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Culture & Religion


Amadou-Hampaté Bâ
Vie et enseignement de Tierno Bokar, le sage de Bandiagara.

Paris: Editions du Seuil. 1980. 254 p.


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Avant-propos

Ce livre a une histoire. Peut-être n'est-il pas inutile de la rappeler brièvement, ne serait-ce que pour rendre hommage à la mémoire de celui qui me permit de publier une première version de la vie de Tierno Bokar : je veux parler de Marcel Cardaire, cosignataire du livre Tierno Bokar, le Sage de Bandiagara , qui fut publié en 1957 aux Éditions Présence africaine.
Si l'ouvrage put paraître alors, ce fut grâce au courage entêté, à la patience et, surtout, à l'esprit de justice de Marcel Cardaire. Cet officier français des Affaires musulmanes tenait certes avant tout à servir les intérêts et le prestige de son pays, mais il entendait le faire dans le respect de la vérité et de l'équité.
Élève du grand ethnologue Marcel Griaule, il avait appris de son maître comment approcher l'Africain, en particulier le Soudanais (Malien aujourd'hui) et obtenir de lui, par la confiance, ce que ni force ni fortune n'auraient pu lui arracher.
Mais voici les faits.
Aux environs de 1905-1906, un différend d'ordre religieux avait éclaté à Nioro du Sahel (Mali) entre différentes branches de la confrérie Tidjani à propos des modalités de récitation d'une certaine prière 1. A partir de 1917, le conflit prit une proportion telle que l'Administration coloniale fut amenée à s'occuper de la question. Elle ouvrit un dossier qu'elle intitula « Hamallisme », étiquette tirée du nom de Cheikh Chérif Hamallâh, chef de l'une des deux branches tidjaniennes en cause et dont il sera abondamment parlé dans ce livre. Ses partisans reçurent le nom de « Hamallistes » et leurs adversaires le nom de « Omariens » parce qu'ils relevaient de la branche tidjanienne issue du grand chef religieux El Hadj Omar.
Mon maître et père spirituel Tierno Bokar, lui-même Cheikh (maître) de la confrérie Tidjani dans la branche omarienne, appartenait à la famille d'El Hadj Omar. Pourtant, en 1937, dédaignant les ennuis qui ne manqueraient pas de s'abattre sur lui, il reconnut la validité spirituelle de Chérif Hamallâh et se plaça sous son obédience. Je le suivis dans cette voie.
Dès lors, Tierno Bokar fut violemment combattu par ses cousins omariens. Ces derniers, qui comptaient des membres très influents auprès du gouvernement général de l'A.O.F., réussirent à déclencher l'intervention de l'Administration coloniale en faisant passer pour une affaire politique de tendance « antifrançaise » ce qui n'était qu'un conflit d'ordre religieux et local.
A cette époque, mes fonctions administratives au Cercle de Bamako me permirent à plusieurs reprises de défendre Chérif Hamallâh et Tierno Bokar auprès de l'Administration, de ramener les faits à leurs justes proportions et de désamorcer un certain nombre de cabales lancées pour les perdre. Par là même, je devenais, pour les ennemis de Tierno Bokar, un obstacle majeur qu'il fallait faire disparaître. Une telle campagne fut lancée contre moi que l'Administration coloniale d'alors — c'était la période vichyssoise — décida de faire procéder à une enquête. Deux lieutenants du bureau des Affaires musulmanes furent tour à tour affectés au Soudan avec pour instruction de chercher à me prendre en faute dans le cadre de mes fonctions. Mais ils ne purent, et pour cause, relever aucun élément contre moi.
C'est alors que le capitaine Marcel Cardaire, en raison de sa finesse et de son expérience des milieux africains, fut envoyé au Soudan français à la fois pour s'occuper des questions musulmanes et pour enquêter sur mon compte.
N'écoutant que sa conscience et le devoir moral qui était le sien de renseigner son gouvernement en toute objectivité, le capitaine Cardaire, fort des conseils qu'il avait reçus du Pr Griaule, me fréquenta sans détour. Il venait me rendre visite matin et soir et m'invitait fréquemment chez lui. Durant toute une année, nous eûmes des relations très étroites. Par mon entremise, il put pénétrer sans difficulté dans toutes les Zaouias 2 hamallistes du Soudan, du Sénégal, de la Haute-Volta, de la Côte-d'Ivoire, du Niger et du Nigeria où il se rendit par la suite.
Durant l'année où nous eûmes des entretiens quotidiens, je répondis à toutes ses questions sur les traditions africaines, les religions locales, l'Islam, la voie Tidjani et, en particulier, la pratique tidjanienne dite des « onze grains » 3 qui faisait l'objet du conflit. Je remis également au capitaine Cardaire une volumineuse documentation écrite dont une partie était constituée par l'enseignement et les paroles de Tierno Bokar que j'avais recueillis.
Après avoir minutieusement étudié l'ensemble de ces notes, Marcel Cardaire vint me trouver et me dit :
— Ce serait commettre un crime contre la science et contre l'esprit que de ne pas publier l'enseignement de Tierno Bokar. Cet enseignement est un véritable message.
— Mais vous savez bien, lui répondis-je, qu'un “Hamalliste” ne parviendra jamais à se faire éditer !
— Eh bien, répliqua Cardaire, mettez par écrit la vie de Tierno Bokar et son enseignement, j'y ajouterai mes appréciations personnelles et nous serons coauteurs. Je me charge personnellement de faire éditer le livre.
C'est ainsi que je rédigeai l'ébauche de la vie de Tierno Bokar et de son enseignement, manuscrit que je remis à Marcel Cardaire en lui faisant totale confiance pour son utilisation. L'ouvrage parut aux Editions Présence africaine en 1957 sans que j'en aie revu le texte définitif. Quelques petites erreurs (bien compréhensibles si l'on pense à la complexité des événements rapportés) s'y étaient glissées. Mais elles ne diminuent en rien les mérites de Marcel Cardaire et l'utilité de son travail. Comme dit le proverbe peul : « L'erreur n'annule pas la valeur de l'effort accompli. »
Quoi qu'il en soit, j'ai décidé de procéder à une refonte totale du premier ouvrage et d'en profiter pour le compléter, tout en conservant son plan d'origine.
Le lecteur trouvera donc, dans une première partie, le récit de la vie de Tierno Bokar avec, pour commencer, un aperçu des événements historiques qui ont marqué la société dans laquelle il est né. A ces événements sont liées, en effet, les passions qui déterminèrent en partie son destin et les épreuves qu'il eut à subir à la fin de sa vie.
Dans une deuxième partie, j'ai rassemblé les paroles de Tierno Bokar, recueillies au jour le jour auprès de lui, à Bandiagara, dans la cour de sa modeste maison où il menait la vie la plus simple qui soit, partageant son temps entre l'enseignement et la prière. Paroles tout imprégnées d'amour, de tolérance et d'infinie bonté envers tous les hommes ; paroles opposées à toute violence et à toute oppression, d'où qu'elles viennent ; paroles étonnamment actuelles, tant elles sont universelles.
Pour Tierno Bokar, Amour et Charité étaient les deux faces indissociables de la Foi et l'amour de Dieu ne pouvait s'entendre sans l'amour des hommes. « La foi est comme un fer chaud, disait-il. En se refroidissant, elle diminue de volume et devient difficile à façonner. Il faut donc la chauffer dans le haut fourneau de l'Amour et de la Charité. Il faut tremper nos aînés dans l'élément vitalisant de l'Amour et veiller à garder ouvertes à la Charité les portes de notre âme. Ainsi nos pensées s'orienteront-elles vers la méditation. » Dans une troisième partie, on trouvera les bases de l'enseignement schématique que Tierno Bokar dispensait à ses élèves. Le développement détaillé de cet enseignement fera l'objet, nous l'espérons, d'un ouvrage ultérieur. Nous avons ajouté, en annexe, un bref chapitre sur le soufisme et les confréries musulmanes pour les lecteurs qui ne seraient pas familiarisés avec ce sujet.

Certes, on n'enferme pas un homme tel que Tierno Bokar dans un livre. Découper sa vie, sa parole et son enseignement en chapitres bien distincts est une tentative nécessairement artificielle et imparfaite, car un tel homme était un tout. Tout, en lui, était enseignement: sa parole, ses actes, le moindre de ses gestes et jusqu'à ses silences que nous aimions partager, tant ils étaient paisibles. Je me devais pourtant, malgré la difficulté, d'essayer de transmettre ce que j'en ai reçu et qui a marqué toute ma vie.
Aussi serai-je heureux si cet ouvrage permet aux lecteurs de découvrir la spiritualité africaine et, peut-être, d'aimer ce vieux maître qui, lui, vouait à tous les hommes un amour sincère et chaleureux.
Eh bien, transportons-nous maintenant au cœur de l'Afrique noire, à l'est du Mali, dans cette région du Macina où, au début de ce siècle, la lumière de Dieu a brillé sur un homme, Tierno Bokar, que l'on appelait le Sage de Bandiagara.

Notes
1 . Cette affaire, qui a joué un rôle décisif dans le destin de Tierno Bokar, est développée dans le cours de l'ouvrage. On trouvera en annexe un chapitre consacré aux confréries soufi en Islam.
2. Zaouïa : lieu de réunion et de prière des adeptes d'une confrérie soufi.
3. Il s'agit des grains de chapelet servant à la récitation de certaines prières.