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Amadu Hampaate Baa


Muriel Devey
Amadu Hampaate Baa : l'homme de la tradition

LivreSud. Editions NEA : Dakar-Lomé. Collection « Grandes figures africaines »


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Le fonctionnaire

Le 10 février 1922 au terme d'un long voyage à pied, Amadou Hampâté Bâ arrive à Ouagadougou, vieille cité au coeur du royaume Mossi. « À cette époque, (Ouagadougou) n'était pas encore une ville composée de blocs et de quartiers séparés par des rues et des ruelles, mais un immense terrain plat parsemé d'une multilude de petits hameaux de cultures vivrières. On pouvait dire que chaque famille habitait au milieu de son lougan, son grand terrain de culture » [8].
Carrefour de routes, la ville, située dans une position centrale, compte environ 10.000 habitants, essentiellement composés de Mossis. Capitale de l'empire, elle est aussi, depuis peu de temps, la capitale administrative de la nouvelle colonie de Haute-Volta et le lieu de résidence du gouverneur.
En 1919, sur proposition de Gabriel Angoulvant, alors gouverneur général de l'AOF par intérim, le ministre des Colonies détache des territoires du Haut-Sénégal-Niger, pour former une nouvelle colonie. La Haute-Volta est née. Son territoire a pour limite oriental le Niger.

« Ma première proposition a été, en détachant les territoires voltaïques du Haut-Sénégal-Niger, de placer à proximité des populations un organe de contrôle, explique le gouverneur Angoulvant, Au point de vue économique, la Haute-Volta renferme, du fait de la densité et du caractère de ses habitants, des possiblités de développement considérables que seule l'autonomie administrative et budgétaire peut lui permettre de réaliser. La Haute-Volta a été créée pour satisfaire à des besoins impérieux, à la fois d'ordre politique et économique. Cette région de la boucle du Niger est la plus peuplée de toute notre Afrique occidentale. Non seulement sa population est de trois millions d'habitants, mais elle renferme le groupement ethnique le plus important, celui des Mossi… ».

La création de cette colonie parachève l'action menée par les colons dans cette région. La conquête française des royaumes mossis, longtemps jugés imprenables, avait commencé à la fin du XIXe siècle. Après avoir conquis Bandiagara en 1893, les Français poursuivent leur marche vers l'est et occupent le royaume de Yatenga où ils établissent un protectorat. En 1895, ayant décidé de lancer leurs armées dans les royaumes situés plus au sud et à l'est, ils déléguent un messager, ancien esclave des Mossis, auprès du naba de Ouagadougou, Boukari, dit Wogbho (l'éléphant), fils de Naba Koutou et de la reine Hawa, avec mission de lui proposer de signer un traité avec la France. Mais le naba rejette la proposition. Un an plus tard, les officiers Voulet et Chanoine, à la tête d'une armée de Sénégalais et de Bambaras, s'emparent de la capitale. Après une résistance farouche, vaincu, le roi doit s'enfuir vers le Ghana, berceau de la dynastie d'où ses ancêtres s'étaient lancé plusieurs siècles auparavant pour fonder l'empire. Il trouve asile chez les Dagombas, liés à son peuple par un acte d'amitié. Il est remplacé presqu'aussitôt par un parent plus docile, le prince Naba Siguiri, neveu de Wogbho Boukary. L'année qui voit s'exiler le naba Wogbho, marque donc le début de l'époque coloniale pour les populations Mossis de Haute-Volta. Quand, en 1922, Amadou Hampâté Bâ arrive à Ouagadougou, le roi Mossi alors en exercice est Naba Koom II, fils de Sigirui, avait été intronisé en février 1905.
La mise en place par les Français d'un chef local docile et soumis à leur politique fut une pratique fréquente. Dès le début de la colonisation, la puissance coloniale ne chercha nullement à éliminer les structures sociopolitiques en place. Elle n'en avait d'ailleurs pas les moyens, la pénétration du continent africain s'étant opérée à un rythme si rapide que le personnel européen n'était pas suffisant pour administrer, seul, les nouvelles possessions.
Les administrateurs cherchèrent plutôt à s'allier les autorités « indigènes », grands princes ou chefs de village, pour en faire des collaborateurs capables d'opérer la reconversion des mentalités et de transmettre efficacement les exigences des nouveaux maîtres à l'ensemble des populations. Ils s'appuyèrent sur le chef traditionnel en place, ou en désignèrent un nouveau lorsque le chef refusait de se soumettre. L'activité des chefs locaux devint ainsi partie intégrante du système colonial. Il était cependant indispensable de contrôler ce pouvoir local, voire de le réduire et de jouer sur ses rivalités internes. N'est-ce pas le commandant de cercle de Bandiagara qui dit à Wangrin : « Le Vieux roi Bouagui tire à sa fin. J'ai reçu ordre de le jouer contre les siens et ceux-ci contre lui ». Et le même Wangrin qui rapporte à Karibou les propos de son chef : « Le gouverneur ordonne de tenir grand compte des services militaires et des connaissances en langue française de tout candidat à des chefferies. La France veut des hommes à elle à la tête des pays composants son empire » [8].
Les chefs sont donc considérés comme un personnel qu'on peut choisir et manipuler à sa guise. Par la suite, le pouvoir colonial mettra en place des chefs de canton. Placés à la tête de petits territoires correspondant plus ou moins aux unités politiques précoloniales, ceux-ci s'appuient sur les chefs de villages. En l'espace de quelques décennies, les chefs traditionnels cessent d'être des « autorités indigènes » pour devenir une courroie de transmission de l'administration coloniale, de simples agents chargés de lever les impôts, de propager les nouvelles, de réquisitionner et de recruter. Attributs et pouvoirs raditionnels sont considérablement affaiblis.
Dès son arrivée en Haute-Volta, en mars 1922, Amadou Hampâté Bâ passe un examen pour entrer dans le cadre des écrivains expéditionnaires. Admis, il acquiert le statut « d'écrivain expéditionnaire de classe ». Si ses nouvelles fonctions lui confèrent une aura et un prestige élevé aux yeux des « indigènes », par contre elles le situent au bas de l'édifice social colonial.
« Moustaches de souris, moustaches de chat et moustaches de lion, il y a moustaches et moustaches », dira Hampâté Bâ cinquante ans plus tard, dans son discours d'adieu à l'Unesco en 1970. Dans l'administration, il va apprendre, et il lui est conseillé de ne jamais l'oublier, « que le plus petit des Blancs passait avant le plus grand des Noirs et que le premier des Blancs pouvait faire licencier et emprisonner le premier des Noirs » [80]. Il comprend que le « meilleur moyen pour durer était d'être docile et poli. Aussi ma langue, comme celle de tous les fonctionnaires indigènes de l'époque, apprit-elle bien vite à réditer convenablement les mots sacramentels de "bonjour Monsieur", "bonsoir Monsieur", "Bien mon Commandant, Vive la France", et à fredonner la Marseillaise, fut-ce avec des fausses notes et une voix nasillarde » [80].
Poli, travailleur, il n'est pas pour autant « béni-oui-oui » et n'hésite pas à donner son opinion « avec les précautions d'usage lorsque cela me semblait nécessaire pour éviter une ereur ou une injustice. En un mot je n'avais aucun souci de mon avancement » [54].
Amadou est affecté au service de l'enregistrement et de la curatelle aux biens vacants où il retrouve Jean Sylvandre, receveur des domaines. « Je fus premier commis du bureau des domaines parce que j'avais reçu une formation bénévole à Bamako. J'ouvris ce bureau qui était composé de six services : le bureau d'enregistrement, la conservation foncière, les domaines, la curatelle et biens vacants et enfin l'administration de la succession des fonctionnaires qui mourraient sans laisser d'héritiers. Responsable de la bonne marche de ces six services, je devins rapidement chef de service sous la direction de Jean Sylvandre. C'est ce qui me valut d'être connu au cabinet gouverneur » [54].
Il commence donc ses fonctions au bas de l'échelle et effectue de petites tâches telles que répondre au téléphone, expédier ou retirer les colis et lettres à la poste. Peu à peu il va grimper les échelons et pendant les onze années passées en Haute-Volta, il progressera de manière significative dans la hiérarchie administrative jusqu'à obtenir des responsabilités rarement accordées à un fonctionnaire indigène. Parcours sans faute qui lui vaut d'être apprécié de tous les gouverneurs, aussi bien Hesling, Fousset que Fournier, et qui sera couronné en 1932 au terme de son séjour en Haute-Volta par un témoignage de satisfaction du gouvernement. Son ascension, ses « bonnes notes » le rendent suspect aux yeux de certains. « Trop beau pour être honnête » penseront les uns. « Enfant chéri de l'administration coloniale » ajoutent les autres. Même son affectation à Ouagadougou présentée comme une punition est mise en doute. « Il n'avait pas les notes suffisantes pour aller à l'école normale de Gorée ! Son affectation en Haute-Volta, il la doit à Jean Sylvandre, qui l'aimait bien. Punition ? Mais non. Promotion au contraire ! » affirment d'autres encore. Jalousie que tout cela ? À ses détracteurs, Amadou Hampâté Bâ, qui reconnaît cependant avoir été parfois « un petit Dieu » ne se donnera même pas la peine de répondre.
Son affectation dans l'administration lui fait approcher de près l'armature politico-juridique du système colonial. Lui qui a vu arriver à Bandiagara, alors qu'il n'était qu'un entant, le premier commandant de cercle, est maintenant au service de cette administration, aux décisions de laquelle, tout au long de sa carrière de fonctionnaire, il aura à se plier. Le système est bien construit et il n'y a guère de moyens de lui résister, à moins d'entrer carrément en rébellion. Le personnage-clef de cette armature pyramidale est le gouverneur général de la Fédération, représentant et détenteur du pouvoir du gouvernement de la République. Aucune loi ni décret venus de France ne sont applicables dans son secteur s'il n'en a pas fait la promulgation. Cette disposition lui donne une sorte de droit de veto suspensif pour les mesures qui lui déplaisent.
L'échelon inférieur est constitué par le gouverneur, chef de territoire qui administre. Le travail pratique est assuré par un réseau de commandants de cercle, parfois secondés par des chefs de subdivision. Le commandant de cercle est l'homme orchestre, chargé de préparer les décisions et de les exécuter. Il est le « tout- puissant », le « Dieu de la brousse » qui, dans les faits, commande et souvent même abuse de son pouvoir. « Un commandant de cercle, c'est toute l'autorité française en miniature. Aussi vit-on Jacques de Chantalba se lever et, debout dans sa voiture, saluer de la main à droite et à gauche, tout comme le gouverneur, le gouverneur général et même le ministre des Colonies, grand patron et responsable des administrateurs qui, d'ailleurs, n'avaient peur que de lui » [8].
Longtemps, notamment en AOF, les gouverneurs et les commandants de cercle furent des militaires. D'ailleurs le terme de « cercle » qui désignait l'institution centrale de toute l'organisation coloniale, le district ou la région, rappellait la nature, militaire, de l'acquisition coloniale. Amadou Hampâté Bâ, dans ses différents écrits, a laissé de nombreux portraits de tous ces personnages et il se plaisait à évoquer, avec verve et faconde, mille anecdotes savoureuses sur certains de ces fonctionnaires coloniaux.
À Ouagadougou, tout en travaillant dans l'administration, Amadou Hampâté Bâ reste en contact avec la tradition peule grâce à la présence de son oncle Babali Bâ, traditionaliste et marabout. Réfugié auprès du Moogo Naba, il est devenu son conseiller pour les Affaires musulmanes et fulɓe. Lorsqu'il prend son poste de fonctionnaire, Amadou vient juste d'entrer dans sa vingt-deuxième année. À cet âge il peut accéder au degré médian de la vie éducative peule et entamer son deuxième grand cycle d'initiation et d'éducation traditionnelles, celui qui est dispensé aux adultes pour approfondir les connaissances déjà reçues. Le jeune homme « à 21 ans, a fini le petit cycle. Il est censé avoir fait un premier tour dans toutes les initiations. On lui a parlé des êtres vivants, immobiles, mobiles, on lui a parlé des règnes animal, animal et végétal. À partir de 21 ans, il entame un autre cycle et les deuxièmes 21 ans viennent renforcer les premiers vingt et un ans » [60].
Dans son esprit, les milliards de petits points engrangés auparavant équivalent chacun à une porte d'entrée de connaissance. Il faut désormais faire germer, pousser et mûrir tout ce qui a été semé dans le cerveau. Au cours des vingt et une nouvelles années, chaque cycle de 7 ans fixera un niveau de connaissances à acquérir et un degré à atteindre dans l'initiation et dans l'ésotérisme. Ce degré est plus au moins élevé selon les aptitudes des individus et parfois le rang social qu'ils doivent à leur naissance. C'est en partie auprès de son oncle qu'Amadou reçoit les connaissances liées au deuxième degré de l'enseignement traditionnel peul. Il recueille aussi auprès de lui, toute une documentation sur les traditions mossis, peuple d'agriculteurs peu islamisés, sur le fonctionnement de la cour du Mogo Naba, sur les différentes cérémonies et coutumes liées à cette cour et se documente sur les populations Samos, Touaregs et Déforobés.
Tandis qu'en Haute-Volta, Amadou fait ses premiers pas de fonctionnaire, à Bandiagara, la famille Diallo, parente de celle d'Amadou, s'affaire. On prépare le trousseau de l'une des filles de la maison, la belle Baya Diallo qui va épouser Amadou Hampàté Bâ, son cousin. Le mariage a été arrangé il y a bien longtemps, mais la jeune fille, qui n'a encore que quinze ans, pense néanmoins à son futur époux avec beaucoup d'émotion. Depuis plusieurs mois, dans la concession familiale, un tisserand s'applique à la fabrication du « arkila-kerka » cette moustiquaire tissée en laine de mouton et en coton, élément essentiel du trousseau de la jeune mariée peule et future parure de la case nuptiale. Sur ce tissage long de dix coudées et large de quatre, figurent des motifs décoratifs qui ont tous une signification se rattachant au mystère des nombres, de la cosmogonie, ainsi qu'aux scènes de la vie quotidienne.
Tout comme la couverture et ses broderies, le métier à tisser est lui aussi « une grande leçon de philosophie, Tout parle : la navette, les pédales, le fil de trame, le peigne, le rouleau, i'ensouple, les lisses etc. Chaque élément représente un des aspects du jeu de la vie cosmique : parole créatrice, dualisme, loi des cycles, passé, présent, avenir, enroulement du temps » [7].
« Le tisserand planté au milieu de son métier à tisser qui repose sur huit bois principaux symbolisant les huit directions de l'espace, est comme planté au coeur du monde dont il actualise et répète l'éternelle création » [23]. Ses deux fils, celui de la trame et celui de la navette, symbolisent le mâle et la femelle. Ainsi « le mâle ferme la femelle et la femelle ferme le mâle… Pendant ce temps là, la vie continue à venir vers le ventre du tisserand. C'est donc la vie que crée le tisserand et il en est conscient » [53].
D'ailleurs « en manipulant chaque pièce, le tisserand chante ou récite une litanie précise car il sait qu'il touche à l'un des mystères de la vie, en tout cas à son symbole, ce qui pour lui revient au même » [7].
Après six mois de travail, la moustiquaire est enfin prête et le mariage a lieu. En cette journée solennelle, la concession est remplie de monde. Le marabout récite quelques versets du Coran puis bénit les deux époux. Amadou et Baya viennent de s'unir. La cérémonie est terminée. Une nouvelle vie commence pour tous deux. Tard dans la soirée, Bandiagara résonne encore des bruits de la tête et les invités continuent à se délecter avec la viande de mouton, les galettes de mil, le couscous de fonio et les noix de kola. Mais tout a une fin et le couple fait ses adieux aux familles. L'heure de départ pour Ouagadougou a sonné. Une fois de plus, Amadou quitte la ville de son enfance. Mais aujourd'hui il n'est plus seul. Il part accompagné de son épouse.
En 1923, Amadou Hampâté Bâ demande son affectation à Dori, village peul de Haute-Volta. « Ouagadoudou avait en effet un énorme défaut pour moi : on n'y trouvait pas de lait ! Or pour un peul, le lait c'est comme le vin pour un européen » [54]. Situé au nord-est de la colonie, le cercle de Dori est peuplé essentiellement de Peuls mais aussi de Touaregs et de Songhays, islamisés dans leur majorité. Le couple reste un an dans cette ville, année au cours de laquelle naît le premier enfant, une petite fille appelée Kadidja par Amadou et Baya.
De retour à Ouagadougou en 1924, Amadou est affecté au cabinet du gouverneur grâce à Demba Diallo, premier secrétaire du cabinet du gouverneur. Quelques mois plus tard, il prend un peu de galon et accède à la 2e classe des écrivains expéditionnaires. A ce titre, il est chargé de la dactylographie et de la tenue des registres, des livres et des correspondances ordinaires à l'arrivée et au départ et au classement des archives courantes. En janvier 1927, nouvelle promotion, Amadou est nommé « commis expéditionnaire de 6e classe », puis commis expéditionnaire adjoint de première classe ». Son statut s'améliore nettement. Désormais, jugé plus expérimenté, on le charge de menus travaux de comptabilité financière, de tâches de secrétariat des tribunaux indigènes et parfois de gestion de la caisse des menues dépenses.
Au cours de cette même année, il est envoyé à Bobo-Dioulasso, pour effectuer l'inventaire des biens laissés par un commerçant assassiné et s'occuper de cette succession. En l'absence de tout héritier, la liquidation de ses biens et immeubles a été confiée au bureau de la curatelle et biens vacants dont fait partie Amadou. La route est longue de Ouagadougou à Bobo-Dioulasso, mais Amadou ne voit pas le temps passer car il observe et note ce qui lui paraît intéressant.
Arrivé à proximité de la ville, Amadou est frappé par la beauté du site. « Les chaînes de collines coiffées de verdure étaient séparées par des vallonnements de terre jaune-rouge que le soleil dorait et faisait briller de loin en loin, trouant l'immense tapis vert nuancé par les herbes et les arbres ». [8].
C'est à Bobo-Dioulasso qu'il retrouve Wangrin qui, après avoir démissionné de ses fonctions d'interprète, s'était installé comme commerçant et gagnait beaucoup d'argent, avantagé par la situation de la ville, véritable « capitale commerciale du territoire, plaque tournante d'échanges entre plusieurs pays… et également pays extrêmement fertile, habité par une population laborieuse et très accueillante » [8]
Dès qu'il apprend l'arrivée d'Amadou, Wangrin, tout heureux de le revoir, le reçoit et l'héberge chez lui, comme le veut la tradition. Pendant trois mois, les deux hommes passent de longues soirées ensemble au cours desquelles Wangrin raconte à « son neveu » sa vie « aventureuse et orageuse » tandis que son griot Djeli Maadi les accompagne, au son de sa guitare. Un jour, il fait promettre solennellement à Amadou Hampâté Bâ d'écrire sa vie. « Mon petit Amkoullel, autrefois, tu savais bien conter. Maintenant que tu sais écrire, tu vas noter ce que je conterai de ma vie. Et lorsque je ne serai plus de ce monde, tu en feras un livre qui non seulement divertira les hommes, mais leur servira d'enseignement » [8]. Chaque soir, Amadou Hampâté Bâ note fidèlement ce que lui a raconté Wangrin au cours de la veillée.
Plus tard, le hasard de ses déplacements imposés par ses fonctions administratives le conduit dans toutes les villes et tous les postes où Wangrin était passé et avait laissé des souvenirs. Amadou peut alors interroger la plupart des personnages qui ont côtoyé Wangrin et compléter ses informations. Les dernières années de la vie de cet homme lui seront contées plus tard, à Bamako, par le griot de Wangrin, après la mort de ce dernier.
Wangrin et Romo Sidebi, son ennemi juré, brigadier-chef nommé interprète indigène, font partie de ces personnages qui par calcul, intérêt mais aussi par nécessité servent la colonisation. Les Français sont peu nombreux et principalement localisés dans les villes. Ils connaissent mal le pays, ne parlent pas les langues africaines, sauf à de rares exceptions. Il leur faut donc des gens qui soient la « bouche du commandant » comme les interprètes ou « sa plume et son crayon » comme les écrivains, et aident la machine coloniale à fonctionner sans trop de heurt. De même que le pouvoir colonial s'appuie sur les chefferies traditionnelles pour exercer son pouvoir, de même il utilise, au sein de son administration, des Africains qui lui servent d'auxiliaires. D'où la nécessité de les former et de les envoyer à l'école.
Profitant de son séjour à Bobo-Dioulasso, Amadou complète ses connaissances sur les Bobos et s'informe sur les traditions et les coutumes des populations dioulas et haoussas. En effet, au fonds ancien de la population de la ville formée essentiellement de Bobos animistes, s'est ajoutée une communauté musulmane, des colporteurs Dioulas et des commerçants Haoussas. Amadou ne se contente pas de noter simplement des informations sur l'histoire et les pratiques des peuples qu'il a l'occasion de côtoyer. Parfois, après avoir gagné la confiance des « vieux traditionalistes », grâce à son attitude respectueuse et son esprit ouvert, il est initié par certains d'entre eux. En effet, l'appartenance par droit de naissance mais aussi l'incorporation légitimée donnent le droit d'être initié. Ainsi chaque fois que cela lui est possible, Amadou n'hésite pas demander à certains traditionalistes de lui « ouvrir les yeux », de lui apporter la connaissance. À cette demande, tous les maîtres lui répondent : « si tu veux que je t'enseigne, il faut cesser d'être toi pour être moi. Oublie-toi pour être moi. Sinon, si tu ne renonces pas à être toi, nous serons, tout en étant face à face, aussi éloignés que le ciel et la terre. Il ne faudrait pas que tu ramènes ce que je vais te dire en le comparant à ce que tu sais. Vide-toi de ce que tu sais. Si tu sais que tu ne sais pas, tu sauras ». [60]. C'est ainsi qu'Amadou Hampâté Bâ s'ouvre à d'autres savoirs et satisfait pleinement son immense curiosité et son besoin de comprendre.
En 1929, Amadou Hampâté Bâ est affecté à Tougan où il séjournera jusqu'en 1931, en qualité de « chef de poste ». Amadou doit cette nomination plutôt exceptionnelle au gouverneur Fournier avec lequel il entretient d'excellents rapports. Le commandant de subdivision alors en exercice, M. Mengant, vient d'être chargé de l'intérim du cercle de Dédougou dont dépend Tougan. Son poste étant vacant, le gouverneur décide qu'Amadou Hampâté Bâ sera chargé de la subdivision jusqu'à nouvel ordre. Amadou s'installe donc avec sa petite famille dans le chef-lieu du pays samo, situé au nord-ouest de Ouagadougou, non loin de la frontière du Soudan.
Sa qualité de fils adoptif de Tidjani Thiam, ancien héritier du turban de Louta, petite ville située plus au nord à environ une cinquantaine de kilomètres, lui vaut d'être apprécié des populations samos de la région et reconnu dans son autorité de chef de la subdivision. Pour eux, il est le prince et, à ce titre, leur chef. Grâce à la présence d'Amadou, qui a des talents de conciliateur, les conflits entre la population et l'administration s'apaisent, voire disparaissent. Pourtant les Samos s'étaient maintes fois rebellé, particulièrement en refusant de payer l'impôt.
Hampâté Bâ qui a le sens du dialogue, sait négocier, réconcilier et arrive ainsi à mener à bien sa tâche.
Malheureusement l'opposition de l'Église qui voit en Amadou un empêcheur de conversion au christianisme oblige le gouverneur à muter Amadou Hampâté Bâ dans un autre cercle. Ce dernier avait fait interdire les réquisitions d'enfants pour la crèche par les pères blancs, moyen indirect utilisé pour les faire baptiser.
Amadou est envoyé plus loin, dans le Yatenga, à Ouahigouya, où un scandale de détournement de fonds par le gérant des Postes et Télécommunications vient d'éclater. Il s'installe avec sa femme Baya et ses enfants. À Tougan, le cercle de la famille s'était agrandi et un fils, Hammadoun, avait vu le jour. La nouvelle ville dont les « richesses et les beautés… semblaient sorties tout droit d'un récit des Mille et une Nuits » [8] plaît au jeune fonctionnaire et il retrouve ici certains des charmes de son pays natal. « Les filles fulɓe, blanches comme des mulâtresses, les filles mossis et bambaras, noires comme de l'ébène sahélien, étaient si élancées et d'une telle grâce qu'en les voyant au marché on se serait cru à une foire organisée pour un concours de beauté » [8]. Notre homme, qui n'est pas insensible à la beauté des femmes, ne se lasse pas de regarder les belles femmes qui, visiblement, ne manquent pas à Ouahigouya.
Mais la ville a d'autres atouts. C'est aussi un marché important, regorgeant de produits dont une grande part provient du Macina. Mil, riz, beurre de vache aromatisé, lait, quartier de mouton, tabac de Tombouctou, fruits, légumes. Toutes ces riches marchandises sont transportées par les caravanes d'ânes et de boeufs convoyant d'un pays à l'autre, d'une région à une autre région. C'est dans cette ville aux charmes multiples qu'Amadou exerce ses fonctions administratives pendant environ deux ans. Il travaille au secrétariat du cercle administratif comme « commis expéditionnaire titularisé de 2e classe ». Il a encore franchi des échelons et benéficie de la confiance de ses supérieurs.
Lors de son séjour dans cette région située non loin de Bandiagara, Amadou Hampâté Bâ correspond beaucoup avec Tierno Bokar, s'entretenant avec lui de Dieu et de la religion. Cet important échange de lettres débute à la suite de vacances passées à Bandiagara. Profitant d'un congé, Amadou se rend dans la ville où il est né. Jeune fonctionnaire, tout frais moulu dans son nouveau costume et ses nouvelles fonctions, il prend ses « airs », reste chez lui et ne va pas visiter de suite son vieux maître. Il reste trois jours sans aller le voir. Mais, un soir, pris de remords, il se décide à lui rendre visite. Tierno Bokar se met à rire en le voyant, comprenant les raisons de son attitude. Il l'encourage à ne pas être ingrat et à reconnaître les bienfaits de Dieu. Puis il lui propose de se « convertir à Dieu » car lui dit-il, « tu es né musulman mais tu n'es pas converti. Or cela ne suffit pas ». Si Amadou accepte de suivre cette voie, Tierno promet de lui écrire partout où il se trouvera en poste et de répondre à toutes les questions qu'il lui posera.
Après ses vacances, Amadou repart en Haute-Volta. Pendant un mois il reste sourd à l'appel de Tierno. Puis un soir, au moment de l'hivernage, alors qu'il se trouve dans sa paillote, un orage éclate, accompagné d'un fort coup de tonnerre et d'un éclair qui paraît transpercer la paille de la toiture. Il lui semble que le toit de la maison se déchire et qu'il voit le fond du ciel. Stupéfait, il se lève et se demande : « d'où est venue cette lumière ? Qui aurait pu l'empêcher ? Pourquoi ne suis-je pas écrasé sous son poids ? Qui m'a préservé ? » Il passe toute sa nuit à réfléchir et à penser. Au petit matin, c'est le déclic. Il écrit immédiatement à Tierno Bokar et lui demande de lui enseigner plus profondément les principes de la science islamique. À partir de ce jour, commence entre eux une longue correspondance qui ne s'interrompra qu'à la mort du vieux maître. Ce dernier transmet à Amadou les réponses à toutes les questions qu'il lui pose. Ne sachant pas écrire le français, Tierno Bokar dicte ses lettres à un ami, Mamadou Sissoko. A partir de cette nuit mémorable, il accompagnera sans cesse Amadou dans ses pensées, dans ses rêves et dans tous les moments importants de sa vie.
Amadou Hampâté Bâ recevra l'enseignement de Tierno Bokar de manière plus intensive et approfondie à partir de 1933. Fin 1932, la colonie de Haute-Volta vient d'être supprimée. Son territoire est rattaché, après morcellement, aux territoires voisins du Niger, du Soudan et de la Côte-d'Ivoire. Hampâté Bâ se trouve donc en congé de longue durée, en attendant d'être affecté dans un nouvel endroit. Il passe ses congés à Bandiagara où pendant neuf mois il reste aux côtés de son maître.
Tierno Bokar, dont le grand-père maternel El Hadj Seydou Hann avait été un grand mystique soufi initié à l'école de la Qadiriya avant de se placer sous l'obédience d'El Hadj Omar et d'entrer dans l'ordre de la Tidjaniya, avait été formé lui-même par le vieux Guiré, moqadem de l'ordre Tidjani. Quand il vient à lui pour recevoir son enseignement spirituel et religieux, Amadou a dépassé trente ans. Il entre dans l'une des classes les plus élevées de Tierno Bokar, la quatrième, celle des « deften-kobhe » : « ceux du Livre », étudiants à qui Tierno réserve son enseignement le plus original, le plus personnel et le plus poussé, mais donné toujours sous une forme imagée.
À cet élève brillant, ouvert, faisant preuve d'un haut degré de maturité spirituelle, Tierno révèle les arcanes majeurs d'un ésotérisme inaccessible à la masse, celui de l'enseignement supérieur du Soufisme et de la voie Tidjane dont Tierno considère les adeptes comme les plus modernes et les plus rationalistes des musulmans. Amadou entre ainsi dans la voie royale de l'initiation religieuse. Tierno Bokar lui enseigne d'abord l'amour et l'unicité de Dieu et tente de lui faire approcher le degré ultime de la connaissance, cette « troisième lumière, lumière de Dieu, obscurité brillante, lumière de la vérité. Ceux qui ont le bonheur d'y parvenir perdent leur identité, deviennent ce que devient une goutte d'eau tombée dans le Niger, ou plutôt dans une mer infiniment plus vaste en étendue et en profondeur » [13].
Mais l'union divine ne dispense pas de la pratique du devoir moral, que Tierno résume en quelques mots : amour, charité, pitié, tolérance et humilité car « notre planète n'est ni la plus grande ni la plus petite de toutes celles que notre Seigneur a créées, nous ne devons nous croire ni supérieurs, ni inférieurs aux autres êtres de l'univers, quel qu'ils soient » [13]. « L'arc en ciel doit sa beauté aux tons variés de ses couleurs. De même nous considérons les voix des divers croyants qui s'élèvent de tous les points de la terre comme une symphonie de louanges à l'adresse de Dieu qui ne peut être qu'Unique » [13].
Peu importe la religion, l'essentiel est d'approcher Dieu. Ce message oecuménique Amadou le retiendra toute sa vie. Plus tard, il s'efforcera d'aller au devant des autres, de susciter le dialogue entre les religions et, à son tour, « d'étudier les enseignements des religions révélées. Elles sont pour tous com me une eau potable. Nous conseillons cependant de les assimiler lentement et d'éviter les théologies bourbeuses qui sont propres à donner le vert de Guinée spirituel » [13].
Jour après jour, Tierno Bokar, grand savant en sciences mystiques et théologiques, en littérature et en jurisprudence islamiques, délivre son enseignement religieux et spirituel dont Amadou franchit les différents degrés qui le mènent peu à peu à la connaissance divine. Au cours de ces longs mois, Tierno révèle aussi à son brillant disciple le symbolisme des lettres et des nombres. Pour lui, la science des nombres, sorte de cryptogiaphie numérale qu'il nomme du mot arabe « rumzu », est indispensable à connaître car c'est un moyen « d'interpréter aussi bien le sacré que le profane sacralisé » [10]. Puisque Dieu avait, « dans le Coran, juré par des nombres », Tierno Bokar en avait déduit que « les nombres sont des clés permettant de pénétrer les mystères et les secrets des lois qui régissent le cosmos et son harmonie grandiose » [10]. Amadou ressort transformé de cette initiation qui lui a permis d'approcher la connaissance divine.
Tierno Bokar charge son élève de faire connaître l'enseignement schématique qu'il a inventé sous le nom de « Maddin ». Quelques temps après avoir été initié, Amadou suggère à Tierno Bokar de traduire son oeuvre orale en français. Ils travailleront ensemble pendant plusieurs années à cette traduction. C'est dans le vocabulaire théosophique qu'Amadou Hampâté Bâ trouvera les termes les plus appropriés pour qualifier les choses mystiques. Pendant trois ans, se plongeant dans la revue Eudia, il passera une grande partie de ses loisirs à recenser la terminologie adéquate dont il contrôlera la traduction à l'aide d'un dictionnaire français-arabe.
A partir des notes prises lors des entretiens de 1933 et des nombreuses discussions qu'il aura par la suite avec son « oncle », il écrira un ouvrage en hommage à son vieux maître spirituel dans lequel il relatera sa vie et son enseignement ainsi que les principaux événements relatifs à l'une des branches de la Tidjaniya, le Hamallisme.
En 1934, Hampâté Bâ apprend que l'administration coloniale l'affecte à Bamako. Dès qu'il prend connaissance de cette décision, il prépare ses bagages pour gagner la capitale du Soudan avec ses enfants et ses deux épouses. En effet, alors qu'il était en Haute-Volta, sa mère l'a marié à Banel Thiam, une cousine devenue veuve et qu'il devait prendre en héritage comme le veut la coutume.
La route Bandiagara-Bamako n'a plus de secrets pour lui. Il découvre cependant toujours avec émotion la capitale. Aux abords de la ville, Amadou, heureux d'être revenu dans son Soudan natal, s'arrête quelques instants et regarde le paysage qui s'offre à lui. Comme la ville a changé et s'est agrandie ! Elle compte désormais plus de 16.000 habitants. Amadou évoque dans sa mémoire l'histoire plusieurs fois entendue de Bamako et devant ses yeux rêveurs, défilent les images du passé. Située entre le fleuve Niger au sud et les petites collines de grès au nord, Bamako, véritable carrefour naturel, fut fondé à la fin du XVIe siècle par une famille bambara, les Niaré. Grand marché de sel, de kola, d'amandes de karité et d'esclaves à la fin du XVIIIe siècle, la ville se mit à péricliter au cours du XIXe siècle sous l'effet des diverses guerres qui ravagèrent le pays et ruinèrent l'économie.
Malgré son déclin, les Français s'y installent en 1883 comprenant vite que ce centre commande les routes de l'intérieur et constitue une place forte de choix. En 1904, le rôle de carrefour de la ville est renforcé par l'arrivée du chemin de fer reliant Dakar au coeur de l'Afrique sahélienne et Bamako devient capitale de la colonie appelée alors Haut-Sénégal-Niger, raflant ce titre à la ville de Kayes. À partir de cette date, l'histoire de la ville est essentiellement coloniale et son urbanisme porte la marque de la colonisation. Sur les hauteurs de la colline de Koulouba, le palais du gouverneur et le grand centre administratif donninent la capitale qui étale dans la plaine ses multiples « carrés », ses grands blocs de bâtiments noyés dans un flot de verdure, sortes de villages abritant chacun plusieurs familles. Bozos, Bambaras, Toucouleurs, Peuls… peuplent la capitale.
Dès son arrivée en ville, Amadou se rend à Koulouba où il prend ses nouvelles fonctions à la mairie sous les ordres de Marius Bellier, ancien chef de cabinet à Ouagadougou, que Fousset, gouverneur du Soudan depuis 1931, avait fait appeler auprès de lui pour lui confier le cercle de Bamako. De 1934 à 1936, Amadou occupe le poste de premier secrétaire puis de chef de la section des Finances à la mairie de Bamako. Il sert épisodiquement d'interprète particulier au gouverneur, bien qu'il n'appartienne pas au corps des interprètes.
Chaque jour, il se rend au bureau où il travaille consciencieusement, ce qui lui vaut encore de bonnes notes et une appréciation positive du gouverneur. L'administration coloniale, tout comme l'avait été l'école, est pour lui un lieu où il acquiert des méthodes de travail rigoureuses, apprend à s'organiser, à prendre des notes ce qui lui permet ainsi d'être efficace, méthodique, précis, ponctuel même. Ces qualités l'aident également dans l'organisation de sa collecte des traditions orales et lui resteront jusqu'à la fin de sa vie.
À Bamako, Amadou passe quatre années tranquilles et agréables. Parallèlement à ses fonctions dans l'administration, il travaille à la traduction des oeuvres de Tierno Bokar et complète ses informations sur les traditions bambaras. Il fait la connaissance d'El Hadj Bli, ancien chef du Komo de toute la région de Bougouni, converti à l'Islam, qui lui fournit des données sur l'initiation et la cosmogonie bambara.
Toujours avec la même passion, il écoute,. enregistre et note dans ses cahiers tout ce qu'il voit et entend. Il écrit tantôt en français, tantôt en peul, utilisant l'alphabet latin auquel il ajoute de nouveaux caractères qui lui permettent de transcrire des sons propres à la langue peule. Son stock de manuscrits, qu'il a commencé à constituer il y a maintenant près de quinze ans, est devenu volumineux.
Pendant ses moments de loisirs, il rend visite à ses amis ou reçoit dans sa maison. Vaste maison, nouvellement acquise, située dans le quartier de Medina, rue 14 x 5, dont les bâtiments s'ouvrent sur une petite cour où s'activent femmes et enfants à l'ombre des manguiers. Chaque soir, nombreux sont ceux qui viennent écouter Amadou. Celui-ci n'a rien perdu de ses qualités de conteur. Allongé sur une natte sous les arcades qui bordent la courette, infatigable, il raconte récits historiques, épopées, proverbes, anecdotes, devant un auditoire attentif et émerveillé et la cour ne désemplit jamais. Très souvent, un ou plusieurs griots l'accompagnent et leur musique fait de ces veillées des instants agréables dont tout le monde se souvient.
Amadou est aussi conseiller à ses heures et à ceux qui le lui demandent, il n'hésite pas à prendre sur son temps pour leur faire part de son avis. Au cours de ces moments de détente, il retrouve avec joie et émotion, un vieux maître de l'école française, Frédéric Assomption, instituteur devenu inspecteur de l'enseignement primaire et « qui fut, on peut le dire, le père culturel de presque tous les vieux fonctionnaires indigènes du Soudan. C'est sans doute le maître français qui laissa dans notre pays les traces les plus profondes » [17].
Frédéric Assomption, sorte de Zeus à longue barbe, à la voix tonitruante, est un personnage infiniment bon. Bien que devenu adulte, Amadou conserve pour son ancien maître un profond respect et se sent toujours prêt à l'écouter.
Par son intermédiaire, il fait la connaissance de la famille Le Gall. Décorateur, sculpteur, architecte, Jean Le Gall s'était passionné pour l'art africain quelques années auparavant, lorsque la sculpture africaine, tout juste révélée au public fançais, devint une source d'inspiration pour les plus grands artistes tels que Picasso, Modigliani, Matisse et autres grands maîtres de l'art moderne occidental. Installé à Bamako avec sa petite famille, pendant plus de dix ans, il conçoit l'architecture de divers bâtiments dont l'Artisanat, qui deviendra plus tard l'Institut national des arts, une mosquée, et des écoles. Il regroupe plusieurs artisans autour de lui et leur enseigne la manière d'améliorer les techniques de fabrication ainsi que la qualité des objets et des tissus, sans pour autant toucher à leur conception et au symbolisme dont ils sont chargés. Hampâté Bâ et Jean Le Gall vont vite sympathiser et auront auront très souvent de longues conversations sur l'art, sa fonction et son symbolisme.
Parmi ses nombreux amis soudanais, Amadou affectionne particulièrement Mohamed Lamine Soumbounou, artisan du cuir, élève de Jean Le Gall, qui participa à l'exposition coloniale internationale de 1931 en France. Lamine Soumbounou fait partie de ces hommes de caste que sont les travailleurs du cuir, les tisserands, les forgerons, les artisans du bois, tous ces « artisans de la, matière » dont les « fonctions correspondent presque toujours à des spécialisations initiatiques se transmettant de père en fils et véhiculant tout un ensemble de connaissances générales : sciences de la nature, minéralogie, zoologie, botanique, pharmacopée » [23]. Pour chaque artisan, la pratique de son art correspond à une fonction sacrée. En effet, les métiers ne sont pas « considérés comme de simples occupations utilitaires domestiques ou économiques mais comme des oeuvres sacrées, exécutées par des initiés en vue de plaire à Dieu, Maa Ngala » [7].
D'origine sarakollé, Soumbounou, grand conteur, n'a pas son pareil pour raconter l'histoire de l'empire du Ghana, pour parier de son art ou de religion. Les deux hommes passent de longues soirées ensemble dans sa maison à Missira et évoquent mille sujets. Ils se confient tout et n'ont pas de secrets l'un pour l'autre. Amadou, avide d'apprendre, écoute, questionne, allongé sur le lit auprès de son compagnon. Bien souvent c'est l'appel à la prière du., petit matin qui sépare les deux hommes jamais sevrés de discussions. « Tu es trop curieux Amadou », lui dit souvent Soumbounou. « Fais attention à ne pas te disperser ».
Quelques années plus tard au moment de la guerre, lorsqu'un Français, receveur des postes, chez qui les deux hommes viennent écouter la radio, leur parlera de franc-maçonnerie et commencera à initier Amadou. Mohamed, voyant son ami séduit et trop intéressé à son goût, le mettra en garde. « Tout cela est bien, Amadou, mais c'est beaucoup. Nous sommes déjà tidjanes. Ca suffit, laisse tomber ces histoires ». Les deux hommes laisseront tomber, tout au moins momentanément, mais Amadou y reviendra plus tard.
Par l'intermédiaire de la famille Le Gall, Hampâté Bâ fait la connaissance de quelques administrateurs français. Outre le, fait de sceller de nouvelles amitiés, ces rencontres vont le mettre en contact avec le milieu de la recherche coloniale qui se développe depuis quelques années. Le début des années trente voit en effet arriver en Afrique occidentale des missions d'ethnologues qui parcourent les villages et collectent les traditions orales.
La connaissance scientifique de l'Afrique, de ses sols, de ses climats, de sa faune et de sa flore ainsi que de ses populations, de leurs langues et de leurs cultures avait fait ses premiers pas au cours du XIXe siècle. Elle fut d'abord le fait d'individus isolés, essentiellement des voyageurs et des administrateurs coloniaux. Récits de voyage, cades, petites monographies et dictionnaires sont les premières publications qui présentent les pays parcourus ou conquis. Le baron Roger, gouverneur du Sénégal entre 1822 et 1827 publie un dictionnaire wolof. En 1841, G. d'Eichtal écrit un traité sur l'origine des Peuls et leur histoire et élabore un vocabulaire comparatif de leurs idiomes. Peu après, en 1853, l'abbé David Boilat présente dans son livre Esquisses sénégalaises un tableau des populations du Sénégal. Faidherbe lui-même, en 1860, rédige une sorte de dictionnaire de 1500 mots français avec leurs correspondants en langues locales et publie, en 1875, Un essai sur la langue peule.
Dans le domaine des sciences naturelles, dès le XVIIIe siècle, par ses études effectuées sur le terrain dans des conditions très difficiles, Michel Adamson ouvre la voie de la recherche ouest-africaine en histoire naturelle. Au début du XXe siècle, les administrateurs font encore figure de défricheurs et réalisent des travaux de qualité qui font référence. Maupoil, Henri Gaden, linguiste, spécialiste des Peuls et des Toucouleurs, Paul Marty, auteur d'une série d'ouvrages sur l'Islam noir, Louis Tauxier, Charles Monteil, ethnologue et islamisant… autant de «chercheurs» avant la lettre.
Le gouvernement colonial encourage leurs travaux notamment la rédaction de « coutumiers », recueils de préceptes destinés à fixer et codifier la coutume des ethnies et à aider l'administration dans sa politique « animiste », la préservation des centres traditionnels étant, selon elle, le meilleur moyen de lutter contre la propagande des marabouts.
Après le gouverneur Maurice Delafosse qui ouvre une nouvelle brèche avec ses travaux de cartographie, d'ethnographie et de linguistique sur le Haut-Sénégal-Niger, et Henri Labouret, spécialiste des Lobis et des Mandingues, le praticien de l'administration va céder le pas à l'analyste des cultures. Désormais, le monde des scientifiques va faire son entrée en Afrique. Certains administrateurs s'orientent déjà délibérément vers la recherche tel que Raymond Mauny, historien, Robert Cornevin ou Henri Deschamps.
Dans le domaine de l'ethnologie africaniste, Gilbert Vieillard assure la transition entre ces deux époques, celle des administrateurs et celle des chercheurs. Après avoir fréquenté l'école des Langues orientales où il apprend le peul et le haoussa, Vieillard est envoyé à Zinder pour la rédaction du coutumier du Niger. À Dogo N'Doutchi, dans le Dallol, il recueille une abondante moisson d'observations ethnographiques sur la population peule. Il retrouve cette population à Say, non loin de Djenné. De plus en plus passionné, il passe désormais ses loisirs à approfondir ses connaissances sur les traditions de ce peuple.
Mais c'est à Mamou, en Guinée où, après un stage de dix-huit mois à l'école coloniale, il est affecté comme administrateur, dans une région où le peul écrit en caractères arabes est d'usage courant pour la correspondance depuis longtemps, que Gilbert Vieillard trouve la littérature écrite la plus abondante. Il en donne les textes en caractères latins dans une traduction fidèle et élégante. Ainsi, imposées par les besoins de l'administration coloniale qui doit explorer, inventorier, connaître les pays pour mieux les gérer, ou fruits de passions individuelles, les premières études en sciences humaines et en linguistique se développent.
La recherche proprement dite, celle des «spécialistes», ne fait son apparition en Afrique qu'avec Marcel Griaule en 1931. Ethnologue de renom, élève de Marcel Mauss professeur au Musée de l'Homme à Paris, Marcel Griaule effectue, entre 1931 et 1933, une mission ethnographique et linguistique en Afrique avec Michel Leiris, alors son assistant. Dakar-Djibouti, tel est leur itinéraire qui passe par les falaises de Bandiagara où Griaule effectue son premier, séjour chez les Dogons. De ce voyage fabuleux, naîtra L'Afrique fantôme de Leiris, publié en 1934. Dieu d'eau ou Entretiens avec Ogotemméli, le célèbre ouvrage de Griaule sur les dogons, verra le jour en 1948.
Pour Marcel Griaule d'autres missions, auxquelles participeront des ethnologues dont le nom fera référence Solange de Ganay, Germaine Dieterlen, Denise Paulme, Jean et Henriette Lebaudy… suivront ce premier voyage. Il en résultera une longue série de travaux, fruit d'enquêtes poursuivies pendant de longs mois sur le terrain.
La parution de Dieu d'eau, au style littéraire, sera une véritable révélation. La découverte d'une cosmogonie africaine, vivante et très riche apportera la preuve que « les Noirs vivent sur des idées complexes, mais ordonnées, sur des systèmes d'institutions et de rites où rien n'est laissé au hasard ou à la fantaisie ». Ces travaux contribueront à effriter l'idée préconçue selon laquelle l'Afrique, civilisation sans écriture, est sans culture. Une grande exposition au Musée de l'Homme fera suite à l'expédition. Cette mission sera rendue célèbre, moins par le retentissement qu'elle aura dans l'opinion publique française, que par son influence sur le développement de l'africanisme et de l'ethnologie. Marcel Griaule apportera une méthode, un esprit d'organisation, mettant l'accent sur la recherche, sur l'enquête ethnographique effectuée sur le terrain, invitant les ethnologues à « s'immerger totalement dans le milieu qu'ils étudient ». Ce courant ethnologique s'anachera à étudier plus particulièrement les systèmes de pensée mythologiques, théologiques et cosmologiques ainsi que les pratiques rituelles qui leur sont liées, en un mot toute la philosophie d'un groupe social telle qu'elle s'exprime à travers mythes, récits traditionnels, chants, danses, masques et objets culturels.
En 1934, un géographe, Jacques Weurlesse, publie L'Afrique noire. Manuel de référence, c'est le premier ouvrage proposant une approche de géographie physique et humaine du continent africain. L'ère des travaux scientifiques commence. Hampâté Bâ et Marcel Griaule se rencontreront bien après la mission Dakar-Djibouti. De Griaule, Amadou se plaira à dire que c'est grâce à celui-ci et à l'eau, qu'un grand pan de la recherche ethnologique française a été franchi. En effet, c'est lorsque Griaule construisit un barrage que les Dogons se confièrent à lui. Pour eux, l'eau c'est la vie et celui qui leur donne l'eau devient leur frère. Ce don de l'eau fut à l'origine des entretiens qu'Ogotommêli, le vieux chasseur aveugle, accorda à Marcel Griaule, entretiens qui lui permirent d'écrire son livre et ainsi de faire connaître la culture dogon. Mais tous les ethnologues n'eurent pas cette chance et nombreux furent ceux qui se firent littéralement « mener par le bout du nez » ou « mettre dans la paille » par leurs informateurs parce qu'ils refusaient de se plier aux coutumes et aux pratiques initiatiques.
Parmi les personnalités qu'Amadou côtoie à Bamako pendant cette période, figurent le colonel Figaret, Henri Gaden et surtout Gilbert Vieillard. Tous sont des foulanisants qui transcrivent le peul en caractères latins. Or Hampâté Bâ qui écrit parfois en peul les textes de la tradition orale qu'il recueille, se trouve souvent confronté à des difficultés pour transcrire certains sons. Il s'informe donc avec beaucoup d'intérêt auprès de ces spécialistes des différents modes de transcription existants. Il tient compte des progrès linguistiques réalisés, même s'il note que chacun a sa transcription propre et que les systèmes peuvent différer selon la langue d'origine des gens.
Gilbert Vieillard va jouer un rôle important dans la vie personnelle et intellectuelle d'Amadou. Les deux hommes se sont connus par hasard. Vieillard « butait » sur une phrase peule dont il n'arrivait pas à comprendre le sens. À Bandiagara où il se rend, un oncle d'Amadou lui recommande d'aller à Bamako et de prendre contact, de sa part, avec son neveu, seule personne en mesure de le renseigner. Il lui conseille de l'appeler Amkoullel car « c'est le mot de passe, quand tu le lui diras, il va s'ouvrir, sinon il rira avec toi et ce sera tout » [65]. Vieillard se présente au domicile d'Amadou qu'il salue dans un peul parfait. Impressionné, Hampâté Bâ l'écoute et l'invite à entrer. Vieillard lui dit alors :
— Je viens de la part de Modibo Diel. Amkoullel, je veux te poser une question. [65]
La glace est rompue et les deux hommes passent un long moment à discuter. À partir de ce jour, ils seront de grands amis.
La tradition orale, la vie de famille et le métier de fonctionnaire ne sont pas les seules occupations d'Amadou. Avec quelques uns de ses camarades Mamadou Konaté, Abdoulaye Singaré, Modibo Keïta… Amadou est membre d'un petit groupe appelé « Art et travail » qui monte des pièces de théâtre. Sur les conseils d'un ancien officier de marine devenu adjoint au maire de Bamako, M. Martin, qui les invite à proposer aux différents mouvements existants de se regrouper pour former un ênsemble plus important, les jeunes gens fondent, en 1937, l'association des lettrés du Soudan pour la défense de leurs intérêts moraux et matériels dénommée « Foyer du Soudan ». Le président en est Mamby Sidibé et les présidents d'honneur, Marius Bellier et Maridié Niaré. Leur initiative a été facilitée par l'arrivée du Front populaire au pouvoir en France en 1936 qui autorise l'existence des associations et accorde certaines libertés dans les colonies. Du « Foyer du Soudan » sortiront les cadres des partis politiques qui se créeront dix ans plus tard. En 1937, Hampâté Bâ est muté au bureau militaire du cercle de Bamako, dont il devient le chef.
C'est au moment où il occupe un poste de confiance, que, paradoxalement pour la première fois dans sa vie de fonctionnaire, il fait l'objet de soupçons. Dès la première année de sa mutation, les ennuis commencent, Amadou, sur les Conseils de son oncle Tierno Bokar vient de rallier le Hamallisme, branche de la confrérie Tidjaniya. Cette adhésion sera à l'origine des graves difficultés qu'il va rencontrer.
Après la mort d'El Hadj Omar, la Tidjaniya connut quelques difficultés en Afrique occidentale où son expansion s'arrêtera. Amadou Chékou Tail, successeur de son père dans sa fonction Spirituelle a disparu. La Tidianiya n'avait donc plus de khalife. Cheikh Tahar, khalifat du tidjanisme maghrébin et responsable de la zaouia de Tlemcen charge l'un de ses disciples, Cheikh Mohammad Lakdar, de trouver un remplaçant au fils d'El Hadj Omar et de faire revenir la Tidjaniya du « pays du Soudan » à « la pratique originelle de la wazifat consistant à réciter l'oraison, Perle de la perfection, onze fois et non pas douze comme l'usage s'en était peu à peu institué » [13].
Pour comprendre l'importance que revêt le choix de onze récitations plutôt que douze, il faut savoir que le nombre onze a une signification particulière dans la symbolique musulmane. «Il est le nombre de la spiritualité pure et de l'ésotérisme, car il symbolise l'unité de la créature liée à l'unité de Dieu. Il est la clef de la communion mystique. Ce nombre joue un grand rôle tant dans le symbolisme musulman que dans les traditions africaines » [13].
A Nioro, où il arrive en 1900, Cheikh Mohammad Lakdar, guidé par les indications ésotériques que lui avait données Cheikh Tâhar, rencontre le futur khalife de fordre de la ridjaniya en la personne du jeune Chérif Hamallàh. Originaire de Mauritanie par sa famille, le chérif Hamailàh est né vers 1882 à Kamba Sagho, près de Mopti. Peu de temps après sa naissance, ses parents s'installent à Nioro où l'enfant est confié, au chérif El Moktar, qui dirige une école coranique et prend en charge son éducation et sa formation religieuse.
La nomination de Cheikh Hamallâh comme nouveau khalife ne plaît pas au chérif El Moktar. Jaloux de ce choix et de l'audience qu'a prise le jeune cheikh parmi la communauté des adeptes Tidjani de la- ville qui sont revenus à la récitation originelle de la Perle de la Perfection onze fois, El Moktar décide de se venger. S'appuyant sur certaines grandes familles de la ville, il entame une campagne contre le cheikh, laissant entendre que ce dernier ose contredire la parole d'El Hadj Omar. L'administration française est saisie de l'affaire et le cheikh Lakdar est sommé de quitter Nioro.
La querelle des onze et douze grains commence. Elle va embraser tout le pays. Des marabouts de SaintLouis indignés du traitement infligé au Cheikh Lakdar, interviennent auprès du gouverneur du Sénégal et obtiennent que cette décision d'expulsion soit reportée. L'administration s'incline et le Cheikh Lakdar peut retourner à Nioro où il meurt en 1909. Après ses funérailles, le jeune chérif Hamallâh prend officiellement sa chefferie spirituelle et désigne ses représentants, les moqadem, chargés d'enseigner sa doctrine et d'initier les fidèles aux «wird», les prières prescrites par la confrérie, De Nioro, le Hamallisme, empruntant les voies de communication mises en place par les colons, gagne le désert au nord, rayonne vers Bamako et Ségou, puis, s'infiltrant le long du Sénégal jusqu'à Saint-Louis, parvient à Dakar. De là, il se dirige vers Kayes, pénètre jusqu'en Guinée. Plus à l'est, en Haute-Volta la confrérie fait des adeptes à Bobo-Dioulasso et à Ouahigouya et gagne le Niger par les États peuls de Dori et d'Aribinda. Elle touche la Côte-d'Ivoire à Sassandra par l'intermédiaire de Yacouba Sylla.
Face à la montée du Hamallisme, l'administration coloniale ne peut rester les bras croisés. Mais la France n'a pas de politique musulmane très définie. Celle-ci varie selon les administrateurs et les événements. Tantôt l'administration prône une politique « animiste » et recommande d'opposer à l'islamisme le contrepoids du fétichisme organisé. Tantôt, estimant que l'Islam peut représenter une étape vers la «civilisation», elle devient plus islamophile et favorise l'enseignement coranique, par la création de medersas, établissements d'enseignement musulman destinés à canaliser au profit de la politique française l'influence qu'exercent les marabouts sur les populations musulmanes.
L'administration craint par dessus tout que des idéologies considérées comme subversives et antifrançaises ne se développent et que des contacts trop étroits ne se nouent entre Islam noir et Islam maghrébin. Pour l'éviter, elle tente de se rallier les marabouts les plus influents afin de les utiliser comme porte-paroles auprès des populations. Elle ira même jusqu'à attiser les conflits entre confréries afin de mieux exercer un contrôle sur elles.
Les marabouts africains ont eux aussi leur stratégie. S'ils se mettent parfois au service du régime colonial, c'est pour mieux l'utiliser à leur profit. Ainsi, quelques marabouts vont s'appuyer sur J'administration coloniale pour lutter contre les Hamallistes.
L'opposition sur la question des onze ou douze grains, de religieuse, devient plus au moins politique. Les « Omariens » partisans du Tidianisme d'El Hadj Omar, entrent en conflit ouvert avec les Hamallistes, partisans de la nouvelle tariqa. Au Soudan, par delà l'aspect strictement religieux, les rivalités anciennes resurgissent de manière détournée. Toucouleurs contre Peuls, Tall contre Thiam. Tout devient prétexte à querelle.
En 1917, à Bamako, une banale affaire de théière se transforme en un drame dont les acteurs ne sont autres.que des descendants d'El Hadj Omar et un marabout représentant de la tendance Tidjaniya A Bandiagara, Tierno Bokar consulté sur le « grave » problème des onze grains reste sur sa réserve et, en attendant d'en savoir plus, propose de s'en tenir à la tradition des douze grains.
Influencée par certains grands marabouts toucouleurs qui agitent l'épouvantail de la révolte, l'administration coloniale, de plus en plus inquiète de l'audience que prend cette confrérie dans toute la région, décide d'intervenir. En décembre 1925, elle déporte Cheikh Hamallâh à Saint-Louis puis à Mederdra en Mauritanie où il arrive en juillet 1926. Son arrestation suscite de vives réactions. Les incidents de Kaëdi en Mauritanie, en 1929, qui opposent les partisans de Yacouba Sylla, aux Toucouleurs favorables aux douze grains, déclenchent une nouvelle vague de répression. Yacouba Sylla e le Cheikh Hamallâh sont déportés en Côte-d'Ivoire, Mieux vaut les éloigner des centres d'agitation.
Tous les Hamallistes sont désormais tenus pour responsables du moindre conflit qui naît et de toutes les difficultés rencontrées par l'administration. La vague de persécutions, d'arrestations, de révocations, de déportations, d'exils et de condamnations à mort pour tous les disciples de Cheikh Hamallâh s'intensifie. Elle durera plus de trente ans. Cette chasse aux sorcières aura aussi dés effets inverses. Loin de s'éteindre, le mouvement hamalliste s'en trouvera renforcé, faisant de nouveaux disciples qui fondent des zaouïas.
En 1936, l'arrivée du Front populaire amène une petite accalmie. Le Chérif Hamallâh est autorisé à quitter la Côted'ivoire et à regagner Nioro. Ses détracteurs, furieux, repartent à l'offensive et répandent le bruit selon lequel le Chérif se prépare à déclencher une guerre sainte. Alarmée par cette menace, l'administration reprend sa répression. Les Hamallistes sont considérés comme anti-français.
En 1938, à Akwawine, les Tinouajiou, membres d'une tribu maure hostile aux Hamallistes, violentent le fils du chérif Hamallâh. En 1940, malgré les conseils du chérif qui les incite au calme, ses oncles, en signe de représaille, massacrent tous leurs ennemis à Mouchgag. Hamallâh, tenu pour responsable de ces meurtres, est arrêté de nouveau et emmené à Gorée, puis déporté en juin 1941 à Cassaigne (Algérie).
En avril 1942, il est transféré en France à Vals les Bains où il fait la connaissance de Charles Pidoux, arrêté pour ses activités de résistant. Quelques temps après, malade, il meurt à l'hôpital de Montluçon en janvier 1943. Aucun membre de sa famille ne sera informé de son décès. En Afrique occidentale, personne ne sait où il se trouve et encore moins qu'il est mort.
Pendant plusieurs années, Hampâté Bâ est tenu à l'écart de tout ce mouvement hamalliste, jusqu'au moment où Tierno Bokar rencontre le Chérif Hamallâh. En 1937, venu à Bamako pour régler un problème de succession, son frère venant de décéder, Tierno Bokar confie à Amadou son intention de se rendre à Nioro pour rencontrer le Chérif et s'informer sur la question des onze et douze grains. Amadou l'aide à organiser son voyage. A Nioro, le vieux maître est reçu dans la zaouïa du Chérif Hamallâh où chaque nuit, en cachette, les deux hommes se rencontrent et s'entretiennent de questions religieuses et ésotériques. Après que le Chérif Hamallâh lui ait renouvelé son «wirdou», c'est à dire l'ensemble des oraisons qu'il avait reçues au moment de son initiation à la Tidjaniya, Tierno Bokar quitte Nioro convaincu de la justesse de la formule des onze grains. À peine arrivé à Bamako, la nouvelle de son adhésion à la formule des onze grains s'est déjà répandue dans tout le pays. Considéré comme un traître et un renégat à El Hadj Omar, il est mis au ban de la société toucouleure et particulièrement de la communauté des grands marabouts Tall de Dakar, très écoutés par le gouvernement.
Hampâté Bâ, qui a adhéré au Hamallisme, décide de tout mettre en oeuvre pour défendre son maître. Après avoir reçu l'approbation de ce dernier, il se rend à Dakar pour y tenir une conférence publique sur l'islam et la Tidjaniya. Cette conférence, organisée en 1937 sous l'égide de l'association « Fraternité musulmane », obtient un immense succès qui achève d exaspérer les marabouts et particulièrement Seydou Nourou Tall, petit-fils d'El Hadj Omar, grand marabout de Dakar et moqadem de la Tidjaniya. Dès lors, la situation devient épouvantable. pour Tierno Bokar. A Bandiagara, les femmes toucouleures ayant épousé un disciple de Tierno Bokar sont priées par leur famille de quitter leur mari. Uaffaire prend de l'ampleur et s'envenime. L'administration coloniale, craignant un retour en force du Hamallisme, ferme la zaouîa de Tierno Bokar et poursuit tous ses adeptes. Constamment épié, rejeté par les siens, Tierno Bokar meurt, épuisé, en février 1940.
Après la mort de Tierno Bokar, Seydou Nourou Tall sen prend à Amadou Hampaté Bâ. Son animosité à l'égard d'Amadou n'est pas nouvelle, Et les différents Macinanké-Foutanké ne sont pas étrangers à son attitude. L'adhésion d'Amadou au Hamallisme est la goutte d'eau qui fait déborder le vase. Pour Seydou Nourou Tall, c'en est trop. Décidément, le petit-fils de Pâté Poullo, un Toucouleur compagnon d'El Hadj Omar, exagère.
Cet acte est considéré comme une provocation, une position anti-omarienne. Mais en réfléchissant, Seydou Nourou Tall voit qu'il peut tirer parti de la nouvelle situation. Le Hamallisme n'est pas en odeur de sainteté auprès de l'administration coloniale. Il est même fortement combattu. Seydou Nourou Tall, pour sa part, bénéficie de la considération de l'administration qui l'écoute avec attention. Il suffit de glisser à l'oreille de celle-ci qu'Hampâté Bâ est un antifrançais, un dangereux Hamalliste et le tour est joué. Chose pensée, chose faite. Le poison mord à l'hameçon.
Amadou Hampâté Bâ, désormais considéré comme suspect, fait l'objet d'une étroite surveillànce. Il est traité de tous les qualificatifs : « selon le parti au pouvoir en France, je fus qualifié tour à tour de bolchévique, de pro-allemand, de gaulliste puis durant la période de la Communauté française, de xénophobe » [80]. La répression va s'abattre sur lui.

En 1939, la Deuxième Guerre mondiale éclate. Amadou Hampâté Bâ travaille maintenant au bureau du transit militaire et de la mobilisation auprès du général commandant des forces militaires de la Haute-Guinée, de la HauteCôte-d'Ivoire et du Soudan qu'il seconde dans ses tâches de mise au point du plan de mobilisation. À Bamako, une lettre du gouverneur général arrive sur la table de l'administrateur- maire français, Raphaël Donzier. La correspondance, confidentielle, ordonne l'arrestation d'Hampaté Bâ.
Donzier, surpris, attend de rentrer chez lui pour consulter Abdoulaye Singaré, son secrétaire particulier. Il lui montre la lettre et lui demande ce qu'il en pense. Singaré marque son étonnement et déclare qu'Amadou ne parle jamais de politique et qu'ensemble ils ne discutent que de religion. Il ajoute : « Amadou Hampâté Bâ travaille bien, dans l'intérêt des troupes françaises. S'il était anti-français, il aurait déjà organisé un sabotage. Tout cela me parait bizarre ». Donzier avoue être lui-même très surpris par cette correspondance. Il conclue la conversation en déclarant : « je vais faire ma propre enquête ».
Il appelle immédiatement le directeur général de la Sécurité et il lui confie la mission de surveiller les relations d'Hampâté Bâ. Les conclusions de J'enquête n'apportent aucun élément contre Amadou. Même les officiers français de la garnison reconnaissent qu'il est un homme irréprochable. Donzier refuse donc de le faire arrêter et envoie un rapport au gouvernement de Dakar. Singaré lui donne son point de vue sur l'inspiration de cette correspondance. «Tout cela c'est le résultat de la lutte entre Seydou Nourou Tail et la famille de Tierno Bokar. Amadou, ayant suivi son oncle et adhéré au Hamallisme, est devenu l'ennemi à abattre. Seydou Nourou Tail fait tout cela pour montrer aux autorités qu'Hampâté Bâ est un ennemi de la France. C'est cela le fond de l'affaire ».
Tandis que Seydou Nourou Tall, réajustant sa tactique, poursuit ses attaques contre Amadou, ce dernier continue à travailler et passe son temps à lire, à prendre des notes et à écrire. Grâce à son ami Gilbert Vieillard qui a été détaché depuis novembre 1938 à l'Institut Français d'Afrique Noire à Dakar, il entre en relation avec Théodore Monod à qui il envoie quelques unes de ses notes sur l'islam et sur la tradition orale.
Monod intéressé, fait publier sa notice sur Magham et le canton du Littama dans le Bulletin de l'Institut, en 1939. De son côté le colonel Figaret adresse au professeur Massignon, orientaliste et islamisant, un travail qu'Amadou a rédigé sur la doctrine tidjane. Massignon informe Théodore Monod de l'intérêt que présente ce travail.
Mais travaux et lectures n'arrivent pas à faire oublier à Amadou les attaques dont il est toujours victime. Là situation devient de plus en plus intolérable. Gilbert Vieillard essaye de le tirer d'affaire. Il a décidé de partir se battre contre les allemands, mais il souhaite que l'activité de son service soit poursuivie en son absence. Avant de partir, il dit à Amadou : « je pars et ça m'étonnerait que je revienne. Mais l'oeuvre que je laisse ici, qui est l'oeuvre de mes travaux sur la langue peule, je voudrais quand même que tu puisses la continuer » [651, En effet, selon la tradition peule, « l'homme qui s'en va à la guerre doit partager sa succession » [65]. Amadou Hampâté Bâ ne peut refuser à « cet homme qui a aimé les miens avec une telle force, qui tremble que son oeuvre ne soit pas continuée ». Il accepte donc de prendre sa succession. Vieillard demande ensuite à Théodore Monod d'engager Hampâté Bâ pour que celui-ci le remplace à la section d'ethnologie. Monod accepte sans hésiter. Le personnage humaniste et croyant que lui semble être Amadou lui plait.
Théodore Monod qui est protestant, est lui-même profondément croyant, de cette foi qui se fond avec la connaissance divine et tend à l'universel. Mais Monod est mobilisé en 1940 et doit partir.
L'affaire est remise à plus tard.
En juin 1940, la France est vaincue. Pétain signe un armistice avec l'Allemagne puis avec l'Italie. Le 18 juin, depuis Londres, de Gaulle lance un appel aux Français les invitant à la résistance. En juillet 1940, Pétain s'installe à Vichy puis devient chef de l'État français. La France est partagée entre partisans de de Gaulle et partisans de Pétain.
L'Afrique est divisée à son tour. Tandis que l'Afrique Équatoriale Française où le Général de Gaulle trouve une base territoriale à son combat, se met du côté de ce dernier, l'Afrique Occidentale Française soutient le maréchal Pétain. Pierre Boisson, qui à l'appel de de Gaulle, semblait décidé à suivre le général, change d'opinion lorsque Pétain le nomme Haut-Commissaire de l'Afrique française avec autorité sur l'AOF, l'AEF, le Cameroun et le Togo.
En septembre 1940, les gaullistes bombardent Dakar. La bataille se solde par l'échec des alliés. La victoire de Pierre Boisson se traduit par un renforcement de la répression contre tous les anti-français : gaullistes, hamallistes, bolchéviques et autres prétendus «traîtres». Dakar est plus que jamais pro-vichyste. Il faudra attendre 1942, après le débarquement des alliés en Afrique du Nord, pour que l'AOF rejoigne à son tour la France libre.
En 1941, Théodore Monod est de retour à Dakar. La situation d'Amadou s'est empirée. En effet, Hampâté Bà vient d'être accusé de haute trahison. Ses détracteurs essayent de le compromettre dans l'affaire du lieutenant Montezer, un jeune officier qui a décidé de rejoindre de Gaulle. Arabisant, passionné par l'islam, celui-ci considère Hampâté Bâ comme son maître spirituel.
Avant de partir en dissidence, il vient à Bamako clandestinement avec l'intention de mettre Amadou au courant de son projet et d'obtenir sa benédiction. Lors de leur rencontre, les deux hommes s'entretiennent de religion puis Montezer fait part à Hampâté Bâ de son problème. Il quitte Bamako rassuré, et rejoint le général de Gaulle. Compte-tenu de la place importante occupée par cet officier dans la hiérarchie militaire, les autorités de Dakar font immédiatement procéder à une enquête pour reconstituer l'itinéraire qu'il a suivi. On apprend qu'il a rencontré Hampâté Bâ à Bamako. Cela suffit pour accréditer l'idée que celui-ci est gaulliste, La décision de l'arrêter est prise. C'est encore grâce à Donzier que l'affaire n'a pas de suite. Celui-ci envoie un rapport au gouverneur général, invitant les autorités à s'adresser au professeur Monod avec lequel Hampâté Bâ est en relation épistolaire de longue date.
À Dakar, à Boisson qui l'interroge sur les activités « anti-françaises » d'Amadou, Monod déclare : « suis-je un anti-français ? Si je ne suis pas anti-français, je ne peux pas collaborer avec un anti-français. Au moins, vous admettez cela ! Amadou Hampâté Bâ c'est comme moi-même. D'ailleurs, vous me rendrez un très grand service en l'affectant à l'IFAN. Ainsi il sera à mes côtés et nous aurons le temps de connaître son état d'esprit et son comportement ».
Dès lors, Monod met tout en oeuvre pour obtenir cette affectation. À Bamako, Hampàté Bâ n'en peut plus. L'attente lui paraît longue. Il commence à s'impatienter car pour lui partir travailler à l'IFAN est devenu sa seule raison de vivre.
De Bamako, il écrit à Théodore Monod le 20 mars 1941

« Je ne vois dans cette entreprise que de gros avantages moraux et intellectuels pour moi. Aller travailler à l'institut me plairait beaucoup, non pas qu'il fait bon de vivre à Dakar mais parce que je travaillerai à l'Institut plus utilement que partout ailleurs et parce que comme vous devez le deviner, je ne puis mieux rêver que d'être à vos côtés et sous votre direction. J'ai tant à faire et bien guidé, je pourrai tant faire, que c'est moi qui vais vous demander de faire ce qui dépend de vous pour que le projet aboutisse» [81].

Au même moment, la vie lui réserve quelques moments heureux. Sa femme vient d'accoucher d'un garçon, Oumar Amadou Bâ. Il en éprouve un grand bonheur. Sa maison et ses champs de Yérémadio, petit village situé à douze kilomètres de Bamako, où il s'est installé avec sa famille, lui procurent quelques instants de paix. Il a acheté une charrue et des boeufs et s'adonne à l'agriculture ainsi qu'à la culture d'arbres fruitiers.
La lecture de la Bible que lui envoie Monod fera aussi partie de ces rares moments de paix. Transporté par cette lecture, il écrit le 25 mai 1941 :

« J'ai vu la Bible. Je l'ai touchée, O ! avec un respect bien religieux. Suis-je digne, moi, Amadou Hampâté Bâ, de cet Enseignement éternel que l'Eternel mit mille ans à révéler des Cieux à la terre ?… Je suis prosterné O Dieu ! devant Ta Sainteté et demande que Tu fasses que les vérités lumineuses et éternelles qui sont tiennes et que je sens sourdre dans la Sainte Bible, Eclairent mon coeur et purifient mon âme» [81]. Il demande à Monod de lui « donner du temps pour me remettre de la chaleur mystique qui m'est causée par le lyrisme biblique de David, avant de vous demander des explications qui me seront nécessaires » [81].

Pendant ces longs mois d'attente, les deux hommes ne cessent de s'écrire. Hampâté Bâ adresse à son ami une première version d'un récit initiatique peul Kaydara. Monod la présentera accompagnée d'un commentaire lors de la première conférence internationale des africanistes de l'Ouest qui aura lieu à Dakar en 1945. Textes sur la mystique, sur les religions, sur l'ésotérisme, sur le symbolisme des nombres, contes, ouvrages divers font l'objet de leurs échanges épistolaires et sont le sujet de leurs réflexions intellectuelles et spirituelles.

Fin 1941, Hampâté Bâ apprend la mort de Gilbert Vieillard. Cela lui cause une peine immense. Il écrit à Théodore Monod quelques temps plus tard :

« à propos de ces deux âmes amies des peulhes, M. Vieillard et M. Gaden, je suis d'avis que les Peulhs ont le devoir sacré de perpétuer la mémoire de leurs amis disparus » [81].

Les jours passent sans pour autant calmer son impatience.

« J'ai hâte de recouvrer ma liberté pour me mettre au service de l'esprit et de l'amour » écrit-il à Théodore Monod le 17 février 1942.

Deux mois plus tard, le 24 avril, il lance à son ami un nouveau cri d'alarme.

« On me coupe d'un sabre à double tranchant : aux yeux de l'administration, on me présente comme 11 grains, hamalliste. Ils veulent que je sois vu comme ennemi de la France. Aux yeux de la masse ignorante, ils veulent me faire passer pour un ami des chrétiens et agent de renseignements de l'administration. C'est épouvantable à dire mais c'est comme ça. Ainsi vous demanderai-je, au nom de la charité divine, tirez-nous du Soudan. Voyez, s'il le faut, le gouverneur général lui-même » [81].

Ses détracteurs ont changé de tactique. On l'accuse désormais d'être un agent au service de l'administration coloniale. La situation au Soudan est intolérable pour Hampaté Bâ. Partir devient une urgence. Il profite du passage du colonel Figaret à Bamako pour mettre au point un plan définitif concernant son détachement à l'IFAN. La solution retenue est de demander au gouverneur général de l'AOF qu'il intervienne auprès du gouverneur du Soudan afin que ce dernier autorise Amadou Hampâté Bâ à quitter Bamako pour Dakar.
En mai 1942, Hampâté Bâ apprend que le gouverneur du Soudan, Auguste Clavel, sur la demande du gouverneur général, est d'accord pour son détachement à Hfan. Le 19 juin 1942, il écrit à Théodore Monod : «quelle bonne nouvelle pour moi. Partir à Dakar. Quand c'est Dieu qui agit, rien n'est impossible. Encore merci. Inutile de vous dire que j'attends mon remplacement avec impatience. Je partirai tout seul. Ma famille attendra à Yérémadio » [81].
En juillet, il est officiellement avisé de son départ de Bamako. Il était temps ! Hampâté Bâ est soulagé tant il craignait que ses ennemis ne fassent tout pour faire échouer le projet. Il est fatigué de toutes les attaques dont il est l'objet. « Je me vois, dans l'intérêt de ma famille et de ma carrière, d'oublier les intrigues inlassables qui se nouent contre moi. Les intrigues s'intensifient en raison de la présence de mon mortel ennemi actuellement à Bamako où il a entrée libre chez toutes les autorités » [81]. Amadou Hampâté Bâ partira pour Dakar en fin d'année 1942. De commis expéditionnaire des cadres du Soudan, il est détaché et versé dans les cadres secondaires et préparatoires de l'Ifan. Ce détachement lui ouvre la porte de la paix et de la sécurité.
De Théodore Monod, Hampâté Bâ dira :

« Merci beaucoup, merci beaucoup. Théodore Monod fut pour moi en même temps une planche de salut et un bouclier pour me protéger contre les flèches qui m'étaient lancées par des mains puissantes, et aussi un chapeau pour me protéger du haut » [72].

Le départ pour Dakar est une libération. Une nouvelle page s'ouvre pour lui. Lorsqu'il quitte Bamako, Amadou entre dans sa quarante troisième année et accède au degré supérieur de l'initiation. Devenu un « homme adulte », il a désormais droit à la parole car il doit rendre ce qu'on lui a enseigné. Ainsi le veut la tradition.