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Amadou Hampâté Bâ
Elégie pour la mort de Tierno Bôkar Sâlif composée en 1940

Journal des africanistes, 63 (2) 1993 : 61-80.


      

Possédant une copie de ce poème chanté magnifiquement par l'auteur lui-même et enregistré le 14 octobre 1966 lors d'une émission retransmise par la radio de Niamey (Niger), j'avais informé A. Hampâté Bâ que je me préoccupais de transcrire et de traduire ce texte 1. Or, à quelque temps de là, je reçus, écrite de sa main et datée du 26 juillet 1968, une version de ce poème, qui présentait quelques variantes par rapport au texte enregistré dont je disposais. Ce que je soumets ici au lecteur est donc une édition critique de cette élégie, établie à partir de la version orale, A, et de la version écrite, B, toutes les variantes étant indiquées en notes.
Toutefois ce n'est pas sans un certain regret que je devrai me contenter de la seule transmission écrite de ce texte auquel son interprétation orale confère, grâce à la voix profonde et chaude de A. Hampâté Bâ et aux inflexions et modulations caractéristiques de la récitation chantée de la poésie mystique, une intensité d'émotion et une qualité esthétique que l'écriture occulte et que la traduction est forcément impuissante à restituer.
Bien qu'oeuvre de circonstance, cette élégie est loin de n'être — comme tant d'autres — qu'un exercice académique conventionnel : composée sous le coup de l'émotion dans les jours qui suivirent immédiatement la mort de Tierno Bôkar, elle traduit certes les sentiments qui assaillirent l'auteur mais, en outre, elle porte manifestement la marque d'un contexte historico-politique qu'il nous faut ici rappeler. En effet cette région du Mali connaissait alors une période de turbulences et de luttes sournoises, nourries de différends d'ordre religieux et de manceuvres politiques, que les aléas de la conjoncture historique et l'intervention de l'Administration coloniale ne firent qu'envenimer.


Cour de la maison de Cerno Bookar à Bandiagara

Les allusions répétées aux persécutions endurées par Tierno Bôkar Sâlif durant les dernières années de sa vie (et surtout après la visite qu'il rendit au cheikh Hamallâh, en 1937) reflètent une situation dont l'actualité était brûlante au moment de la composition du poème. Ce qui explique que, même lorsque l'auteur semble ne faire que sacrifier aux lois du genre en rappelant, sur le ton des vérités générales, les vicissitudes et la vanité du monde d'ici-bas ou en invoquant, comme dans son refrain, l'inéluctable destin promis à toute créature (« Tout à la mort est voué ! »), l'on devine, en filigrane, une admonestation implicite à l'adresse des contempteurs du Maître (« l'avènement de la mort n'est pas pour le seul Bôkar Sâlif ! ») et l'on perçoit les accents d'une « sainte » indignation, si contenue soit-elle, en particulier lorsqu'il s'emploie à démontrer avec insistance l'absurdité des calomnies et fausses rumeurs attribuant la mort de Tierno Bôkar à la vindicte posthume ou l'influence occulte de son grand oncle Al-Hadj Oumar Tall (v. 20-27).

La dissension entre ces deux adeptes de la confrérie Tijjâniyya est à nouveau démentie aux vers 90-91 et la raison principale de cette opposition est explicitée à la fin du poème (v. 102-105) auquel est ainsi donnée une conclusion élevée, d'ordre théologique. C'est en effet sur le problème précis des « onze » ou « douze » grains de chapelet que se cristallisa la polémique qui, à cette époque, scinda la Tijjâniyya en deux mouvements groupés l'un sous la bannière de Cheikh Hamallâh, l'autre sous celle des fidèles d'Al-Hadj Oumar le Foutanke. Les « onze grains » — comme on les appelait — se réclamaient de l'enseignement originel du fondateur de la confrérie, Si Ahmed Tidjâni, qui enjoignit de réciter onze fois l'oraison « Perle de la perfection » constituant le wird de la Tijjâniyya, enseignement originel remis en vigueur par les réformistes. Quant aux « douze grains », ils suivaient la tradition introduite par des disciples du Fondateur et reprise par la branche oumarienne de la confrérie ; initiative qui ne constituait en rien à l'origine une innovation condamnable mais qui, dans le contexte historicopolitique de l'époque, devint la pierre d'achoppement puis le critère de ralliement au hamallisme pour les « onze », au mouvement oumarien pour les « douze ».


Tombes de Cerno Bookar (premier plan) et de sa mère, Aissata (second
plan), à Bandiagara

Amadou Hampâté Bâ, replaçant la conclusion de son élégie sur le plan de la pure mystique, rappelle le sens et l'origine du nombre onze dans la tradition soufi. Ce qu'il explicite ailleurs en ces termes :

L'importance du nombre onze vient de sa signification dans la symbolique numérologique musulmane. Il est le nombre de la spiritualité pure et de l'ésotérisme, car il symbolise l'unité de la créature liée à l'unité du Créateur. Il est la clef de la communion mystique. Ce nombre joue un grand rôle tant dans le symbolisme musulman que dans les traditions africaines. Le nombre douze, qui en est issu, symbolise, lui, l'action dans le monde et le sacrifice ». Cf. Vie et enseignement de Tierno Bôkar. Le sage de Bandiagara (Paris, éditions du Seuil, Points Sagesse, 1980, note de la page 53).

Ainsi voyons-nous, tout au long de cette élégie, se tisser sur la trame du « thème imposé » un véritable plaidoyer mêlant la dénonciation des injustices et des calomnies qui éprouvèrent Tierno Bôkar Sâlif au soir de sa vie, à la proclamation de ses vertus et à la justification de ses actes. Ce faisant, l'auteur, tout en prenant clairement position, s'efforce de maîtriser, par le recours à l'élévation de pensée et la réflexion mystique, la souffrance morale que lui occasionne la perte de son maître spirituel, et par le recours à l'argumentation logique et théologique, son indignation à l'égard des ennemis du « saint » homme.
Cet engagement dans la défense de Tierno Bôkar Sâlif et l'illustration de sa pensée devait se concrétiser plus tard dans l'ouvrage qu'Amadou Hampâté Bâ et Marcel Cardaire lui consacrèrent (Tierno Bôkar. Le sage de Bandiagara, Paris, Présence africaine, 1957) puis dans celui — refonte du précédent — qui a été publié aux éditions du Seuil en 1980, ouvrages grâce auxquels nous sont connus la vie et l'enseignement de ce cheikh qui, jusqu'au cœur des conflits dont il fut la victime, ne cessa de se faire le chantre de la tolérance, rappelant à ses « frères en Dieu, quelle que soit la religion ou la congrégation à laquelle ils étaient affiliés, de méditer longuement sur ce verset :

La création des cieux et de la terre,
la diversité de vos langues et de vos couleurs
sont autant de merveilles pour ceux qui réfléchissent (Coran XXX, 22).

Note
1 Allocution prononcée par Christiane Seydou à l'occasion de l'hommage rendu à Amadou Hampâté Bâ par la Société des africanistes le 9 mars 1992.