Amadou-Hampaté Bâ
Vie et enseignement de Tierno Bokar, le sage de Bandiagara.

Paris: Editions du Seuil. 1980. 254 p.


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La vie

Racines

Sur le vieux substratum des religions du terroir, l'Empire poullo-musulman 1 du Macina s'était édifié au début du XIXe siècle. Un homme de génie, Chékou Amadou, avait mis sur pied une construction politique, sociale et économique qui encadrait des populations habituées à voisiner en conservant jalousement leur originalité. Paysans, pasteurs, artisans et Pêcheurs étaient unis par des liens religieux dont l'origine mythique se perdait dans la nuit des temps. Ce fut le mérite génial d'un Chékou Amadou, fondateur de l'Empire peul du Macina en 1818, que de codifier toutes les manifestations de ces liens sociaux et de mettre sur pied un État.
Comme rien ne peut s'édifier en Afrique noire sans que souffle l'Esprit, l'Esprit religieux, le royaume théocratique du Macina était d'obédience kounti. Les Kounta 2 avaient donné leur chaîne confraternelle, le roi son génie organisateur, les survivances des religions du terroir leurs constructions traditionnelles, et de l'ensemble de ces apports un État était né.
Lorsque, en 1862, apparut El Hadj Omar, Grand Maître de l'Ordre Tidjani 3 , et qu'il conquit l'Empire du Macina, cet empire avait déjà commencé à se désagréger spirituellement sous le règne de Amadou Amadou (ou « Amadou III »), petit-fils du fondateur Chékou Amadou.
L'apparition de la marée omarienne faisait entrer le Soudan dans une nouvelle période de convulsion, l'une des plus violentes, peut-être, de son histoire. Cette conquête, comme beaucoup d'autres, n'aboutit pas au simple asservissement des peuples par leur vainqueur. Avec ses développements souvent inattendus, l'Histoire semble vouloir nous apprendre qu'à une conquête guerrière succède généralement une autre, toute pacifique, au cours de laquelle l'occupant est à son tour absorbé par sa conquête. Et c'est sans doute bien ainsi. Dans les cas où ce phénomène ne se produit pas, le conquérant se trouve rapidement isolé, écarté du système, enkysté, réduit en sa tour d'ivoire d'où il ne voit plus rien et ne conduit plus rien.

Dans l'invasion du Macina par les Toucouleurs 4, les deux phénomènes ont sans doute joué simultanément.
La Tidjaniya, confrérie religieuse des Toucouleurs, s'imposa sur la rive droite du Niger tandis que la confrérie kounti gardait son influence intacte dans tout le Macina.
L'Esprit jaillit souvent comme une étincelle du choc de deux épées. Il est impossible de se pencher sur la vie spirituelle du Macina dans la première partie de ce siècle si l'on oublie les guerres qui l'ont ravagé pendant le siècle précédent, pas plus qu'il n'est possible à l'historien de négliger les luttes européennes, les conquêtes méditerranéennes et, enfin, les guerres à l'intérieur même de l'Italie, à l'époque où celle-ci portait encore en son sein la Renaissance. Peut-on comprendre François d'Assise si l'on veut ignorer les combats contre Pérouse qu'il vécut dans sa jeunesse et toutes les autres luttes sanglantes de l'époque ? De même, on ne saurait saisir le personnage de Tierno Bokar Salif Tall si l'on oublie que, pendant les dix-huit premières années de sa vie, conquêtes et soulèvements, victoires et défaites furent les seuls et brûlants sujets de conversation qu'il entendit autour de lui, hors de sa cellule familiale; si l'on oublie aussi que la moitié de son sang faisait de cet enfant un prince, un prince toucouleur, donc un prince conquérant.

Le 10 mars 1861, El Hadj Omar entrait à Ségou, capitale du royaume bambara. Un an plus tard, il repartait vers le nord afin d'entreprendre la conquête de l'empire peul du Macina. Avant de quitter Ségou, il confia le commandement administratif et militaire de la ville à son premier fils, Amadou Chékou, alors qu'il en confiait la « garde spirituelle » à un certain El Hadj Tierno Seydou Hann pour lequel il éprouvait une affection sans bornes.

Qui était cet homme, qui devait devenir le grand-père de Tierno Bokar et lui transmettre, avec d'éminentes qualités spirituelles, une solide tradition de paix et de tolérance ?
El Hadj Omar l'avait rencontré à la Cour de Sokoto (nord-ouest de l'actuel Nigeria) lorsqu'il s'y était arrêté au retour de son pèlerinage à La Mekke. Il sut s'attacher cet homme de grande qualité et ce fut certainement là l'une de ses plus belles conquêtes spirituelles.
El Hadj Seydou Hann, dont la famille, d'origine toucouleure, vivait en milieu haoussa 5, était un homme pieux s'il en fut, se tenant à l'écart de la vie politico-guerrière de l'Empire de Sokoto. Ses connaissances ésotériques soufi étaient très approfondies. Homme de prière et de méditation, il possédait des dons de voyant et ses prédictions, souvent confirmées, frappèrent El Hadj Omar à plusieurs reprises.
Sa rencontre avec El Hadj Omar fut l'événement déterminant de sa vie. Bien qu'appartenant à l'Ordre Qadri, il n'hésita pas à se placer sous l'obédience d'El Hadj Omar et à entrer dans la Tidjaniya, auréolé de son immense science des textes religieux et de toute la puissance de sa vie intérieure. Lorsque El Hadj Omar reprit la route, El Hadj Seydou Hann rompit avec toute sa vie passée, abandonna Sokoto et, accompagné des siens, suivit son nouveau maître spirituel. Par la vertu de ses dons et de ses connaissances, El Hadj Seydou Hann fut certainement l'un de ceux qui devaient donner aux guerres d'El Hadj Omar leur lustre religieux.
C'est donc dans l'escorte des Tall (nom de la famille d'El Hadj Omar) qu'El Hadj Seydou Hann pénétra dans Ségou avec sa femme et ses filles.
De tout temps, Ségou avait été la ville paresseuse qui se traîne sur la rive droite du fleuve. Caressée par le vent d'est de janvier, écrasée dans le soleil de mai ou embourbée sous les pluies d'août, c'était toujours Ségou, l'antique capitale, sur le vieux fleuve. Des piroguiers de marbre noir, les mêmes qu'à l'époque de Biton Coulibaly, les mêmes qu'aujourd'hui, glissaient le long des rives sur des esquifs longs et frêles comme des patins. Ville où les populations s'enchevêtraient autour d'un noyau bambara. Ville des vieux cultes nés du fleuve-dieu, cité de la mystique bambara qui avait, elle aussi, édifié et fait vivre un empire. Cité de la tolérance où les personnages mythiques locaux fraternisaient avec ceux des Foulbé (Peuls) islamisés ou non, des Bozo, des Somono ou des Marka. Cité de la joie, de la douceur de vivre, ville toute de finesse et d'astuce souriante dont Fily Dabo Sissoko, le premier député du Soudan, disait un jour :

« Si vous demandez un service aux gens de Ségou et qu'ils entendent vous le refuser, ils le feront avec tant d'intelligence et d'adresse que vous vous croirez encore obligé de leur dire merci ».

A l'arrivée d'El Hadj Omar, Ségou devint officiellement ville d'Islam, mais son âme n'avait pas changé pour autant ; elle était demeurée la Ségou d'autrefois.
Arrivé à Ségou, El Hadj Seydou Hann s'y établit avec sa famille. Sans rien changer de sa vie toute simple, il ouvrit une école et distribua un pieux et savant enseignement. C'est à lui qu'El Hadj Omar confia « l'Esprit de la cité », c'est-à-dire la direction morale et spirituelle de la ville.
Seydou Hann accrut le prestige de sa famille en épousant, en secondes noces, une descendante du Prophète : une « chérifat » 6. L'anecdote délicieuse que l'on raconte à propos de cette jeune chérifat illustre mieux qu'un long développement le comportement du brave Seydou Hann, que l'on avait surnommé « le pieux Haoussa ».
Sa maison, qui était tenue par ses deux épouses — la première, une fille d'Ousman Dan Fodio 7 et la seconde, la jeune chérifat —, n'était pas à l'abri des orages de la jalousie féminine, mais la soumission de Seydou Hann et de sa première épouse aux desseins de Dieu atténuait les éclats de ces tourmentes.
Un certain jour, le maître de maison, ayant acquis deux génisses, les présenta à ses femmes. Il dit à la chérifat :
— Choisis la génisse qui te plaît. Celle qui ne te conviendra pas sera la propriété de Inna, ta soeur. Tu es chérifat, tu mérites donc cette préférence.
La génisse que la chérifat avait élue grandit, mit bas un veau et donna un lait rare et maigre alors que la vache d'Inna mit bas une belle génisse et fut une merveilleuse laitière. La seconde épouse, rongée par la jalousie, insensible aux gentillesses de Inna, récriminait sans cesse et réclamait un nouveau partage. Et pendant trois mois, dit l'histoire, Seydou Hann souffrit dans sa maison les tourments de l'enfer.
Un soir, à appel de la prière, il sortait de son vestibule quand la chérifat se mit en travers de sa porte :
— Tu n'iras pas à la mosquée, lui dit-elle, si tu n'as pas auparavant résolu le problème de nos vaches. Recommence la distribution et si tu ne veux pas me faire justice, renvoie-moi dans ma famille !
Seydou Hann, sans se départir de son calme inaltérable, répondit :
— En vérité, tes deux propositions sont également impossibles à envisager. En procédant à une nouvelle distribution, je violerais le droit. Ce sont tes mains qui ont choisi, elles seules sont responsables. En toute justice, tu aurais dû choisir la dernière. C'est par respect pour le nom du Prophète que tu as eu le pas sur Inna. Je ne peux recommencer aujourd'hui un partage qui ne laisserait aucune place au hasard…
Il s'arrêta un instant avant de passer à l'examen de la deuxième proposition ; et nous imaginons sans peine le sourire malicieux qui dut fleurir sur ses lèvres :
— En te renvoyant chez toi, dit-il, je me priverais d'un motif de chagrin et de souci. Or, pour gagner le ciel, je dois souffrir dans ma maison et je préfère que ce soit de la main d'une descendante du Prophète. Celui-ci ne sera-t-il pas, ainsi, quelque peu tenu d'intercéder pour moi ?
Cela dit, il passa la porte et s'en fut prier. Mais avant de quitter le seuil de la maison, il se retourna :
— Vois-tu, je te conseille de t'entendre avec Inna. Si elle accepte de te vendre sa génisse et sa vache, je les paierai pour toi.
Inna, qui se tenait dans l'ombre de sa case, avait tout entendu. Lorsque son époux revint de la prière, il la trouva qui l'attendait :
— J'ai tout entendu de ta conversation avec la chérifat, dit-elle. En vérité, je te trouve bien audacieux.
— Pourquoi dis-tu cela? Tu sais que je ne saurais me rendre complice d'une injustice.
— Et qu'a à faire la justice dans un débat où il s'agit de la semence du Prophète ? s'écria-t-elle. Je ne cherchais qu'une occasion de plaire à Dieu et à son Apôtre. Puisque l'une de ses petites-filles veut ma vache, je jette dans l'écuelle du Prophète et la vache, et sa petite génisse, et l'enfant qui les sert. Si je n'étais pas mariée, je m'y jetterais moi-même ! …

Entre sa famille et son école, Seydou Hann partageait sa vie. A la maison, parmi tous ses enfants, deux de ses filles, Fatima et Aïssata, étaient plus remarquables encore par leur sagesse que par leur grâce. Fatima, tourmentée par le désir de savoir, suivait avec passion les cours de son père; elle atteignit un degré de connaissance exceptionnel pour les femmes de l'époque. Quant à Aïssata, future mère de Tierno Bokar, elle était la cheville ouvrière de la maison dont toute la vie matérielle reposait sur elle. En plus de ses qualités pratiques, elle avait hérité de son père un attrait profond pour la vie mystique.
L'enseignement d'El Hadj Seydou Hann connut dans la ville un franc succès qui ne devait que peu de chose à la position privilégiée qu'il occupait dans l'affection des chefs politiques de Ségou. Ses élèves sortaient aussi bien des milieux traditionnels que du groupe des plus récents occupants.
Dans l'entourage d'Amadou Chékou (le fils d'El Hadj Omar que celui-ci avait laissé à la tête de Ségou), au milieu de sa cour, vivait un sien cousin appelé Salif. Il était fils de Bokar Tall, l'un des frères aînés d'El Hadj Omar.
Salif était un homme dévot. Prince toucouleur, il suivait le roi et son armée dans leurs déplacements mais passait le plus clair de son temps à instruire les rejetons de la famille d'Amadou Chékou. Sa vie, toute empreinte de piété, était donc, qu'il le veuille ou non, intimement liée à l'activité politique des Toucouleurs.
Salif avait suivi l'enseignement de bien des maîtres et s'était, en particulier, formé à l'école de Tierno Seydou Hann. C'est ainsi qu'il fit la connaissance de la douce Aïssata qu'il épousa en secondes noces. De cette union naquit, en 1875, Tierno Bokar Salif Tall.
Fils d'Aïssata et de Salif, petit-fils d'El Hadj Seydou Hann, Tierno Bokar portait en lui, dès le berceau, des trésors de douceur et une immense aptitude à s'instruire. Ceux qui sont appelés à devenir maîtres d'hommes doivent soumettre leurs jeunes qualités à certaines épreuves de la vie : ils sont, a-t-on dit, le fruit du mariage de leurs dons et des circonstances. Tierno Bokar Salif Tall trouvait ces dons sur la couverture de famille où il fut déposé à sa naissance. La vie politique agitée de sa province natale, pendant toute la période de sa formation, donna à ses dons l'occasion d'éclore.
Pendant les dernières années du royaume toucouleur de Ségou, Tierno Bokar Salif avait grandi sur le dos de sa mère, d'abord, puis dans les jambes des femmes de la famille : Aïssata sa mère, Inna sa grand-mère — celle-là même qui avait regretté de ne pouvoir se jeter dans l'écuelle du Prophète — et sa tante, la savante Fatima.
Il s'éveillait à la vie dans l'atmosphère de menace que faisait planer sur la ville l'hostilité des Bambara et des Foulbé non ralliés. Dans ce climat de peur, les pieuses femmes lui enseignaient la seule crainte de Dieu. A l'extérieur, le châtiment féroce des mal soumis, l'exécution des rebelles entretenaient la haine. Mais, des femmes qui le nourrissaient et l'élevaient, Tierno Bokar n'apprenait que la haine de ses propres défauts et s'exerçait à la « grande Djihad », la « grande guerre sainte », celle dont le Prophète a dit qu'elle devait être menée contre soi-même.
Le bruit des armes et l'appel des guerriers emplissaient la ville. Les trompes de guerre sonnaient l'alerte, le départ de la cavalerie et le retour du roi. Dans la cour de Salif, Inna vieillissante, Fatima sur ses grimoires et Aïssata au regard toujours perdu dans un rêve ne faisaient résonner que le seul nom de Dieu. La foule ne parlait que de combats, d'infaillibles plans de bataille, d'ennemis qui expiraient, fuyaient ou avançaient; autour du jeune Tierno il n'était question que de la Charité et de l'Amour qui conquièrent tous les coeurs et auxquels rien ne résiste.
Puis il grandit et commença son instruction. C'est le vieux Guiré, de l'ethnie somono, moqaddem 8 de l'Ordre Tidjani, lui-même élève de Seydou Hann, qui ouvrit l'intelligence et la mémoire du jeune Tierno Bokar. Les leçons de morale transcendante que l'enfant avait toujours entendues chez lui se trouvaient étayées par la Parole divine que lui transmettait son maître à travers la révélation coranique. Par-delà son maître et par-delà le Prophète, il prit l'habitude de ne voir que le Dieu Créateur et, aux pieds de Celui-ci, une humanité déchirée, et souvent déchirée au nom de ce même Dieu. Aux leçons de son maître s'ajoutaient celles qu'il tirait de l'époque.
En 1885, Amadou Chékou se rendit à Nioro pour barrer la route aux armées d'occupation françaises, alors commandées par le colonel Archinard. Il pensait en effet que l'armée d'Archinard, située non loin de là à Kayes, commencerait par attaquer Nioro pour venir ensuite assiéger Ségou. Avant de partir, il confia le commandement de Ségou à son fils Madani, cousin de Tierno Bokar.
Le bruit des batailles toutes proches, la perspective d'une occupation française, la révolte latente des Bambara du lieu contre leur occupant toucouleur entretenaient dans la ville une atmosphère d'inquiétude.
Tierno et les siens souffraient moins des dangers qu'ils couraient, eux et leurs familles, que de l'horreur qu'ils ressentaient en écoutant les nouvelles des batailles, en vivant au milieu de ces haines qui se voulaient pieuses.

Au début de 1890, alors que Ségou était à la veille de tomber entre les mains des Français, Tierno Bokar, alors âgé de quinze ans, connaissait par coeur la quasi-totalité du Coran, l'ensemble du rituel, les lois islamiques et une bonne partie de la vie des saints. Là ne se bornait pas son savoir.
On connaît le rôle que joue, dans la vie de l'enfant noir, sa famille maternelle, en particulier l'oncle et le grand-père. Or, le grand-père maternel de Tierno était le vieux Seydou Hann, grand mystique soufi formé à l'école de la Qadriya avant d'être entré dans l'Ordre Tidjani. Lorsque, au soir de chaque journée d'études Tierno revenait chez lui, il se plongeait dans l'exaltante atmos: phère familiale; la leçon se poursuivait auprès du grand-père que, selon la coutume, un petit-fils peut aller interroger à toute heure du jour et de la nuit, sans jamais le lasser.
Sa tante Fatima, « mère » si savante et si éclairée, ne pouvait refuser ses conseils à ce jeune neveu en lequel elle retrouvait tant sa propre curiosité de petite fille. Son enseignement, ses conseils ne pouvaient pas ne pas être marqués au coin de la douceur des filles de Seydou. C'est ainsi que l'enfant Tall se familiarisa avec les noms des Soufi prestigieux des belles époques : El Ghazali, Mouhieddine ibn el Arabi, Mohammed ed Dabbar et combien d'autres encore. Plus tard, il devait approfondir et s'incorporer leur enseignement; mais, dès l'enfance, il apprenait, dans la cour même de sa maison, au cours de ces interminables soirées d'Afrique, la valeur d'une méditation, la richesse du patrimoine spirituel, l'immensité des connaissances entrevues.
Tout au long de sa vie, l'enseignement qu'il distribua devait se ressentir des impressions de son adolescence. Il était plongé au sein d'une « cellule d'amour et de charité », sa propre cellule familiale, et celle-ci vivait ballottée au gré des tourmentes de l'époque. Plus tard, sa zaouïa 9 s'appellera « Cellule d'amour et de charité » et les orages ne lui manqueront pas. C'est à quatorze ans, sans doute, qu'il apprit des lèvres de sa mère, ou de sa grand-mère prête à mourir, ou de sa tante, cette définition de la religion :

« Un disque de vannerie portant sur l'une de ses faces le mot “Amour” et sur l'autre le mot “Charité”.»

Un soir de mars 1890, le vieux El Hadj Seydou Hann mourut. Il usa ses dernières forces à écrire un message qu'il fit envoyer à Amadou Chékou, lequel se trouvait alors à Nioro.
Il lui disait :

« Viens reprendre ce que tu m'as confié (les clefs spirituelles de la ville) car le moment approche où Dieu va me reprendre ce qu'Il m'a confié (mon âme). »

Après avoir terminé cette lettre, il fit, à l'intention de son entourage, cette ultime prédiction :

« Bientôt, on n'aura plus besoin d'un gardien des clefs spirituelles de la ville, car les Toucouleurs sont à la veille d'en perdre la charge temporelle.»

Trente-trois jours plus tard, Archinard, à la tête de l'armée française, pénétrait dans Ségou sans qu'aucune résistance lui soit opposée. La nuit précédente, les forces de Madani avaient en effet évacué la ville.

Tierno ne devait jamais oublier cette nuit où il avait vu son père pour la dernière fois. Salif Bokar Tall était entraîné dans la retraite par sa fidélité à la famille d'Amadou Chékou. Le mari de la douce Aïssata, maître ès religion, ennemi de toute haine, laissait sa maison, sa zaouïa, ses élèves, pour subir la bousculade des camps et les violences de la guerre.
Dans l'épaisse obscurité que trouait, çà et là, une timide lueur de torche, les femmes et les enfants toucouleurs assistaient, du seuil de leurs portes, l'angoisse au coeur, au départ des restes de la cour.
Salif Bokar Tall, parti parmi les derniers, était à cheval. Tierno marcha à ses côtés jusqu'à la sortie de la ville, accompagné du petit frère de son père, Amadou Tall, alors guère plus âgé que lui-même. Avant de s'éloigner définitivement, Salif arrêta sa monture et prit en croupe le jeune Amadou Tall.
— Et moi, papa, que vais-je devenir? demanda Tierno.
Prenant la main de Tierno entre les siennes, Salif l'enveloppa d'un chaud regard d'affection et lui dit :
— Toi, mon fils, je te confie à Dieu.
Ce furent les dernières paroles que Tierno recueillit des lèvres de son père.
Revenant vers les femmes de sa famille, Tierno, le coeur lourd, pensait-il déjà à ce qu'il devait nous enseigner plus tard, à savoir que les armes matérielles ne peuvent détruire que la matière et non le principe du mal lui-même qui renaît toujours plus vigoureux de ses cendres ? Le mal, nous dira-t-il, ne peut être détruit que par les armes du Bien et de l'Amour …
Quand les derniers défenseurs de Ségou eurent été engloutis par la savane, le bon vieux Guiré, le maître de Tierno, tenta de mettre la famille à l'abri de la colère des vainqueurs. Il leur fit quitter Ségou et les abrita à Barawéli, en pays somono.
Dès qu'il fut installé à Ségou, le colonel Archinard remit le commandement de la ville aux Diarra, représentants de la vieille famille royale bambara qui avait été vaincue par El Hadj Omar. Bodian, le nouveau roi bambara, donna ordre de rassembler à Ségou tous les Tall qui demeuraient encore dans le pays. Les réfugiés de Barawéli furent donc obligés de quitter leur retraite et de se rendre à merci. La captivité des Toucouleurs fut en général sévère. Le pays noir semblait avoir oublié qu'il était celui de la tolérance et de la charité traditionnelles.
Le vieux Guiré devait à son appartenance somono et à l'importance de sa famille d'avoir une certaine influence sur Bodian. Il la mit au service des filles de feu son vieux maître. Ainsi Aïssata, Fatima, Tierno Bokar et son petit frère Aliou connurent-ils une surveillance relativement douce. Ils vécurent isolés dans une concession, du seul fruit de leur travail. Tout au long du jour, les enfants tressaient des palissades de jonc qui servent à marquer la limite des maisons familiales. Aïssata ne cessait de répéter à son fils que tout homme doit travailler, même, et surtout, celui qui se met au service de Dieu.
Le jeune Tierno, petit-neveu d'un conquérant, appelé par sa naissance à l'enviable prédestination du commandement, n'avait connu de la guerre que la défaite et la captivité, sans jamais goûter les griseries du combat. A tout autre, placé dans une telle situation et tourmenté par les soucis de ce monde, il serait resté l'espoir: l'espoir d'un renversement de situation, l'espoir d'une revanche, l'attente de jours meilleurs. Mais l'esprit de l'adolescent de Ségou avait été trop tenu à l'écart de l'agitation du siècle pour avoir besoin d'une consolation ou rechercher une raison d'agir. Dès son plus jeune âge, il avait été habitué à ne trouver l'équilibre et la joie qu'au fond de lui-même, au cours d'une perpétuelle conversation avec Dieu.

Il devait répéter plus tard le conseil qu'il avait reçu de sa mère :

« Ecris le nom divin Allah sur un mur, en face de ta couche, afin qu'il soit, à ton réveil, la première image qui s'offre à tes yeux. Au lever, prononce-le avec ferveur, du fond de ton âme, afin qu'il soit le premier mot sortant de tes lèvres et frappant ton oreille. Au coucher, fixe tes yeux sur lui afin qu'il soit la dernière image contemplée avant de t'évanouir dans la mort momentanée du sommeil. Si tu persistes, à la longue la lumière contenue dans le secret de ses quatre lettres 10 se répandra sur toi et une étincelle de l'Essence divine enflammera ton âme et l'irradiera. »

Bodian, le nouveau roi bambara de Ségou, dépassa les limites que la jeune administration militaire française de Ségou entendait imposer au désir de vengeance des autochtones contre leurs anciens maîtres toucouleurs. Bodian donna en effet l'une des propres filles d'El Hadj Omar à l'un de ses serviteurs. Il y avait démesure. L'un des fils d'El Hadj Omar, Aguibou Tall, devenu ami personnel d'Archinard, intervint et obtint la libération de tous ses parents Tall.
Deux ans plus tard, ce même Aguibou Tall, en compagnie des forces françaises, entrait dans Bandiagara — où les autorités françaises l'avaient « nommé » roi — et y installait son commandement. Avec lui arrivaient les Tall et tous les réfugiés toucouleurs qui souhaitaient rejoindre Bandiagara afin de se soustraire aux vexations des Bambara.

Qu'était ce Bandiagara qui recueillait le jeune homme de dix-huit ans? Qu'était, à cette époque, la ville qui allait entendre, pendant quarante-sept ans, l'une des voix les plus pures du pays noir ?
Revenons un peu en arrière.
Lorsque, en 1864, Tidjani Aguibou Tall, neveu d'El Hadj Omar et fondateur du royaume de Bandiagara, avait pris pied sur cette courte plaine, sorte de cuvette située au milieu des falaises dogon, il n'y avait trouvé qu'un minuscule village. Le site lui plut. Il était fait d'une dépression enveloppée de postes de guet naturels, faciles à tenir et situés à bonne distance. Ainsi naquit Bandiagara, surnommée « la grande écuelle ». Tidjani était à n'en pas douter un organisateur et un fin politique. Ayant décidé de créer une ville, il la fit sortir de terre et la peupla. Tous les hommes religieux de la région durent y bâtir une maison et s'y tenir trois ou quatre mois par an.
Tidjani ceintura la ville d'une muraille de boue séchée. Les traces légères qui en subsistent aujourd'hui encore témoignent d'une superficie sans commune mesure avec la Bandiagara de nos jours. Plus tard, son cousin Mounirou n'apporta aucune modification à la physionomie de la ville. Il avait hérité de ses prédécesseurs un commandement facile et efficace qu'il s'efforça encore d'améliorer.

Un beau jour de 1890, Amadou Chékou 11, fils d'El Hadj Omar et ancien souverain de Ségou, arriva à Bandiagara, suivi d'un cortège composé de ses fils, de ses cavaliers et de ses griots. Le lecteur se souvient qu'il avait nuitamment quitté Ségou pour se rendre à Nioro, dans l'espoir d'y barrer la route à l'armée française et de l'empêcher de poursuivre son avance dans le pays. Mais lorsque, en 1890, il vit tomber Nioro, il partit avec les siens pour rejoindre Bandiagara. A son arrivée dans la ville, Mounirou, qui était son frère puîné, abdiqua en sa faveur, selon la loi même établie par El Hadj Omar.

Bandiagara vivait alors une époque de splendeur à laquelle ne manquaient ni preux, ni coups d'épée, ni cours d'amour et joutes poétiques. Mais elle souffrit, sous le règne d'Amadou Chékou, du fait que le souverain vivait dans l'attente d'un combat fatal avec les Français et qu'il était impuissant à mater la haine qui divisait ses gens. La coexistence entre les anciens partisans de Mounirou (décédé peu de temps après son abdication) et les nouveaux venus étaient, en effet, loin d'être facile.
Cette situation dura environ deux ans. En 1893, alors que Bandiagara se déchirait elle-même, un troisième fils d'El Hadj Omar, Aguibou Tall, approcha de la ville, soutenu par les tirailleurs d'Archinard. La ville fut prise et, comme nous l'avons dit plus haut, Aguibou Tall « nommé » roi de Bandiagara par les autorités françaises.

Encore une fois, Amadou Chékou et les siens devaient prendre le chemin de l'exil. Ils descendirent de la falaise qui domine Bandiagara et partirent vers le sud, à la recherche d'un royaume de rechange qu'ils ne trouvèrent d'ailleurs jamais. Amadou Chékou était accompagné de ses huit fils et de quelques fidèles. Salif Seydou Tall, le père de Tierno, était de ceux-là. Peu de temps après son départ, Aïssata et son fils Tierno arrivaient dans la ville avec le convoi de la famille d'Aguibou Tall, le nouveau souverain. Le père et le fils s'étaient manqués de peu. On n'eut plus jamais de nouvelles de Salif.

L'arrivée d'Aïssata et des siens fit un certain bruit dans la cité. Aïssata et ses deux soeurs étaient précédées d'une réputation de sainteté qu'elles n'avaient en rien recherchée mais qu'elles devaient à leur inaltérable douceur, à la fidélité avec laquelle elles remplissaient leurs devoirs d'épouse et de mère et, en outre, à de sérieuses connaissances religieuses. La tradition rapporte que la pureté de leur vie était telle qu'elles étaient invitées, selon la coutume, à venir sauter par-dessus les chevaux malades, traitement dont on espérait une guérison rapide, la pureté étant porteuse de toutes les vertus.
Toujours est-il qu'elles furent reçues comme des princesses. Tous les clans de la ville se les disputèrent, comme pour accroître le potentiel de grâces divines auquel ils pouvaient prétendre. En Afrique, lorsque les hommes veulent manifester à une femme sans époux leur sollicitude et leur sympathie, ils lui en cherchent un. Mais Aïssata se refusait à prendre parti, à choisir un clan. Elle fit savoir qu'elle demeurerait fidèle à son époux, le malheureux Salif, aucune nouvelle n'étant venue confirmer son décès. Elle négligea les offres les plus flatteuses.

« Je ne puis connaître d'autre époux que Salif, disait-elle. S'il m'a abandonnée, c'est contre son consentement ; s'il a fui, ce n'est que par fidélité à Amadou Chékou, le Lamido Dioulbé. Et s'il est vivant, rien ne me dit qu'il m'ait répudiée. »

Aucun des partis ne pouvant espérer s'attacher cette famille, peu à peu on s'en éloigna. Délaissée par les parents et les amis de son époux, Aïssata se tourna vers le clan haoussa au sein duquel son père avait jadis vécu. La solidarité qui lie les Haoussa est à juste titre fameuse dans l'ensemble de la zone soudanienne. Elle joua en faveur des filles d'El Hadj Seydou Hann qui s'installèrent dans le quartier commerçant réservé aux Haoussa, au nord-est de la ville.
Au moment où les combats cessèrent et où la paix revint dans les campagnes, Tierno Bokar avait dix-huit ans. Il avait subi, en gardant les yeux grands ouverts, toutes les épreuves de la guerre. Son extrême sensibilité lui avait permis de vibrer plus que quiconque aux pénibles spectacles de la vie mais il avait gardé intacte la fraîcheur de son âme. Ceux qui l'ont connu à cette époque nous ont rapporté combien il savait être joyeux, dans la certitude qu'il avait d'être sur la « voie droite ». Les femmes et les vieillards qui l'avaient élevé avaient su tout lui montrer et, cependant, le tenir à l'écart de l'atmosphère pestilentielle des époques troublées.
Monté déjà très haut dans l'échelle de la vie mystique, il avait tout naturellement remis les valeurs à la place que leur assigne un homme qui, par certains côtés, n'est plus tout à fait de ce monde.

A son arrivée à Bandiagara, Tierno Bokar avait fait la connaissance d'un jeune homme de son âge : Bokar Pâté 12. Celui-ci était le chef d'une association de jeunes gens comme en existait partout dans l'Afrique de jadis. Il y fit entrer Tierno Bokar. Bokar Pâté était également un excellent tailleur-brodeur. En Afrique traditionnelle, c'était là non un « métier», au sens moderne du terme, mais un art qu'il était permis à un noble d'exercer.
Tierno Bokar étant le neveu d'Aguibou Tall, roi de Bandiagara, la carrière des armes lui était tout naturellement ouverte. Mais sa mère, la bonne Aïssata, lui conseilla d'apprendre l'art du brodeur. Sous la direction de Bokar Pâté, Tierno devint un grand expert en cet art. Et souvent, lorsqu'il brodait, faisant jouer ses doigts fins sur les vêtements qu'il décorait, il se remémorait le conseil d'Aïssata :

« Plutôt que d'ôter la vie aux hommes, apprends à couvrir leur nudité corporelle avant d'être appelé à l'honneur de pouvoir couvrir leur nudité morale ou spirituelle en leur prêchant l'Amour.»

L'instruction générale de Tierno était encore imparfaite, il ne l'ignorait pas. La misère lui enlevait l'audace de forcer la porte d'un maître et le moyen de se procurer les livres indispensables. Enfin, il avait dix-huit ans, l'âge des tourments, l'âge de tous les rêves, l'âge de tous les chemins. Ses rêves, il les vivait paisiblement. Ils étaient tout de beauté et d'équilibre. Il ne savait peut-être pas encore combien était difficile, et peu compris du monde, le chemin qu'il avait choisi; mais il savait à quel bonheur serein il menait. A l'âge des tourments, il avait trouvé la paix.
Maître de lui, il fallait encore que lui vienne le goût d'instruire les autres, de leur transmettre son savoir et ses tranquilles certitudes. C'est à Bandiagara, où il vivra les quarante-sept dernières années de sa vie, dans sa petite concession, que ce goût naîtra et deviendra un impérieux besoin. Il mourra sans avoir pu pleinement le satisfaire, à cause de la méchanceté et de l'inconscience des hommes.
Pauvre concession, installation plus que modeste. Au bout d'une ruelle, l'évasement d'une cour qui est à tout le monde. Une porte étroite, très basse, taillée dans un mur de torchis, donne sur une autre cour beaucoup plus petite, sur laquelle s'ouvrent trois ou quatre cases. Une cour comme cent mille autres en Afrique. Deux chèvres allaitent leurs chevreaux. Un de ces chiens soudanais jaunes, râleurs et astucieux guette une mouche qui l'inquiète. Dans un coin, un assemblement de houes. Du linge qui sèche. Une fillette, petite tanagra noire, pile du mil et chasse de temps à autre deux bambins au ventre proéminent qui viennent prendre appui sur le mortier. Une cour de maison africaine comme on peut en voir tant, sous le soleil, dans le bourdonnement des guêpes et le pépiement des oiseaux qui attendent de loin la chute d'un grain de mil…
Les Haoussa avaient recueilli et abrité Aïssata en tant que fille de Seydou Hann; mais celle-ci, en tant que petite cousine du roi de Bandiagara, ne voulait pas vivre de la charité des autres. Privée de sa fortune, il lui restait à nourrir trois adolescents, ainsi que Fatima, sa soeur, qui vivait avec elle. A l'âge où d'autres, arrivées à l'aisance, prennent enfin quelque repos en mesurant le chemin parcouru, la douce Aïssata sentait peser sur ses épaules une bien lourde responsabilité. Ses enfants étaient son souci; ils étaient aussi la raison d'être de cette femme sans époux, étrange anomalie en pays noir. Elle avait surtout ce grand fils aîné en qui elle voyait la plus belle de ses oeuvres. Elle les aimait tous, mais lui, au fond de son coeur, elle l'admirait et sans doute les sacrifices de femme qu'elle consentait lui paraissaient-ils très doux. Elle vécut modestement, préparant du dégué (sorte de bouillie de mil) que des enfants haoussa allaient vendre pour elle au marché.
Plus tard, Tierno, parlant de sa mère, pensant à cette femme seule qui faisait cuire de la crème de mil à toute heure du jour, dira :

« Elle m'a nourri de son lait, puis de sa sueur. »

La famille de Salif Tall, le fugitif, faisait figure de « parents pauvres », vivant modestement, sans rien demander à personne, à l'ombre du roi. La dignité d'une telle vie ne pouvait manquer de susciter des amitiés solides. L'une d'elles devait rapidement changer les conditions d'existence de Tierno et lui donner l'occasion de compléter son instruction et de se révéler ainsi à lui-même et aux autres.
Dans l'association de jeunes gens où Bokar Pâté avait fait entrer Tierno Bokar se trouvait un jeune homme qui devint rapidement son ami : c'était Tidjani Amadou Ali Thiam 13, fils du Chef de la grande province de Louta. Les trois jeunes gens formèrent un groupe tellement inséparable que tout Bandiagara les surnomma « Les trois que l'on trouve toujours ensemble. »
Le Chef de la province de Louta, Amadou Ali Eliman Thiam — père du jeune Tidjani — ne tarda pas à remarquer le sérieux de Tierno Bokar et à s'intéresser à lui. Désirant l'aider à compléter son instruction, il confia les trois jeunes gens à un excellent maître de Bandiagara, Amadou Tafsirou Bâ, grand mystique de l'Ordre Tidjani.
C'était un vieillard dont les yeux s'étaient fermés depuis de longues années à la lumière du jour, mais il continuait à dispenser son enseignement et à écouter la lecture de ses livres pieux dont, le plus souvent il savait le texte par coeur. Il possédait une bibliothèque où l'on trouvait un beau choix d'ouvrages traitant de la théologie, de la scolastique, de la Sunna (ensemble des traditions se rapportant au Prophète Mahomet et à ses compagnons), du droit et de tout ce qui pouvait concerner l'enseignement islamique, aussi bien exotérique qu'ésotérique. Il avait acquis une extraordinaire érudition qu'il savait émailler de traditions peules.
Dès le premier jour, Amadou Tafsirou Bâ fut étonné par la profondeur spirituelle de son nouvel élève et par son goût pour l'introspection. Il fut encore plus surpris de son détachement à l'égard des choses de ce monde qui paraissaient n'exister à ses yeux qu'en fonction de l'amour infini qu'il portait à toutes les créatures.
Amadou Tafsirou Bâ trouva en Tierno son élève de prédilection et en fit son lecteur favori. Il devait d'ailleurs, à sa mort, lui léguer une partie de sa bibliothèque et lui confier la tutelle de ses enfants mineurs.
Après un cycle d'études intensif de huit années auprès de ce maître, aucune des sciences islamiques n'était plus étrangère à Tierno Bokar. Il connaissait l'ensemble et le détail de la Parole révélée de Dieu. Il avait médité le Coran. Le savoir ésotérique d'Amadou Tafsirou, complétant celui de ses premiers maîtres, avait éclairé les zones d'ombre que recelait le texte sacré. Tierno avait repensé et fait siens les commentaires classiques, et plus particulièrement ceux des grands penseurs soufi. El Ghazali n'avait rien de caché pour lui et les Révélations mecquoises du grand maître spirituel Mouhieddine ibn el Arabi, l'Andalou, était son livre de chevet.
Mystique tidjani, Amadou Tafsirou Bâ avait initié Tierno aux secrets de la pensée du fondateur de l'ordre: Si Ahmed Tidjani. La Perle de la perfection (Diawharatul-kamal), oraison particulière révélée au Cheikh Si Ahmed Tidjani, et le Désir des utilités, commentaire des écrits du grand Maître, avaient été appris et l'on ne cessait de les commenter dans la case d'Amadou Tafsirou. Enfin, l'oeuvre religieuse maîtresse d'El Hadj Omar, Er-Rima'a (les Lances), était l'un des ouvrages les plus lus dans le royaume de Bandiagara.
La sagesse majeure d'Amadou Tafsirou Bâ fut de mettre son élève en garde contre les servitudes qu'imposent les textes à ceux qui ne les ont pas assimilés avec bonheur. Tierno retiendra cette leçon. Il en fera l'un des piliers de son enseignement. Ce principe n'avait-il pas reçu, huit siècles auparavant, l'approbation et l'encouragement d'El Ghazali :

« Sache que la clef de la Connaissance de Dieu est la Connaisance de l'âme (nafs) ainsi que Dieu l'a dit lui-même dans sa sourate XLI, aux versets 53 et 54. Il nous est rapporté que le Prophète a dit: “Celui qui connaît son âme connaît son Seigneur. 14” Si tu me dis que tu te connais, je te répondrai que tu connais la matière de ton corps qui est fait de tes mains, de ta tête et du reste; mais tu ne connais rien de ton âme. Si tu es furieux, tu te cherches un adversaire; si le désir sexuel te poursuit, tu cherches à épouser; si tu as faim, tu cherches à manger et si tu as soif, tu cherches à boire. Ces satisfactions ne te sont pas propres; elles sont les tiennes mais aussi celles des animaux. Ton devoir est de chercher quelle est ton existence réelle. Qui es-tu ? D'où viens-tu ? Pourquoi as-tu été créé ? En quoi consiste ton bonheur? En quoi consiste ton malheur ?
Tu présentes divers caractères qui sont aussi ceux des anges. C'est ton âme qui constitue l'essentiel de ton être; tout le reste t'est étranger. Tu dois savoir cela et savoir aussi que chacune des créatures a sa nourriture propre et sa satisfaction propre. Les animaux de trait ne désirent que manger, boire, dormir et copuler; si tu es de leur groupe, efforce-toi de satisfaire ton ventre. Les animaux féroces recherchent leur bonheur dans le massacre. Les démons se complaisent en méchancetés. Si tu es de leur clan, épouse leurs soucis. Les anges trouvent leur bonheur dans la contemplation de la Beauté divine. Les passions et les colères ne sont pas sur 'ta route de leur coeur. Si tu es de la même essence que les anges, efforce-toi de te connaître toi-même et tu sauras la voie qui t'amènera à la contemplation. Tu te libéreras des entraves de la colère et de la passion. Dieu ne t'a pas donné ces attributs pour que tu sois leur esclave, mais pour que tu les domines et que tu t'en serves au cours de ton voyage. L'une te servira de monture et l'autre d'arme. Tu conquerras ainsi ton bonheur… »

Tierno retiendra si bien cette leçon qu'il en fera la première partie de son cours religieux dont nous donnerons plus loin de larges extraits :

« Néophyte, le Maître te créa… Dieu préleva le plus précieux diamant, te le donna et dit : Voici, prends-en soin, mais souviens-toi que je te le reprendrai…»

Comme à Ségou auprès de Guiré, Tierno retrouvait ici, à chaque page des textes soufi, la fine fleur du premier enseignement maternel. El Ghazali n'avait-il pas dit :

« Il faut quelquefois interdire à l'âme les choses permises afin qu'elle ne prétende pas aux choses défendues.»

Inna, la bonne grand-mère, avait souvent tenu ce propos devant l'enfant Tierno. Elle lui avait donné, par avance, le goût du sacrifice compris comme une discipline.
Tout en poursuivant le perfectionnement de son instruction, le jeune étudiant devenait un brodeur accompli auprès de Bokar Pâté, son grand ami. Son travail lui plaisait et, surtout, il lui permettait d'apporter un complément aux ressources familiales.
Lorsqu'il eut épuisé les connaissances de son maître et que celui-ci lui eut dit : « Je n'ai plus rien à t'apprendre », Tierno avait vingt-six ans, l'âge où, pour vivre selon la bienséance musulmane, l'homme doit prendre femme. Amadou Ali Eliman Thiam, qui s'était de plus en plus attaché à lui, lui donna en mariage sa fille unique, Néné Amadou Thiam, que nous trouverons à ses côtés tout au long de sa vie.
Deux ans plus tard, Amadou Ali Eliman Thiam étant décédé, son fils Tidjani Amadou Ali lui succéda à la tête de la province de Louta où Tierno vint s'installer pour ne point se séparer de lui. C'est alors que ma mère Kadidja Pâté, soeur de Bokar Pâté, épousa en secondes noces Tidjani Amadou Ali, alors que j'étais âgé de quelques années. Tidjani Amadou Ali m'adopta officiellement et me désigna comme son successeur.
Tierno se trouvait à Louta à l'époque où un mouvement insurrectionnel des Samo mit en péril la chefferie de son ami. L'Administration française ayant jugé trop dure la répression des Thiam à l'égard des autochtones samo, Tidjani fut considéré comme responsable, condamné et déporté à Bougouni où ma mère et moi le suivîmes. Nous y demeurâmes sept ans.
Séparé de son ami, Tierno repartit pour Bandiagara avec sa jeune épouse. Il reprit ses occupations auprès de Aïssata, ses occupations et ses soucis. La ville lui fit un excellent accueil. Pendant quelques jours, sa maison ne désemplit pas.
Son vieux maître Amadou Tafsirou Bâ l'invita à devenir maître à son tour et à enseigner à sa place à ses condisciples. Tous les parents de Tierno joignirent leurs prières à la sienne. Mais Tierno refusa. Pendant quatre ans, il hésita, ne voulant pas être autre chose que le coadjuteur de son maître. Il fallut le décès de ce dernier pour l'amener à accepter la tâche qui l'attendait.

Notes
1. Pullo, Poullo: peul.
2. Kounta: nom d'une très ancienne famille, d'origine arabe, qui donna naissance en Afrique à la confrérie religieuse des « Kounti ».
3. Sur les confréries, voir annexe, p. 241 et 244.
4. Toucouleurs: peuple d'Afrique occidentale, vivant surtout au Sénégal et en Guinée (ancien royaume du Fouta Toro). Il ne s'agit pas d'une ethnie, mais d'un ensemble culturel assez homogène (islamisés et foulaphones, c'est-à-dire parlant peul). Conduits par El Hadj Omar, ils vinrent jusque dans la « boucle du Niger » où ils conquirent, en 1862, l'Empire peul du Macina.
5. Ethnie importante du pays de Sokoto.
6. Féminin de « chérif » : descendant du Prophète par sa fille Fatima.
7. Cheikh de l'Ordre Qadri, fondateur de l'Empire musulman peul de Sokoto. 8. Moqaddem : dans les confréries musulmanes, titre de celui qui est chargé de recevoir les néophytes et de leur conférer l'initiation de base.
9. Cf. note 1, p. 9.
10. Le nom Allah, en arabe, est composé des quatre lettres alif, lam, lam, ha qui sont le support de tout un développement ésotérique dans les enseignements soufi.
11. Que l'on appelait aussi Lamido Dioulbé, « Commandeur des croyants », parce qu'à la mort d'El Hadj Omar il avait hérité de sa fonction religieuse.
12. Bokar Pâté avait pour soeur Kadidja Pâté, qui deviendra ma mère.
13. Tidjani Amadou Ali Thiam épousera plus tard ma mère (voir plus loin).
14. Ou « qui se connaît soi-même ». Nafs signifie à la fois l'âme et le soi; ce mot est utilisé pour construire la forme verbale réfléchie.