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Amadou Hampâté Bâ
Poésie peule du Macina

Présence Africaine. 1950. No. spécial 8-9 “Le Monde Noir.” p. 149-84


Table

Introduction

Un pays situé sur le Niger moyen, entre Diafarabé et Diré, celui où fleurit la poésie fulfulde, où les bambaaɓe (sing. bambaaɗo) — musiciens, poètes et conteurs — chantent les guerres du, temps passé et les exploits des arɓe (sing. arɗo) 1 dans une langue délicatement tissée, le fulfulde.
Vaste plaine où serpentent le Niger, le Diaka, le Bani et leurs innombrables bras en un prodigieux réseau de canaux, de rivières, de calmes nappes d'inondation où frémissent au vent, à perte de vue, en prairies sans limites, les riz, sauvages. Mésopotamie soudanaise où, à la crue, réfugiés sur leurs taupirdères d'argile, les villages sont des îles semées sur un océan d'herbe et,d'eau. Pays qui est, dit le poète pullo Kurka « un paradis terrestre où la beauté de l'homme vient rehausser celle de la végétation ».
A Diafaraɓe, tour d'angle de ce château-fort aquatique, le grand fleuve blanc détache sur son flanc gauche un affluent, le Diaka qui va imbiber le Maasina avant de se perdre dans le lac Débo. A Mopti le Maître-fleuve recevra le Bani, assez riche d'apports pour suppléer aux volumes perdus à Diafaraɓe.
En aval de Mopti, le fleuve, nourri du ruissellement des plateaux gréseux de l'Est, s'étale, à la crue, démesurément en lacs immenses. Et c'est le Débo, océan d'herbes et d'eaux, couvert d'oiseaux et jalonné de quelques cailloux : Soroba, Bongorama, Mamari, Gourao… Demeure de nombreux Génies, hanté de mille fantômes, le Débo est placé sous l'invocation de la déesse Ga, mère de tous les esprits de l'eau du Niger et du Bani.
Du Débo, l'eau s'écoule vers le Nord par trois bras, le Koli-Koli, de Bara Isa et l'Isa Ber.
Ce Maasina amphibie, e livré tour à tour par le rythme des crues — dit Th. Monod — aux bœufs et aux nénuphars, aux bergers fulɓe et aux piroguiers » c'est un des territoires occupés, dans l'Afrique de l'Ouest par les Fulɓe, Foulas ou Fulani.
Ce peuple énigmatique, quel est-il et d'où vient-il ?
Question encore sans réponse. Les documents écrits sont rares, récents, parfois tendancieux, Les traditions orales bien vagues, plus légendaires qu'historiques. On s'accorde tout au moins à donner aux Fulɓe, sans oser préciser davantage, une origine plus ou moins “orientale”, avec un degré très varié de métissage entre un élément nonnègre, “hamitique”, et les Noirs soudanais.
Une légende très courante dans la boucle du Niger fait remonter l'origine des Fulɓe à Moïse, patron du royaume de Diagana, au vieux Maasina des Arɓe.
Nabiyulla Moussa (Moïse le prophète de Dieu) entre en conflit avec le Pharaon et ses prêtres, passe la mer Bouge avec son peuple, reçoit la Tawreta 2 sur le Sinaï et apprend en même temps de Geno (L'Eternel) qu'à “l'extrême couchant de l'Afrique ténébreuse” le Nil a deux ou trois frères, charriant de l'or dans un pays aux paturâges abondants.
Des exodes sucessifs amèneront ainsi le peuple Ful très loin vers le Sud, direction sacrée directement en rapport avec l'herbe et l'eau, ou le Sud-Ouest, azimuth chargé de puissance magique aux 18e et 26e quantièmes de la lune.
Le Niger est atteint en plusieurs points. Le gros des arrivants se fixent au Termes 3, mais ceux-ci ne cesseront de transhumer, en vrais nomades, avec leurs bœufs et leurs noutons, envahissant peu à peu les plaines herbeuses de cet autre Nil, suivant le rythme des saisons.
Certains groupes s'étaient fixés le long du fleuve, de Diafaraɓe à Goundam, d'autres, à la recherche d'un deuxième et troisième Nil, devaient aller sur Néma, Oualata et Goumbou.
A la destruction du royaume de Ghana les Fulɓe se divisèrent en deux branches : celle qu'amène au Mandé le roi Soundiata (XIIIe siècle) 4, celle qui s'installe au Maasina.
Demandez à l'un de ceux-ci son avis sur les Fulɓe, sa réponse sera celle que m'a faite mon ami Sado Diara, bambara de Yirimadio et qui mérite d'être transcrite.

« Pour nous autres Bambara, me disait Sado, le Pullo est un surprenant mélange, fleuve blanc en pays des eaux noires, fleuve noir au pays des eaux blanches, énigmatique peuplement que de capricieux tourbillons ont amené du soleil levant et répandu de l'Est à l'Ouest presque partout. En pays noir les voici semblables à des fourmis destructrices de fruits mûrs, s'installant sans permission, décampant sans dire adieu, race de voltigeurs volubiles sans cesse en train d'arriver ou de partir, au gré des points d'eau ou des pâturages.
Leur aspect physique est trompeur. On croirait à les voir, qu'ils sont tout près de périr. Et puis bernique, non seulement ils s'en gardent bien, mais les voici, grâce à leur parler d'oiseaux gazouillant dans les branches, qui, secondés par leurs demi-frères les Jaawanɓe (sing. Jaawanɗo), bons loustics et rois de la combine, se font discrets, insinuants, tenaces, deviennent puissants et parviennent à “escamoter” les plus solides empires…
Quand Soundiata eut vaincu Ghana 4 (bis), il méditait leur extermination. Son chapelain l'en dissuada : “Intéresse-les plutôt à ta cause, consulte-les. La finesse de leur esprit, leur inépuisable sac à malices, leur courage à la guerre en font d'efficaces auxiliaires et des ennemis redoutables, sachant tour à tour, adroitement, et quand il le faut, éviter et atteindre : un Pullo ferme l'oeil mais ne dort pas ».

Cette complexité de sa psychologie, elle apparaîtra dans un détail d'histoire où se retrouveront les trois aspects de l'âme pullo.
Le vieux Modi Koumba, maître de Kullel, le célèbre conteur de Bandiagara raconte :
« Gelaajo Baayo Buubu qui parle le bambara en pays pullo et réciproquement, croisa un jour, accompagné d'une troupe montée, un Pullo rouge, ceint de trois lanières de cuir, portant deux javelots et une sorte de lance à fer foliacé, conduisant un seul taureau…
— Voici, dit Gelaajo à ses hommes, un Pullo qui résume les trois états d'âme de notre race.
— Comment s'y prendre pour en voir les manifestations, demande un cavalier ?
— Rien de plus facile répondit Gelaajo. Que celui qui n'a pas peur de mourir s'offre pour l'expérience. il s'agit d'aller tenter de ravir au Pullo son taureau par la force.
Un cavalier présomptueux ne se le fait pas répéter deux fois ; il pique de deux et fonce sur le berger :
— Ohé ! Oreille rouge ! Pullo à bâton ! Gelaajo t'ordonne de me remettre ce bœuf pour ses cavaliers.
— Le taureau, dit le Pullo, n'est pas né pour Gelaajo, ni acheté par lui ; il est à moi et à ce titre inviolable ».
— Puisque tu ne veux rien entendre, s'écria le guerrier, voici comment je m'y prend.
Et, ce disant, se précipite sur le taureau. Mais le Pullo, avec une imprécation, court derrière lui ; le cavalier, se retournant, se voit serré de près et à portée de la lance du berger, veut parer le coup, mais trop tard. Un premier javelot lui pénètre la hanche et le Pullo, brandissant sa seconde sagaïe s'écrie : « Prends garde car celle que tu as au cul n'est qu'un petit avertissement. Mais celle-ci est une broche ardente, qui va souder ton corps à la selle et celle-ci à ton cheval, t'envoyant coucher à la lugubre cité aux petites dalles en pente 5. Quant à ma lance, elle me permettra d'expliquer à Gelaajo comment je traite les manants de ton gabarit, même quand ils m'apportent ses ordres.
Le cavalier, défaillant, épuisé, rejoignit, presque sans vie, la troupe de Gelaajo :
— Voici, dit ce dernier, un des aspects de l'âme pullo. Croyez-m'en, si nombreux que nous soyons le Pullo, attaqué, nous chargerait tant qu'il ne sera pas abattu mais ne nous laissera pas enlever son bœuf de force.
Gelaajo se tournant vers un bambaaɗo, un griot :
— Rejoins le Pullo, lui-dit-il, chante les louanges des preux de sa race et attends de pied ferme sa réponse.
Le bambaaɗo exécute l'ordre. Le Pullo tout ému, tremble de tous ses membres ; transporté, il oublie tout le reste et s'écrie :
— Prends ce taureau, je te le donne, n'ayant rien d'autre que mes armes, indispensables à mon règlement avec Gelaajo dont je viens de « descendre le messager ».
Le bambaaɗo, revenu vers Gelaajo, lui dit :
— Etrange ! Le Pullo m'a gracieusement offert le bœuf pour l'amour duquel il était prêt à nous massacrer tous.
— Ce geste, répondit Gelaajo illustre le second aspect de l'âme pullo, qui se révèle quand on sait parler ou agir comme il convient. Maintenant, retourne et propose au Pullo de l'engager pour cela mener ton bœuf.
Hésitant le bambaaɗo objecta :
— Ohé! Gue,ladio, comment oserai-je lui faire pareille injure ?
— Va et oublie que c'est lui qui t'a donné l'animal.
Revenu auprès du Pullo, le bambaaɗo l'interrogea :
— Voudrais-tu conduire mon bœuf au village ?
— Moyennant salaire, certes oui, pourquoi pas ?
Stupéfait de tant de courage, de générosité et de servilité, se succédant sans transitions le bambaaɗo revint auprès de Gelaajo qui ajouta :
— C'est ici le troisième aspect de la mentalité du Pullo, mais elle ne se révèle que dans le besoin.
Tour à tour paladins, grands seigneurs aux incroyables munificences puis gueux prêts à bien des bassesses, les Fulɓe se répartissent eux-mêmes en trois catégories n'ayant en commun que le physique et la langue :

Si les Fulɓe du, Maasina, n'ont, pas plus que les autres, de poésie écrite, leur langue présente un caractère de souplesse et d'harmonie auquel on ne peut contester le génie poétique. Elle est, tout entière, un long poème, quand elle est parlée correctement.
Entièrement orale, cette poésie se présente sous trois formes principales, correspondant aux catégories sociales des rimbé, les nobles, des gneybe, les castés et les rimaybe, les captifs.
La poésie des premiers comprend par exemple :

  1. les buruuji, chants nationaux célébrant les exploits de ceux qui sont morts en combattant.
  2. les siruuji, cuɓu, wante, etc… poèmes de circonstance improvisés par les rimɓe à la louange de leur bien-aimé, personne, animal ou chose ; certains sont même en musique.
  3. les na'inkooji, chants bucoliques, très abondants, les plus originaux, les plus riches en rimes et en rythmes, les plus caractéristiques de l'âme pullo ; ils comportent des modes variés, l'orgueilleux, l'ampoulé, l'obscure, l'énigmatique, etc… C'est ici que l'on rencontre vraiment par places, l'étincelle d'une réelle inspiration : les hymnes à la vache en particulier, sont souvent d'un style, d'un coloris, d'une profondeur remarquable.
  4. les jime, chants religieux, les plus récents puisque musulmans dans un pays encore païen il y a 150 ans, mais non les moins florissants ni les moins goûtés ; malgré leur tendance à imiter des modèles arabes, ils ne perdent ni de leur signification ni de leur chaleur ; les sujets traités sont variés, dogmatiques, symboliques, gnomiques, etc…

La poésie des nyee'nyɓe est à elle seule un vaste domaine aux multiples aspects, parmi lesquels on doit noter :

  1. les poèmes d'imagination, riches en inventions fabuleuses, divisés en strophes, accompagnées souvent d'une musique spéciale dont la mélodie traditionnelle est l'air dit « Samba Gelaajo Yaagi ».
  2. les pièces laudatives, dithyrambes de circonstance, enflés au prorata des cadeaux reçus ou escomptés.
  3. la poésie burlesque, satires de toute espèce, paraphrases triviales ou grossières, etc…

Quant aux chants des rimayɓe, la population paysanne servile, ce sont les direere, accompagnés de musique et de danses. Ils concernent presque toujours les travaux champêtres et la louange des campagnards. Ce qui peut manquer à ces chants en finesse d'esprit, se voit remplacé par ce qu'ils exigent de souplesse physique, leurs danses étant souvent quasi acrobatiques.
Ni les rimɓe, ni les nyee'nyɓe ne chantent ni ne dansent, du moins en publie, les direere.

Les instruments de musique sont variés : En voici la liste :

De ces instruments, en apparence rudimentaire, on tire cependant une riche diversités de sons, formant des mélodies parfaitement définies et codifiées 6. Ces airs peuvent être fulɓe ou adaptés. Ils sont caractérisés avec précision, avec une foule de nuances que, seule une oreille exercée, pourra percevoir.
Beaucoup de poèmes sont chantés, sur tel ou tel air connu.
Si la prosodie admet une foule de licences (dans l'emplacernent de la césure, l'enjambement, l'élision, etc… ) elle exige une prononciation parfaite et le respect de l'accent et des quantités. La prosodie fulfulde repose en effet sur l'alterpance de syllabes longues et brèves. La rime existe et peut être formée de syllabes ouvertes ou fermées.
A titre d'exemple, nous allons donner quelques spécimens de la poésie fulfulde du Maasina.

I
Hymne à la vache

La marche indolente des boeufs qui reviennent engraissés de la transhumance provoque chez les femmes peules un enthousiasme arrachant à leurs poumons des « you! you! » d'admiration dignes des héros revenant de la bataille.
Quant à moi, leur pasteur, qui les ai menés à l'engrais, cette marche m'inspire un poème.
En rie qui voudra. Sa moquerie ne m'empêchera point de le dire — la plus charmante de mes amoureuses, celle pour laquelle je brave fauves, chaleur et ténèbres, celle qui me fait endurer mille fatigues, et courir autant de risques, celle pour laquelle mon cœur ne cesse de battre, c'est, croyez-moi, la vache, belle dame qui dans le Burgu 7 se pare des fleurs jaunes d'or et blanc d'argent de nénuphar.
Peut-il se comparer à moi, l'homme qui mène une vie voluptueuse, traînant le jour d'une natte lisse à une autre, et s'étourdissant la nuit dans les bras de celle dont les cuisses sont rendues grasses et molles par le lait et le beurre produits par la vache.
Quand je vois le phacochère, fier de faire paître les siens, chargés de dents incommodantes et affligé de laideur repoussante, comment pourrai-je ne pas mener avec joie au pâturage celle qui nourrit son petit et le petit de son acquéreur ?
Ma joie est faite, car j'ai l'oreille des femmes peules. Elles m'écoutent avec complaisance et battent les mains pour enflammer mon ardeur poétique. Elles sont jalouses quand je chante la vache, sachant mieux que quiconque que les vaches sont leurs co-épouses sans être leurs rivales.
Les descendants de Ilo Yaladi — l'ancêtre des Fulɓe — savent que les vaches qui leur ravissent leurs maris des jours et des mois, atteignent dans le cœur de l'homme pullo à une très haute estime mais n'aspirent pas aux mêmes avantages qu'elles.
Elles n'en sont pas jalouses, les belles jouvencelles quand pour les vaches engraissées, le jeune berger tisse un premier madrigal.
Les femmes peules, pleines de politesse pour leurs soeurs muettes, ne peuvent avoir pour elles qu'une pensée fine et une tendresse fraternelle.
Où trouver un bambaaɗo assez adroit pour moduler mes odelettes à la vache et imiter en musique la marche des pastoureaux du Maasina et des pastourelles du pays où les Noirs se saluent par « Lâfibe, bêlafi », du pays mossi où le Kerr de Nâba et le Tougourou-Nâba font la loi à la manière de bouchers débitant la viande.
Je brave pluie et vents, le manque de tapebord ne m'empêche pas d'ouvrir l'enclos et de prendre la ligne droite qui mène au pâturage.
Le marabout recroquevillé sur ses papiers y lit des mets sentencieux. Quant à moi, je tire mes matines de la variété des robes bovines. Elles sont autant de leçons pour instruire et éclairer le pasteur.
En chantant, le repos que je ménage dans ma trame est juste fait pour permettre au chœur de régler sa cadence.
Mes rejets ne sont pas une maladresse accidentelle. Le beuglement de la vache est assez éloquent pour m'inspirer une pensée heureuse pour terminer ma chanson.
Si le métier de berger était supprimé, il ne faudrait pas de longs jours pour que les peuples se rendent compte que c'est une voyelle essentielle parmi les consonnes des métiers.
Qui peut manquer de bon sens au point de dire à celle qui fournit : matière grasse, lait, viande et engrais qu'elle est une expression inutile ou futile de l'existence ?
Ohé ! chanteurs et modulateurs, dites des boeufs : ils sont des fleurons animés. Quand ils entrent dans une région dont la végétation est de grande pauvreté, ils transforment le paysage.
Les touffes d'herbes ou d'arbres qu'ils traversent apparaissent comme des gigantesques fleurs multicolores aux boutons bigarrés, pivotant d'un pétale à un autre.
Je ne suis pas pas un chantre citadin allant de case en case, mais je vais de plaines en prairies et souvent quand je chante, c'est le premier fils de la brousse, le Seigneur à la crinière frisée — le lion —, qui réplique par un rugissement qui fait taire même la souris qui chicote dans l'herbe sèche.
Mes louanges à la vache ne sont point exagérées en raison des services qu'elle rend à l'homme.
Elle lui donne toutes ses parties, entièrement utilisables voire même sa bile qui guérit les maux d'oreilles et de cœur.
La mort de la vache fait saigner mon coeur. Si je ne craignais d'être mal compris et tenu pour un vilain avare, à chaque décès d'une vache, je porterais le deuil et de mon esprit s'échapperait un chant funèbre.

II
Chant de berger pullo du Maasina

Ohé, nuit joyeuse, tu apparais avant que le soleil ne pointe, brille, monte. Tu ternis puis éclipse sa lumière.
Tant que tu dures, les veaux restent entravés et les plus jeunes d'entre eux restent couchés.
Ohé, nuit, joyeuse, tu es une occasion pour faire résonner les tambours, frémir les flancs des Noirs.
Tu es mon moment préféré : temps où j'aime épauler ma lance et mon bâton de pâtre, pencher légèrement ma tête pour les empêcher de tomber, saisir et pincer les bandes de ma guitare.
Je m'enfonce par les petites pistes, je trottine vers les pâturages de nuit.
Ohé, nuit noire, par toi je vais dans la haute brousse, y chanter pour toi un chant qui transporte.
J'étends mon vêtement sur une termitière. Mes bœufs qui ont franchi la haie du parc se disperseront dans les hautes herbes. Il n'y a ni mouches ni épis de mil, ni essaim d'insectes piqueurs.
Le vacarme du village s'est perdu dans le lointain ; c'est alors qu'il devient agréable d'écouter la guitare.
La lune n'a pas apparu. Sa lueur n'a pas incendié le ciel, ni effacé la beauté des étoiles.
Mes boeufs grouillent et paissent. Au-dessus de moi, les étoiles brillent, étincellent dans l'obscurité. Elles s'élancent dans l'espace, rayent le ciel et l'illuminent.
Celui qui fait paître à la belle étoile, engraissera, sûrement, son bétail.
Le désir d'engraisser le mien est le seul motif qui a pu me faire interrompre mon sommeil aux côtés de Dikko au teint clair, aux cheveux lisses et longs. Elle répand une odeur suave et ne pue jamais le poisson. Elle n'exhale pas de sueur comme les ramasseuses de bois morts. Elle ne porte pas sur la tête la plaque sans cheveux due aux fagots de bois.
Ses dents sont blanches, ses yeux semblables à ceux d'un faon premier né de la gazelle mohor, gavé du lait d'une mamelle qui en laisse couler pour la première fois.
Ni son talon ni la paume de sa main ne sont rugueux, mais doux au toucher comme le foie, et mieux : le duvet lissé du kapok.
Mon bœuf qui marche en tête a beuglé. Il sort brusquement du troupeau et s'arrête, dresse la queue, et baisse la tête. Il bondit et frappe la terre de ses quatre membres, avance, puis recule, regarde tantôt à droite tantôt à gauche et parfois se déplace en marchant de côté.
On le flatte par le mot « dial », et alors il troue la terre de ses sabots.
Pendant ce temps ma petite guitare répand un filet de son, que l'écho nocturne répercute. Une brise agréable ébouriffe mes cheveux.
Nul être humain n'est à mes côtés. En face, j'apercois le dôme d'un baobab, qui me donne l'impression d'un génie accroupi. Celui dont le coeur est facile à surprendre ne fait pas paître la nuit pour ne point recevoir de visites…
Mais celui qui n'a pas peur des visites obtient les faveurs des femmes : coquetteries, chants et cadeaux de bienvenue. Pour lui joueront les guitares. Les femmes peules chanteront ses louanges et celle des bêtes aux naseaux humides qui se pavanent en marchant et balancent en se cabrant une bosse grasse et charnue.

III
Le chant de l'eau et du palmier doum

Ce texte a été recueilli et traduit par G. Vieillard 8 ; il mérite de figurer ici, comme exemple de ces joutes littéraires où deux poètes rivalisent entre eux dans l'éloge de deux sujets différents. Siña, chantre de l'eau s'oppose ici à son neveu Cello, défenseur du palmier fourchu, le ngellewi.

Siña

S'il n'y avait l'eau, plus de vie,
Plus de beurre à baratter,
Plus de marmites sur le feu,
Plus de pousse dans champs ni brousses,
Plus de campements, ni cités,
Point de parents, donc point d'enfants !

L'eau c'est une très grande écuelle,
Tu peux puiser sans l'épuiser
O toi qui fais mûrir le riz,
O toi dont on lave nos morts,
O toi que boivent nos troupeaux.
Avant d'aller au pâturage.

Cello

Les nattes des toits, l'éventail,
Tout ce qui se tresse en nos îles
Tout cela : grâce à nos palmiers
Même le panier à poisson,
Tout cela : grâce à nos palmiers.

Va à Kora, va à Kona,
Va à Guilé, tout le Burgu
Les gens de Sôni, m'a-t-on dit,
Ont enfin gagné des habits !
C'est en tressant du ngellewi.

Qu'il soit petit, qu'il ait grandi,
Jeune rejet, vieil arbre gris,
Tous les Fulɓe sont avec lui.

Siña

Enlevez-moi donc ces palmiers ;
Levez-vous, laissez place à l'onde
Tu nourris le menu fretin
Mère du riz et de la soupe
Toi qui engendres le grain sec,
Chez toi naissent les fils de la perche
Hôtesse des lotus et du peuple nageant,
Séjour favori des silures,
Mère du frai et des nénuphars.
Crue, monte, Mère des Vies !
Abreuvoir des vaches et brebis,
Crue, monte, Mère des Vies !
Enlevez-moi donc ces palmiers,
Au large, voici l'inondation !
Allez-voue-en, la crue monte

Plonge et frotte, nage et retourne
Tout cela ça c'est dans l'eau, m'est avis ?

Cello

Si le crocodile est par là
On te verra filer très vite

Siña

Au plus profond des tourbillons,
Si quelqu'un plonge au fond du fleuve,
Et va mettre un doigt dans son œil,
Point ne mordra, s'il n'est écrit !

Cello

Frère de ma mère, malgré cela,
Ne t'en va pas le taquiner !

Siña, mais laisse donc ton eau
Tu n'es ni pecheur harponnant,
Ni laboureur son riz sarclant
Et tu n'es homme bien puissant
Un petit poisson, poulourou
S'il te mord, t'en fera péter

Que Dieu comble les rivières, nivelle les fleuves,
Sèche les étangs et les mares,
Qu'ils fassent place à mes palmiers
Que les palmes jeunes foisonnent,
Traînant leurs feuilles au ras de terre,
Vivent, grâce au pouvoir de Dieu !

Siña

Morr ! tu l'avoues, tu bats ton père
Tu vas chercher secours en Dieu !…

Si tes palmiers étaient bénis
Le Chef y mettrait des gardiens
Tes palmiers ne sont bons à rien ;
Car à Biro, sont grand foison
Il y en a comme fumier,
Et leurs enfants, nus et salis,
Sont pourtant tels que sangliers !

Cello

Dieu bénisse le ngellewi
Il grandit, et perd ses habits,
Quand on le tresse il vit longtemps,
Arbre béni de Ham Gurdo !
Mais qu'il soit jeune ou qu'il soit vieux,
Toujours il garde ses colliers.

Sifia

Dieu maudisse palmiers fourchus,
Rabougris, rongés de termites,
Grouillant de scorpions, de serpents,
Mâles bêtes en palmier fourchu !

Arbre sans ombrage, étriqué,
Que mon ennemi s'y abrite,
Et jusqu'au soir, cherche son ombre,
Autour de son tronc maigrelet.

Cello

Même à l'ombre d'un grand nduki
L'heure venue, il faut bouger,

A Dienné, mes palmiers fourchus,
Si le Commandant les proscrit,
Je lui dirai qu'ils sont à moi.
Et toi, compagnon de mon père
Si tu continues railleries,
Tu vas bien voir, il t'en cuira

Siña

Si le Commandant les proscrit
Si tu lui dis qu'ils sont à toi :
Dans la prison, porteras pierres,
Auras la tête cravachée ;
Te diront : « Où les as-tu pris ? ».

Cello

L'hôte est parti de bon matin
Quand demande hospitalité,
Natte d'abord est étalée :
Ceci grâce au ngellewi.

Siña

A moins qu'on la laisse roulée…

Cello

Bienvenue, mouton pour notre hôte,
Bonne chère et joyeux devis,
Voici souper qui rassasie…

Siña

Je te croyais homme de bien,
Je te mets dans les gens de rien
Je te dis propos honorables
Et tu nous parles de mangeaille
Quand petit enfant vient au monde,
C'est l'eau qui lors est demandée.

Cello

Va doucement, car bien avant,
Avant de parler de naissance,
Quand femme et garçon se sont vus,
Se sont plu, mariage est conclu
Voici la noce et son cortège,
Natte d'abord est étalée,
Et sur la natte, qu'y fait-on,
Pour que l'enfant s'en vienne au ventre
Pour qu'il grossisse et vienne au monde ?
C'est alors qu'il est enfanté.

Siña

Mais santé vaut mieux que richesse
Car si l'alcôve est préparée,
Fillette neuve et bien coiffée,
Toute mince et toute jolie,
Pour qui tu portas tes cauries,
Sans la santé, tout ca pour rien
Repartira sans géniture,
Même si tu fendis colas,
Sans la santé, tout ça pour rien

Cello

Campements du Burgu des mares,
Campement du Meema des sables,
Qui vous nommera sans erreur,
Sinon Cello de Ham Gurdo ?
Le berger des vaches marquées,
Petit griot Dukuranke,
Moi, qui fis le chant du palmier
Tous ces noms, comme ton bâton
Tu les mettras sur ton épaule,
Tel ton crochet, tu les tiendras,
Comme laine les tisseras,
Comme un turban les porteras,
Comme cauries les compteras,
Comme brebis les laveras,
Comme poissons les sécheras

Kaayhal : Burgu Kaare : Meema ;
Sitio : Meema ; Sili Burgu…

Siña

Dundu, Douentza et Dukombo
Tout doux ! Je vais au pâturage
Sans rechigner, quand c'est mon tour.
Aîné de Boori et Cello,
Je te vaux bien comme berger

Cello

Dundere et duwallere,
Petit figuier et grand figuier,
Je suis l'étalon peu commode.
A moi ne fait bon se frotter,
Mâle de Gungaali Jaade !

Siña

Mon taureau couleur d'antilope,
Celui qui paît au Jakaari,
Marche en traînant son lourd fanon,
Fait sa couche parmi les bouses,
Ne se soucie de ton palmier !

Que les palmiers se gâtent,
et que les palmiers crèvent !

Notes
1. Chefs du Maasina préislamique.
2. Tora, la Loi.
3.Vers le Sud du Hoɗ (Soudan français, devenu Mali).
4. [Rédigé par A.H. Bâ presque au début de sa carrière de chercheur à l'IFAN, ce passage de l'article s'écarte de l'histoire et adopte le style de la légende ; on note ainsi l'imprécision typique de ce type de narration : il n'y a pas de date et de lieux précis. Cela dit, Sundiata Keita ne combattit pas Ghana ; son ennemi fut Sumanguru Kante et le royaume Soso, vainqueur de Ghana. Consulter 'Umar Al-Naqar. “Takrur the History of a Name” — Tierno S. Bah]
5. Le cimetière.
6. Parmi les plus en vogue, il faut citer : Samba Gelaajo Yaagi, Saygelare, Njaru Cinbu, Ewli, Fasoosia, Samba Yerga, Durgamaawel, Polel gondo, Tari Soree, Beedi, Koole, Sawgilil, Khayri, Baahende, Timbe, Kapalaaru, Surba ndimâ, Ndoo-ndoo, Poy, Kiri, sekoro, Maakari, etc.
7. Pays où pousse le burgu, gramminée de la zone d'inondation.
8. G. Vieillard, “Le Chant de l'Eau et du Palmier doum, poème bucolique du marais nigérien.” Bull. I.F.A.N., II, 1940 [1946], p. 299-315.