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Maasina


Amadou Hampaté Bâ & Jacques Daget
L'empire peul du Macina (1818-1853)

Paris. Les Nouvelles Editions Africaines.
Editions de l'Ecole de Hautes Etudes en Sciences Sociales. 1975. 306 p.


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Chapitre IX

Lorsque Bodian Moriba monta sur le trône du Kaarta 1, son premier geste fut de sacrifier selon la coutume au serpent fétiche des Massassi. D'après les mouvements du corps, de la tête et des yeux du reptile, les devins prédisaient les événements heureux ou malheureux qui devaient marquer le règne du nouveau monarque. Le chef des captifs, auquel était confiée la garde du fétiche, présenta l'offrande de Bodian Moriba. Le serpent sortit du vase de terre qui lui servait de retraite et s'avança sur un tapis de sable fin disposé à son intention. Le chef des captifs examina les empreintes et dit :
— Dans vingt-six ou trente-six mois, ô Bodian Moriba, il nous viendra de l'Est une mauvaise nouvelle de la part des oreilles rouges.
— Je ne redoute pas le Boundou, répondit le nouveau monarque, et je briserai les Oulad m'Barak. Les rouges m'importent peu.
En 1818, le Kaarta apprit la nouvelle de la défaite de Ségou à Noukouma et l'avènement de Cheikou Amadou. Bodian Moriba prit toutes les dispositions nécessaires pour empêcher les mbimi 2 de l'Ouest et ceux de l'Est de communiquer entre eux. Il entretint des relations amicales avec les Peuls de la région de Nioro et accorda une place importante dans les affaires aux jawaamBe du Kaarta ; il connaissait leur astuce, leur esprit d'initiative et les liens du sang qui les rattachent aux Peuls. Grâce à cette politique, Bodian Moriba évita tout incident avec les mbiimi jusqu'à sa mort. Garan lui succéda et se choisit un favori, nommé Négué Alao Karagnara, parmi les JawamBe du Kaarta. Ce favori ne tarda pas à devenir une personnalité marquante du pays : il était même parfois plus craint que Garan. Mais il entretenait des relations secrètes avec les JawamBe du Boundou et du Macina et ne cessait de faire allusion à la splendeur de Hamdallay et à la puissance islamique de Cheikou Amadou. Ces propos vexèrent Caran, mortel ennemi des musulmans en général et des Peuls en particulier. La puissance du Kaarta atteignait alors son apogée. Les griots chantaient les louanges de Garan en disant :

« Le fils de Nyagalen 3 entretient une cavalerie qui rendrait jaloux le pharaon d'Egypte. N'a-t-il pas dix mille chevaux de chaque robe ? »

Un jour, Garan discutait une affaire au milieu de ses cinq cents chefs de guerre, quand le tonnerre se mit à gronder ; la violence de l'orage finit par rendre toute conversation impossible. Garan, furieux contre le ciel, s'écria :
— Je voudrais que pendant une semaine ngala ne puisse pas dormir ! Puis il commanda à chacun de ses cinq cents chefs de guerre de lui fournir de la poudre et vingt fusiliers, afin de faire tirer une salve monstrueuse. Durant sept nuits consécutives, dix mille hommes tirèrent contre le ciel pour troubler le sommeil de Ngala. Les griots se mirent à chanter :
— S'il y a dans les cieux une force qui tonne et fait trembler les coeurs, il y a sur terre un homme capable de lui tenir tête : c'est Garan. Les faiseurs de salam prétendent que Garan, le lion qui a sucé la mamelle de Nyagalen, n'est qu'une sauterelle ; nous leur répondrons que si Garan est une sauterelle, c'en est une qui croque de la pierre 4.
Négué Alao, imbu de l'Islam, ne pouvait assister à tant de blasphèmes sans en être affecté. Garan s'en aperçut et voulut le punir. Mais avant d'arrêter son favori, il lui fallait d'abord le discréditer dans l'opinion publique. Garant délaissa petit à petit son jaawanDo qui tomba dans la disgrâce la plus totale et fut remplacé par un autre favori. Puis il infligea aux Peuls des taxes exorbitantes, et prit des mesures vexatoires contre les musulmans, particulièrement les jaawamBe partisans de Négué Alao. Ce dernier apprit que Garan donnerait un jour prochain l'ordre de l'arrêter et de le mettre aux fers.
Le jawanDo, disent les Peuls, est le neveu du monde : ce dernier lui vient toujours en aide 5. D'ailleurs Négué Alao possédait de solides relations et une fortune considérable. Il se renseigna auprès des opprimés, notamment des jawamBe, en vue de savoir s'ils étaient prêts à se révolter contre Garan ou à quitter le pays pour aller vivre en paix sous le commandement d'un chef de même race et de même religion. Tous répondirent qu'ils suivraient Négué Alao pour échapper au joug de Garan « le cruel ». Le favori disgracié se prépara à partir pour Hamdallay. Chaque famille jawamBe lui envoya un secours en argent. Il quitta discrètement le Kaarta au moment même où Garan venait de décider son arrestation et la confiscation de ses biens. Les jawamBe avaient gardé le secret sur la fuite de Négué Alao. Ils égarèrent les recherches prescrites en fournissant aux enquêteurs des renseignements faux.
Négué Alao parvint sans encombre à Hamdallay, où se trouvaient quatre cents familles jawamBe. Il demanda l'hospitalité à Bouréma Khalilou, l'homme le plus astucieux de son temps et le plus écouté des membres du grand conseil. Ce dernier logea son bête et sa suite dans une concession à part. Il offrit à Négué Alao vingt taureaux comme cadeau de bienvenue ; il mit à sa disposition une dizaine de jeunes servantes pour les soins domestiques et une dizaine de jeunes serviteurs pour l'entretien des chevaux de son escorte. De son côté, Négué Alao distribua deux mille gros d'or aux personnes de caste attachées à la famille de Bouréma Khalilou. Il fut présenté à Cheikou Amadou et aux principaux notables de Hamdallay ; il leur exposa la situation des musulmans dans le Kaarta et la façon dont Garan l'avait élevé puis abaissé ; enfin il sollicita l'envoi d'une armée pour aller délivrer ses frères jawamBe.
L'affaire fut portée devant le grand conseil. Les jurisconsultes rejetèrent la demande de Négué Alao, alléguant que les opprimés avaient la ressource d'émigrer individuellement.
— Nous avons en face de nous le Saro, dirent-ils ; Tiéfolo et les siens n'attendent qu'une occasion pour nous menacer ; Monimpé est calme mais peut du jour au lendemain nous devenir hostile. Chercher querelle au Kaarta en ce moment, parce que Négué Alao est venu implorer le secours de Hamdallay dans un but qu'il avoue lui-même intéressé, ne serait pas raisonnable.
Bouréma Khalilou conseilla à Négué Alao de ne pas insister.
— Les membres du grand conseil sont obtus, dit-il, ils ont toujours tendance à prendre parti pour les absents qu'on accuse. Fais-toi des relations parmi les marabouts et les chefs de guerre de Hamdallay et parle leur de l'idolâtrie de Garan, de ses sacrilèges, des mauvais traitements qu'il fait subir aux musulmans et surtout de ses projets de guerre contre les croyants.
Négué Alao, suivit les conseils de Bouréma Khalilou. Il déploya un zèle religieux tel qu'à la fin de l'année on le citait parmi les plus pieux de la ville. Il n'oubliait pas par ailleurs de distribuer de l'or autour de lui. Autant les puritains le citaient comme un modèle de piété, autant les guerriers et les hommes de caste vantaient ses libéralités. Après un an de séjour d'après les uns, trois ans d'après les autres, fatigué d'attendre et presque ruiné, Négué Alao demanda à son hôte s'il ne valait pas mieux pour lui d'aller s'adresser à l'Almami du Fouta Dialon, à celui du Fouta Toro ou à la famille de Dan Fodio à Sokoto, plutôt que de rester à Hamdallay où personne ne paraissait décidé à l'aider. Bouréma Khalilou lui répondit :
— Donne-moi une semaine pour réfléchir. Il se pourrait que Dieu m'inspire une manière d'agir qui obligera Cheikou Amadou à prendre une décision au sujet de ton affaire.
Dans la nuit du jeudi au vendredi suivant, Bouréma Khalilou fit venir son hôte dans une pièce retirée et lui donna des instructions précises. Après la grande prière du vendredi, Négué Alao, en tenue de voyage, écourta ses dévotions surérogatoires et alla se poster juste en face de la grande porte par laquelle Cheikou Amadou devait quitter la mosquée pour rentrer chez lui. Dès qu'il l'aperçut sur le seuil, Négué Alao, récitant la leçon que lui avait apprise Bouréma Khalilou, poussa un you-you strident comme s'il s'agissait d'un convoi surpris par des brigands, et s'écria :
— O Cheikou Amadou Hamman Lobbo Aissa, Dieu a dit :

« Certes, Nous vous éprouverons par un peu de crainte, de faim et de diminution dans (vos) biens, (vos) personnes et (vos) fruits ! (Mais) fais gracieuse annonce aux Constants qui, atteints par un coup du sort, disent : nous sommes à Allah et à Lui nous revenons (II, 150-151/155-156). »

Si je suis venu plein d'espoir à Hamdallay comme le pêcheur qui va à La Mekke se purifier aux lieux sacrés As-Safa et Al-Marwâ, c'est pour que Dieu me cite parmi ceux qui accomplissent volontairement le bien. J'ai demandé en vain une armée pour aller délivrer mes frères opprimés : Cheikou et ses hommes ont fait la sourde oreille. Dieu l'Omniscient me sera miséricordieux. Garan figure au nombre de ceux « qui prennent en dehors d'Allah des parèdres qu'ils aiment comme on aime Allah (II, 160/165). » J'espérais qu'à Hamdallay « ceux qui croient sont les plus ardents en l'amour d'Allah (II, 160/165). » Je m'en irai vers d'autres imams. Il y en a au pays haoussa et dans les deux Fouta. Peut-être m'écouteront-ils ; peut-être feront-ils quelque chose pour confondre les pervers. Je ne veux combattre Garan que parce qu'il opprime des croyants. Je ne veux me séparer de lui que parce qu'il s'est séparé de Dieu, du Dieu qui a dit :

« Or quiconque se sépare d'Allah (en subit la punition), car Allah est redoutable en (Son) châtiment (LIX, 4). »

Je partirai ce soir, et je répéterai partout du grand conseil de Hamdallay les paroles que Dieu a prononcées par la bouche du Prophète :

« Dis à ceux des Bédouins laissés en arrière : vous êtes appelés contre un peuple plein d'une redoutable vaillance. (Ou bien) vous les combattrez ou bien ils se convertiront à l'Islam. Si vous obéissez, Allah vous donnera une belle rétribution, alors que si vous tournez le dos, comme vous avez tourné le dos antérieurement, Il vous infligera un tourment cruel (XLVIII, 16).

Les marabouts furent atterrés par ce réquisitoire public aussi précis qu'implacable. Cheikou Amadou, tremblant d'émotion, répondit :
— Je demande une armée pour Négué Alao et je souhaite que le grand conseil se réunisse demain samedi, notre jour bénéfique, pour tout décider.

« Quiconque obéit à Allah et à Son Apôtre sera introduit dans des Jardins sous lesquels couleront les ruisseaux. A quiconque tournera (au contraire) le dos, (Allah) infligera un tourment cruel (XLVIII, 17). »

Le samedi matin, le grand conseil se réunit et décida qu'une armée accompagnerait Négué Alao pour demander à Garan de se convertir à l'Islam, d'alléger les charges qu'il faisait peser sur les Peuls, et de reprendre Négué Alao à sa cour pour qu'il y représente les JawamBe. Dans le cas où Garan refuserait, lui demander de laisser émigrer au Macina les JawamBe qui le voudraient. Et si Garan ne voulait rien entendre, lui livrer une guerre sans merci. Pour commander l'armée, il fallait un jeune chef, dynamique et bon diplomate, capable d'en imposer aux Bambara du Kaarta dont l'orgueil est proverbial. La discussion se prolongeait. Bouréma Khalilou souffla à Négué Alao de demander Amadou Cheikou pour commander l'expédition et de refuser de partir avec tout autre que lui. Négué Alao prit la parole :
— Le proverbe peul : « on ne petit trouver un organe mieux approprié que l'oreille pour suspendre un bijou d'or » trouve ici son application. Amadou Cheikou, fils aîné de Cheikou Amadou, est le plus qualifié pour assurer le commandement de l'expédition. Son rang fera comprendre à Garan que l'affaire est jugée importante à Hamdallay. Il ne pourra pas dire qu'on l'a méprisé et envoyé vers lui un homme de condition inférieure.
— Je donne mon Amadou, dit Cheikou Amadou.
Sambourou Kolado, le grand chef de guerre de Doursé, dont le fils était cité parmi les plus intrépides des jeunes Peuls, s'écria :
— Amadou Cheikou ne peut partir sans son homonyme. Moi aussi je donne mon Amadou.
L'exemple fut suivi par tous les chefs de famille qui avaient un fils en âge de combattre et portant le prénom d'Amadou. On en compta quatre-vingt-deux selon les uns, cent deux selon les autres. Hammadi Oumar Alfa Kolado, un des cadis de Hamdallay, exhorta les fidèles, si bien qu'en fin de journée dix mille cavaliers volontaires s'étaient inscrits pour aller au Kaarta. Le départ fut fixé à la semaine suivante.

Pendant que ces événements se passaient à Hamdallay, la lutte qui opposait à Dia animistes et musulmans entrait dans une phase aiguë qui devait trouver soit dénouement dans la destitution du chef traditionnel Diawara. Amadou Karsa dit Koreïchi 6, originaire du Goumbou, était venu à Dia, attiré par la réputation islamique de la ville. Il s'était fait instruire par l'imam, qui appartenait à la famille Kanta. Amadou Karsa plut à son maître et gagna sa confiance ; mais il souffrait silencieusement en voyant les pratiques animistes rivaliser et souvent même l'emporter sur les rites de l'Islam orthodoxe. Le commandement temporel était aux mains des Diawara, magiciens redoutables que personne n'osait affronter en raison des forces occultes qu'ils utilisaient couramment contre leurs ennemis. Amadou Karsa était bien décidé à réagir, mais il attendait une occasion. C'est alors que le vieux Kanta le désigna pour recueillir sa succession spirituelle et le remplacer comme imam de Dia. Amadou Karsa devait cet honneur à sa science, à son dévouement envers son maître et à ses intentions manifestes de purifier l'Islam de Dia de tous les apports magico-animistes qui le défiguraient.
Le chef de Dia, un Taraoré, avait épousé une proche parente d'Amadou Karsa. Celle-ci devint vite la femme préférée et connut tous les secrets des Diawara. En tant que grand sacrificateur, son mari attrappait régulièrement et une fois par an un mal tenu secret ; il demeurait invisible pendant une semaine. Amadou Karsa apprit par sa parente que le chef Diawara restait couché six jours à la porte d'une pièce où une jarre fétiche était déposée. Le septième jour, il se lavait avec l'eau puisée dans cette jarre et paraissait en public pour haranguer la foule. Fort de ces renseignements, Amadou Karsa alla trouver Alfa Bokari Karabenta et lui demanda de se joindre à lui pour dénoncer au grand conseil de Hamdallay les pratiques animistes du chef de Dia. Alfa Bokari fit venir Baba Lamine Taraoré, un éminent marabout qui avait souvent visité Cheikou Amadou lorsque ce dernier se trouvait encore à Roundé Sirou. Il le mit au courant de l'affaire et lui demanda conseil. Baba Lamine Taraoré proposa d'envoyer à Cheikou Amadou une délégation de marabouts, dont Amadou Karsa lui-même ; Moussa Dienta, Mama Sanenta, Moussa Komota, Amadou Karsa et trois autres notables furent désignés.
Lorsqu'ils arrivèrent à Hamdallay, ils trouvèrent l'expédition du Kaarta en préparation. Amadou Karsa s'offrit pour accompagner les marabouts prêts à partir.
— Je suis du Goumbou, dit-il, je connais le pays Kaarta et les usages des Massassi contre lesquels les Peuls vont lutter. Ce sera en outre pour moi une occasion de prouver mon dévouement à la cause de Dieu.
Cette proposition ne pouvait être repoussée. Par ailleurs le grand conseil, mis au courant des pratiques des Diawara, envoya à Dia et dans les environs des pugaaji recrutés parmi des Bambara du Saro convertis à l'Islam. Ils avaient mission de dépister les fétiches et leurs sacrificateurs. Puisque Amadou Karsa suivait l'expédition du Kaarta, on ne pourrait l'accuser d'avoir dirigé personnellement les investigations contre les Diawara.
Sept mille cavaliers et trois mille fantassins quittèrent Hamdallay sous le commandement d'Amadou Cheikou. L'armée devait passer par Ténenkou pour y recevoir en renfort un contingent du Macina. Elle fut divisée en trois colonnes qui traversèrent le Diaka respectivement à Naréwal, Penga et Mayataake, et opérèrent leur jonction à Ténenkou. Les notables furent convoqués dans la mosquée. Le porte-parole d'Amadou Cheikou exposa les faits qui avaient motivé l'expédition. Il souligna l'esprit belliqueux, le courage et le nombre des KaartankooBe.
— Nous pouvons, dit-il, juger de la valeur des adversaires que nous aurons à combattre d'après le comportement de leurs compatriotes, nos voisins les Diawara de Dia !
Bouréma Ba Yaya Taraoré, du groupement des TooroBBe, sortes de bouffons, s'écria :
— Eh bien, porr 7. Le Kaarta est loin, sans eau, et ses habitants sont de vrais démons. Chaque guerrier du Kaarta est marié à un génie femelle.
— Qui a osé s'exclamer de la sorte en pleine mosquée ? demanda un marabout.
Personne ne répondit.
Après la séance, et avant même que les partants n'eussent été désignés, le doyen du conseil des JawamBe alla trouver
Bori Hamsala, amiiru du Macina et lui dit :
— Si Amadou Cheikou ne fait pas une distribution massive de cadeaux auxTooroBBe, ceux-ci vont pousser les combattants à la révolte ; il leur suffira d'une nuit de démarches auprès des chefs de groupe pour que tout le contingent du Macina refuse de se battre.
Amadou Cheikou appela Bouréma Ba Yaya Taraoré. Il lui donna une grande quantité de vivres et de vêtements, de l'or et un cheval de parade ; il mit à sa disposition une forte somme d'argent pour distribuer aux TooroBBe. Il ajouta :
— Cheikou Amadou vous confie le soin d'arranger les choses afin que les plus braves du Macina aillent faire sentir leur valeur aux fétichistes du Kaarta.
Lorsque la deuxième réunion eut lieu, on demanda des volontaires, après avoir rapporté comment les fils aînés de chaque famille avaient été désignés pour partir à Hamdallay. Bouréma Ba Yaya Taraoré s'écria :
— Le Diennéri, le Fakala et le Kounari n'ont pas plus d'hommes vaillants que le Macina. Les administrés du fils de Hamsala n'auront pas à baisser la tête : fils aînés des familles nobles, jeunes captifs de case qui avez les mêmes droits que vos maîtres, offrez-vous pour la lutte contre le Kaarta.
Avec enthousiasme, les jeunes gens se précipitèrent à qui serait le premier porté sur la liste des volontaires. Quand le contingent du Macina fut prêt, l'armée prit la direction du Kaarta.
Tous ces préparatifs de guerre ne pouvaient se faire sans que Garan en soit informé. On suppose que les Djawara de Dia envoyèrent discrètement un des leurs prévenir Garan qu'une puissante armée marchait contre lui. Ce dernier envoya un espion au devant des Peuls se renseigner sur le nombre de ses adversaires, leur armement, la façon dont ils campaient et leurs dispositifs de sécurité aux heures de repos. L'armée peule, nombreuse et ignorant le pays, avançait lentement. L'espion du Kaarta la repéra facilement. Il réussit à se mêler aux serviteurs qui accompagnaient la colonne et, sa mission remplie, retourna auprès de Garan. Ce dernier réunit ses conseillers et demanda à son espion de lui décrire les Peuls.
— Ce sont des hommes frêles qui cachent leur visage sous une bande d'étoffe bleue. Ils portent en bandoulière de petits sachets rectangulaires de cuir qui renferment leurs amulettes ou leur Coran. Ils sont armés de sabres et de fers aux formes bizarres emmanchés sur des bâtons. Ce sont de bons cavaliers ; la plupart de leurs chevaux sont rouges. Lorsqu'ils campent, ils passent une partie de leur temps à se laver les deux exutoires naturels, les mains, les bras, le visage et les pieds ; puis ils se rangent sur plusieurs lignes et sous la conduite d'un des leurs, ils exécutent une série de gestes baroques dont le plus digne de risée est celui qui consiste à se plonger le front dans la poussière en se tenant le fondement en l'air.
La foule rit aux larmes. Garan, ne pouvant contenir sa joie, s'écria :
— Un Peul du Macina ! Je pensais que ce n'était pas plus gros qu'une tourterelle. Mais puisqu'ils se croient assez importants pour venir m'attaquer, il leur en coûtera autant de sang qu'il y a d'eau dans les puits de Hamdallay. Dès ce soir, il faut me construire une case transportable, réunir dix mille chevaux gris et dix mille fantassins.
Garant voulait se porter lui-même au devant des Peuls qui avaient atteint la lisière de ses états. Mais son frère Mamari Kandian lui dit :
— Il ne sied pas que mon père 8 aille à la rencontre du fils du chef du Macina. Ce rôle me revient. Je désire que mon père me laisse accomplir mon devoir.
Ce fut donc le frère de Garan, à la tête de ses cavaliers et de ses fantassins qui marcha contre l'ennemi.
Amadou Cheikou fit dire à Mamari Kandian qu'il était porteur de quelques propositions de la part du grand conseil de Hamdallay ; il lui demanda de surseoir à toute action en attendant la réponse de Garan. Hammadi Oumar, Alfa Kolado, cadi, de Hamdallay, Hambarké Hammadi Ali de Douentza, Oumarou Amadou de Wouro Nguiya, Dyadyé Bambaranké du Ndodyiga, Amadou Bouba Baba et Hamidou de Soy furent envoyés auprès du chef du Kaarta. Ils furent reçus avec une hauteur qui prouvait de la part de Garan un manque total de considération pour les Peuls. A chaque proposition, Garan, sans consulter personne répondait :
— Ntè, ntè, n'sebe körö ntè !, je refuse, je refuse, de toutes mes forces, je refuse.
La guerre était inévitable.
— Si vous ne détalez pas d'ici avant demain matin, ajouta Garan en s'adressant aux marabouts peuls, vous serez mis aux fers ou enfouis sous terre.
Puis il se leva, secoua les pans de son grand vêtement et regagna ses appartements en maugréant :
— Fula ko seera nin bè la wa ? est-ce qu'une affaire peule vaut tout cela ?
Avant de disparaître aux yeux de la foule, il lança à la cantonade :
— Qu'on aille dire à Mantari de laver les yeux des Peuls avec de la poudre, demain matin de bonne heure, et de leur servir en guise de petit déjeuner une bouillie de balles de cuivre rouge et jaune.
Les plénipotentiaires peuls, sachant à quoi s'en tenir, regagnèrent leur base au plus vite. Ils racontèrent comment ils avaient été reçus et congédiés. Amadou Cheikou fit battre le tambour de guerre et attendit que Mamari Kandian engage l'action. Celui-ci, selon l'ordre de son frère, fonça dès le point du jour sur les Peuls qui, surpris par la rapidité et la force du choc, lâchèrent pied. Mamari fit plusieurs centaines de prisonniers ; il ordonna de suspendre les cadavres peuls aux branches des arbres. Puis il retourna auprès de Garan.
— Où sont Négué, Alao et Amadou Cheikou ? demanda ce dernier.
— Je n'ai pas encore mis la main sur eux, mais cela ne saurait tarder.
Garan secoua la tête et dit :
Dyögörame suu kungolo körö bè dugu ti, dyãngo o nyènèma. 9
Puis il ajouta : «
— Quelles mesures as-tu pris pour assurer tes arrières ?
— Aucune, répondit Mamari.
Garan entra en fureur :
— J'aurais du te nommer 10, puisque tu pousses la bêtise jusqu'à croire que les Peuls se considéreront comme battus du fait que tu as eu l'avantage de la journée. Avoir exposé les corps de leurs morts est une injure qu'ils voudront venger.
Garan renforça ses troupes et la nuit même se mit en marche pour surprendre les Peuls. Mais à sa grande surprise, arrivé sur les lieux où la bataille s'était livrée la veille, il n'y trouva que des cadavres déjà en voie de décomposition et quelques retardataires égarés. En effet, dès que l'ennemi, fier de son avantage, s'était retiré, Négué Alao avait conseillé à Amadou Cheikou de se diriger sur le village de Dianguirde par un chemin détourné.
— Garan, dit-il, en voudra à son frère de n'avoir pas exterminé notre armée. Il marchera lui-même sur nous dans les plus brefs délais. Profitons du répit qui nous est accordé pour lui couper la retraite.
L'armée peule arriva à Dianguirde le matin, juste après le passage de Garan. Les partisans de Négué Alao n'attendaient que cette occasion pour se manifester. Ils vinrent grossir l'armée peule et firent partir leur famille et leurs biens pour le Macina, par plusieurs chemins.
Garan se déplaçait à la tête de son armée, assis dans une case construite sur pilotis que des captifs transportaient. Il avait avec lui tout son arsenal magique et notamment sa fameuse jarre contenant des serpents cracheurs. Il apprit le soir que l'armée peule avait contourné la sienne et lui coupait la retraite. Il rebroussa chemin et tomba sur l'avant-garde peule qu'il écrasa comme un fétu. En apprenant cette nouvelle, les fils aînés nommés Amadou qui, au nombre de plus de cinq cents, servaient de garde du corps à Amadou sous le commandement d'Amadou Sambourou Kolado, demandèrent à se mesurer avec Garan. Ils relevèrent les troupes des GaylinkooBe et du Fakala qui avaient jusque là fait les frais de la bataille.
Le lendemain, au premier chant du coq, à l'heure où le son des cornes retentissait dans le camp de Garan, 313 cavaliers, tous nommés Amadou, sortirent en bon ordre, reçurent la bénédiction des marabouts et prirent position en face de Garan. Amadou Sambourou Kolado fit mettre ses hommes en ligne et au cri de : « Là ilaha illa Allah », chargèrent les Bambara. Garan les reçut par un feu de salve suivi d'un tir à volonté nourri. Mais les Peuls avaient pris contact avec les soldats bambara qui, serrés de près, n'avaient plus la possibilité de recharger rapidement leurs fusils et commencèrent à lâcher pied. Garan, les armes à la main, combattait lui-même au milieu de ses soldats. Il tonna et menaça de lâcher ses serpents contre les fuyards. L'aile bambara qui se débandait se ressaisit à temps. De leur côté, les Peuls accouraient à la rescousse. La mêlée devint générale ; elle se prolongea toute la journée. La case de chaume de Garan avait été respectée par crainte des sortilèges et des serpents venimeux, qu'elle abritait. L'armée bambara réussit à se frayer un chemin et à regagner Dianguirde qu'elle trouva dévastée par les Peuls et les JawamBe.
Amadou Cheikou avait perdu une bonne partie de ses troupes, mais il était assuré que tous les jawamBe avaient pris la route du Macina. Il jugeait sa mission accomplie et avait décidé de se replier. Mais Garan n'entendait pas les choses de la même oreille. Il voulait poursuivre la guerre jusqu'à Hamdallay pour récupérer ses sujets et punir ses assaillants. Il leva de nouvelles troupes et se porta contre les Peuls. Ceux-ci, tout en rejoignant le Macina, se battaient de leur mieux. Garan ordonna à une partie de ses cavaliers de forcer les étapes pour couper la route aux Peuls. La manoeuvre réussit, quelques groupements seulement échappèrent à l'encerclement. Amadou Cheikou, convaincu que son armée allait être anéantie, soit par l'ennemi, soit par la soif et la faim, décida de jouer le tout pour le tout. Il appela son jawanDo, Yérowel Yêgui Aïssa et son maabo Tougué :
— Il va falloir nous battre, dit-il, comme nous ne l'avons encore jamais fait. Je vais moi-même donner l'exemple et je désire que vous restiez à mes côtés afin qu'au cas où je serais tué vous puissiez faire disparaître mon corps et éviter qu'il ne soit profané.
Quand les Peuls virent Amadou Cheikou en personne prendre les armes et charger l'ennemi, ils se ruèrent au combat comme des panthères blessées acculées par les chasseurs. Garan comprit que la partie qui s'engageait était décisive. Il désigna une dizaine de Massassi.
— Votre mission, leur dit-il, est de capturer Amadou Cheikou. Tant que cet homme sera debout, nous ne pourrons en finir avec les Peuls. Je les prenais pour des tourterelles, mais ce sont des démons.
Les marabouts, dont le rôle consistait à prier pour les combattants, se concertèrent :
— Que dirions-nous au grand conseil si Amadou Cheikou se faisait tuer sous nos yeux?
Cinq d'entre eux, sans hésiter, piquèrent des deux et suivirent Amadou Cheikou pour le protéger. Amadou Karsa de Dia, se trouvait parmi les cinq. Une lutte sans merci s'engagea entre les dix Massassi et les huit Peuls 11 entourant Amadou Cheikou. En un clin d'œil les premiers mirent hors de combat cinq de leurs adversaires. Un Massassi sauta de cheval et voulut prendre Amadou Cheikou à bras le corps, mais au même instant un gâwal lui transperça l'abdomen et le fit tomber à terre la tête la première. C'était Amadou Karsa qui venait, par ce coup heureux, de sauver le fils de Cheikou Amadou. Ce dernier lui cria :
— Merci mon homonyme ! Ta récompense est à la charge de Dieu pour qui tu te bats !
La lutte se poursuivit toute la journée. Vers le soir, les hommes de Garan, tenaillés par la faim et moins résistants à la soif que leurs adversaires, se retirèrent les uns après les autres pour aller se restaurer. Les Peuls reprirent un léger avantage. Au coucher du soleil, alors que les combattants exténués allaient se séparer pour prendre un peu de repos, on entendit un grand bruit et des cris d'appel à la prière : « Allahu akbar ! Allahu akbar ! »12. C'était Ba Lobbo, qui venait au secours d'Amadou Cheikou avec cinq mille cavaliers et deux mille cinq cents fantassins. La nouvelle des pertes sévères subies par l'armée peule était en effet arrivée à Hamdallay et le grand conseil avait décidé d'envoyer en toute hâte un important renfort. Reconnaissant les leurs, les hommes d'Amadou Cheikou reprirent courage et repartirent à l'attaque. Garan donna l'ordre de battre en retraite. Lui-même couvrit le repli de ses troupes, poursuivi une bonne partie de la nuit par les Peuls.
Amadou Cheikou sachant les JawamBe émigrés parvenus au Macina, jugea inutile de sacrifier d'autres vies humaines ; il reprit la direction de Hamdallay. Entre Peuls et Massassi, la victoire était restée indécise : les uns et les autres prétendirent avoir eu l'avantage. Quoiqu'il en soit, les JawamBe du Kaarta avaient été affranchis du joug de Garan et ce dernier ne vint jamais les réclamer au Macina. Amadou Cheikou démobilisait ses soldats au fur et à mesure qu'ils arrivaient dans leurs pays d'origine. S'il pouvait être satisfait de rentrer à Hamdallay sa mission accomplie, il avait à déplorer la perte d'un grand nombre de ses compagnons, jeunes gens ardents et courageux tombés sous les coups des Massassi.
Si l'on ne peut soutenir qu'Amadou Karsa s'était couvert de gloire pendant toute l'expédition du Kaarta, il faut bien lui reconnaître le mérite d'avoir, dans des circonstances difficiles, écarté le deuil cruel qu'aurait causé la mort d'Amadou Cheikou ou la honte militaire qu'aurait entraîné sa capture. Il avait à ce titre mérité la reconnaissance de l'intéressé et celle de la Dina. Le grand conseil le félicita. Par ailleurs, l'enquête menée par les pugaaji en vue de déceler les pratiques animistes des Diawara avait été positive, mais aucun fétiche n'avait été saisi. On donna carte blanche à Amadou Karsa pour mettre la main sur quelque pièce à conviction.
On avait remarqué que chaque année, depuis la conversion des habitants à l'Islam, on déplorait la mort d'un homme faisant partie du personnel attaché au service de la mosquée. Ce décès avait toujours lieu le jour qui suivait la harangue annuelle du chef Diawara et était attribué à l'action maléfique de ce dernier. Amadou Karsa, faisant partie du personnel de la mosquée, avait donc à craindre pour sa propre vie. Il demanda à sa parente de l'avertir dès que le chef Diawara tomberait rituellement malade. Quelque temps après, elle vint dire que son mari avait commencé sa retraite. Amadou Karsa compta les jours et le septième, grâce à la complicité de sa parente, il s'introduisit dans la chambre du chef et se posta derrière le battant de la porte. Le chef Diawara, qui était resté une semaine malade sous l'influence des fétiches, se fit apporter la jarre pour y puiser l'eau magique qui devait le guérir instantanément. Au moment où il soulevait le couvercle, Amadou Karsa sortit brusquement de sa cachette et d'un coup de pied envoya promener la jarre au fond de la pièce. La poterie se brisa et le liquide qu'elle contenait se répandit à terre, mais en même temps un reptile immonde qui s'y trouvait se dirigea sur Amadou Karsa et le mordit au pied.
— Tu as de la chance, lui cria le chef Diawara, que je ne puisse me lever de ma natte, sans quoi je te jetterais un sort et tu ne compterais plus au nombre des vivants.
Amadou Karsa, qui sentait déjà l'effet du venin, lui répondit tout en se sauvant :
— Par la puissance de Dieu, tu ne survivras pas à la jarre, puisque, privé du liquide qu'elle contenait, tu resteras cloué sur ta natte. C'est ton sang que j'ai répandu à terre en la brisant, tu le sais bien. Avant d'arriver chez lui, Amadou Karsa avait la jambe entièrement paralysée. Il prit son chapelet et récita des prières contre le mal injecté dans ses veines et contre le magicien Diawara qui avait promis de le tuer. La population s'était réunie comme de coutume quelques temps après le lever du soleil, afin d'entendre son chef discourir et prescrire les sacrifices annuels. Ne le voyant pas paraître, on envoya un homme s'informer. Celui-ci arriva juste au moment où un parent, tête baissée et en larmes, sortait de la chambre dans laquelle le chef Diawara venait d'expirer en citant Amadou Karsa comme son meurtrier occulte. Une grande rumeur se répandit dans la ville. Le chef-sacrificateur n'avait pas eu le temps de désigner rituellement son successeur : personne n'osait prendre le couteau rituel après lui. La jarre fétiche étant brisée, les génies allèrent se réfugier dans les coins de la mosquée où, chaque année sur l'ordre de leur chef, ils abattaient un serviteur du sanctuaire.
Contrairement à l'attente des Diawara, Amadou Karsa ne mourut pas. Il resta couché quelques semaines. A ceux qui lui faisaient part de leur inquiétude, il répondait :
— Diawara a parlé sans citer Dieu comme s'il pouvait quelque chose sans Lui. Quant à moi je me suis mis sous Sa protection : Il me guérira.
Il se rétablit, mais son pied resta paralysé. Il ne regretta nullement d'avoir perdu l'usage d'un membre au service de Dieu, et, Kanta étant mort entre temps, il devint imam titulaire de Dia. Mais à partir du jour où les prières furent présidées par Amadou Karsa, des démons se mirent à troubler celles de l'aurore et de la nuit. Les fidèles ne pouvaient plus se recueillir sans être bousculés les uns contre les autres ou recevoir des soufflets retentissants. La voix de l'imam était couverte par un charivari de coassements de crapauds et de braiments d'ânes. La mosquée fut désertée le matin et le soir à telle enseigne qu'Amadou Karsa n'avait souvent derrière lui que deux ou trois personnes.
On fit un compte-rendu de la situation à Hamdallay. Le grand conseil soumit l'affaire à Hafidiaba, l'exorciste le plus puissant pour dompter les génies malfaisants et les démons malins. Hafidiaba, assisté d'Alfa Haman Samba Alfaka, après une retraite spirituelle, déclara que les phénomènes constatés à la mosquée de Dia étaient un effet de la vengeance des démons réfugiés dans les coins de la mosquée contre Amadou Karsa qui avait brisé leur habitat. Aucun des marabouts de Dia ne pouvait les déloger, en raison des services que les dits marabouts avaient rendus aux Diawara ou qu'ils s'étaient fait rendre par eux. Cette réciprocité avait créé une sorte d'alliance qui rendait l'action des marabouts de Dia inopérante contre les démons serviteurs des Diawara.
Hammadoun Abdoulay Nouhoun 13, grand occultiste et imam de Wandiéré, fut chargé de liquider l'affaire de la mosquée de Dia. Il reçut des instructions de Cheikou Amadou. Il se rendit sur place et choisit an endroit pour extraire de la terre. Il donna lui-même le premier coup de houe et pétrit la première brique. Il désigna également un bosquet pour couper le bois nécessaire à la construction d'une grande et belle mosquée et abattit lui-même le premier arbre. Quand bois et briques furent prêts, Hammadoun Abdoulay Nouhoun passa une nuit entière en prière, puis il réunit les notables de Dia et leur dit :
— J'ai reçu de Cheikou Amadou trois ordres : détruire votre mosquée devenue un lieu de refuge pour les esprits malins et les démons; construire à la place une mosquée inviolable; vous donner un imam orthodoxe et pur de toute souillure fétichiste.
Ceci dit, il prit un instrument dont les maçons de Dia se servent pour démolir les murs ou tailler les briques et appelé sassile 14. Il récita dessus un certain nombre de versets coraniques dont les suivants:

« La Vérité est venue et l'Erreur est dissipée. L'erreur doit se dissiper. Nous faisons descendre, par la Prédication, ce qui est remède et miséricorde pour les Croyants et qui ne fait qu'accroître la perte des Injustes (XVII, 83-84-81-82). »

Puis il donna un coup de sassile dans le mur de la mosquée. Au même instant, des cris pareils à ceux que poussent les gens surpris par un incendie, s'élevèrent des quatre coins de l'édifice. C'étaient les démons chassés par les lettres de feu des versets récités 15.

Hammadoun Abdoulay Nouhoun fit raser la mosquée. Il traça les plans d'une plus grande, posa la première brique et surveilla les travaux jusqu'à leur achèvement. Il présida dans le nouveau sanctuaire les prières du mercredi, du jeudi et celle de l'aurore du vendredi. Pour la prière solennelle de l'après-midi, tous les personnages les plus illustres du Diakari étaient présents. Hammadoun Abdoulay entra dans la mosquée et monta sur la chaire. Toute l'assistance s'attendait à un brillant prône de sa part. Mais il redescendit aussitôt et se dirigea vers Amadou Karsa qui se tenait au premier rang. Il remit à ce dernier le texte du prône à lire, le fit monter sur la chaire et lui dit :
— Cheikou Amadou, d'accord avec le grand conseil, te nomme vicaire de la Dina à Dia. Au nom d'Allah et de son Prophète, Amadou Karsa est le chef spirituel et temporel de Dia.
Allah townu Dina 16, clamèrent les Peuls venus de Hamdallay et du Macina pour assister à la cérémonie.
Toute l'assistance reprit la même formule avec enthousiasme. Amadou Karsa lut le prône, présida la prière et demanda aux musulmans de Dia de l'aider dans ses nouvelles et doubles fonctions.
Hammadoun Abdoulay Nouhoun déclara :
— Amadou Karsa s'est révélé aussi brave guerrier que bon musulman. Hamdallay retient à son actif deux actes qui prouvent son courage et sa ferveur. N'écoutant que sa conscience, il a d'un coup de pied brisé la jarre fétiche des Diawara afin de redresser le culte pur d'Allah qui n'a point d'associé. Par ce geste courageux, qui lui a coûté un membre, il s'est mis au nombre de ceux qui vouent à Dieu un culte sincère et qui bénéficieront des vertus de la sourate CXII :

« Au nom d'Allah, le Bienfaiteur miséricordieux. Dis : Il est Allah, Unique, Allah le Seul. Il n'a pas engendré et n'a pas été engendré. N'est égal à Lui personne. »

Secondement, sa conduite au Kaarta, près de Dianguirdé, a sauvé la vie à Amadou Cheikou et rendra illustre son nom dans les annales du Macina.
Personne ne trouva excessif que Hamdallay nommât Amadou Karsa comme chef religieux et temporel de Dia. Hammadoun Abdoulay Nouhoun ajouta :
— Alfa Bokari Karabenta est nommé grand cadi du Diakari. A ce titre, il peut juger Amadou Karsa lui-même. Le grand conseil cornait sa moralité, son savoir et sa nature réfléchie : ces qualités en font le symbole de la justice. Avec lui, les droits des faibles seront sauvegardés et les grands ne seront pas à l'abri des poursuites judiciaires.

Tous ceux qui connaissaient le Kaarta et qui avaient vu partir Amadou Cheikou, étaient unanimes à croire qu'il n'en reviendrait pas vivant. Son retour sain et sauf à la tête de son armée, grandit son prestige de saint homme et de « protégé d'Allah ». Il se trouvait que les Peuls WuuwarBe, sous le commandement d'El Hadj Bougouni et WolarBe sous la conduite de leur ardo Sambounné 17 fils de Boubakari, étaient en guerre. Leur querelle était entretenue par les Maures Oulad m'Barak, dont le chef Sidi Mouktar Eli Ammar mettait tout en oeuvre pour diminuer la puissance des Peuls afin d'en faire ses vassaux. Au cours de son expédition, Amadou Cheikou avait pu s'entretenir tour à tour avec Sambounné et El Hadj Bougouni. Il leur communiqua tous les renseignements qu'il avait recueillis sur les Oulad m'Barak. Les deux chefs peuls, qui avaient jusqu'alors eu recours à l'arbitrage des marabouts maures, acceptèrent de porter leur différend devant Hamdallay. Cette volte-face n'était faite pour plaire à Sidi Mouktar et nous verrons plus loin quelle fut sa réaction.
Sambounné arriva le premier à Hamdallay. Il fut reçu convenablement plusieurs boeufs gras furent tués pour son ndefu koDu 18. Au cours de sa première entrevue avec Cheikou Amadou, ce dernier l'interrogea sur les causes du différend qui l'opposait à El Hadj Bougouni, de même race que lui.
— El Hadj Bougouni, répondit Sambounné, est indigne de l'estime d'un homme comme toi. C'est un marabout, j'en conviens, mais son ambition ternit sa science religieuse. C'est un Peul sans parole, un chef sans vertu. Il n'aime pas la guerre, mais veut commander. Quand un coup dur se prépare, il se contente d'envoyer de pauvres bougres se faire rompre les vertèbres du cou à sa place. Lui accorder quelque crédit ou une parcelle de commandement, c'est allumer et entretenir un foyer de discorde entre les Peuls. Nous lui devons la séparation des WuuwarBe et des WolarBe, groupements unis de tous temps et en toutes circonstances. Depuis qu'El Hadj Bougouni a brillé, la discorde voit clair, la haine s'est développée et le Toufi 19 est devenu un vaste champ semé de tombes.
Cheikou Amadou se renfrogna et dit :
— Notre frère en Dieu, El Hadj Bougouni viendra incessamment. Sambounné reprit avec une vivacité qui marquait sa contrariété :
— Et tu nous confronteras ?
— A moins que tu ne m'y obliges, répliqua Cheikou Amadou.
— Tu ne m'as ni arrêté ni encouragé, dit Sambounné, et je tiens à ce que tu juges El Hadj Bougouni.
— Dieu, répondit Cheikou Amadou, a dit :

« Donnez juste mesure quand vous mesurez, et pesez avec la balance la plus exacte ! C'est un bien (pour vous) et meilleur, comme supputation (XVII, 37/35). »

Je n'ai émis aucun avis, ni approbateur ni désapprobateur parce que Dieu a dit :

« Ne suis point ce dont tu n'as pas connaissance ! L'ouïe, la vire, le coeur, de tout cela il sera demandé compte (XVII, 38/36). »

Sambounné, sans répondre, se leva, secoua les pans de son vêtement et quitta la salle.
— C'est curieux, s'écria un assistant, tous les Arɓe ont les mêmes manières. Voyez la façon insolente dont Sambounné vient de nous quitter, en nous faisant voler la poussière au visage.
— J'ai le pressentiment, dit un autre, qu'en quittant ainsi Cheikou Amadou, c'est la Dina que l'âme de Sambounné vient de quitter, en attendant que son corps fasse de même.
Cheikou Amadou ajouta :
— Dieu a révélé à son Prophète :

« Ne marche point sur la terre avec insolence ! Tu ne saurais déchirer la terre et atteindre en hauteur les montagnes (XVII, 39/37). »

Sambounné se lia d'amitié avec le Peul Mâna Bidane, un homme intelligent et beau parleur, conseiller technique de la Dina, et fit des largesses à Hamdallay. El Hadj Bougouni, retenu auprès de ses administrés, n'arriva que quelques mois plus tard. Il reçut le même accueil que Sambounné, et au cours d'une audience, Cheikou Amadou lui posa la même question au sujet de l'inimitié existant entre WolarBe et WuuwarBe. El Hadj Bougouni expliqua que les Oulad m'Barak en étaient les grands responsables et se contenta de regretter que son compatriote Sambounné, ait mis si longtemps à démasquer le jeu des Maures. Cheikou Amadou lui demanda alors ce qu'il savait de Sambounné au point de vue caractère et moeurs. Comme s'il avait été surpris par cette question, El Hadj Bougouni promena longuement son regard sur les assistants et répondit à Cheikou Amadou :
— Puisse le Seigneur te donner longue vie. Le temps aidant, Sambounné t'apprendra lui-même tout ce que tu désires savoir sur lui. Je serais heureux que l'on m'épargne d'aborder un sujet qui ne manquera pas de s'éclairer tout seul.
Cheikou Amadou regarda l'assistance et sourit en récitant le verset :

« Nous avons certes envoyé Nos Apôtres, avec les Preuves, et fait descendre, avec eux, l'Ecriture et la Balance, afin que les Hommes pratiquent l'équité et afin qu'Allah, en secret, reconnaisse ceux qui Le secourent (Lui), et ses Apôtres. Allah est fort et puissant (XVII, 25). »
Quelqu'un ajouta :
— Sambounné et El Hadj Bougouni représentent bien le fer symbolique dont parle le Coran, et dont la nature est double ; les avis qu'ils ont émis, chacun sur le compte de l'autre, montrent que si l'un est un péril imminent, l'autre est une utilité en puissance.
El Hadj Bougouni comprit que son rival l'avait chargé :
— Je ne sais à quoi l'on vient de faire allusion, dit-il, en nous comparant, mon compatriote Sambounné et moi, au fer de la parabole divine, mais je m'en remets à Allah qui a dit: « Nul coup du sort n'atteint la Terre et vos personnes qui ne soit consigné dans un écrit avant que Nous ne les ayons créées. Cela pour Allah est aisé. »
La conversation se poursuivit familièrement sur des sujets dogmatiques et scientifiques. Cheikou Amadou fut très heureux de trouver en son hôte un homme érudit et pondéré.
Bouréma Khalilou d'une part et Mâna Bidane de l'autre furent chargés de préparer les deux chefs peuls en vue de leur réconciliation. Les deux habiles diplomates aplanirent toutes les difficultés si bien qu'à leur première rencontre, Sambounné et El Hadj Bougouni se précipitèrent l'un vers l'autre pour se demander mutuellement pardon. Ceci se passa au cours d'une réunion restreinte chez Cheikou Amadou. Quelques heures plus tard, les cent marabouts qui composaient le grand conseil, étaient réunis dans la salle aux sept portes pour assister à la prestation du serment de fidélité par les deux chefs. Arɗo Sambounné et El Hadj Bougouni déclarèrent remettre entre les mains de la Dina l'administration de leur pays et reconnaître l'obédience religieuse de Cheikou Amadou. Hamdallay fut en liesse.
La soumission de Sambounné ne dura pas plus longtemps que n'avait duré celle de Guéladio. En tant que chef, il était tenu, ainsi d'ailleurs qu'El Hadj Bougouni, à résider une partie de l'année à Hamdallay pour assister aux discussions et donner son avis dans les affaires intéressant son territoire. Sambounné, quoique le plus brave des SaybooBe et le Peul le plus belliqueux de tous, s'aperçut qu'au sein du grand conseil sa voix ne comptait que peu à côté de celle d'El Hadj Bougouni. Il en conçut de la jalousie, oublia son serment enthousiaste et se mit à tenir ouvertement, et parfois publiquement, des propos malséants contre la façon dont les marabouts dirigeaient les affaires. Plus l'humeur de Sambounné devenait chagrine, plus il baissait dans l'estime des conseillers. Mâna Bidane, en vain, lui fit des remontrances et compara sa morgue à un arbre produisant plus d'épines que de fruits.
— Ne vois-tu pas, lui dit-il, El Hadj Bougouni s'abaisser volontairement et que cette humilité, sincère ou simulée, lui vaut le respect et l'admiration de tous ? Il s'applique, avec une vigilance toute maternelle, à ne violer aucune des règles de savoir-vivre en vigueur à Hamdallay.
Sambounné, crachant à terre en signe de mépris, s'écria :
— El Hadj Bougouni ! Il est heureux de se retrouver au milieu des « bâtons fourchus » et des « turbans arrondis » 20, mais quand je leur casserai les humérus des deux bras et que je leur couperai à tous la langue, ils n'écriront, ne goûteront, n'avaleront et ne parleront plus jamais. Il faut que je leur apprenne qu'on doit toujours compter avec un Bolaaro, or j'en suis un de la plus noble lignée. Quant à toi, Mâna Bidane, et malgré l'amitié que nous avons l'un pour l'autre, ne cherche pas à me retenir. Sache que je ne continuerai pas à vivre au milieu des marabouts comme un taureau castré dans un troupeau. Mes cornes ne sont pas émoussées et quand il faut affronter un péril j'attaque hardiment.
Sambounné écrivit à Sérim ag Baddi pour lui demander son alliance militaire secrète. Il offrit aux Touareg de leur donner tous les renseignements d'ordre militaire dont ils pourraient avoir besoin pour attaquer les Peuls de Hamdallay ; il se joindrait à eux dès que les circonstances le permettraient.
Hambarké Samatata découvrit la duplicité du chef des WolarBe. Il réunit des preuves de l'alliance militaire contractée par ce dernier à l'insu du grand conseil. Il demanda l'autorisation de perquisitionner chez Sambounné afin de mettre la main sur une lettre que Sérim ag Baddi aurait envoyée et qui aurait constitué une pièce à charge capitale contre l'incriminé. Hambarké Samatata n'obtint pas du grand conseil l'autorisation demandée, mais seulement celle d'interroger publiquement Sambounné. Ce procédé valait une citation devant la justice et était très diffamatoire.
Sambounné, bouillant d'indignation, alla trouver son ami Mâna Bidane et lui dit :
— On me notifie que je vais subir un interrogatoire de Hambarké Samatata au sujet d'une alliance militaire que j'ai contractée avec Sérim ag Baddi. Il est évident que le sabre du bourreau est suspendu sur ma nuque. Fais quelque chose si tu le peux. Evite-moi d'être immolé comme un animal impur. 21 »
Le grand conseil se réunit et Hambarké Samatata prit la parole :
— Mon rôle est l'un des plus pénibles qu'un homme de cœur, de moeurs pures et de noble naissance, ait à jouer dans une société comme la nôtre. Pour mes ennemis, je ne suis qu'un vulgaire mouchard, un intrus intempestif qui se mêle de tout ce qui ne le regarde pas. Mais les appréciations humaines, si défavorables et accablantes qu'elles soient, ne m'empêcheront pas de remplir mon devoir. Je suis responsable de la sûreté de la Dina ; je ne crains que le Seigneur. Même si la rumeur publique faisait descendre sur moi de quoi faire éclater une montagne, je ne faillirai pas à ma tâche. Aujourd'hui, je cite devant vous Sambounné Boukari, ardo des WolarBe. Il a pactisé avec le chef targui Sérim ag Baddi. Ils ont échangé une correspondance secrète et conclu une alliance militaire. La vaillance de Sambounné ne lui donne pas le droit d'entrer en relation avec un ennemi de la Dina ni surtout de pactiser avec lui sans l'autorisation du grand conseil. Je déclare que Sambounné, que nous voyons ici, ne nous est uni que de corps. Son coeur est aussi loin de nous que la terre du soleil. Le grand conseil ne m'a pas permis de perquisitionner chez lui. Ce n'est donc pas de ma faute si nous sommes privés d'une pièce à conviction, preuve de sa trahison. Sambounné, que je vous demande de condamner impitoyablement, est de ceux qui oublient Dieu quand leur orgueil est blessé.
— Un autre peut-il parler? 22 s'écria Mâna Bidane.
— Pourquoi pas, reprit Hambarké Samatata. Je serais plutôt étonné que tu gardes le silence quand j'accuse ton ami et confident Sambounné.
— Chaque fois que Hambarké Samatata demande la tête de ceux qu'il qualifie de traîtres ou de renégats, sa véhémence l'aveugle. Il ne voit en tout interrupteur qu'un fourbe qui cherche à altérer le sens de ses paroles et masquer l'éclat de son éloquence. J'espère que le grand conseil qui a fort équitablement refusé la perquisition demandée par Hambarké, tiendra compte de l'insistance qu'il met à charger son inculpé. Sambounné a pu se tromper comme avant lui Guéladio s'était trompé.
— Arrête, arrête ! hurla Hambarké, Mâna Bidane, ami intime de Sambounné, et à ce titre son défenseur, est en train de reprendre la comédie qui nous a été jouée par Bouréma Khalilou lors de l'affaire Guéladio. En ce moment, les intérêts de la Dina se trouvent en opposition avec ceux de Sambounné. Celui-ci a placé ses espoirs en Sérim ag Baddi et en Mâna Bidane. La Dina, elle, a placé les siens en Dieu et en vous, ô conseillers sages et instruits, qui devez vous montrer sans faiblesse en cette affaire. N'oubliez pas que Dieu a dit:
« Nous avons fait descendre vers toi l'Ecriture (chargée) de la Vérité, pour que tu arbitres entre les hommes, selon ce qu'Allah t'a fait voir. Ne sois point un avocat pour les traîtres (IV, 106/105).»
Mâna Bidane, gesticulant et criant, couvrit la voix de Hambarké Samatata :
— La suite du verset que Hambarké vient de citer devrait l'inspirer lui-même, car Dieu a ajouté ;
« Demande pardon à Allah ! Allah est absoluteur et miséricordieux (IV, 106)».
Je sais que le conseil des marabouts ne manquera pas de psychologie et qu'il verra en Sambounné Boukari un malade à soigner plus qu'un coupable à exécuter.
— Explique-toi plus clairement, reprit Hambarké, car si le grand conseil se méprend sur tes sentiments, il n'en est pas de même de moi.
— Pourquoi ne m'expliquerai-je pas ? Je n'ai ni rage de dent ni furoncle sur la langue et tu n'as pas le droit de me dire : tais-toi ou je te coupe le cou. Nous ne sommes ni chez Da Monson ni chez Mogo Naba, mais à Hamdallay. Je ne suis pas juge, d'accord, mais en tant que musulman majeur et ayant droit à la parole, je mets en garde le grand conseil contre une injustice vis-à-vis de Sambounné Boukari. Guéladio blessé dans son amour-propre nous a coûté beaucoup de sang. Il en sera de même avec Sambounné. Cet Arɗo peut lancer contre la Dina des bandes de guerriers entraînés et endurcis par la vie dans le Sahara. Par ailleurs, la prétendue lettre de Sérim ag Baddi est pour moi un mythe. L'insistance de Hambarké Samatata à vouloir perquisitionner chez Sambounné pour s'en emparer, me paraît louche. D'ailleurs, même si cette lettre a jamais existé, Sambounné serait-il assez simple pour la laisser traîner chez lui ? On ne trouvera dans sa maison, en fait de correspondance subversive, que celle qui y aurait été déposée au bon moment par des mains criminelles.
Hambarké Samatata intervint :
— Mâna Bidane essaye, par tous les moyens, de soustraire son ami Sambounné à la justice. Mais il oublie que les coupables n'échappent pas au châtiment de Dieu. Mâna Bidane va jusqu'à insinuer que les marabouts accepteraient d'écrire une lettre compromettante et de la faire déposer chez Sambounné pour le perdre. Je demanderai à Mâna Bidane de se faire commenter le verset suivant :
« Voici ce que vous êtes : vous discutez en faveur de (ces traîtres) en la vie Immédiate. Qui donc discutera en leur faveur, au jour de la Résurrection ? Qui donc (alors) sera leur protecteur ? (IV, 109).
Mâna Bidane, sans laisser Hambarké achever, répliqua :
— Tu précises trop les choses : un bonnet trop étroit irrite les nerfs des tempes et donne mal à la tête.
Le doyen du grand conseil proposa que le cas de Sambounné fût examiné par une commission de quelques membres choisis parmi les conseillers suppléants ignorant tout de l'affaire. Mâna Bidane fit si bien que ce conseil restreint accorda des circonstances atténuantes. Sambounné ne fut pas décapité comme le demandait Hambarké Samatata, mais on lui retira la confiance de la Dina en attendant qu'il ait fourni de nouvelles preuves de sincérité. Quelques jours plus tard, El Hadj Bougouni reçut le commandement de tous les pays habités ou parcourus par les Peuls WuuwarBe et WolarBe 23. Sambounné ne dit rien ; après quelque temps, il demanda à quitter Hamdallay pour aller se fixer dans le Nhanyaari 24. On lui accorda l'autorisation avec empressement, car il s'éloignait ainsi lui-même de son ancien fief le Bakounou.
Une fois dans le Nhanyaari, Sambounné appela près de lui ses captifs et ses anciens administrés restés fidèles à sa cause. Il reconstitua son armée et se prépara à la guerre. Il écrivit à Cheikou Amadou une lettre ainsi conçue 25 :
« Dieu est le meilleur des Protecteurs. O Dieu, répands le salut et accorde la paix à la Source de Ta Miséricorde brillante, notre Seigneur Mohammed et aux siens par le sang et par la pensée. Amen. De la part de Sambounné fils de Boubakari, Arɗo des WolarBe, exilé dans le Nhanyaari pour y contracter la gale et y mourir, à Cheikou Amadou, fils de Hammadi Boubou, à la tête de Hamdallay. Je ne suis pas allé à Hamdallay pour y mendier. Je ne suis pas un besogneux réduit à la misère au point de ne pouvoir me déplacer. J'ai reconstitué mon armée et je reprends ma liberté. Je renie mon serment de fidélité envers toi. Je retourne à l'ouest, d'où je suis venu. Salut et paix. »
Le grand conseil comprît combien Hambarké Samatata avait eu raison de se montrer implacable envers Sambounné. Une commission se réunit sous la présidence de Cheikou Amadou. Comme s'il avait oublié tout ce qui s'était passé entre lui et Mâna Bidane, Hambarké Samatata déclara :
— Il n'y a que Mâna Bidane qui puisse faire revenir Sambounné à de meilleurs sentiments. Il faut l'envoyer à la tête d'une délégation pour persuader son ami de renoncer à sa folle tentative de lutte contre la Dina.
Mâna Bidane quitta Hamdallay, accompagné de neuf notables. Il trouva Sambounné dans le Bakounou et fut reçu avec beaucoup de marques de considération. L'Arɗo réunit son conseil et Mâna Bidane prit la parole, pour exposer le motif de sa venue :
— O musulmans et cousins, dit-il, nous ne sommes pas envoyés pour vous dire ni vous faire du mal, mais comme des médiateurs paisibles désireux de planter l'arbre de la paix. Mes neuf vénérables compagnons, tous marabouts notoires, ont été désignés par le grand conseil et Cheikou Amadou lui-même. Quant à moi, je viens au double titre d'ami personnel de Sambounné et d'homme de confiance de la Dina. Nous venons offrir au fils de Boukari, Arɗo et chef des WolarBe, la paix et la réconciliation. Hamdallay ne veut pas tenir compte de la lettre qu'il a envoyée. Le grand conseil considère cette missive comme un acte irréfléchi. Or un réflexe inconscient ne peut être jugé aussi sévèrement qu'un geste prémédité. J'espère que Sambounné, qui connaît tous les bons sentiments que je nourris pour lui, renoncera à son projet. Il ira avec nous à Hamdallay pour y clore l'incident et reprendre sa place dans la Dina.
Sambounné laissa ses conseillers débattre la question. Après de longues discussions, ils déclarèrent que leur chef devait, par égard pour Cheikou Amadou et par amitié pour Mâna Bidane, renoncer à quitter la Dina et le Macina. Sambounné, impassible, écouta jusqu'au bout ; puis il sourit comme satisfait et dit :
— A moi maintenant de vous poser une question, ô mes compagnons et amis. Comment nous, bouviers, faisons-nous pour capturer au lasso 26 un boeuf effarouché qui prend la brousse ? Ne faisons-nous pas venir à son côté une bête calme du même troupeau, pour l'adoucir afin que nous puissions lui glisser le noeud coulant au pied au moment où il s'y attend le moins ? Or, convenez que je suis un taureau furieux et que Mâna Bidane est la bête docile que l'on m'envoie pour calmer mon ardeur. Cheikou Amadou qui n'a pas oublié ses connaissances de pasteur avisé, pense que Mâna Bidane me rendra docile et m'entraînera dans une voie dont l'issue pour moi n'est pas douteuse.
Voici ma réponse : « mi harmini maayo, mi harmini maaro, mi harmini Mâna Bidane », j'abomine le fleuve, j'abomine le riz,j'abomine Mâna Bidane. Repartez et allez dire à Cheikou que je refuse de me rendre à Hamdallay sur sa convocation. Je méprise son offre de paix et de réconciliation. J'irai un jour à Hamdallay, mais ce sera pour y prendre une revanche qui servira de thème à des chansons guerrières.
Il renvoya Mâna Bidane et ses compagnons à Hamdallay après les avoir bien traités.
Quand le grand conseil apprit le résultat de l'entrevue, Cheikou Amadou déclara publiquement :
— Notre frère Sambounné Boubakari, parti de Hamdallay la rage au coeur, veut y revenir verser du sang afin d'assouvir sa haine. Que Dieu fasse qu'il ne franchisse jamais le mur d'enceinte de Hamdallay.
Cette prière fut rapportée à Sambounné ; il en rit et dit :
— C'est une précaution inutile. Elle prouve que le marabout sait que je suis un homme à tenir mes promesses.
Il envoya à la Dina une déclaration de guerre qui fut lue au grand conseil. Puis il écrivit à Sérim ag Baddi pour lui dire :
— J'ai rompu avec Hamdallay, j'attaquerai les marabouts dès que l'occasion m'en sera offerte 27.
Sambounné quitta le Nhanyaari et se dirigea sur le Bakounou. Pour signer soit passage et prouver aux marabouts qu'il n'avait pas peur et ne cherchait ni à se réconcilier avec eux, ni à les ménager, il viola le territoire du Kala, dépendant du Macina. Il attaqua et détruisit Dougouninkoro. Il y captura Abbal El Hadj Ibrahima Ba, un homme vénéré pour sa sainteté, et l'exécuta. Quand la mort de cet innocent fut connue à Hamdallay, Cheikou Amadou s'écria :
— Mon Dieu ! Quelle peine mérite celui qui supprime froidement un homme aussi pur qu'El Hadj Ibrahima, dont l'âme n'a jamais connu de malice ?
Il convoqua les marabouts chargés des choses de la guerre et leur demanda de hâter les mesures à prendre pour arrêter la main sanglante de Sambounné. Le conseil de guerre décida de combattre l'Arɗo des WolarBe et les siens jusqu'à ce qu'ils soient hors d'état de nuire. Il écrivit à El Hadj Bougouni :
— Au nom de Dieu unique qui suffit quand il s'agit de procurer un puissant secours contre la perversion et l'orgueil, compliments choisis à outre modèle et guide, notre instructeur Mohammed le Prophète, envoyé pour répandre la miséricorde et unifier ce que des coeurs malsains ont falsifié et diversifié par une interprétation ignorante ou coupable. Par la grâce de Dieu, les marabouts du grand conseil, saisis par Cheikou Amadou leur imam, le Vicaire du Prophète de Dieu, ont discuté. A la lumière des nombreux renseignements obtenus auprès de personnes honorables et dignes de foi, renseignements corroborés par une lettre émanant d'Arɗo Sambounné lui-même, les dits conseillers de guerre ont émis l'avis juridique :
— Arɗo Sambounné est devenu parjure. Il peut être considéré comme tel et combattu en conséquence.
Plus de scrupules, il faut le traiter durement comme il le mérite. Quiconque est fidèle à Allah, à son Prophète et à Cheikou Amadou, doit considérer Sambounné comme un ennemi de la Dira et un agitateur. Sambounné a, en effet, oublié qu'en prêtant serment à Cheikou Amadou, c'est à Dieu lui-même qu'il l'a prêté. Allah a dit :
« Ceux qui te prêtent serment d'allégeance prêtent seulement serment d'allégeance à Allah, la main d'Allah étant (posée) sur leurs mains. Quiconque est parjure est seulement parjure contre soi-même (XLVIII, 10). »
Le conseil de guerre vient, en outre, d'être saisi d'un méfait et d'un crime à la charge de Sambounné. Cet homme a poussé l'orgueil jusqu'à attaquer Dougouninkoro et à tuer an homme de Dieu auquel il n'avait rien à reprocher. Il ne peut racheter la mort de cet homme que par sa propre vie. Allah a dit encore :
« Si (au contraire) ils violent leurs serments après avoir conclu un pacte et (s') ils attaquent votre Religion, combattez les guides de l'Infidélité 1 En vérité, ils ne tiennent nul serment (IX, 12). »
Or il est manifeste que Sambounné a violé son serinent. Il a attaqué la religion en détruisant Dougouninkoro et en tuant Abbal El Hadj Ibrahima Ba. Par ce fait :
  1. Il est donné ordre formel, au nom de Dieu, de son Prophète et de Cheikou Amadou, à tous chefs de territoire dépendant de Hamdallay, d'arrêter Sambounné et les siens partout où ils se présenteront et partout où ils seront surpris.
  2. El Hadj Bougoum, que Hamdallay reconnaît comme seul chef des WuuwarBe et des WolarBe est chargé de lever autant de fantassins et de cavaliers qu'il pourra ci de barrer le chemin à Sambounné. Il lui coupera la route du Bakounou où il veut aller se réfugier.
  3. El Hadj Bougouni mettra tout en oeuvre pour que des patrouilles soient organisées dans chaque village et des guetteurs placés aux abords des points d'eau et aux carrefours des routes. Il faut que Sambounné soit harcelé jour et nuit jusqu'à ce qu'il soit dégoûté du commandement et même de la vie. Ces ordres sont formels et irrévocables, s'il plaît à Dieu et jusqu'à ce que Sambounné ne soit plus ce qu'il est.
« Allah aime ceux qui combattent dans Son chemin en rang (serré), comme s'ils étaient un édifice scellé de plomb (LXI, 4).
Wa salam 28
Malgré le courage et le nombre des guerriers d'El Hadj Bougouni, Sambounné semant sur sa route les plus braves de ses partisans, enjambant les ruines et les cadavres de ses ennemis, réussit à regagner le Bakounou. Il alla se réfugier à Fogoti. Mais le meurtre d'Abbal El Hadj Ibrahima Ba ruina son crédit. Il ne put, comme il l'espérait, récupérer son prestige passé. Après plusieurs années de luttes plus malheureuses les unes que les autres, Sambounné comprit que, dans l'intérêt de sa famille, il valait mieux céder le commandement à quelqu'un de moins impopulaire que lui. Un beau matin, il disparut de la scène publique. Toutes les recherches furent vaines. Les WolarBe se choisirent un autre chef. Cet événement amena une détente entre Hamdallay et Fogoti ; les liens de famille qui avaient été, pour la plupart, rompus entre WuuwarBe et WolarBe, furent renoués.
Tout le monde considéra Sambounné comme mort. Ses femmes portèrent le deuil et se remarièrent. Ses biens furent répartis entre ses héritiers. Mais, en réalité, l'Arɗo des WolarBe s'était volontairement éclipsé. Il était allé se réfugier dans un village bambara du Bélédougou, où, travesti en chevrier, il vécut jusqu'à l'arrivée d'El Hadj Oumar, au service duquel il joua un rôle important jusqu'à sa mort, survenue en 1862.

Les Loudamar ou Oulad m'Barack, qui sont des marabouts et guerriers maures, avaient été en relation avec les rois de Ségou auxquels ils servaient de conseillers techniques et de magiciens. Ils prirent ainsi goût au commandement et fondèrent de petites colonies dans le Bakounou. Leurs prétentions au commandement leur valut quelques inimitiés : tantôt celle des Bambara du Kaarta, tantôt celle des Bambara de Ségou et celle finalement celle des Peuls du Macina. En effet, l'expédition du Kaarta avait eu pour conséquence l'émigration des JawamBe et la soumission des Peuls WuuwarBe et WolarBe à Hamdallay. Cette soumission affranchissait les Peuls Sambourou 29 de l'influence des Oulad m'Barack. Mais le chef de cette tribu, Sidi el Mouktar n'entendait pas voir sa clientèle lui échapper. Il décida de châtier le Macina. Pour cela, il réunit une forte armée et marcha sur Hamdallay.
Montés sur des chevaux rapides et endurants ou sur des dromadaires de course, les Oulad m'Barack descendirent du nord de la région de Nara. Ils vinrent à Agor, d'où ils prirent la route du Macina. L'armée levée par Sidi el Mouktar était forte de 20.000 hommes : 10.000 montés sur des chevaux, 7.000 montés sur des dromadaires et 3.000 à pied. Toutes ces troupes vinrent camper à Boudiougouré. Sidi el Mouktar divisa ses forces en deux colonnes, celle dite « des chameaux » et celle dite « des chevaux ». Avant le départ, il donna ses instructions sur la manière de combattre et de se comporter envers les habitants des pays à traverser.
— Tout Peul que vous rencontrerez sur votre chemin, dit-il, selon qu'il sera ami ou ennemi, vous le retiendrez comme otage ou comme prisonnier. Vous couperez la gorge à ceux qui vous résisteront ou vous paraîtront suspects.
Le départ de Boudiougouré fut donné au petit jour. La colonne des chevaux sous le commandement de Sidi el Mouktar prit la direction de Gouré ; celle des chameaux, sous les ordres de Mohammed el Lamine, se dirigea sur Farabougou. Sidi el Mouktar fit ses provisions d'eau à Bangala, puis arriva à Tio. Les habitants, effrayés, prirent la brousse. Pour les punir, les Maures vidèrent leurs greniers, emmenèrent leurs bestiaux et, au moment de quitter le village, incendièrent les cases. Pour éviter un traitement identique, les gens de Diambé envoyèrent une délégation dirigée par un marabout sarakolé nommé Sidiki Wagué. Sidi el Mouktar accepta les cadeaux offerts, mais exigea que hommes et femmes lui prêtent serment de fidélité sans restriction mentale et s'engagent à combattre pour lui.
Bori Hamsala fut informé qu'une armée maure marchait contre le Macina ; les uns disaient qu'elle venait par Ndioura, d'autres soutenaient que c'était par Tougou et Monimpé. Les deux versions étaient également vraies. En effet, la colonne des chameaux avait reçu l'ordre d'aller à Niasso ; elle était passée par Farabougou et avait atteint Ndioura sans encombre. Ayant quitté Ndioura, Mohammed el Lamine rencontra un gros convoi de Peuls de Nampala qui descendaient sur les bords du Diaka. Il attaqua vivement ; les Maures se ruèrent sur les bergers et en capturèrent beaucoup, mais une partie des animaux leur échappa. Effrayés par les chameaux et les cris des chameliers, les bœufs se dispersèrent dans les villages ; c'est ainsi que le troupeau de Hammadi Bori parvint à Diguisiré. Le chef de ce village envoya immédiatement un cavalier à Ténengou pour aviser Bori Hamsala.
L'amiiru Maasina fit battre le tambour de guerre ; il leva une armée de 8.000 hommes et prit position à Kangou, Dia et Soumounou. Puis il écrivit à Hamdallay pour signaler l'imminence du danger. Il demanda également au chef du Wouro Nguiya de prendre ses dispositions pour couper la retraite aux Maures dès que ceux-ci se seraient engagés à fond dans le Macina. Les chameaux de Mohammed el Lamine bousculèrent tout sur leur passage jusqu'à Guellédyé, sans rencontrer de résistance. Les Maures firent beaucoup de prisonniers et amassèrent un important butin composé principalement de gros et menu bétail. Mohammed el Lamine faisait chanter ses louanges par des musiciens qui accompagnaient les combattants pour ranimer leur courage. Arrivé à Naïdé, il déclara :
— Il faut que demain je dise ma prière de maghreb à Niasso et que ma chamelle fatiguée se désaltère dans les eaux du fleuve 30.
Mais les pays conquis se révoltaient immédiatement après le passage du chef maure qui ne s'en doutait nullement et ne prenait aucune précaution pour assurer ses arrières.
Hamdallay donna ordre à Amirou Mangal de lever 12.000 combattants et de se porter au secours de Bori Hamsala. Les Peuls de Nampala s'armèrent d'eux-mêmes, mettant un point d'honneur à récupérer leurs animaux razziés par surprise. Ils étaient d'autant plus décidés que leurs femmes ne cessaient de pleurer en réclamant, qui sa belle vache aux couleurs chatoyantes, qui son taureau à la bosse majestueuse, orgueil du troupeau, qui son taurillon dont les jeunes cornes promettaient de se développer et de rivaliser avec les branches fourchues du doum. Le contingent de Nampala, évalué à 2.000 hommes armés de lance, se mît en liaison avec celui du Wouro Nguiya, à peu près aussi important. Bori Hamsala reçut de Hamdallay la direction générale des opérations. Il envoya ses ordres à tous ses chefs de guerre.
Cependant Sidi el Mouktar était arrivé à Tougou. Il envoya demander l'autorisation de passer au chef de Monimpé. Ce dernier allégua la parole donnée à Hamdallay pour refuser la libre traversée de son territoire. Sidi el Mouktar répondit :
— Un chasseur qui poursuit un lion peut supporter momentanément la piqûre d'un taon, mais cela ne veut pas dire qu'il n'écrasera pas l'insecte importun.
Par ces paroles blessantes, le chef maure indisposa un homme qui aurait pu lui être utile. Monimpé mobilisa des troupes, barra tout le sud de Dionkobougou à Kouli, et fit connaître sa volonté de raser la tête de Sidi el Mouktar. Amirou Mangal, assuré que les Maures seraient arrêtés s'ils essayaient de descendre vers le sud, traversa le Niger à Koa, le Diaka à l'est de Niémané et alla camper à Dia.
Le contingent peul de Soumounou reçut l'ordre d'attaquer Sidi el Mouktar. Il marcha sur lui, mais pas assez vite car il tomba sur l'aile droite de l'arrière-garde maure à Kersi. Les Maures, très bons tireurs, décimèrent les Peuls dont les survivants s'enfuirent jusqu'à Diakolo. Sidi el Mouktar atteignit Téley ; ivre de colère et sans nouvelle de Mohammed el Lamine, il déploya ses troupes pour attaquer Ténengou. Bori Hamsala désigna quatre juuDe de la garnison de Kangou pour arrêter l'avant-garde maure qui, après avoir détruit Nagou, marchait sur Tyial. Les Peuls atteignirent ce village au milieu de la nuit ; ils se cachèrent dans la brousse à l'ouest de Tyial. Au petit jour, les Maures tombèrent dans l'embuscade et se firent culbuter. Sidi el Mouktar alla se retrancher à Kassa et organisa la résistance qui devait coûter aux gens du Macina plus de 1.600 morts.
Toutes les forces de Ténengou se portèrent sur Kassa où Sidi el Mouktar, pendant trois jours, repoussa tous les assauts. Epuisés et décimés, les attaquants se replièrent sur Kangou, pour céder là place à l'armée d'Amirou Mangal. Mais Sidi el Mouktar, ignorant les dispositions prises par Bori Hamsala, crut que les Peuls se débandaient ; il fit sortir ses hommes et leur donna l'ordre de poursuivre l'ennemi jusqu'à Ténengou. Il ne laissa dans Kassa que quelques défenseurs. Les troupes d'Amirou Mangal, auxquelles s'était joint un petit contingent conduit par Amadou Karsa, chef et imam de Dia, campaient à Toguel Kolé et Diakolo. Elles foncèrent sur Kassa. Amadou Karsa et ses hommes réussirent à pénétrer dans le village et à en exterminer les défenseurs, tandis que l'armée de Diermé partait à la poursuite des Maures. Ceux-ci se trouvèrent pris entre deux feux, car les troupes du Macina, ayant reçu des renforts de Ténengou, Penga et Kouli, s'étaient ressaisies. Sidi el Mouktar, ayant perdu les deux tiers de ses soldats, ne pouvait se replier sur Kassa dont la route lui était barrée par l'armée de Dienné. Il se dirigea avec le reste de ses forces vers Ya Salam 31, espérant le secours de Mohammed el Lamine. Mais ce dernier était en aussi mauvaise posture que son chef.
Le chef du Wouro Nguiya, qui avait reçu la direction des opérations du côté nord, avait attendu que Mohammed el Lamine et ses chameaux fussent arrivés au bord du Diaka. Il demanda aux Peuls de Nampala de descendre jusqu'à Ndioura et d'égrener leurs combattants jusqu'à Soulasandala, pour empêcher les Maures de faire sortir du pays les animaux razziés. Puis, avec un grand nombre de cavaliers, il marcha sur Niasso.
Mohammed el Lamine fut obligé d'évacuer le village ; il voulut regrouper ses forces à Naïdé, mais en fut également chassé. Il apprit que Sidi el Mouktar se trouvait à Ya Salam. Il se préparait à rejoindre ce dernier village quand un contingent des Peuls de Nampala l'encercla. Il sortit de Naïdé et se fit tuer à l'ouest de ce village. On coupa sa tête qui fut envoyée à Sidi el Mouktar pour lui faire comprendre qu'il ne pouvait plus compter sur aucun secours.
Les Maures, démoralisés par l'encerclement qui les empêchait de battre en retraite, se rendaient au fur et à mesure que l'étreinte peule se resserrait autour d'eux. Sidi el Mouktar, à bout de forces et ayant perdu le seul homme qui aurait pu continuer la guerre après lui, alla se rendre à Bori Hamsala. Il fut envoyé sous escorte à Hamdallay où il mourut en prison avant la fin de son procès.

Notes
1. Bodian Moriba régna sur le Kaarta de 1815 à 1834. Cf. Tauxier, 1942, Histoire des Bambara, p. 134.
2. mbiimi, je dis, en peul ; surnom donné par les Bambara à tous ceux qui parlent la langue peule.
3. Nyagalen, mère de Garan.
4. Fara nyimi ntõ.
5. Chez les Peuls, le neveu est toujours gâté par ses oncles surtout ses oncles maternels. Ici, l'idée est que le monde offre tôt au tard au jawanDo l'occasion de se venger d'un affront ou de ruiner une entreprise montée contre lui.
6. Ancêtre d'Almami Koréissi, actuellement chef de canton de Dia et grand conseiller de l'A.O.F.
7. Porr, interjection triviale évoquant le bruit d'un pet.
8. Chez les Masassi, le chef de famille est appelé père par tous les membres de la famille, y compris ses frères plus jeunes. Mamadi Kandian régna sur le Kaarta de 1813 à 1854.
9. Le vieux crâne d'un cadavre de JawanDo détruit un village, à plus forte raison étant vivant.
10. Ta signifie reste en bambara.
11. Ces huit Peuls étaient un serviteur d'Amadou Cheikou, son jawanDo, son maabo, déjà nommés et cinq marabouts dont Amadou Karsa.
12. Début de la formule musulmane d'appel à la prière et qui signifie : « Dieu est le plus grand ! Dieu est le plus grand ! »
13. Cet homme, considéré comme un saint, est enterré dans un toggere qui occupe le milieu d'une série de trois togge appelés togge hinneyeeje, bosquets de la miséricorde, et qui sont situés sur la rive gauche du Niger à une dizaine de kilomètres en aval de Wuro Modi. Les notables et hommes de marque de la région se font enterrer dans ces togge. On y trouve notamment les tombes d'Alfa Baba Diénaba et Almami Deyna de Wouro Modi. Wandiéré est à 4 kilomètres ouest de Wouro Modi.
14. Tige de fer à extrémité tranchante et aplatir la spatule.
15. L'alphabet arabe est composé de 28 lettres, dont sept sont attribuées au feu, 7 à la terre, 7 à l'air et 7 à l'eau.
16. Que Dieu élève la Dina.
17. Sambounné est une corruption de sammannde, hérisson, qui symbolise un homme rébarbatif.
18. ndefu, repas qu'on prépare pour célébrer un événement. Il y en a sept principaux :

19. Région de Nare on nomadisaient les Peuls WolarBe et les Maures Oulad m' Barack.
20. Bâtons fourchus, turbans arrondis, sobriquets attribués aux marabouts au même titre que noircisseurs de planchettes, buveurs de charbon délayé. Caka naabudu, etc.
21. Les animaux immolés par section de la nuque, deviennent impurs.
22. Expression pour interrompre un orateur et demander la parole.
23. Le pays en question sont le Karéri, région de Ndioura, le Kurmaari, région de Kogoni, l'Agoro, région d'Agor et le Bakunu, région de Fogoti.
24.Nhanyaari, région limitée d'une part par le Karéri et d'autre part par le Farimaké, et dans laquelle se trouve la mare dite Fakuma. nhayaari signifie rugueux.
25. D'après la tradition orale.
26. Le lasso dont se servent les bergers peuls, dit teppol, est soit lancé pour attrapper les cornes soit passé à l'aide d'un bâton à une patte de derrière.
27. On verra dans le second volume comment en 1862 Sambounné embrassa la cause d'El Hadj Oumar et mourut à une étape de Hamdallay. La prière de Cheikou Amadou fut donc exaucée.
28. Wa salam, la paix : formule pour terminer une lettre. Cette lettre n'est connue que par la tradition orale.
29. Les Peuls Sambourou sont les WolarBe et les WuuwarBe.
30. Il s'agit du Diaka sur les bords duquel se trouve Niasso.
31. Ya salam, ô paix.

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