna toutes les pirogues du pays et les plaça sous le commandement de Samba Abou, avec mission d'intercepter tout ce qui sortirait de la ville ou essayerait d'y entrer. Ainsi bloquée, Djenné ne pouvait recevoir aucun ravitaillement. Au bout de neuf mois, les habitants affamés se rendirent sans combat et prêtèrent serment de fidélité à Cheikou Amadou 1. Celui-ci laissa le commandement de la ville et la direction des affaires publiques au chef coutumier en fonction, Bilmahamane 2, mais il lui adjoignit un marabout, Alfa Gouro Modi, choisi pour sa piété et sa sagesse.
Les Songhay ne tardèrent pas à trouver insupportable la surveillance exercée par Alfa Gouro Modi. La présence du marabout les obligeait à aller régulièrement à la prière, à ne pas boire d'hydromel, boisson à laquelle ils étaient habitués, et à s'abstenir de toutes les pratiques défendues par la loi musulmane. Sur tous ces points, le représentant de Cheikou Amadou ne transigeait pas. Ils cherchèrent à s'assurer le concours des Bambara du Satu et de Ségou et à se débarrasser d'Alfa Gouro Modi. Bilmahamane ayant eu vent des projets de ses compatriotes, leur déconseilla d'y donner suite et les mit en garde contre les représailles que Cheikou Amadou ne manquerait pas d'exercer si la ville se révoltait. Les Songhay, suspectant leur chef, décidèrent de régler l'affaire à son insu. Un complot fut ourdi sur l'instigation d'un certain Kombé Al Hakoum. Des assassins forcèrent la porte d'Alfa Gouro Modi et le tuèrent. Le lendemain, on fit traîner son cadavre dans les rues avant de l'abandonner sur la place du marché 3. Outrés par ce traitement infamant infligé à un homme de leur race, les Peuls de Djenné prirent les armes et allèrent trouver Bilmahamane. Celui-ci réussit à prouver son innocence. Il demanda aux Peuls de ne pas se faire justice eux-mêmes, mais d'en référer à Cheikou Amadou. Un exprès quitta Djenné pour Hamdallay. Cependant les Peuls de la ville réussirent à s'emparer de correspondances émanant des Songhay, où Bilmahamane était traité comme un traître à sa race et où le concours de Saro et de Ségou était demandé. Furieux de savoir leur duplicité découverte, les Songhay chassent alors les Peuls de la ville après avoir emprisonné le plus grand nombre des notables de cette race.
Pendant ce temps, Cheikou Amadou saisissait le grand conseil de l'affaire. L'envoyé venu de Djenné fut interrogé publiquement et les jurisconsultes de Hamdallay déclarèrent Djenné en état de rébellion. Une expédition fut décidée, sous le commandement d'Amirou Mangal. Celui-ci, instruit par l'expérience du siège qu'il avait du faire deux ans auparavant, prépara soigneusement sa campagne durant trois mois. C'est seulement au début de la décrue qu'il se dirigea à marche forcée vers Djenné 4. Il établit son quartier général un peu au nord de la ville, au lieu dit Yenteela hinnde et qui prit par la suite le nom de Welingara 5. Il y manda immédiatement Bilmahamane et chargea celui-ci d'inviter les habitants de la ville à se rendre sans condition. Bilmahamane, soutenu par Almami Issiyaka, essaya de défendre ses concitoyens. Amirou Mangal qui avait eu connaissance des lettres envoyées par les Songhay aux Bambara, leur dit :
— Je suis renseigné. Je sais même que les gens de votre ville ont agi en dehors de vous et à votre insu. Ils vous suspectent plus que vous ne le pensez : ils vous considèrent tous deux comme traîtres à votre race.
Bilmahamane et Issiyaka furent indignés, mais n'en continuèrent pas moins à défendre leurs concitoyens en invoquant la sottise songhay. Amirou Mangal proposa aux deux notables restés fidèles à Cheikou Amadou de faire sortir de la ville leurs parents et amis, ainsi que tous ceux qui se mettraient sous leur protection. Bilmahamane et Almami Issiyaka se déclarèrent touchés des égards que leur témoignait Amirou Mangal, mais ne pas pouvoir abandonner la ville dont ils étaient les chefs. Ils quittèrent le camp peul et rentrèrent à Djenné.
Bilmahamane convoqua les notables et leur tint ce discours :
— Vous voici presque tous réunis pour m'entendre parler. Je peux aujourd'hui vous montrer du doigt le danger que j'avais pressenti et contre lequel j'ai plus d'une fois essayé de vous mettre en garde. Vous n'avez pas voulu m'écouter. Vous n'avez pas non plus voulu écouter votre imam Issiyaka. Vous avez cru pouvoir faire plus que les Arɓe. Vous avez escompté l'aide de je ne sais quelle armée. Avez-vous jamais cru qu'un mouvement militaire pouvait réussir dans ce pays, sans que Cheikou Amadou en soit averti à temps ? D'aucuns parmi vous ont prétendu qu'Almami Issiyaka et moi-même étions des traîtres à notre race. Le moment n'est plus celui des confrontations et des justifications. L'ennemi est à nos portes qui nous assiège. Nous allons, coupables et innocents, payer le meurtre d'Alfa Gouro Modi et tous les actes de mutinerie qui ont suivi. Almami Issiyaka et moi avons refusé le sauf-conduit que nous accordait Amirou Mangal. Nous préférons partager votre sort. Allez vous armer car l'attaque de la ville ne saurait tarder et il faut nous défendre comme des braves.
Amirou Mangal, ne voyant pas revenir Bilmahamane et Almami Issiyaka, prit ses dispositions pour se rendre maître de la ville en ménageant autant que possible les vies humaines. Pour cela, il usa d'un stratagème. Il envoya un fort détachement en pirogue, avec ordre de s'embusquer derrière Dyene dyeno 6. N'ayant pas vu l'importance des forces peules embarquées et croyant avoir à faire à quelques soldats isolés, les guerriers songhay montèrent dans des pirogues pour aller à la rencontre des Peuls. Ils avaient revêtus leurs habits de parade et, excités par le bruit des tamtams et les cris des femmes, ils brandissaient leurs lances en disant qu'ils allaient à la chasse aux lièvres, car les Peuls ne sont que des lièvres, de la race des grandes oreilles. Ils chantaient en songhay :

Yer amirdi si havi, mahallu bese go gandyi,
Notre chef n'aura pas honte, tant que du gibier est (dans) la brousse.

Lorsqu'ils furent tous sortis par la porte de Konofia, Amirou Mangal, avec quelques cavaliers, attaqua le côté opposé de la ville et réussit à pénétrer dans le quartier Sankoré 7. Les femmes se mirent alors à crier disant:
— Nous n'avons pas l'habitude de porter sur nos têtes des calebasses de laitage en annonçant : voici du lait ! voici du beurre ! Or c'est à cela que nous allons être réduites. Il faut nous en prendre à Kombé, il a attiré le malheur sur nous au lieu de l'attirer sur nos ennemis.
Alors les pirogues montées par les rimayBe d'Amirou Mangal se démasquèrent et se précipitèrent sur celles des Songhay. Ces derniers, surpris par l'attaque, ne savaient s'ils devaient faire face ou se replier en hâte pour secourir la ville d'où provenaient les clameurs alarmantes des femmes. Leur confusion était d'autant plus grande que, pour la plupart, ils ne savaient pas nager et que ceux d'entre eux qui tombaient à l'eau étaient incapables de se sauver par leurs propres moyens.

Almami Issiyaka fit tendre à la hâte un pagne blanc entre deux perches, comme signe de reddition de la ville. Amirou Mangal s'était rendu maître de Djenné sans coup férir. Il convoqua aussitôt les marabouts de race songhay et leur demanda de juger leurs concitoyens. Ils refusèrent et en appelèrent à Cheikou Amadou. Amirou Mangal fouilla la ville, saisit nombre de documents écrits en arabe et il dirigea sous escorte papiers saisis et notables sur Hamdallay. Le grand conseil se réunit. Les notables songhay déposèrent un à un. La ville de Dienné fut déclarée insurgée et réduite par la force armée. De ce fait, tous les habitants étaient à considérer comme prisonniers de guerre et leurs biens comme butin, Bilmahamane et Almami Issiyaka demandèrent que la vie des prisonniers fut épargnée. Cheikou Amadou se fit leur avocat auprès des conseillers et les guerriers de Djenné, qui devaient avoir la tête tranchée, obtinrent la faculté de racheter leur vie et leur liberté. Seuls les deux instigateurs du meurtre d'Alfa Gouro Modi, Kombé Al Hakoum et Mahamane Traoré, furent condamnés à mort et exécutés.
Amirou Mangal reçut le commandement de Djenné et des pays environnants. Il était assisté de Beydari Koba pour les questions intéressant les rimayBe. Le Diennéri fut alors divisé en sept circonscriptions religieuses, relevant chacune d'une famille dans laquelle était choisi l'imam :

Ces familles avaient été choisies parmi les premières venues au secours de Cheikou Amadou ; elles étaient spécialisées dans l'élevage et l'agriculture, sauf les Wouro Ali qui possédaient une force armée.

Quelques huit ou dix ans après la seconde prise de Djenné, le grand conseil décida de supprimer la grande mosquée dite de Malaha Tanapo 8 parce que les Marocains l'avaient souillée par des pratiques contraires à la tradition et à la religion. Lorsque Amirou Mangal fut averti de cette décision, il réunit ses conseillers et les mit au courant. Les métis d'Arabes et de Marocains, par la voix de leurs notables, demandèrent à ce que la mosquée fut respectée en raison des souvenirs historiques qui y étaient attachés. Tous les autres notables consultés s'associèrent au voeu de leurs concitoyens et Amirou Mangal transmit la requête à Hamdallay, disant que les habitants de Djenné souhaitaient conserver leurs mosquée et qu'au besoin ils verseraient à l'état une taxe de compensation. Le grand conseil reçut la lettre et demanda l'avis de Cheikou Amadou. Celui-ci déclara :
— Amirou Mangal s'est fait l'interprète des gens de Djenné et nous a transmis leur requête pour ne pas blesser leur amour-propre. Il faudrait que chacun de nous réfléchisse sur les moyens de supprimer la mosquée de Malaha Tanapo sans blesser la susceptibilité des autochtones ni violer le texte de la loi.
L'affaire resta en suspens.
Sur ces entrefaites, le fils de Cheikou Amadou, Amadou Cheikou, sollicita le poste de gouverneur de Djenné. La ville qui n'avait jamais été dévastée par la guerre, connaissait depuis l'avènement de Cheikou Amadou une prospérité sans égale. Tout le luxe et les richesses du Soudan s'y trouvaient réunies, la renommée de ses splendeurs hantait toutes les imaginations. Amadou Cheikou vit un jour venir ses camarades qui lui dirent :
— Trouve-nous un moyen d'aller à Djenné, car depuis que nous entendons vanter les charmes et les beautés de cette ville, nous désirons ardemment la connaître.
Amadou fit demander par personne interposée le poste de gouverneur de Djenné, qui n'était pas pourvu. En effet Amirou Mangal était la plupart du temps éloigné de la ville pour les nécessités du commandement militaire qu'il exerçait. Mis au courant de la demande de son fils, Cheikou Amadou répondit :
— Je ne puis ni accepter ni refuser. Amadou a les mêmes droits que chacun de nous : il peut solliciter le poste qui l'intéresse. Mais c'est au grand conseil de décider.
Ce dernier déclara qu'il ne voyait aucun inconvénient à nommer Amadou Cheikou gouverneur de Djenné, poste qui lui permettrait de se préparer dans les meilleures conditions à l'exercice du commandement civil et militaire, sous la direction d'Amirou Mangal. Il fallait toutefois que celui-ci fut consentant. Une lettre lui fut envoyée. Il répondit très favorablement car il avait déjà demandé à Cheikou Amadou de lui confier l'éducation militaire de son fils.
Le grand conseil nomma donc Amadou Cheikou gouverneur de Djenné et lui remit la lettre d'investiture. On lui adjoignit pour rejoindre son nouveau poste un détachement de 300 cavaliers, comprenant 100 peuls, 100 jawamBe et 100 rimayBe, tous de même âge que lui. Son arrivée à Djenné fui fêtée par tous les habitants qui lui firent de riches présents, à l'exception toutefois de Malmoudou Wayé, un notable qui passait pour être le plus fortuné de la ville. Amadou Cheikou lui fit demander les raisons de cette abstention, soit qu'il se fut estimé lésé dans ses intérêts, soit qu'il eut été blessé par quelque propos calomnieux. Malmoudou Wayé répondit qu'il rendrait visite en personne à Amadou Cheikou, le vendredi suivant, après la grande prière.
En sortant de la mosquée, revêtu de ses plus riches habits, il se rendit au domicile d'Amadou Cheikou et lui dit :
— Si je me suis abstenu de paraître lors de ton arrivée à Djenné, ce n'est pas par insubordination, ni dans l'intention de te manquer d'égards. Mais si j'avais été t'offrir un cadeau de bienvenue, en rapport avec le rang que j'occupe dans la ville, personne d'autre ne t'aurait rien offert. Je suis, au su de tous, le plus riche et aussi le plus jalousé à cause de mes largesses. Personne n'aurait voulu te donner moins que moi, et n'ayant pas les moyens de te donner autant, mes concitoyens auraient préféré ne rien t'offrir. C'est la raison pour laquelle je ne me suis pas dérangé pour fêter ton arrivée. Mais maintenant mon tour est venu de te faire un présent digne de toi et de moi. Avec combien d'hommes es-tu venu ?
— Avec 300 cavaliers, répondit Amadou Cheikou.
— Eh bien, je donne à chacun un cheval harnaché, un habillement complet avec un sabre de parade, une bague sarde horBö hireere 9, un palefrenier, une barre de sel pour le cheval et une servante pour faire chauffer de l'eau. Voilà le cadeau de bienvenue par lequel je désirais t'honorer, car c'est grâce à ton père que nous pouvons commercer librement avec Tombouctou sans être pillés par les Touareg et que nos convois atteignent Kong sans encombre.
Cheikou Amadou avait dit à son fils :
— Puisque tu es maintenant gouverneur de Dienné, use de tes droits pour faire reconstruire la mosquée de Koykoumboro et ensuite tu feras enlever la toiture de celle de Malaha Tanapo, en respectant les murs.
Ainsi fut fait et Cheikou Amadou décida le transfert de la prière publique à la mosquée de Koykoumboro 10. L'imam Boukanon Ténentao aurait dit à Amadou Cheikou :
— Nous avons demandé à ton père de nous laisser notre mosquée. Il n'a pas voulu. Mais sache que tôt ou tard la mosquée de Koykoumboro, que tu viens de reconstruire, sera détruite et celle de Malaha Tanapo restaurée. 11
Amadou Cheikou n'avait pas tardé à constater les effets amollissants du luxe et de la richesse qui régnaient à Dienné. Chaque jour des mets délicieux, parmi lesquels le fameux dugudugu 12 flattaient le goût des convives. Pauvres et riches habitaient de somptueuses maisons à étage. Autour de la ville, des melons savoureux croissaient dans les jardins et des vaches grasses réjouissaient la vue dans les prairies. En voyant les Peuls habillés de vêtements brodés, portant des burnous de drap de Fez, des turbans de mousseline fine, des cordons de soie pour suspendre leur sabre et des bottes à la mode songhay, Amadou Cheikou soupira :

« O Peuls pasteurs, vous qui avez l'habitude de ne porter qu'une tunique de laine grossière, de coucher à la belle étoile et de marcher appuyés sur un bâton de Diospyros, vous voici logés, habillés et nourris comme des élus du paradis, mais vous risquez la damnation en perdant la protection divine 13. Je crains de vous voir assaillis malgré les murs qui entourent Dienné et à l'abri desquels vous dormez sans crainte.»
Il écrivit secrètement une lettre à Bouréma Khalilou en lui demandant de lui indiquer un moyen de se faire destituer. Bouréma Khalilou lui répondit :
— Rends visite à ton père et prends soin que tous ceux qui t'accompagnent soient vêtus comme des princes, montés sur des chevaux superbes, qu'ils caracolent dans toute la ville, parlent haut et dévisagent tout le monde insolemment comme des gens pris de boisson. Si ton père ne te destitue pas, c'est que je ne le connais plus.
L'occasion ne tarda pas à se présenter. A la Tabaski, une délégation devait se rendre à Hamdallay pour participer à la fête religieuse et au conseil annuel, qui durait sept jours. Amadou Cheikou demanda à Amirou Mangal l'autorisation de se rendre lui-même à Hamdallay avec une escorte deux fois plus nombreuse que celle qui l'avait accompagné lors de son arrivée à Dienné. Il partit donc à la tête de 600 jeunes gens, tous de son âge : 200 Peuls montés sur des chevaux blancs, 200 jawamBe montés sur des chevaux noirs à tête et pattes blanches, 200 maabuuBe montés sur de chevaux rougeâtres à pattes et front blancs. Tous étaient habillés de la même façon, à la dernière mode de Dienné, les Peuls en blanc, les jawamBe en bleu foncé, les maabuuBe en bleu. Les cavaliers étaient précédés de fantassins, vêtus de couleur, avec une ceinture, et portant des lances. Le cortège quitta Dienné, passa par Koumaga dans le Femay, Kaka et Kouna. De ce dernier lieu à Hamdallay, l'étape est courte. Tous les habitants de la capitale sortirent pour aller au-devant d'Amadou Cheikou dont l'arrivée était attendue le matin de bonne heure. Cheikou Amadou sortit également, mais se dissimula dans un bosquet pour voir comment les choses allaient se passer. On vit d'abord arriver les fantassins.
— Comment, dirent les gens de Hamdallay, Amadou Cheikou vient à pied ?
— Nous ne sommes que l'avant-garde, expliquèrent les arrivants. Un peu plus tard, les 200 maabuuBe se présentèrent. En voyant des cavaIiers vêtus de bleu, les gens de Hamdallay dirent :
— Cette fois, c'est Amadou Cheikou et son escorte de Peuls. Quand ils eurent reconnu leur erreur, ils dirent :
— Ces maabuuBe sont vêtus d'étoffes qu'ils n'ont pas tissées eux-mêmes.
Ensuite arrivèrent les 200 jawamBe. Seulement après le passage de ceux-ci, on vit venir Amadou Cheikou, escorté de 200 Peuls, tous habillés de blanc, montés sur des chevaux blancs et chantant des hymnes à la gloire de Dieu et de son Prophète. La foule les acclama. Les griots se mirent à chanter leurs louanges et lorsqu'ils rentrèrent à Hamdallay, toutes les femmes nobles, intriguées par ce tapage insolite, regardaient par-dessus les murs de leurs concessions 14.
Cheikou Amadou était rentré sans se faire voir. Son fils lui demanda audience le soir même ; il refusa de le recevoir. C'est seulement au milieu de la nuit qu'il le fit appeler. Amadou Cheikou se leva et, enveloppé d'une couverture, se présenta devant son père qui le sermonna sur sa légèreté puis le congédia en lui disant : — Pour aller dans l'autre monde, tu n'auras que la couverture dans laquelle tu t'enveloppes en ce moment et je te donne ma parole que tu ne retourneras pas à Dienné, quoiqu'en puisse décider le grand conseil.
Amadou Cheikou remercia le lendemain Bouréma Khalilou et lui fit un somptueux cadeau. Cheikou Amadou cita son fils devant le conseil et l'accusa de folles dépenses et de dissipation du bien public. Amadou Cheikou n'eut pas de peine à se disculper devant ses juges. Bouréma Khalilou prit sa défense et reconnut être l'instigateur de l'affaire. Le conseil décida alors de faire venir deux familles de chacun des territoires de la Dina, et de fonder un village aux environs de Hamdallay dont le commandement fut confié à Amadou Cheikou. Ce village fut appelé Allah 'e Amadu, contracté en Allay Amodu 15. Amadou Cheikou n'était resté qu'un an à Dienné et dès son retour, sa sagesse et ses vertus furent remarquées de tous.

A l'exemple des Bambara du Saro, ceux du Nyansanari 16 refusèrent de se soumettre à Cheikou Amadou. Quelques villages, indépendants les uns des autres, mais obéissant aux directives du chef de Souala, continuèrent à vivre de razzia aux dépens des troupeaux peuls et des villages de la Dina. Cheikou Amadou donna l'ordre de pourchasser les Bambara du Nyansanari. Durant six ans, l'armée d'Amirou Mangal les empêcha de semer et de récolter, si bien que la vie était devenue impossible pour eux. Un forgeron féticheur du clan Koné fit convoquer à Diabolo les anciens des familles Koulibali, Bouaré, Tangara, Pléa (= Traoré), Dembélé, Koné et Dyara qui constituaient la population du Nyansanari. Il leur dit :
— Mon fétiche m'a révélé que pour résister à la race des Peuls noircisseurs de planchettes il faudrait que le Nyansanari forme un état obéissant à un seul chef et sacrifiant à un seul fétiche.
On procéda à une divination : Diabolo apparut comme étant le lieu protégé par les esprits tutélaires de la région. Les anciens des Koné et des Dyara, forgerons du pays et maîtres des masques Kama et autres, désignèrent Séri Pléa comme chef du Nyansanari, dont Diabolo devint le chef-lieu. Le village de Souilla avait été jusque là le centre des grands sacrifices saisonniers et la prééminence donnée à Diabolo ne fut pas agréée par tous. Mais personne n'osa protester de peur de semer le désaccord au moment où le danger commandait au contraire de s'unir pour pouvoir résister. Séri Pléa lutta encore six ans contre les Peuls sans succès. A chaque rencontre, les Bambara perdaient leurs plus braves guerriers et les membres des familles les plus nobles étaient emmenés en captivité.
Séri Pléa, dit aussi Diabolo Séri, choisit parmi les plus âgés sept vieillards sûrs et fidèles au fétiche Nya, patron du Nyansanari. Il leur exposa la situation du pays ; ne pouvant plus trouver assez de fer et de potasse pour fabriquer des balles et de la poudre, ni se procurer des chevaux de remonte, il allait être obligé d'abandonner la guerre contre les Peuls, ravitaillés par des génies rouges puissants. Un des vieux conseilla d'offrir la paix à Cheikou Amadou.
— Ce serait une honte à notre actif, répliqua Séri. Les Bambara de Saro, de Monimpé et de Ségou nous considéreront comme des sots, punis à juste titre pour avoir voulu par fanfaronnade résister à des gens qui ont battu Ségou. Ce que nous avons de mieux à faire c'est de nous en aller du pays comme nos ancêtres y étaient venus. Mais pour endormir la méfiance de Cheikou Amadou et de ses limiers, il faut lui envoyer un ambassadeur qui proposera notre soumission, et lui déclarera notre désir de plonger désormais, à leur manière, notre front dans la poussière pour sentir si elle ne pue pas la charogne.
— Mais, dit un des assistants, si Cheikou Amadou découvre notre duplicité, celui que nous aurons envoyé est perdu. Il sera mis à mort et nous aurons sur la conscience d'avoir livré un des nôtres aux Peuls.
— Ceux que je vais envoyer, répondit Diabolo Séri, sont deux parents que nous avons intérêt à perdre car ils sont pires que nos ennemis. Ce sont mon homonyme Séridian, fils de Tiétien, petit-fils de Néné, le tlo mina 17 de Kalfadyougou, et son âme damnée le géomancien Ba Koulibali. Kalfadyougou et son père Mousa Kantara ont été la cause de notre malheur. Venus de Gamakoro 18 ils ont réussi à faire de Souala une sorte de capitale au détriment de Diabolo. Il n'y a pas de crime à livrer un descendant de perturbateur à un autre perturbateur.
En ayant ainsi décidé en secret, Diabolo Séri envoya chercher Séridian Bouaré, et déclara à ce dernier, en présence de ses sept vieux complices :
— Mon cousin Bouaré, quand un objet de la famille se trouve accroché dans les branches d'un arbre trop grand ou trop touffu, c'est au singe de la famille qu'on s'adresse pour le récupérer. Tout le Nyansanari voudrait envoyer un homme auprès de Cheikou Amadou pouf lui offrir
la paix. Car voici douze ans que nous luttons sans espoir de succès. D'accord avec les anciens, j'ai décidé que tu iras à Hamdallay accompagné de Ba Koulibali.
Pour mettre Séridian Bouaré en confiance, on lui remit une somme importante pour ses frais de voyage et pour faire des cadeaux aux jawamBe de Hamdallay et à tous ceux qui pourraient d'une manière quelconque parler en faveur des gens du Nyansanari.
Séridian Bouaré et son ami géomancien Ba Koulibali, se mirent en route pour Hamdallay. Ils passèrent la nuit à Simatogo 19. Avant de repartir, Ba Koulibali selon sa coutume consulta le thème géomantique du jour.
— Rebroussons chemin, dit-il à Séridian. Nous sommes trahis. Si les nôtres ne nous ont pas livrés en nous envoyant à Hamdallay, de toute façon les Peuls nous retiendrons captifs.
— J'ai été envoyé auprès de Cheikou Amadou, répliqua Séridian, je me rendrai à Hamdallay, advienne que pourra. Mais aucun Bambara n'apprendra que j'ai failli à ma mission. Quant à toi, reste ici : tu serviras de soutien à ma famille.
Ba Koulibali resta à Simatogo ; Séridian Bouaré, accompagné de deux serviteurs, atteignit Hamdallay sans encombre. Pendant ce temps, Diabolo Séri émigrait avec tous les habitants du Nyansanari, moins les familles de Séridian Bouaré, de Ba Koulibali et de Séti Souroun. Les gardes-frontière de la Dina réussirent à arrêter la moitié des fuyards.
Un courrier rapide lut envoyé à Hamdallay pour rendre compte de la conduite des Bambara du Nyansanari. Séridian Bouaré était descendu étiez Bokari Sidibé, délégué des Peuls du Pérou 20. Il se fit conduire au grand conseil et exposa le but de sa mission. Le soir même, Hambarké Samatata reçut le rapport sur l'émigration des habitants du Nyansanari et la capture de plusieurs familles. Diabolo Séri avait réussi à s'échapper et était passé on ne savait où Hambarké Samatata, qui avait le matin même entendu la déclaration de Séridian Bouaré, fit arrêter ce dernier, malgré les protestations de son logeur, sous l'inculpation de soumission frauduleuse pour égarer la police. Il le fit mettre aux fers et le lendemain, demanda sa tète au grand conseil.
Bokari Sidibé, aidé par Bouréma Khalilou, réclama une enquête plus approfondie afin d'établir les responsabilités de Séridian dans toute cette affaire. Il avait été informé que l'ami de l'inculpé, Ba Koulibali resté à Simatogo, pouvait aider à faire connaître la vérité, et il demanda à suivre les enquêteurs en vite de défendre les intérêts de son hôte. Hambarké Samatata accepta. Or parmi les émigrants arrêtés, se trouvaient trois des sept vieillards qui avaient tenu conseil avec Diabolo Séri. Ba Koulibali qui l'avait appris par suite d'une indiscrétion en fit part à Bokari Sidibé, lequel demanda la comparution de l'un des vieillards en question. Avant de l'interroger, on lui fit jurer sur le Nya de dire toute la vérité. Le pauvre homme vendit le secret de Diabolo Séri pour rester fidèle à Nya. Des lors, il ne fut pas difficile d'établir que Séridian Bouaré était une victime et non un complice de Diabolo Séri.
Le grand conseil délibéra longuement pour savoir si les gens du Nyansanari devaient être considérés comme traîtres et quel sort on devait leur réserver. Finalement, ils furent déclarés welneleeBe, c'est-à-dire gens à amadouer pour les attirer à l'Islam. On présenta des excuses à Séridian Bouaré, qui reçut un riche cadeau et fut nommé chef du Nyansanari. Gagné par ces bons procédés et par tout ce qu'il avait vu à Hamdallay, il embrassa l'islamisme.
Ce fut Bokari Sidibé qui alla installer Séridian dans sa nouvelle chefferie. Un an après, Cheikou Amadou lui dit :
— J'ai entendu dire que l'une de tes femmes est enceinte. Elle accouchera d'un garçon. C'est un otage auquel tu donneras mon nom.
Effectivement la femme de Séridian eut un fils qui fut nommé Amadou et que l'on connaît sous le nom de Sékou Séri ou Amadou Séri 21.

De tous les grands conseillers Alfa Samba Fouta était celui qui con naissait le mieux les peuples au sud de Hamdallay, dont le courage à la guerre était aussi notoire que leur aversion pour ]'Islam. Ces peuples étaient des Bobo, des Samo, des Mossi, des Mianka et des tribus peules habitant parmi eux et ayant les mêmes croyances. Alfa Samba Fouta était chargé de leur islamisation en même temps que de la défense de Hamdallay. Les Bobo étaient soutenus et conseillés par les Peuls de Ngonkoro 22 et de Barani. Ndiobo Maliki Séga, chef de Barani et guerrier redoutable, se montrait toujours prêt à fondre sur les musulmans ; le chef de Ngonkoro également. Tous deux ne cessaient de harceler les ressortissants du Macina. Il suffisait qui une caravane obtienne de Hamdallay l'autorisation de circuler pour que Ndiobo Maliki et ses hommes la prennent en chasse et la rançonnent.

Le grand conseil excédé décida une action contre le Sud. Alfa Samba Fouta reçut pleins pouvoirs. Il leva trente-six juuDe bien équipés et en mis deux sous les ordres de Ba Lobbo et de son fils Maliki Alfa Samba. Il donna au premier l'ordre de marcher sur Gouri en passant par Nia, Toumbaga, Golo, Lagassagou, Pissa et Bai, au second de suivre l'itinéraire Sofara, Yaro, Dimbal, Diamana, Selem, Tanga. Lui-même, après avoir accompagné la fraction des troupes confiées à Ba Labbo jusqu'à Golo, alla attaquer Dialassagou et Mougué. A son approche, les habitants de Tanga et de Ntori s'enfuirent à Mankamou : Alfa Samba Fouta les y rejoignit et les battit. Les Peuls de Tégué et de Sirakoro allèrent se réfugier à Ngonkoro, où la résistance s'organisa : tous les FittooBe prirent les armes.
Ba Lobbo, campé à Gouri, surveillait les Peuls du Sâmori et les empêchait de se porter au secours de Ngonkoro. Maliki Alfa Samba défendait le flanc ouest. Ainsi protégé, Alfa Samba Fouta se porta sur Ngonkoro. Au bout d'une semaine, voyant qu'il ne pouvait réduire la ville avec ses seules troupes, il donna l'ordre à Ba Lobbo et à Maliki Alfa Samba d'attaquer Ngonkoro tour à tour et sans répit pendant trois jours. Ces attaques continuelles fatiguèrent les défenseurs qui, à bout de forces et désespérant de recevoir tout renfort extérieur, se rendirent le quatrième jour vers walluha 23.
La défaite de Ngonkoro intimida les Peuls du Sourou 24 et de Lanfiéra qui envoyèrent leur soumission. Alfa Samba Fouta occupa militairement la ville et tout le pays environnant. Durant dix jours, des pugaaji envoyés à travers le pays démasquèrent des meneurs parmi les Peuls animistes et leurs alliés, Samo mattya, Marka dafii 25 et Dogon de la plaine de Bankassi. Mille quatre cents notables furent arrêtés et déférés au tribunal de guerre sous l'inculpation de refus systématique d'embrasser l'Islam, pillage de caravanes, résistance à mains armées à l'autorité de la Dina et sévices sur la personne de musulmans. Au cours de l'interrogatoire, les juges constatèrent que les prévenus s'accusaient eux-mêmes de tout le mal commis pour essayer de sauver leurs compatriotes. Alfa Samba Fouta savait que le jury prononcerait contre les inculpés la peine capitale et que celle-ci serait immédiatement appliquée. Pour ne pas avoir la douleur de trancher tant de tête à la fois, il demanda la suspension de l'audience et écrivit à Hamdallay pour demander des instructions.
Le grand conseil répondit qu'il fallait exécuter quatre-vingt prisonniers pris parmi les Peuls. Alfa Samba Fouta réunit de nouveau le tribunal pour que le jury lui désigne quatre-vingt grands coupables peuls qui furent décapités. Puis il traça le plan d'une mosquée à Ngonkoro et la fit bâtir entièrement et uniquement par les mille trois cent vingt notables graciés, afin de venger l'Islam. La construction terminée, il convoqua tout le monde et inaugura le sanctuaire par la grande prière du vendredi.
Les Sidibé du Mbobori, qui ne vivaient que de razzia, avaient besoin d'amulettes pour se rendre invulnérables et invisibles. Ils s'adressaient pour cela aux marabouts de Taslima, un village Bobo au nord de Kombori et ce commerce avait créé un lien d'amitié solide entre les Sidibé de Barani et l'imam de Taslima connu sous le nom d'Almami Taslima. Quand ils apprirent la défaite des FittooBe à Ngonkoro, les Sidibé se réunirent autour de Ndiobo Maliki Séga. Ce grand aventurier et pillard intrépide avait prêté son concours à Guéladio, à la tête d'un contingent de trois cents cavaliers. Après la fuite de Guéladio, il avait pris la brousse avec ses hommes et rançonnait le Sâmori, le Bendougou et le Menkalari ; il poussait même jusqu'au Lobi 26. Ndiobo se décida à venger ses alliés FittoBe. Il s'en ouvrit au fils de l'imam de Taslima avec qui il vivait en très bons termes. Ce dernier, sans en parler à son père, prêta main forte à Ndiobo pour attaquer Alfa Samba Fouta. Le chef de guerre de Cheikou Amadou réunit toutes ses forces, encercla Ndiobo, et ses partisans dans la région de Kombori, les battit et fit beaucoup de prisonniers. Mais Ndiobo et son allié réussirent à se retrancher derrière les murs de Kombori. Alfa Samba Fouta investit le village, renversa les murailles et incendia les cases ; Ndiobo put s'échapper ainsi que le fils de l'imam de Taslima qui rejoignit son village et décrivit à son père la position difficile où il s'était placé. Alunirai Taslima prit violemment son fils à partie. Il lui reprocha sa légèreté et surtout son manque de courage :
— Avant de combattre un chef de guerre envoyé par Hamdallay, lui dit-il, tu aurais pu me prévenir et surtout le laisser venir jusqu'à moi. Maintenant, je ne pourrais me justifier devant Cheikou Amadou qu'en t'accusant et si je faisais cela je passerais aux yeux de tous pour un père dénaturé. En effet, il n'est pas correct qu'un père décline une responsabilité engagée par son fils quand des conséquences fâcheuses en découlent.
Almami Taslima donna l'ordre à ses partisans de se préparer à soutenir le siège qu'Alfa Samba Fouta ne manquerait pas de mettre à son village.
Effectivement, Alfa Samba Fouta, désireux de demander à l'imam des explications sur la conduite de son fils, se présenta avec toutes ses forces aux portes de Taslima. Les trouvant closes, il essaya de parlementer mais en vain. Après une journée d'attente il réunit son conseil de guerre et décida d'attaquer. Le lendemain, au premier chant du coq, il lança ses cavaliers à l'assaut. Les défenseurs étaient sur leurs gardes et la journée se termina sans que les troupes de Hamdallay aient pu ébranler la muraille m trouver une façon de s'introduire dans le village. Tous ceux qui s'étaient risqués à sauter à l'intérieur de Taslima avaient été tués ou faits prisonniers. Les attaquants regagnèrent leur camp au coucher du soleil avec la ferme intention d'incendier le village le lendemain au moyen de flèches enflammées.
Almami Taslima s'était mis à prier Dieu, lui demandant de le débarrasser d'Alfa Samba Fouta qui avait toujours pris les villes et villages assiégés. Le soir, il annonça à ses hommes :
— Demain nous serons débarrassés d'Alfa Samba et des siens : Dieu nous viendra en aide. Un météore se produira cette nuit, juste au moment où l'étoile du berger pointera à l'horizon oriental. Il faut qu'une poignée d'hommes braves et adroits en profitent pour se glisser parmi les soldats de Hamdallay : ils tâcheront de repérer l'endroit où Alfa Samba Fouta se repose et à la première occasion se précipiteront pour le tuer.
En effet, à peine l'étoile du berger était-elle apparue à l'horizon qu'une violente bourrasque se déchaîna sans que rien l'eût fait prévoir. Les troupes surprises prirent les armes. Alfa Samba Fouta se leva en sursaut et s'avança pour voir de quoi il s'agissait. Il fut immédiatement entouré par six guerriers de Taslima qu'il prit d'abord pour ses propres hommes. Il leur demanda :
— Que se passe-t-il ?
Celui qui conduisait la petite troupe lui répondit :
— Il se passe que tu ne verras pas monter dans le ciel le soleil de demain.
Alfa Samba Fouta n'eut pas le temps d'appeler au secours, les six Peuls, tous de Barani, le criblèrent de coups. Il tomba et mourut sans pousser un cri, par pudeur. Les assassins voulurent s'emparer du corps de leur victime, afin de le promener comme trophée. Mais la bourrasque ayant cessé au même instant, ils furent eux-mêmes capturés et mis à mort avant que la dépouille d'Alfa Samba Fouta n'ait été enterrée.

Ba Lobbo prit le commandement de l'armée. Il annonça la mort de son chef et sa ferme décision de ne rentrer à Hamdallay qu'après la prise de Taslima. Il finit par ouvrir une brèche dans la muraille et par enlever le village d'assaut, mais il trouva l'imam mort et couché dans sa case. Les survivants de Taslima se regroupèrent et allèrent se barricader à Douma, un gros village abondamment approvisionné en vivres et munitions. Ba Lobbo, malgré le deuil qui avait frappé la Dina et privé l'armée de son chef, décida de poursuivre l'ennemi pour en finir. Il marcha sur Douma avec la totalité des troupes d'Alfa Samba Fouta. Tous ses assauts furent repoussés. Si les défenseurs de Douma ne tentèrent aucune sortie pour se mesurer à Ba Lobbo, ils réussirent à tenir les Peuls en échec.
Ba Lobbo comptait parmi les chefs qui économisaient le plus la vie de leurs hommes. Il résolut d'affamer Douma et mit le siège devant le village. Chaque jour, durant cinq mois, les belligérants échangèrent des coups de fusil et s'envoyèrent des traits ou d'autres projectiles par-dessus les murailles. Ba Lobbo, ayant épuisé ses vivres et ses munitions, réunit son conseil de guerre pour examiner la situation. Il écrivit personnellement à Cheikou Amadou : — Nous sommes en face de Douma depuis déjà cinq mois ; mes hommes sont fatigués par les marches et les combats qu'ils ont soutenus depuis le départ de l'expédition. Ils sont actuellement à court de nourriture et de vêtements. Leurs chevaux sont fourbus, leurs armes émoussées ou hors d'usage. Je demande que l'on m'envoie des vivres, des armes et des vêtements, faute de quoi, au lieu de prendre Douma nous risquons d'être battus et faits nous-mêmes prisonniers.
Le grand conseil, saisi par Cheikou Amadou, donna l'ordre au chef de Dienné d'envoyer les secours demandés par Ba Lobbo. Or un gros commerçant de Dienné venait justement de réunir dans ses magasins une grande quantité de vivres et d'étoffes qu'il se proposait d'expédier à Tombouctou. Le chef de la ville fit réquisitionner les marchandises, et promis à leur propriétaire qu'il serait payé après la prise de Douma. Puis il rendit compte de sa décision au grand conseil. El Hadj Amadou, l'avocat des opprimés s'écria :
— Cheikou Amadou, je m'élève contre l'iniquité de la réquisition ordonnée par le chef de Dienné. Pourquoi ne peut-on plus dans ce pays jouir de ses biens ? Lorsqu'on a payé la zekkat imposée par Dieu, n'est-on pas maître de sa fortune ? Si le commerçant a payé toutes les taxes et redevances légales, de quel droit peut-on lui prendre ses marchandises et lui imposer d'attendre pour être réglé qu'une ville qui nous tient en échec depuis cinq mois soit prise ? C'est disposer du bien d'autrui dans des conditions hasardeuses. On ne peut mériter la récompense divine en commettant de pareilles fautes il faut trouver une autre solution.
Cheikou Amadou proposa au grand conseil de donner ordre à Ba Lobbo de lever le siège de Douma et de rentrer à Hamdallay, ce qui fut accepté. Les soldats qui s'attendaient à passer le reste de l'année autour de Douma ne purent contenir leur joie. Ba Lobbo par contre s'affecta quelque peu de l'ordre reçu. Il fit préparer le départ en secret et au milieu de la nuit, l'armée décampa sans rien laisser sur place. Le lendemain, les assiégés ne purent en croire leurs yeux. Certains se demandaient si les troupes peules n'avaient pas été englouties sous terre durant la nuit. Le chef de Douma, heureux de cette issue, réunit ses notables et leur dit :
— Je connais les Peuls. Loin d'être engloutis sous terre comme le supposent naïvement nos hommes, ils sont partis se refaire pour mieux nous faire payer notre résistance. Assurons-nous d'abord que Ba Lobbo est bien parti et qu'il n'est pas tapi en embuscade, prêt à fondre sur nous lorsque nous sortirons du village.
On envoya des cavaliers en reconnaissance s'assurer que les Peuls étaient bien partis. Cette certitude acquise, le chef de Douma dit à ses notables :
— Vous connaissez la force de Hamdallay. Ce que vous pouvez ignorer c'est l'angoisse qui va tenailler Ba Lobbo. Il obtiendra sûrement des marabouts l'autorisation de revenir. Nous n'aurons plus alors à faire face à un ennemi épuisé par la marche et les engagements multiples, se déplaçant sur des montures fourbues par une longue expédition, mais à des troupes fraîches décidées à forcer la victoire. Ils nous assailleront de tous côtés et ne manquerons pas de nous battre. Ne donnons pas à Ba Lobbo le plaisir de venir détruire nos cases et emmener nos femmes et nos enfants en captivité. Aux yeux de tous notre honneur est sauf. J'estime que pour tirer notre pays du péril de mort ou d'esclavage qui le menace le seul moyen c'est de jurer fidélité à Cheikou Amadou.
Après des pourparlers entre notables et vieillards, Douma décida de se soumettre. Son chef fit venir un marabout et lui demanda d'écrire une lettre à Cheikou Amadou. La missive fut remise à un cavalier rapide avec ordre de doubler les étapes pour arriver à Hamdallay avant Ba Lobbo. Le cavalier réussit parfaitement sa mission et remit la lettre à Cheikou Amadou. Ce dernier, habituellement impassible, se montra pour une fois visiblement ému. Il se leva sur-le-champ, alla trouver les membres du grand conseil et remit la lettre à El Hadj Amadou en lui disant :
— Lis ceci à l'assemblée.
L'inquiétude se peignit sur le visage de tous les marabouts. El Hadj Amadou parcourut les lignes en silence puis s'écria :
— Louange à Dieu et compliments à son Prophète. Miséricorde à nous tous. Le document que j'ai en main n'apporte pas une mauvaise nouvelle. Il prouve que la force des armes et les réquisitions arbitraires ne sont pas les plus sûrs moyens pour assurer la victoire. Les habitants de Douma viennent librement se ranger sous la bannière de Dieu. Ils reconnaissent Cheikou Amadou comme leur imam et leur guide. Le Prophète a dit : « faire venir un seul homme à Dieu par la paix vaut mieux que d'en faire venir mille par le sabre ».
Avant même que les marabouts ne sortent de la salle du conseil, Ba Lobbo se présenta avec ses chefs de guerre. Comme le compte-rendu des expéditions devait se faire en présence des conseillers, il préférait en finir avec cette pénible obligation ; il s'adressa au doyen :
— La mauvaise excuse la plus naturelle qu'un lutteur vaincu puisse invoquer, est celle qui consiste à dire : mon adversaire m'a saisi à bras le corps avant que je me sois mis en garde, sinon il ne m'aurait pas terrassé car il n'est pas plus fort que moi et je n'ai pas eu peur de lui. Je n'agirai pas ainsi dans la présente occasion et je confesserai simplement que j'ai échoué devant Douma. J'ai obtempéré à votre ordre et j'ai levé le siège. Mais je demande une nouvelle armée et je désire reprendre la lutte samedi prochain si le grand conseil estime comme moi que Douma ne doit pas se croire une forteresse imprenable et continuer à nous narguer.
— Eh bien, répondit le doyen, tu nous trouves justement en train de régler l'affaire de Douma. Dieu te dispense d'avoir à y retourner en ennemi car la ville vient de se soumettre. Ses habitants sont déjà nos frères en Dieu. Oublie donc ton ressentiment à leur égard et prépare-toi à incorporer leur contingent dans ton armée. Ils feront partie de la garde de Hamdallay dont tu es nommé aujourd'hui chef en remplacement d'Alfa Samba Fouta Ba, le brave des braves, tombé en martyr. Tu auras comme adjoint Maliki Alfa Samba. Il servira sous tes ordres comme tu as servi sous ceux de son père.
Ainsi Ba Lobbo oublia l'amertume de son échec devant Douma. Il donna ordre à ses hommes de regagner leur domicile et lui-même prit congé des conseillers après avoir juré de servir loyalement la Dina.

Le Dyilgodyi était soumis à Hamdallay, mais il échappait quelque peu au contrôle du grand conseil. Celui-ci, contrairement à ses habitudes, n'y avait envoyé personne pour gouverner et unifier les trois chefferies de Dyibo, Baraboullé et Tougoumayel qui vivaient indépendantes l'une de l'autre et se faisaient la guerre chaque fois qu'elles n'avaient pas à combattre à l'extérieur. L'anarchie était devenue telle dans le Dyilgodyi qu'aucun chef ne pouvait se vanter de posséder une autorité sûre et durable. Des intrigants de toute nature pullulaient dans le pays et l'incurie de Hamdallay fit croire aux habitants qu'on les craignait.
Le chef de Baraboullé mourut pendant que son fils aîné était en transhumance dans la montagne, du côté de Douentza. Son second fils, poussé par des griots, s'empara de la chefferie en faisant croire à la population qu'il assurait l'intérim de son frère. Le fils aîné apprit le décès avec quelque retard. Il recruta des cavaliers et se dirigea vers Baraboullé pour y prendre la chefferie qui lui revenait légitimement. Arrivé à Noadyé, il rencontra un serviteur fidèle à sa cause et qui s'était porté au devant de lui pour le mettre en garde.
— Ne va pas, lui dit-il, te jeter dans le puits que ton frère a creusé pour te faire périr, Il s'est emparé du bonnet et a ceint le sabre du commandement. Il cache au peuple le véritable mobile de ses actes. Il te tuera sans merci. Ne te fie pas aux liens du lait que vous avez sucé tous deux aux mêmes mamelles. Le sang de la convoitise a gonflé les veines de ton cadet. Il a oublié que vous avez été conçus dans le même sein. Il a levé contre toi une main criminelle et ne reposera le bras qu'après avoir fait sauter ta tête de ton cou. Il a posté des assassins à Yaro, Ségué, Delga et Bâné. Il marchera contre toi dès que tu atteindras Dyoungani. Mais tu as des partisans sûrs ; ils vont s'efforcer d'atteindre Dina-ogourou dont le chef t'est favorable. Pour éviter les espions postés à Yaro, ils passeront dans la haute brousse. Cette route, sans eau et sans village risque toutefois de fatiguer tes hommes et de les mettre en état d'infériorité.
L'Arɗo de Baraboullé remercia son informateur. Il passa la nuit à réfléchir sur la conduite qu'il devait tenir. Il ne pouvait se résoudre à mettre en doute les renseignements fournis par un serviteur dont il n'avait jamais eu qu'à se louer ni à croire que son frère était prêt à pousser la folie des grandeurs jusqu'au fratricide. Le lendemain matin, il décida d'éviter Dyoungani. Il se rendit à Guesséré où il trouva 1600 combattants dévoués à sa cause. Il apprit par eux
que son frère avait fait occuper militairement tous les gros villages de la chefferie de Baraboullé et qu'il avait massé des forces du côté de Yaro pour interdire l'accès de Baraboullé. L'Arɗo se dirigea sur Dina-ogourou où il trouva 800 partisans. A la tête de ses 2400 hommes, dont 1400 cavaliers, il résolut d'entrer dans Baraboullé.
L'usurpateur, informé des mouvements de troupes en faveur de son frère, disposa ses combattants en jawe 27 afin de barrer la route du côté de Yaro et d'empêcher du côté de Fawandé l'arrivée d'un secours possible de Dyibo ou Tongomayel. Voyant le choc inévitable, l'Arɗo réunit ses partisans et leur dit :
— Mon cadet a perdu la raison. Il eut mieux valu pour lui qu'il me demande de lui céder ma place plutôt que de vouloir me la prendre par la violence. Quant à vous qui êtes venus me rejoindre, soyez magnanimes et n'oubliez pas que nos adversaires sont nos frères. Economisez vos vies tout en épargnant les leurs.
De son côté, l'usurpateur harangua ses hommes en leur disant :
— Mes amis et frères, vous allez combattre avec moi contre celui qui, se disant mon aîné, veut jouir du miel que j'ai été seul à récolter. Il a toujours préféré la transhumance au commandement et refusé d'aider mon père dans l'exercice de ses fonctions. J'ai accepté de le remplacer et supporté tous les inconvénients que cela comporte dans un pays comme celui-ci. Maintenant que mon père est mort, mon frère arrive comme un taureau gavé pour ruminer tranquillement à l'ombre de l'abri que j'ai bâti. Il lui en cuira. Demain, attaquez-le ainsi que tous les hypocrites qui sont partis le rejoindre. Fendez leur le crâne, crevez leur les yeux, coupez leur la langue et qu'aucun d'eux ne survive à l'engagement. Les griots chanteront nos exploits et nous nous parerons des dépouilles de nos ennemis.
Il donna ordre à ses soldats d'aller s'embusquer la nuit même à mi-chemin de Dina-ogourou. L'héritier légitime marcha sur Yaro pour une ultime tentative de réconciliation avec son frère. Il n'était pas sur ses gardes, quand brusquement des hommes armés de lances sortirent des buissons en criant :
— Empoignez-les, attachez-les, tuez-les 28.
Lui et les siens ripostèrent; l'engagement dura toute la journée. L'usurpateur, assuré que son frère ne disposait que de forces très réduites et qu'il ne pouvait de ce fait ni tenter un mouvement tournant, ni soutenir une longue action, fit venir des renforts et profita de la nuit pour le surprendre. Il défit son aîné qui réussit à se sauver avec seulement quarante cinq cavaliers. Ces rescapés allèrent à Hamdallay demander l'intervention de la Dina.
Cheikou Amadou dit à l'Arɗo de Baraboullé :
— Le Dyilgodyi est un pays complexe : il est difficile de dire si ses habitants sont musulmans ou non. Les chefs sont des Arɓe. Or après toutes les difficultés que nous avons eues de la part des Arɓe et des FeroBBe, nous ne pouvons agir sans que tu t'engages solennellement à embrasser l'Islam et à faire appliquer strictement ses lois.
L'Arɗo de Baraboullé prit l'engagement demandé. Son cas fut ensuite examiné par le grand conseil. Celui-ci émit l'avis qu'il serait plus politique d'écrire à Mohammed Bello pour lui signaler l'anarchie qui régnait dans le Dyilgodyi où les rares musulmans qui y habitaient étaient traités comme des crapauds, et lui faire également connaître que Hamdallay s'offrait pour y remettre de l'ordre et y placer un chef qui ne serait pas à la merci du premier intrigant venu.
Mohammed Bello répondit qu'il laissait Hamdallay libre d'agir jusqu'à Béléhédé, limite des états de Sokoto. Le grand conseil décida alors d'envoyer une puissante armée pour punir l'usurpateur de la chefferie de Baraboullé et restaurer le commandement sur des bases solides. Sur la demande de Bouréma Khalilou, tous les grands chefs de guerre furent convoqués à Hamdallay. On leur exposa que l'éloignement de Sokoto ne permettait pas aux Dan Fodio d'exercer un contrôle efficace sur le Liptako et le Dyilgodyi, ni d'y assurer la sécurité, des musulmans et la prospérité de l'Islam. D'accord avec Mohammed Bello, une armée accompagnerait l'héritier légitime du chef de Baraboullé ; elle inviterait à l'Islam le Dyilgodyi et le cas échéant l'Aribinda et le Liptako 29. Cinq contingents furent désignés pour en faire partie :

Le commandement général était assumé par El Hadji Modi.

La cavalerie reçut l'ordre de marcher sur Baraboullé en contournant la montagne du Pignari et en suivant le trajet Bangassi, Kido, Koro, Tou, Bané, Delga et Tibbo. L'infanterie devait passer par Pigna, To, Doukoumbo, Boumbou, Madougou, Sandigué, Dyougani, Gangafani et Yaro. El Hadji Modi partit avec la cavalerie, en ayant Ba Lobbo comme adjoint. Il confia l'infanterie à Alfa Amadou de Dalla, qui connaissait bien les moeurs des habitants et la topographie des pays traversés ; il lui adjoignit Allay Galowal. La marche de ces deux colonnes, malgré leur division en nombreux détachements, fut vite connue dans le Dyilgodyi et à Ouahigouya. La menace imminente rapprocha les Arɓe de Dyiho et Tongomayel de leur cousin, l'usurpateur de Baraboullé. Ils réunirent autant de troupes que le Dyilgodyi pouvait en fournir et les massèrent non loin de Baraboullé. Le Yatenga naba, non moins inquiet, mobilisa ses forces. Il demanda à ses sujets peuls d'en faire autant. Il fit surveiller nuit et jour la frontière du pays dogon de Kiri-Koro et il offrit un cadeau de prix au chef de Tou pour qu'il le renseigne sur la marche des Peuls de Hamdallay et l'importance de leur armée. Lorsque la cavalerie fut arrivée à Tibbo et l'infanterie à Yaro, un détachement de l'une reçut l'ordre d'aller renforcer l'autre et réciproquement.
L'Arɗo de Tongomayel fit dire à l'usurpateur de Baraboullé :
— Il ne faut pas donner aux MaasinankooBe le temps de s'organiser et surtout de déployer leur armée entre Tibbo et Yaro. Le mieux est de les attaquer et de manœuvrer pour obliger la cavalerie à se replier vers la falaise. Si nous y réussissons, elle sera à notre merci. Quant à l'infanterie, nos guerriers de Dyibo essayeront de l'entraîner vers l'intérieur du pays où elle sera facilement capturée, ou bien de la rejeter vers les Mossi qui la massacreront.
Avant que les MaasinankooBe eurent regroupé leurs forces, les JelgooBe, partant de Baraboullé, attaquèrent dans les quatre directions de Yaro, Ségué, Débéré et Yerga.
Alfa Amadou de Dalla connaissait bien la manière de combattre des JelgooBe. Dès que les cavaliers envoyés pour renforcer ses fantassins furent arrivés à Yaro, il fit marcher ses hommes sur Baraboullé en se frayant un chemin à travers la brousse. Il ne laissa à Yaro que quelques combattants avec ordre de se replier vers la montagne après une matinée d'escarmouches ; si l'infanterie ne pouvait soutenir le choc de l'ennemi, elle devait se rendre aux JelgooBe pour les occuper et les embarrasser, tandis que la cavalerie simulerait une fuite vers Dina-ogourou et Gangafani.
L'usurpateur de Baraboullé, avec le gros de son armée, alla attaquer Tibbo où il croyait trouver El Hadji Modi. Mais ce dernier, conseillé par l'héritier légitime, avait déplacé la plus grande partie de ses forces. Sous la conduite de guides, il était allé s'embusquer dans la brousse à l'ouest de Fawandé et au sud-est de Baraboullé. L'usurpateur attaqua et enleva Tibbo après deux jours de lutte. Il apprit que les siens avaient également chassé les défenseurs de Yaro. Il voulut revenir sur Baraboullé menacé par Alfa Amadou. C'est alors que les troupes fraîches d'El Hadji renforcées par des détachements d'Alfa Amadou, tombèrent sur lui entre Tibbo et Baraboullé. La journée fut rude et la nuit meurtrière. L'usurpateur fut défait et pris. Entre temps, les cavaliers de Yaro qui, suivant les ordres reçus avaient simulé une fuite, s'étaient retournés contre les JelgooBe. Ceux-ci, ignorant que l'armée de Hamdallay occupait déjà la région, voulurent rejoindre leur base Baraboullé. Ils furent faits prisonniers les uns après les autres. Tout le pays se soumit, l'usurpateur fut exécuté et l'héritier légitime rentra dans ses droits.
El Hadji envoya dire aux deux Arɓe de Dyibo et Tongomayel de se soumettre ou de se préparer à la guerre. Il leur demanda en même temps le mobile qui les avait poussés à envoyer des troupes pour soutenir l'usurpateur de Baraboullé contre le Macina.
— Les liens du sang et la peur de te voir venir nous attaquer sont les seuls motifs qui nous ont incités à te combattre aux côtés de notre cousin, bien qu'il n'ait pas été en droit de chasser son frère. Mais nous sommes prêts à te présenter des excuses et à payer ce que tu exigeras de nous.
Telle fut la réponse des deux Arɓe. El Hadji, qui avait militairement occupé les villages de Baraboullé, Piladyi, Sindé, Béléhédé d'une part, Ingani, Diguiyel et Niangay d'autre part, pouvait imposer sa volonté sans condition. Accompagné de ses chefs de guerre et d'une forte escorte, il se rendit à Dyibo. Il y convoqua les notables ardos pour traiter avec eux de la paix. El Hadji ne fut pas long à remarquer leur esprit séditieux et leur volonté sourde mais ferme de reprendre les armes à la première occasion. Après une semaine de discussions, il les invita dans une concession qu'il avait fait aménager et entourer de hautes murailles. Il retint les notables jusqu'à une heure avancée de la nuit et les congédia l'un après l'autre. Mais aucun ne sortit de la concession ; chaque homme pénétrant dans le vestibule était saisi par cinq ou six captifs, rapidement décapité et le corps était jeté dans un grand puits creusé à cette intention.
Le chef de Dyibo seul 30 échappa à ce meurtre organisé par El Hadji sans l'autorisation de Hamdallay. Le rescapé se rendit auprès du Yatenga naba pour lui demander une armée afin de se venger des MaasinankooBe. Il fut introduit auprès du monarque mossi qui l'écouta d'une oreille distraite et ne donna aucune réponse. Le chef de Dyibo, malgré son mécontentement, ne pouvait qu'attendre. Trois jours se passèrent. Au cours d'une réunion où tous les ministres et courtisans étaient assis autour du Yatenga naba, la Pugu-tyema 31, qui avait une certaine influence sur les décisions de son époux, dit en s'adressant au Wudiranga 32 :
— J'ai l'impression qu'aucun homme ne naît plus dans ta province.
— A quoi vois-tu cela ? demanda le Wudiranga.
— A ce que depuis trois jours le chef de Dyibo a formulé sa demande au roi et ce dernier, ne sachant que dire, se retranche derrière le bouclier de l'indifférence. Il n'a rien fait pour honorer celui qui est venu demander une armée afin d'aller enterrer honorablement ses parents assassinés par les Peuls du Macina.
— J'ai à ma disposition plus d'hommes, de chevaux et d'armes qu'un vaste champ de mil n'a de grains. Je n'attends qu'un ordre de mon seigneur pour envoyer mes soldats boire dans le crâne des Peuls du Macina, et leur ôter à tout jamais l'envie de venir fouler notre brousse. La Pugu-tyema, s'adressant au Balum et au Togo 33, ajouta :
— Je ne pense pas que le Yatenga 34 ait peur de se décider à aller tirer aux Peuls leurs grandes oreilles de lièvres.
Le monarque dit alors au Wudiranga :
— Demain matin, tu donneras tout ce qu'il faut pour que les Peuls de la zone d'inondation ne viennent plus jamais boire l'eau de nos puits. Qu'on les chasse de tout le haut pays.
Quelques jours plus tard, une puissante armée, composée d'éléments recrutés à Koussoudougou, Roum-tenga, Paspanga 35, Kourzanga, Boulanga, etc., fut massée à Pobé. Elle se dirigea sur Dyibo en passant par Pouga, Omo et Diguiyel. De ce point, le Wudiragga lança ses hommes à l'attaque d'Ingani et de Béléhédé ; les MasinankooBe qui tenaient garnison dans ces deux villages, furent délogés de haute lutte. La prise de Béléhédé encouragea les hésitants de Tongomayel à prendre les armes pour prêter main forte aux Mossi. Le détachement qui s'était emparé d'Ingani, alla assiéger Wouro Saba et en chassa les Peuls du Macina. El Hadji rappela toutes ses forces à Dyibo, qu'il fut obligé d'évacuer malgré la vaillance de ses troupes. Il se replia sur Fawandé puis Baraboullé avec des pertes sévères en hommes et en montures. Bori Hamsala et Alfa Amadou conseillèrent d'attirer les Mossi vers Dina-ogourou ; mais l'armée d'El Hadji fut mise en pièces avant Yaro. Les rescapés rejoignirent Hamdallay, le Wudiranga ayant donné l'ordre à ses soldats de ne pas dépasser Yaro. Quand El Hadji Modi vint rendre compte au grand conseil de sa victoire puis de sa cruelle défaite, il fut hautement blâmé, non pas d'avoir été vaincu, mais d'avoir organisé un guet-apens contre les notables. Il fut déféré devant le tribunal de guerre. Un jugement secret décida qu'il ne recevrait plus jamais le commandement suprême d'une expédition.
Le Wudiranga, grisé par ses victoires, envoya dire au Yatenga qu'il valait mieux ne faire qu'une seule bouchée de tous les Peuls. Il prenait sur lui d'installer des chefs mossi à Dyibo, Baraboullé et Tongomayel.
Le Yatenga acquiesça. Dès lors les Mossi traitèrent les habitants du Dyilgodyi comme leurs esclaves. Les Peuls se soulevèrent et les massacrèrent dans une série de rencontres autour de Dyibo, dont la mare est restée célèbre dans les chants en honneur des JelgooBe.
Débarrassés des Mossi, les Peuls des trois chefferies du Dyilgodyi écrivirent à Hamdallay pour demander leur rattachement aux états de la Dina. Pour tenir compte de leur bonne volonté, le grand conseil décida que le pays choisirait lui-même son chef et qu'aucun étranger n'y serait envoyé pour exercer une fonction à quelque titre que ce soit.

Notes
1. Ce premier siège de Dienné ayant débuté avant la montée des ceux et ayant duré neuf mois, la reddition de la ville serait du début 1819.
2. Mahamane Bilmahamane Touré, dont les descendants qui se font appeler Taraoré, exercent encore un commandement à Dienné.
3. Alfa Gouro Modi fut enterré à Guémbou, dans la partie nord du cimetière actuel, envahie par la végétation. Il serait resté deux ans à Dienné. Sa mort serait donc du début 1821 et le second siège de Dienné serait de la fin de la même année.
4. Donc vers décembre 1821, an moment où les communications par terre deviennent possibles. C'est aussi l'époque de la recette du riz, nécessaire au ravitaillement d'une armée en campagne.
5. Welingara, de weli, c'est doux et ngara, viens.
6. Dyene dyeno en songhay ou Dyene sire en bozo est l'ancien emplacement de Dienné, au sud de la ville actuelle.
7. Konofia est le quartier sud de Dienné, en face le marigot qui mène à Dyene dueno. Sankoré est le quartier nord, en face de Welingara.
8. La première grande mosquée fut construite à Dienné par Koykoumboro au retour d'un pèlerinage à La Mekke, sur l'emplacement de l'école actuelle. A la mort de Koykoumboro, Malaha Tanapo prit le titre de Dyene were. Il n'était pas musulman. Il rasa la mosquée de Kaykoumboro et en construisit une autre, dite de Malaha Tanapo, à l'emplacement de l'actuelle Il divisa l'édifice en deux parties : une réservée aux musulmans et l'autre aux fétiches. Askia Mohamed, jugeant cette façon de faire incompatible avec la religion musulmane, détruisit la mosquée de Malaha Tamapo et reconstruisit celle de Koykoumboro. Les Marocains à leur tour détruisirent la mosquée de Koykoumboro, et rétablirent celle de Malaha Tanapo. L'édifice était somptueux, trop probablement au goût de Cheikou Amadou qui préférait l'austérité. La tradition prétend également que des rôtisseries et des débits de boisson étaient installés jusque dans ses dépendances, ce qui aurait motivé sa destruction décidée par le grand conseil de Hamdallay dans les circonstances relatées ici. Ces événements se placeraient vans 1830.
Signalons an passant que René Caillié, au cours de son célèbre voyage à Tombouctou, séjourna à Dienné du 11 au 23 mars 1828. « Les Foulahs, écrit-il, sont les plus fanatiques (des mahométans) ; Ils ne permettent pas l'entrée de leur ville aux Infidèles, et quand les Idolâtres viennent à Dienné, ils sont obligés de faire la prière, sans quoi ils seraient impitoyablement maltraités par les Foulabe qui forment la majeure partie de la population » (cité par P. Marty, 1920, Etudes sur l'Islam et les tribus du Soudan, II, p. 138).
La surveillance exercée par les marabouts et les agents secrets de Cheikou Amadou avaient dû paraître particulièrement odieuse au voyageur français qui risquait à chaque instant d'être démasqué. Sa réussite n'en est que plus admirable.
9. Sarde, bague d'homme portée de préférence à l'annuaire, sarde horbö hireere est une bague de cornaline en forme d'anneau monté d'un triangle.
10. Enlever la toiture d'une mosquée en laissant les murs, n'est pas détruire l'édifice. Mais en obligeant les habitants de Dienné à faire la prière publique à la nouvelle mosquée, Cheikou Amadou était sûr que les murs de l'ancienne ne tarderaient pas à tomber en ruine d'eux-mêmes.
11. Ce sont les Français qui reconstruisirent la mosquée actuelle de Malaha Tanapo.
12. Dugudugu, Anas querquedula.
13. Jeux de mot sur jannatu, ceux du paradis, jinnatu, ceux du diable et junnatu, bouclier, protection.
14. A Hamdallay, les fêtes profanes étaient interdites, les griots ne devaient pas se faire entendre et les femmes nobles ne sortaient pas de leurs concessions, dont les murs devaient être en principe assez hauts pour qu'on ne puisse les voir de l'extérieur.
15. Les ruines d'Allay Amadu se voient encore à quelques kilomètres au nord de Sofara, le long de la route de Mopti.
Cette anecdote montre la richesse de Dienné et de ses gros commerçants contrastant avec l'austérité de Hamdallay, voulue par Cheikou Amadou. René Caillié a donné de Dienné uns description moins enthousiaste, ce qui est tout à fait compréhensible. Il a simplement noté : « les maisons sont en briques ornées, avec terrasses et sans fenêtre sur la rue. C'est une cité commerçante, bruyante, où les marchands crient leurs produits dans la rue, où arrivent et partent chaque jour du caravanes. » (cité par Jaunet et Barr, 1949, Histoire de l'A.O.F., p. 152).
16. Nyansanari, région située sur la rive gauche du Bani, au sud de Dienné ; Diabolo et à 7 kilomètres sud-sud-est de Dienné, Souala, à 5 kilomètres au sud de Diabolo.
17. Tlo mina, littéralement attrape oreille ; l'arrière petit-fils est dit tlo mina parce que chaque fois qu'il essaye d'attraper l'oreille de son aïeul, on lui paie une friandise pour l'en empêcher ; sinon l'aïeul mourrait dans l'année.
18. Gomakoro, village situé à 6 kilomètres sud-sud-est de Sansanding.
19. Simatogo, village du Dérari situé à 11 kilomètres nord-est de Dienné.
20. Pérou, région située au sud-est de Dienné, sur la rive gauche du Bani.
21. Amadou Séri fut un vaillant chef de guerre et succéda à son père comme chef du Nyansanaari, jusqu'à l'arrivée des Français en 1893.
22. Ngonkoro, prononcé Nhonkörö, se trouve à 82 kilomètres sud-sud-est de Sofara (Ouenkoro de la carte). Barani est à 30 kilomètres au sud de Ngonkoro, sur la limite du Sâmori et du Mbobori.
23. Walluha, moment de la journée compris autre 8 et 9 heures.
24. Le Sourou est la région située sur les bords de la Volta vers Dédougo.
25. Les Samo se divisent en quatre grands clans, dits mattya, mayaa, makaa et mandaa. Les Marka sont répartis en trois groupes dits nditee, dyalaa et dafii.
26. Plusieurs clans Lobi seraient descendants de Peuls émigrés pour se soustraire au pillage des aventuriers de la boucle du Niger. Le plus important de ces groupes émigrés est celui qui partit de Manha et alla fonder le village de Maw dans la région de Bobo. Manha est un village à 8 kilomètres au sud de Kouakourou.
27. Jawo bracelet non fermé, par opposition au bracelet circulaire fermé dit ngiifu.
28. L'Aribinda est la région à l'est du Dyelgodyi et le Liptako la région à l'est de l'Aribinda. Ces deux régions faisaient partie des états de Sokoto.
29. JelgooBe (sing. Jelgoowo), habitants du Dyelgodyi.
30. Le chef de Dyibo n'avait probablement pas accompagné les autres notables invités par El Hadji Modi.
31. Pugu-tyema, femme du Yatenga naba intronisée en même temps que ce dernier.
32. Wudiranga, chef des chevaux, ministre de la guerre.
33. Balum, sorte de chambellan chargé des affaires concernant la famille du Yatenga naba. Togo, autre dignitaire important à la cour du Yatenga.
34. Yatenga est le nom du pays de Ouahigouya et aussi celui de son chef ou naba.
35. Pas panha, augmente force, en mossi : village réputé pour la bravoure de ses habitants.

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