webPulaaku
Amadou Hampâté Bâ


Muriel Devey
Amadou Hampâté Bâ : l'homme de la tradition

LivreSud. Editions NEA : Dakar-Lomé. Collection « Grandes figures africaines »


Previous Home Next

Le chercheur

Fin 1942, Amadou Hampâté Bâ arrive à Dakar pour prendre ses nouvelles fonctions à l'IFAN. Dakar lui apparaît comme un havre de paix. Il ne se lasse pas de parcourir la ville. Fondée en 1857 par le capitaine de vaisseau Protet, commandant supérieur de l'île de Gorée, sur le site d'un village Lebou, Dakar n'est au départ qu'une petite bourgade. La construction d'un port en fait une ville plus importante qui devient rapidement la rivale de Saint-Louis, cité des signares, célèbres métis qui firent leur fortune avec la traite des esclaves noirs.
En 1902, Dakar ravit à Saint-Louis son titre de capitale de l'AOF. Puis peu à peu, grâce à son port et à son chemin de fer qui la relie au Soudan, elle supplante toutes ses autres concurrentes et s'impose comme la grande ville de toute l'Afrique occidentale. Capitale politique et administrative, elle affirme son statut avec fierté d'autant plus que ses habitants, à l'instar de ceux de Rufisque, Gorée et Saint-Louis font partie des « indigènes » privilégiés qui benéficient du statut de citoyens français et du titre de « Monsieur ».
Quand Amadou Hampâté Bâ arrive au Sénégal, la ville comprend plus d'un million d'habitants composés de Lebous, de Wolofs, de Toucouleurs et de plusieurs autres ethnies du Sénégal ainsi que d'une forte communauté d'Européens, essentiellement des Français. Dakar dont les rues portent des noms d'explorateurs, d'anciens gouverneurs ou officiers de la conquête, de médecins et de pharmaciens, rappelant ainsi l'histoire de la présence française, offre à la communauté étrangère blanche ses quartiers élégants où boutiques, bars et restaurants sont le lieu de rendez-vous des élégantes, des affairistes et des politiciens.
Depuis quelques années, peu avant l'arrivée d'Amadou Hampâté Bâ, Dakar avait pris l'allure d'une ville intellectuelle. Allure encore timide certes mais qui va s'affirmer avec notamment la création du fameux Institut français d'Afrique noire, dans lequel vient d'être muté, pour son plus grand bonheur, Hampâté Bâ.
En effet, après s'être consacré à l'organisation de tout l'édifice scolaire, le gouvernement général s'était préoccupé de mettre en place une institution pour abriter le milieu de la recherche scientifique. Seule, une petite structure, le Comité d'études historiques et scientifiques de l'AOF existait depuis 1915. Sorte de société savante, subventionnée par le gouvernement général de l'AOF, elle éditait, dans son bulletin, les divers articles et notes que rédigeaient missionnaires, professeurs et administrateurs pour la plupart Français. Quelques rares africains collaboraient à la revue. Mais l'action. du Comité était plus symbolique que réelle. La recherche scientifique manquait donc d'un échelon au niveau local, intermédiffire entre les instituts de la métropole et les chercheurs dispersés sur le terrain dans toute l'AOF.
Deux hommes vont remédier à cette situation. En 1936, à l'initiative de l'inspecteur général d'enseignement de l'AOF, Albert Charton, le gouverneur général Pierre Brévié prend un arrêté et crée l'Institut français d'Afrique noire, l'IFAN, à Dakar. Cet institut, véritable émanation du gouvernement général, acquiert très vite une notoriété au niveau mondial. Après avoir proposé à Marcel Griaule, qui refuse, la direction de l'IFAN, on se tourne vers Théodore Monod, naturaliste et encyclopédiste. Il accepte la proposition et débarque à Dakar en juillet 1938 pour y prendre ses nouvelles fonctions. C'est l'homme idéal pour impulser et coordonner tout le travail. Il est assisté d'Alexandre Adandé, venu du Golfe du Bénin, et bientôt rejoint par Gilbert Vieillard affecté au service d'ethnologie, section des Peuls.
À l'origine, le centre n'est composé que de trois pièces, situées dans les locaux de l'inspection générale de l'enseignement.

« L'Institut français d'Afrique noir est né sous une forme plus que modeste. Nous partions de rien, sans personnel, sans matériel, ni musée, ni laboratoires. Mais nous disposions d'un immeuble et d'un périodique... C'était déjà beaucoup » 1.

Démarrage difficile interrompue par la guerre. Monod, mobilisé doit partir au nord du Tchad dans le Tibesti. Dès son retour, Théodore Monod repart à zéro et met sur pied l'Institut dont il fera « pour une série de disciplines le large centre de recherche, de documentation, d'enseignement et de synthèse que prévoyait son statut » 1. Il organise l'IFAN à la manière du Muséum d'Histoire naturelle, crée plusieurs départements, axant toutes les disciplines autour de la géographie, plaque toumante entre d'une part la branche des sciences sociales et d'autre part celle des sciences naturelles. Les matières étudiées sont nombreuses : ethnologie, histoire, anthropologie, linguistique, archéologie, préhistoire, zoologie, botanique, géographie.
L'Institut n'est pas un centre de recherche fondamentale, mais plutôt une sorte de conservatoire où l'on fait de la recherche appliquée. Sa vocation est avant tout de faire l'inventaire permanent de l'Afrique dans tous les domaines de la connaissance. Collections, monographies, atlas, coutumiers... tels sont les travaux réalisés à partir d'enquêtes menées sur le terrain. À côté de la maison mère, située à Dakar, relais entre la science métropolitaine et le terrain, des centrifans locaux et des annexes sont créés dans chaque colonie, ce qui permet d'élargir et de décentraliser la recherche.

Théodore Monod lance toute une série de publications, Notes africaines, Bulletin de l'IFAN, Notes et documents, Icones plantanum, africananum, faisant de l'IFAN une véritable maison d'édition. Parallèlement, il crée plusieurs musées et organise la « Conférence des africanistes de l'Ouest ». Lieu de rencontres, l'institut voit passer dans ses locaux les plus grands noms de la recherche scientifique, notamment ceux du Muséum, d'Histoire naturelle et de sa chaire, le Musée de l'Homme.
Pacifiste et opposé au régime de Vichy, Monod imprime, sans le vouloir, sa marque à l'institut. L'IFAN, en effet, devient un endroit « résolument non pétainiste » où sont envoyés tous les prétendus « anti-français » en but avec le gouvemement de Vichy et l'administration coloniale. Jean Rouch aboutit ainsi à l'IFAN comme Amadou Hampâté Bâ. Ce jeune ingénieur des travaux publics, passionné par les systèmes de pensée songhay, « proscrit » et poursuivi pour ses activités gaullistes, avait été remis à la disposition du gouverneur général par le gouverneur du Niger. Théodore Monod intervient en sa faveur auprès du gouverneur général pour qu'il soit envoyé aux travaux préparatoires du nouvel aéroport de Yoff. Tout en étant mobilisé au bataillon du génie, Jean Rouch fréquente la bibliothèque de l'institut. Il y découvre peu à peu l'ethnologie.
Tel se présente l'IFAN quand Amadou Hampâté Bâ débarque à Dakar. Il y 'est accueilli par une équipe d'une vingtaine de personnes, chaleureuses et passionnées, parmi lesquelles il retrouve le colonel Figaret, Son passage à l'IFAN est capital pour lui et marque le début de sa carrière de chercheur. Jusqu'à présent Hampâté Bâ avait recueilli la tradition orale et l'avait prise en note en fonction des circonstances et de ses déplacements. Désormais il entreprend des enquêtes plus méthodiques sur des sujets particuliers et acquiert toute une technique de travail.

« Auparavant, disait-il, je recueillais tout ce qui se présentait, sans poser de questions systématiques. À partir de mon entrée à l'IFAN, j'ai appris à questionner et surtout j'ai eu accès à une documentation considérable, puisque toutes les archives de l'AOF se trouvaient à l'IFAN ».

En premier lieu, Amadou perfectionne ses méthodes d'enquêtes car la recherche commence par la collecte des matériaux. L'interprétation et la théorie viennent après. La bible, en la matière, est d'abord la petite brochure rédigée par Théodore Monod, Conseils aux chercheurs, une brochure à conserver, dans laquelle sont énoncés les premiers principes à suivre par le chercheur amateur.
Amadou Hampâté Bâ lit tout. Il consulte avec avidité les bibliographies, dévore le manuel sur les méthodes d'enquête de Labouret, professeur à l'école des Langues orientales à Paris. Au cours des années passées à l'IFAN, Amadou devient un chercheur plus affirmé, maîtrisant les outils de la recherche, structurant peu à peu sa pensée. Il trouve à l'institut un monde qui est le sien, celui de la recherche.
Cette vocation de chercheur, il prétend l'avoir eue dès son plus jeune âge.

« Je suis né curieux, disait-il. L'une des choses qui m'ont le plus frappé, c'est quand j'apprenais le Coran et que je ne savais pas ce que je disais. Je suis venu dire à mon maître coranique : «ce que j'apprends là, qu'est-ce que je dis ?». Pour toute réponse il m'a donné une gifle. Mais cette gifle ne m'a pas découragé. Quand je suis rentré, j'ai dit à ma mère : «j'ai demandé à mon maître aujourd'hui ce que signifiait ce qu'il a écrit sur mon ardoise. Il m'a donné une gifle, je ne crois pas que ce soit la réponse». Ma mère a éclaté de rire et a dit «Écoute plus tard tu sauras ce que cela veut dire. Pour le moment il faut te contenter de réciter comme on te le dit». J'ai toujours essayé de comprendre ce que je fais, j'ai toujours essayé aussi de connaître la raison de ce qui existe, de ce que je vois, quand je vois un objet... Je suis né curieux et c'est ce qui m'a poussé vers la recherche» [72].

À l'IFAN, Hampâté Bâ est affecté à la section ethnologie, en qualité de « préparateur principal ». Il relève de la grille indiciaire de la catégorie des « indigènes ». Il travaille avec le colonel Figaret sur la partie « Macina » du fonds Vieillard. C'est un collaborateur très apprécié de ses collègues pour ses qualités humaines, intellectuelles et morales. Sa verve et son humour font de lui un personnage attachant. Jean Rouch dira de lui . « Il était une sorte de «canard enchaîné» permanent. Il n'y avait pas un seul tic de ces gouverneurs, quelquefois merveilleux et très souvent ridicules, qui ne lui échappaient. Il avait cet humour permanent qui était pour nous une grande joie. Au milieu de tous les gens de l'IFAN, il représentait les Peuls. Il parlait avec tout le monde avec une telle simplicité qu'on était forcément son ami » [72].

Pendant son séjour à l'IFAN de Dakar où il reste jusqu'en 1944, il devient très vite un collaborateur direct de Théodore Monod, qu'il accompagne dans toutes ses enquêtes, notamment celles en étiologie. Dès le mois de mai 1943, Amadou Hampâté Bâ part avec Théodore Monod au Soudan. Il doit lui servir d'interprète et d'informateur. Le but de la mission est de faire des recherches archéologiques dans la région de Djenné et une étude sur les poissons du fleuve Niger entre Ségou et Mopti.
Le voyage est long ; Dakar, Bamako, Ségou, Niono, Djenné, Sofara, Mopti, Gourao... Peu importe la fatigue car Amadou est heureux et ne peut dissimuler sa joie de revoir le Macina, vaste dépression couverte d'alluvions, terre de ses ancêtres paternels peuls. Les deux hommes se rendent jusqu'au lac Débo, situé dans la boucle du fleuve Niger, un peu avant Niafounké, et réputé pour ses poissons et ses innombrables oiseaux. Ils vont de sites en sites et tandis que Théodore Monod étudie les poissons, Hampâté Bâ, de son côté, recueille des informations sur les Peuls ainsi que des récits initiatiques qui plus tard lui permettront d'écrire Kaidara, LÉclat de la grande étoile et Bain rituel.
Au cours de ce voyage, sur la route du retour, Hampâté Bâ qui se trouve à Ké-Macina, décide de s'arrêter dans la ville marka de Sansanding, là où vit le fils de l'ancien roi Mademba Sy, Ben Daoud Mademba Sy, jadis rencontré sur un bateau alors qu'Amadou se rendait chez lui pour les vacances. À l'époque, le jeune homme qu'était Ben Saoud l'avait fortement impressionné. A la place de la splendeur d'autrefois, il retrouve la pauvreté et un homme amaigri et seul. La concession royale s'est écroulée et il ne reste plus rien des fastes du passé. Ce jour là, Hampâté Bâ se jure de se conformer aux principes et au conseil de son maître Tierno Bokar : « servir, servir toujours, mais ne jamais chercher ni les honneurs, ni le pouvoir, ni le commandement » [1]. Il tendra à appliquer ces principes pendant le reste de sa vie.
À peine rentré à Dakar, Amadou Hamapâté Bâ repart. Il est désigné par Théodore Monod pour accompagner M. Duchemin, assistant chef de la section d'ethnologie. Mission : recherches linguistiques en vue d'une étude comparée et enquêtes sur les croyances peules pré-islamiques. Cette mission le comble de joie. C'est l'occasion pour lui de retrouver une fois de plus des Peuls, ceux du Fouta.
« J'ai voulu me repeuliser, redevenir peul puisque je n'avais pas toutes les inifiations peules. J'ai profité de ce que Monod m'a donné l'occasion d'aller dans le Ferlo et je suis allé trouver un initié, Arɗo Dembo... Au cours des trente jours de fréquentation où il m'a emmené dans la brousse, il m'a fait la leçon du berger allant à la recherche du secret du bovin. Parce que, avant d'être musulmans, nous avons été bolâtres, nous avons adoré les boeufs... » [65].
77 villages sont même visités au cours de cette tournée qui le mène de Dakar à Saint-Louis, en passant par Djourdel, Kolobane, Linguère et Dagana. Pendant cette mission, il se rend aussi dans le Ferlo sénégalais où sous la conduite du généalogiste peul Molom Gawlo, il reconstitue les arbres généalogiques des principales familles peules, remontant jusqu'à l'ancêtre mythique Bouytoring. Parmi les différentes sortes de griots, appelés « diéli », ces troubadours ou ménestrels qui ont pour fonction de jouer de la musique, de déclamer des poèmes, et de raconter épopées, légendes et contes, les généalogistes sont spécialisés dans l'histoire et la généalogie des familles. Sortes d'archivistes et parfois d'historiens, ils parcourent le pays à la recherche d'informations historiques. Hampâté Bâ découvre tout un pan de l'histoire de la région du Ferlo et de ses familles. Il transcrit toutes ces informations qui viennent s'ajouter à la masse d'archives qu'il possède déjà.
En décembre 1943, Amadou se retrouve à Linguère où il rencontre Arɗo Dembo, de Ndilla, maître du campement peul de Nguer, qui lui dicte le récit de Koumen. Silatigui comme le fut son grand père Pâté Pullo, Arɗo Dembo est un grand chef traditionnel.

« Dans le clan traditionnel, essentiellement nomade et pastoral, le commandement se trouvait entre les mains du silatigi, sorte de maître religieux initié aux secrets pastoraux... Le clan était guidé, dans ses déplacements, par des éclaireurs nommés « arɓe » (arɗo au singulier) qui, désignés par le silatigi, changeaient d'après les augures. Ces guides devaient précéder, ouvrir la route au reste du groupe... (ils) furent tout naturellement les intermédiaires entre les Peuls et les peuples et royaumes sédentaires qu'ils parcouraient... Quand les peuls se sédentarisèrent, ces intermédiaires devinrent les répondants du clan... Ils prirent une autorité croissante... et petit à petit, furent à considérés comme chefs... Dans la société féodale peule à pouvoir politique, ce n'est plus le silatigi qui a le commandement en titre mais bien l'arɗo, chef de village ... » [9].

Koumen, texte enseigné aux bergers peuls, relate l'initiation du premier silatigi. Koumen est le berger, auxiliaire de Tyanaba, propriétaire mythique des bovidés. Il est dépositaire des secrets concernant l'initiation pastorale et a été chargé par le Dieu « Guéno de veiller sur la terre, les pâturages et les animaux sauvages et domestiques. [3]. Au cours d'un itinéraire jalonné d'épreuves liées à la quête des connaissances pastorales, le postulant doit pénétrer successivement dans douze clairières qui symbolisent les douze mois de l'année et son déplacement sur un terrain où il rencontre des personnalités mythiques qui doivent l'enseigner.
Il faut du temps à Hampâté Bâ pour écouter Arɗo Dembo et recueillir ce texte initiatique.

« Il faisait venir des informateurs. Je leur demandais à tour de rôle «que connais-tu du Koumen ?» Alors, l'un se mettait à parler, et je comprenais aussitôt que ce qu'il disait correspondait à une clairière. Un autre ajoutait de nouveaux détails. Je les laissais parler, sachant que telle chose s'appliquait plutôt à telle clairière qu'à telle autre. Nombre de mes informateurs, en effet, ne connaissaient pas la chronologie de Koumen » [49].

En 1943, lorsqu'il reçoit ce récit, Hampâté Bâ n'ose pas le publier « de peur qu'on ne me l'attribue » [49]. Il en confie une copie à Théodore Monod. Il faudra attendre des années avant qu'il ne soit édité.
Début 1944, Hampâté Bâ regagne Dakar où l'attend une carte de Monod, en mission au Cameroun. La vache représentée sur la carte postale lui inspire quelques lignes poétiques en hommage au bovidé.

« Ainsi cette vache qui est représentée sur la case représente pour moi la clémence même au sens : disposer à aider, à assister. La belle bête se laisse traire de son lait : aliment complet. Le veau, le Peul et le petit Peul se ruent sous leur mère, la vache, laquelle attend impassible et décidée à donner, à nourrir son petit et l'homme et le petit de l'homme » [74], écrit-il à Monod en mars 1944.

Parallèlement à ses enquêtes sur le terrain, Hampâté Bâ publie divers articles. “Un conte bambara ‘Les trois pêcheurs bredouilles’” paraît dans les Notes africaines de l'IFAN. Kaïdara, que Théodore Monod a fait éditer en 1943 par le Rotary Club sous le nom Un conte soudanais, reçoit en 1944, le prix de l'AOF pour « travaux d'ordre scientifique et documentaire ». Récit allégorique, Kaïdara raconte une quête de l'or menée dans un souterrain par trois voyageurs symbolisant pour les deux d'entre eux les aspects négatifs de l'homme et pour le troisième, l'exemple de conduite irréprochable à suivre. Le voyage des jeunes gens s'amorce par « un escalier de neuf marches conduisant sous terre ». Ce souterrain mène à la demeure de Kaïdara, le Dieu de l'or, un lieu de mort et de putréfaction par lequel ils doivent passer.
En 1944, Amadou Hampâté Bâ, qui vient d'être muté au Centrifan de Koulouba nouvellement créé, quitte Dakar pour rejoindre Bamako où il retrouve avec joie sa famille et le Soudan. Le Centrifan, localisé dans un bâtiment où se trouvent également les archives et la bibliothèque, est dirigé par Thomassey, un archéologue, ancien professeur de lycée. Pour Amadou Hampâté Bâ, l'endroit est bien choisi. La bibliothèque qui contient des collections remontant au début du XXe siècle est une mine de trésors dans laquelle il va pouvoir puiser et compléter ainsi toutes les notes qu'il a prises sur le terrain. Il commence à s'intéresser à l'histoire et a en tête de faire une recherche sur l'histoire de l'empire peul du Macina à partir des éléments de la tradition orale. Mais c'est surtout le recueil des textes de la tradition orale qui mobilise son temps et son esprit.
Hampâté Bâ effectue fréquemment des tournées dans toute la région dont il rend compte à Théodore Monod. Lors d'une mission dans le Macina, il recueille auprès de Maabal, grand poète peul, un « illettré » disciple de Tierno Bokar, un poème mystique, qu'il envoie à Monod ainsi qu'une étude sur les pêcheurs du Haut-Niger. Il coule des jours heureux. Cette tranquillité va être de courte durée. La guerre est terminée et les années oui suivent, sont le théâtre d'événements politiques importants.
En janvier-février 1944, une conférence africaine, initiée par le comité français de libération nationale et rassemblant députés et hauts fonctionnaires français, se tient à Brazzaville. À cette date, la victoire des alliés ne fait plus de doute car les Allemands reculent sur tous les fronts. Les élites africaines, soulignant l'important effort de guerre qu'ont fourni les colonies, souhaitent une évolution de leur statut une fois la guerre terminée. Au terme de la conférence, les principes de l'assimilation et de l'association des colonies françaises aux travaux de la future Assemblée nationale et de leur représentation au parlement métropolitain sont retenus. L'idée d'une évolution administrative des colonies qui déboucherait sur une véritable personnalité territoriale est évoquée. Mais la question de l'indépendance est clairement écartée par René Pleven, commissaire aux Colonies du Comité français de libération nationale. Promesse est faite aussi de prévoir une abolition du code de l'indigénat et du travail forcé.
En août 1944, le gouvernement de Vichy tombe. Un gouvernement provisoire de la République Française, présidé par de Gaulle, est mis en place pour un an. La situation de la France est difficile. Fortement touché au plan économique et social par toutes ces, années de guerre, le pays est également dans une situation politique critique et ses institutions doivent être repensées. Pour que la France puisse retrouver une vie politique normale, l'élection d'une Assemblée nationale constituante chargée de mettre en place une constitution, un budget et des grandes réformes est prévue. Cette réorganisation politique va profiter aux colonies. En août 1945, un décret autorise l'élection de députés africains à l'Assemblée constituante. Au Soudan comme partout ailleurs, c'est l'effervescence.

Au moment où tous ces événements politiques se préparent, Amadou est muté temporairement au Centrifan de Conakry. Il quitte donc le Soudan pour gagner la Guinée française. Il troque le boubou contre le costume européen car içi, on ne reigit pas les fonctionnaires habillés à l'indigène. Il ne se sent pas très bien à Conakry en raison d'un climat trop humide qui déclenche une crise de rhumatismes. Il s'intéresse néanmoins à tout ce qui l'entoure et particulièrement aux populations peules du Fouta-Djallon.

Toujours aussi curieux et ouvert à toutes connaissances, il écoute avec attention un marabout qui lui promet une courte initiation « qu'il dit être tirée des premiers prêtres de la mare et pierre symbolique de Dia (Macina). Il voudrait que je parte avec lui au Fouta Djallon. Il connaîtrait un lieu béni où d'ailleurs se trouve en ce moment un saint homme qui y vit en dehors de toutes préoccupations matérielles. Je ne doute pas, ajoute-t-il dans sa lettre du 2 juillet 1945 à Théodore Monod, que le Fouta-Diallon soit le Thibet de l'AOF. Mais combien de temps faudra-t-il pour être initié et quelle est la valeur de ce centre ? Il n'y a que vous qui comprendriez un séjour long auprès d'un maître pour lui tirer quelques paroles de sagesse » [74].

Ce goût de ta connaissance et cette curiosité le conduiront toujours à avoir le plus d'initiations possibles. Tout au long de sa vie, chaque lois qu'il aura les moyens d'entrer dans le circuit initiatique d'une société secrète ou d'une ethnie dont il attendra quelque chose, il se mettra sur les rangs et s'arrangera pour entrer dans le cercle où il peut acquérir une connaissance nouvelle et supplémentaire.

Le 21 octobre 1945 21 députés africains sont élus à l'Assemblée constituante, dont Léopold Sédar Senghor, Lamine Guèye, Gabriel d'Arboussier, Fily Dabo Cissoko et Félix Houphouët-Boigny. Pour les colonies du Soudan-Niger, c'est Fily Dabo Cissoko, apparenté communiste, qui est élu pour le 2e collège et Maurice Kaouza pour le 1er collège.
Ces députés africains obtiennent, en mai 1948 sur proposition du député du Sénégal Lamine Guèye, le vote d'une loi accordant aux ressortissants des territoires d'Outre-mer la citoyenneté française. Houphouët-Boigny demande que soit supprimé le travail forcé dans les territoires d'Outre-mer. La loi du 11 avril 1946 lui donne gain de cause. Grâce à ces députés, une première étape est franchie. Elle est pourtant jugée comme insuffisante par certains qui considèrent que le pouvoir effectif est toujours aux mains du gouverneur et que toute la vie du territoire dépend encore de l'administration coloniale. Beaucoup pensent qu'il faut en finir avec le système colonial. En 1946, Hampâté Bà est de retour à Bamako. La politique bat son plein. La création des partis politiques est autorisée dans les colonies. En janvier 1946, le Parti Démocratique Soudanais dirigé par Pierre Morlet est créé. Un mois plus tard, Fily Dabo Sissoko fonde le Parti Soudanais Progressiste. En mars, c'est au tour de Mamadou Konaté et de Modibo Keita de constituer un parti, le Bloc soudanais. Le Soudan est en pleine effervescence. Les partis préparent les élections des futurs députés à la deuxième Assemblée constituante, élections prévues pour juin.
Auguste Calvel, gouverneur du Soudan, invite Amadou Hampâté Bâ à se présenter comme délégué. Tous ses amis du Soudan, et particulièrement ceux du Macina encouragent aussi Amadou à proposer sa candidature aux côtés de Fily Dabo Sissoko. Hampâté Bâ ne sait que faire.
Dans une lettre du 16 avril 1946, il fait part à Théodore Monod de ses interrogations.

« La députation ne m'enchante guère, vous connaissez ma nature. J'ai pu m'échapper à la corvée la dernière fois, parce que la Providence était avec moi, je me trouvais hors du Soudan. Cette fois, je ne sais pourquoi le Seigneur a voulu que je sois au Soudan et en disponibilité. Saint Monod, vous êtes ma lumière, mon ami et mon travail, je ferai ce que vous me direz de faire. Faut-il me présenter ? Ma présence en France aidera-t-elle à une meilleure compréhension franco-africaine... Je ne peux résister plus longtemps aux vagues qui m'assaillent. Je sens un malaise général. Sans être antifrançais, les Africains ont perdu confiance et c'est regrettable que ce sentiment soit si fort que le dernier bambara chante «avant, les Français étaient tous des saints. Quand ils disaient quelque chose, c'était un secret divin. Tandis que maintenant, nul ne saurait dire le poids de ce qui sort de leur bouche en fait de mensonges». Cet état d'esprit me révolte car il ne faut pas prendre les faits et gestes de quelques individus pour le dominant d'une nation...» [74].

Pour toute réponse, Monod le dissuade de s'occuper de politique, lui disant qu'il n'est pas fait pour cela.
Les élections législatives ont lieu le 2 juin. Fily Dabo Sissoko l'emporte sur Mamadou Konaté avec 17.032 voix contre 4.307. Dès lors, c'est la rupture entre les deux hommes. Amadou Hampâté Bâ tente de les réconcilier. En vain. Le climat est de plus en plus à la passion.
Amadou décide alors de se mettre en disponibilité pendant plusieurs mois et de se rendre en Côte-d'Ivoire afin de répondre à l'invitation du Hamalliste Yacouba Sylla. Ce dernier, après avoir été déporté en Côte-d'Ivoire par l'administration coloniale pour ses activités religieuses, s'est installé à Gagnoa où il a créé une zaouîa. Riche homme d'affaires, il est à la tête d'une grosse entreprise commerciale et de plusieurs plantations. C'est aussi un grand ami de Félix Houphouët-Boigny. En juin, Amadou Hampâté Bâ quitte Bamako, muni d'une lettre de Fily Dabo Sissoko pour Félix Houphouët-Boigny avec mission d'exposer la situation politique qui prévaut au Soudan.
Il n'accepte qu'à une seule condition. « Si je trouve que Houphouët et Yacouba sont du même bord, j'irai remettre la lettre à Houphouët. Par contre si je trouve qu'ils ne sont pas du même bord, je garderai la lettre et je te la ramènerai ; je resterai chez Yacouba et je reviendrai tranquillement » [65]. Monod ne semble pas au courant de cette démarche et les propos qu'Amadou lui tient sont pour le moins contradictoires avec ce qu'il est censé être allé faire là-bas, En effet, de Gagnoa, il écrit à Théodore Monod le 1er août 1946 : « j'ai fui le Soudan où un mouvement politique à tendance raciale était en train de naître et monter autour de mon nom. Mon idéal est tout autre. La Cité de paix ne connaît pas de raçe, elle ne considère pas la couleur. Elle n'appréciera que la fortune, la valeur spirituelle et l'amour [72]. Puis il ajoute que s'il retrouve le même climat passionnel qu'au Soudan, du moins, ici, il n'est pas mis en cause.
Ce voyage est-il seulement un moyen de fuir le climat passionnel qu'il réprouve ou un prétexte pour ne pas avoir à prendre parti d'un côté ou de l'autre ? Son attitude ne semble pas très claire sur ce point. Plus tard en septembre, quand Monod s'étonnera et s'inquiétera de ses activités, Amadou lui répondra un peu sèchement : « ma présence en Côte-d'Ivoire et ce que j'y fais font partie de mes affaires de famille ».
Dans une lettre du 1er août adressée à Monod, Amadou relate les circonstances de sa rencontre avec Houphouët-Boigny. Après s'être entretenu de sujets religieux, Amadou fait part à Yacouba Sylla du projet de création d'un centre oecuménique à Dioro. Intéressé, Yacouba l'invite à réaliser ce projet en Côte-d'Ivoire, en pays baoulé, et à cet effet, se propose de le recommander à un ami qui, affirme-t-il, aidera Théodore Monod et Hampâté Bâ à bâtir ce centre.
« Quel est cet homme, demandai-je à Yacouba. Promettez-moi que vous irez le voir et que vous resterez au moins un mois avec lui, me dit-il. Oui, dis-je. Yacouba fait rédiger une lettre par son secrétaire. Il me la remet et met une voiture à ma disposition. Je regarde l'adresse. Quelle est-elle ? M. Félix Houphouët-Boigny, député de la...etc. » [74]. À la vue du mot député, Amadou Hampâté Bâ ajoute dans sa lettre : « je me suis dit : pas possible, être entre les pattes d'un député, alors qu'il ne tient qu'à moi pour en faire un du modèle courant » [74].

Dans cette version, il n'est donc pas question de lettre à remettre à Houphouët-Boigny. Mais Monod doit-il être tenu au courant de tout ? Seul Hampaté Bâ a la réponse. La rencontre avec Houphouët-Boigny est capitale pour Amadou. « Je l'ai trouvé à Yamoussoukro, habillé avec une simplicité religieuse et ayant dans les bras une petite fille qu'il berce avec affectueuse application. L'idée que j'ai eue est : cet homme fait la mère. Il a donc un coeur de mère donc charitable. » [74]. Bonté, largesse, piété... Amadou Hampâté Bâ ne trouve pas de mots assez forts pour qualifier celui qui deviendra l'un de ses plus grands amis.
Chef de canton, médecin puis responsable du Syndicat agricole des planteurs africains avant de devenir député, Houphouët-Boigny est propriétaire de grandes plantations de café et de noix de kola. Il a besoin d'un homme sûr pour s'occuper de ses affaires en son absence. Il fait la proposition à Amadou qui accepte de passer plusieurs mois à Yamoussoukro, dans ce pays baoulé où il rêve d'ailleurs de s'installer, là « où ni Islam ni catholicisme n'est dominant en profondeur. Nous serions, en faisant nous-mêmes une grande plantation, des ermites parfaits, le pays s'y prête ... » [74], écrit-il à Monod.
Installé dans les plantations d'Houphouët à Toumbokro en compagnie de Kouassi N'Go et Toto Kra, Hampaté Bâ, qui a pris à coeur sa nouvelle tâche, s'occupe de « récolte, traitement et expédition des kolas au Soudan ». Ici, il vit des moments très agréables. « Je suis en pleine brousse, loin de tout bruit, complètement coupé du monde des civilisés... je mène une vie d'errant. Elle pèse beaucoup à ma famille mais elle m'enchante et je ne demande qu'une chose : qu'elle continue à durer » [74].
Le travail dans les plantations ne l'empêche cependant pas de soccuper de politique. Au cours d'une réunion à laquelle il assiste, il rencontre Doudou Guèye. Cependant il ne fera vraiment sa connaissance que beaucoup plus tard. À Théodore Monod qui s'inquiète de son séjour prolongé, il écrit, fin Septembre 1946, qu'il n'a accepté cette situation que pour des raisons financières et parce que les kolas sont des matières « consommées par les deux races principales auprès desquelles je dois enquêter : peule et bambara » [74].
Il ajoute dans la même lettre : « considérons l'abandon du Soudan comme conséquence d'un délire et n'en parlons plus... Je vous dirai de vive voix pourquoi le Soudan m'est dangereux jusqu'à nouvel ordre » [74]. Il profite aussi de son séjour chez Houphouët-Boigny, pour poursuivre la rédaction des enseignements que lui a transmis Tierno Bokar. Tandis qu'Amadou Hampaté Bâ se trouve en Côte-d'Ivoire, la scène politique est le théâtre d'événements importants. Le 13 octobre 1946, la Constitution de la IVe République Française, ratifiée par référendum, institue l'Union française. D'inspiration fédérale, cette Union est formée d'une part de la République Française comprenant la France métropolitaine, les départements et territoires d'Outre-mer et d'autre part des territoires et États associés. Les colonies d'AOF et d'AEF deviennent donc des territoires d'Outre-mer, tandis que le Togo et le Cameroun prenent le statut de territoires associés.
Le 18 octobre 1946, le RDA, Rassemblement Démocratique Africain, voit le jour. C'est à Bamako, ville préférée à Dakar, siège du gouvernement de l'AOF et symbole du pouvoir colonial, qu'a lieu son congrès constitutif auquel participe Hampâté Bâ sur la demande d'Houphouët-Boigny, se joignant ainsi aux 800 délégués venus de tous les pays. Lamine Guèye, Senghor et Yacine Diallo n'y assistent pas bien qu'ils aient cautionné le manifeste préparatoire. Plus tard Fily Dabo Sissoko et Apithy se désolidariseront. Le projet d'union sacrée ne se réalisera pas. Néanmoins, l'influence du RDA sera importante. Immédiatement après le congrès, des sections sont implantées dans plusieurs territoires. Au Soudan, Mamadou Konaté et Modibo Keïta créent l'Union Soudanaise-RDA. En Côte-d'Ivoire, la section locale prend le nom de Parti Démocratique de Côte-d'Ivoire, PDCI-RDA. En France, le RDA obtient le soutien du Parti communiste jusqu'en 1950. À partir de cette date, il rompra son apparentement de groupe parlementaire avec le PCF et s'alliera à l'Union démocratique et socialiste de la résistance, UDSR, de René Pleven et François Mitterrand.
Après le congrès du RDA, devant l'attitude, qu'il qualifie de méprisable, de Fily Dabo Sissoko à l'égard d'Houphouêt-Boigny, Amadou Hampâté Bâ se range du côté de ce dernier et de Mamadou Konaté, Mais il se défend d'être US-RDA, pas plus que PSP. Il se présente comme « Houphouëtiste et Konatiste » car il préfère « les hommes aux idées qui varient, qui changent constamment » [65].
En 1947, revenu à Bamako, Amadou Hampâté Bâ obtient une promotion. Il devient « agent technique », fonction obtenue par assimilation puisqu'il ne possède pas le baccalauréat. Cela lui procure quelques satisfactions qui tempèrent les ennuis qui se présentent par ailleurs. Il doit affronter à nouveau les sollicitations dont il est toujours l'objet. Ses amis n'ont pas désarmé et veulent encore l'impliquer dans les affaires politiques.
En mai 1947, il écrit à Monod qu'il vit des heures difficiles. « Les Peuls voudraient qu'un des leurs descende dans l'arène des mouvements politiques qui hélas sont en train de parfaire la mort de notre famille au Soudan. Ils voudraient que ce combattant soit moi. Ils sont poussés par un sentiment qui se défend humainement mais je ne pense pas qu'ils aient fait, en me choisissant, plutôt en voulant me choisir, une affaire réalisable... Je suis et désire rester un gladiateur d'un autre ordre que celui pour lequel mes parents voudraient me désigner » [74].
Pourtant Hampâté Bâ ne se désintéresse pas du devenir de son pays. Mais il veut rester à l'écart de la politique qui, selon lui, engendre avant tout des divisions et des violences.
Par ailleurs, il ne tient pas à avoir des problèmes avec l'administration.
De 1947 à 1951, Hampâté Bâ reste attaché au Centrifan de Bamako. Son temps se partage entre son travail, ses recherches, sa famille, ses lectures, la rédaction de ses notes et écrits. Il poursuit ses tournées à travers le Soudan, notamment le Macina, toujours à la recherche d'informations sur les Peuls, les Bambaras ou d'autres ethnies qui peuplent le pays. Il ne cesse d'écrire à Théodore Monod qu'il appelle tantôt « Cher Maître, frère et ami » et tantôt « Cher fleuve silencieux ». Tous deux échangent documents, livres et idées, parlent de leur projet de centre oecuménique qu'ils envisagent de faire construire maintenant à Govarao et auquel souhaite se joindre Ousmane Sanankoua, grand ami d'Amadou. Ainsi, travail, tournées, vie de famille, forment la toile de fond de sa vie. Parfois, de nouvelles rencontres ou des voyages viennent rompre la routine. Amadou fait la connaissance d'un officier des Affaires musulmanes, de passage au Soudan, M. Mangin avec qui il se rend à Markala, non loin de Sansanding. De même la rencontre avec le père Prost lui donne l'occasion d'avoir quelques échanges intéressants sur la linguistique. Enfin, au cours de l'année 1947, il assiste avec beaucoup de plaisir à la conférence des africanistes occidentaux à Bissau. C'est pour lui l'occasion de faire une communication et de satisfaire son goût pour les voyages.
Mais la vie n'apporte pas que des joies. Hampâté Bâ connaît quelques problèmes de santé et l'échec scolaire de son fils Cheikh Amadou lui cause bien des inquiétudes. En juin 1948, son directeur M. Thomassey le mute au secrétariat du Centrifan. Cette tâche ne l'enthousiasme guère mais il ne peut refuser. Il retrouve aussi le monde de la politique qui ne le laisse toujours pas tranquille. En 1949, il est de nouveau sollicité pour être présenté comme candidat aux élections municipales.
Il demande alors à Théodore Monod de tout faire pour l'aider à quitter Bamako et l'envoyer à Diafarabé. « Maintenant que vous avez un européen à Diafarabé, ne serait-il pas possible de m'affecter avec lui. Il ne pourrait trouver en moi qu'un collaborateur dévoué et je pourrai lui servir d'interprète, en même temps continuer à récolter les renseignements sur les Peuls. J'avoue qu'à Koulouba, je fais ce que n'importe quel auxiliaire pourrait faire alors que je rendrais plus de services si j'étais dans un centre comme Diafarabé... »
Fuir Bamako, retrouver les Peuls et poursuivre ses enquêtes, tel est son objectif. Il écrit à Monod en juillet 1949 : « la masse indigène a des vues sur moi. Elle croit que c'est là que je servirai mieux mon pays. En refusant de me soumettre à sa volonté, elle me croira un traître et c'est pénible d'être méprisé par ses compatriotes. Je ne peux me passer d'eux... » [74].
Fin 1949, il se rend avec son directeur Thomassey au sud-est de la Mauritanie à Koumbi Saleh, ancienne capitale de l'empire du Ghana. Ce site offre les ruines les plus impressionnantes de tout l'Ouest africain et témoigne de la grandeur et de la puissance de cet ancien empire. De retour à Bamako, Amadou est alité. Il souffre d'une aortite qui l'empêche de retourner, l'année suivante, avec Thomassey et Raymond Mauny sur le site de Koumbi Saleh. Il profite de son repos forcé pour préparer une communication sur la poésie peule pour un numéro spécial de la revue Présence africaine, Le Monde Noir, dirigé par Théodore Monod. A la demande du gouverneur il écrit dans le journal Le Soudan quelques articles sur le folklore peul. Le reste de l'année 1950 se déroule sans événement majeur si ce n'est que les rapports entre Amadou Hampâté Bâ et Thomassey se dégradent fortement et que la situation devient très tendue entre eux. Seul décembre 1950 sera un mois important pour Amadou. En effet, il obtient du Chérif El Hadj Sidi Benamor, petit fils de Cheikh Tidjani, les pouvoirs de Moqadem de l'ordre Tidjani. Il est nommé en même temps secrétaire général de « Sawtou Dine », association musulmane d'entraide et de philanthropie.
Amadou Hampâté Bâ, dont les relations avec Thomassey deviennent franchement mauvaises, souhaite de plus en plus être affecté à Dakar. Mais il ne sera muté ni à Dakar, ce que tentait de faire Monod, ni encore à Diafarabé où il voulait être envoyé. En janvier 1951, il apprend une grande nouvelle. Proposé par Théodore Monod, et choisi parmi les trois candidats sélectionnés, dont Fily Dabo Sissoko et Mamby Sidibé, il bénéficie d'une bourse de l'Unesco qui va lui permettre de passer plusieurs mois à Paris, tous frais payés. L'obtention de cette bourse est soumise à plusieurs conditions. « Il fallait être africain, être âgé d'au moins quarante ans, savoir écrire le français mais n'avoir pas fait ses études en France et ne posséder aucun diplôme universitaire » [53]. Cet événément va donner à sa vie, une orientation et une dimension nouvelles.
Son départ pour l'Unesco va être retardé. Suite à un « scandale dont il a été l'auteur » dans la nuit du 8 au 9 janvier, il est convoqué par la Sureté. Le rapport établi mentionne qu'Amadou a tenté de défoncer la porte de la concession de son ami Ali Niangado en criant qu'il avait vu le prophète. On craint pour son état mental et on le fait examiner à l'hôpital. Thomassey communique à Théodore Monod un extrait du rapport que la Sûreté a remis au gouverneur du Soudan et dans la même lettre il lui fait part de ses inquiétudes au sujet de son agent.
L'affaire s'envenime. En janvier 1951, Amadou Hampâté Bâ se plaint auprès de Monod de l'attitude de Thomassey à son égard et pense que ce dernier est à l'origine de la « cabale » orchestrée contre lui. « Et croyez-moi : c'est un manège qu'il monte pour m'empêcher de partir. Il déteste tout acte qui ne vient pas de lui et il ne me pardonne pas notre intimité... Ça me peine de parler si durement mais il y a des faits qu'on ne peut pas taire » [74]. Il décide de se faire examiner à l'hôpital du Point G, petite colline située à côté de Koulouba, et de subir une expertise sur son état de santé mentale car Amadou Hampâté Bâ ne veut partir à Paris que « sur vue du «diplôme de lucidité» que je me ferai soigneusement et régulièrement délivrer ... » [74]
En mars 1951, il est enfin autorisé à partir. C'est donc à l'âge de 50 ans qu'Hampâté Bâ fait la découverte de Paris et à travers la ville de l'univers métropolitain. Le 21 mars, à peine arrivé, il écrit à Théodore Monod : « je suis à Paris en même temps que le printemps. Ceci augure pour moi, Dieu aidant, un séjour agréable... Je suis bouleversé par votre ville, une fourmilère délirante » [74].
Dès le lendemain de son arrivée, il se présente à l'Unesco. Il est surpris d'apprendre qu'il est libre d'organiser son temps comme il l'entend. « A Paris, les responsables de lUnesco me firent savoir que l'on n'attendait de moi aucun travail particulier et que l'on me laissait entièrement libre de faire ce que je voulais, tous frais payés. Je ne sais trop ce que l'on attendait d'un Africain traditionaliste lâché tout seul dans la grande ville... Toujours est-il que mes premières visites furent pour le Musée de l'Homme et le Collège de France » [53].
Éternel élève toujours soucieux de parfaire ses connaissances, il s'organise un emploi du temps rigoureux. Il se rend souvent à l'Unesco, fréquente musées et bibliothèques de Paris, suit les cours du Collège de France et travaille au département Afrique noire du Musée de l'Homme. Il observe, interroge, lit, enregistre quantité de choses et écrit. Il s'accorde aussi un peu de temps pour rendre visite à des amis dont il a fait la connaissance de nombreuses personnalités ou qu'il a retrouvés. C'est en quelque sorte, la majorité des africanistes et des orientalistes de Paris qu'il fréquente : Louis Massignon, Marcel Griaule, Tubiana, Denise Peaulme, Germaine Dieterlen... Paris est aussi l'occasion pour Hampâté Bâ de prendre contact avec toute l'intelligentsia africaine et noire, regroupée autour de la revue Présence Africaine, créée en 1947 sous l'impulsion d'Alioune Diop. L'idée de la création de cette revue remontait à 1942. À cette époque, de jeunes intellectuels, dont Léopold Sédar Senghor, Jacques Rabemananjara, Sourou Apithy, Iwiyé Kala-Lobé et son beau-frère Alioune Diop se retrouvent fréquemment à Paris. Ils s'interrogent sur leur essence, l'authenticité de leurs valeurs et de leurs cultures et inventent le concept de négritude. Ils sont rejoints plus tard par d'autres écrivains africains, antillais, afro-américains et malgaches dont Aimé Césaire, Richard Wright, Paul Azoumé, Bernard Dadié...
En décembre 1947 parait simultanément à Paris et à Dakar la revue Présence africaine qui va devenir l'organe du monde noir. Jacques Rabemananjara, lors des vingt ans de la revue, expliquera le choix du nom Présence africaine. « Afin que l'Afrique soit devant et ne soit plus absente parce qu'au fond quand on est derrière, on a la sensation d'être absent. L'Afrique était absente dans tous les domaines sauf peut être le jazz et encore le jazz, pensait-on, venait d'Amérique, et pas d'Afrique ... »
Volonté de faire connaître le monde noir, de lui redonner ses lettres de noblesse et d'élever le débat entre l'Afrique et l'Occident. La revue est patronnée par des grands noms du monde intellectuel français, connus pour l'intérêt qu'ils portent à l'Afrique : André Gide, Jean-Paul Sartre, Emmanuel Mounier, Georges Balandier, Michel Leiris, Théodore Monod, Marcel Griaule...
Dans un long éditorial, Alioune Diop définit les raisons d'être de la revue. « Cette revue ne se place sous l'obédience d'aucune idéologie philosophique ou politique. Elle veut s'ouvrir à la collaboration de tous les hommes de bonne volonté (blancs, jaunes ou noirs) susceptibles de nous aider à définir l'originalité africaine et de hâter son insertion dans le monde moderne ». Au départ, articles sur la littérature orale traditionnelle, essais sur les religions, les philosophies, la musique, la littérature font l'essentiel des sommaires. Puis, au fur et à mesure qu'elle prendra de l'ampleur et étendra son audience, la revue s'ouvrira au monde des idées politiques. Hampâté Bâ adhérera immédiatement aux objectifs de Présence Africaine. La revue ainsi que la maison d'édition serviront de support de publication à plusieurs de ses ouvrages et de ses articles.
Son séjour en France se déroule dans les meilleurs conditions jusqu'au moment où, suite à un infarctus du myocarde, Amadou, gravement malade, est hospitalisé à la clinique universitaire. Il est entouré de la sollicitude de son entourage qui fait son possible pour égayer ses journées et rendre son séjour à l'hôpital agréable. Marcel Griaule lui rend souvent visite amenant avec lui amis et collègues. Hampâté Bà fait la connaissance de Germaine Dieterlen, ethnologue au Musée de l'Homme et de Charles Pidoux, psychanalyste, qui après avoir vu des films de Jean Rouch sur les rites de circoncision, s'est inscrit aux cours d'ethnologie de Marcel Griaule.
Lorsqu'il voit Amadou Hampâté Bâ, Charles Pidoux trouve qu'il ressemble à un autre Africain qu'il a connu en 1943 alors qu'il se trouvait prisonnier à Vals-les-Bains. Il fait part de ses pensées à Amadou qui lui répond : « la prison, ça arrive, on fait parfois des bêtises ». Pidoux en souriant lui avoue qu'il s'agissait d'une prison politique et que la personne à qui il ressemble « était un Africain, de Mauritanie ou du Sénégal qui avait d'abord été déporté en Côte-d'Ivoire, puis en Algérie avant d'être envoyé en France à Vals-les-Bains ». Intrigué, Amadou demande comment s'appelait cette personne. « Cheikh Hamâllah ». En entendant ce nom, Amadou ne peut s'empêcher de pousser un cri et se jette aux pieds de son visiteur. Cheikh Hamâllah ! Ainsi le fondateur du Hamallisme est mort à Vals-les-Bains en 1943. Que Charles Pidoux soit béni ! Amadou adresse une prière à Dieu pour le remercier d'avoir mis cet homme sur son chemin. Porteur de cette nouvelle extraordinaire, Hampâté Bâ regagne le Soudan en décembre 1951. Malgré l'épisode malheureux de sa maladie, ce séjour à Paris aura été très fructueux. Amadou reviendra souvent en France où il donnera des conférences sur la culture et la civilisation peules à la Sorbonne.
De retour en Afrique, très affaibli par sa maladie, Amadou Hampâté Bâ reste alité quelques mois à Bamako au cours de l'année 1952. Thomassey a quitté l'IFAN. Après une courte période d'intérim assurée par M. Rauque, un botaniste qui avait aménagé le parc biologique de Bamako, Gérard Brasseur, géographe, prend la direction de l'Institut en 1952. Sa femme, Paule, s'occupe de la bibliothèque du secrétariat général du gouvernement, bibliothèque privée mais à usage administratif, mise à la disposition des membres de l'Institut. Elle y reconstitue un fonds d'ouvrages anciens sur l'histoire du Soudan.
Gérard Brasseur rencontre peu Amadou dont la situation à l'époque est assez floue. Ce dernier, qui a été pressenti pour être, l'adjoint du capitaine de Tressan, foulbophone, militaire détaché à l'IFAN de Dakar pour faire l'inventaire linguistique de l'AOF, a refusé cette affectation. En attendant d'aller à Diafarabé, il passe son temps à Bamako où il fait la connaissance du capitaine Marcel Cardaire. Jeune officier des affaires musulmanes, Cardaire a été envoyé au Soudan pour faire une enquête sur les différentes confréries islamiques, sur leur influence et leur propagation dans la région car, il n'y a pas de doute, l'Islam progresse.
Dans les années trente, c'était le Hamallisme qui avait régénéré la vie spirituelle de l'Islam local, entraîné de nombreuses conversions et contribué à l'ouverture d'écoles coraniques où les jeunes s'étaient initiés aux récitations du « Livre » et à l'emploi des caractères arabes. Après la guerre, les besoins en matières premières liés à la reconstruction européenne intensifient les transactions commerciales entre l'Europe et l'Afrique. Pour les colporteurs musulmans djoulas qui excellent dans cette activité, c'est une aubaine. Le commerce inter-africain, vivifié, amène de nouvelles marchandises qui circulent nombreuses sur les routes. Avec elles, arrive l'Islam. Et avec l'Islam arrive l'écriture arabe.
Dans les pays du sud, les chefs locaux animistes, prenant exemple sur les commerçants dioula, épousent la foi islamique. Les conversions se multiplient. De nouvelles écoles coraniques s'ouvrent. Les jeunes voyagent de plus en plus. Mais les familles restent en contact et s'écrivent, soit en arabe, soit dans leur langue maternelle écrite en caractères arabes. Très attachés aux rites, les riches commerçants musulmans font des pèlerinages à La Mecque. Question de prestige !
Dès lors, les contacts avec l'Islam oriental se raffermissent et se multiplient. Les pèlerins s'en retournent au pays, suivis par des maîtres coraniques qui n'hésitent pas à faire de longs voyages pour venir enseigner le Coran et la langue arabe car il faut en finir avec l'ignorance de la langue du « Livre ».
L'enseignement islamique s'améliore dans les petites écoles. Les riches familles, quant à elles, n'hésiteront pas à envoyer leur fils dans les universités de Damas et du Caire.
Ce courant venu du désert d'Arabie, touche d'abord le Soudan oriental, le pays haoussa. Puis, il déferle peu à peu sur l'ouest. Le Wahabisme fait une entrée en masse au Soudan français. L'administration coloniale est inquiète. Elle craint que le rattachement spirituel et religieux à un Islam aux visées panislamiques et panarabiques ne se fasse au détriment de la culture française. Il faut comprendre ce phénomène religieux, connaître son ampleur, trouver des solutions puis agir. Le Hamallisme, autrefois si décrié et vivement combattu, perdrait-il tout à coup de son horreur ? Il semble que ce soit le cas. Pour la puissance coloniale, mieux vaut un Islam « modelé par le terroir africain » que ces mouvements islamiques orientaux, anti-français et de surcroit anti-impérialistes. La dissidence fait déjà rage dans les milieux politiques. Qu'elle ne se double pas d'un problème religieux !
L'administration fait procéder à une enquête dont le Capitaine Marcel Cardaire a la charge sous la responsabilité de M. Mangin, son supérieur. Quand il arrive au Soudan en 1952, Marcel Cardaire, ami de Charles Pidoux et ancien stagiaire de Marcel Griaule, n'en est pas à son premier séjour en Afrique. Il a déjà été au Cameroun où sa «Contribution à l'étude de l'islam noir» a été publiée en 1949. Il possède donc une solideconnaissance sur le sujet.
À Bamako, Cardaire fait la connaissance d'Amadou Hampâté Bâ dont Griaule lui a longuement parlé. Les deux hommes sympathisent rapidement. Bientôt l'histoire du Soudan, la Tidjaniya, le Hamallisme, les traditions africaines et les religions locales n'ont plus guère de secrets pour Cardaire. Amadou Hampâté Bà lui parle de tout, facilite ses entrées dans toutes les zaouias hamallistes et lui confie les grandes lignes de l'enseignement de Tierno Bokar. Il est vrai que cet « homme de Dieu » n'est plus étranger aux chercheurs depuis que Théodore Monod lui a consacré un article dans la revue Présence africaine en 1956. Cardaire, pour sa part, dira de Tierno Bokar qu'il était « un homme tellement humain » [2].
Cardaire fait la connaissance d'un autre disciple de Tierno Bokar en la personne d'Abdoul-Wahhad Doukouré, jeune homme issu d'une famille maraboutique de Mourdiah. Dans son ouvrage L'islam et le terroir africain, publié par l'IFAN de Bamako en 1954, Cardaire brosse un portrait de Doukouré. « Il fit un pèlerinage et poursuivit ses études à la Zeitouna tunisienne. A peine revenu d'Orient, il s'est plongé dans la mystique noire et en a découvert aussitôt toute la fraîcheur. Le Soudan français du 11 juillet 1952 portait un premier message de lui à ses compatriotes ».
Par l'intermédiaire d'Hampâté Bâ et de Doukouré, Cardaire découvre au Soudan l'existence d'un courant musulman, symbolisé et développé par Tierno Bokar, émanant du vieux fonds culturel local, et refusant de renier la vieille société africaine. « Ce Saint-François d'Assise noir » et son enseignement ne peuvent que plaire à Cardaire. Or ce mouvement qu'il qualifie de « contre-réforme des clercs », est encore vivant, d'autant que les disciples de Tierno Bokar tiennent à diffuser les principes de son enseignement.
Cardaire considère qu'il faut à tout prix encourager le développement de ce courant car il est le seul à pouvoir être opposé au courant orientaliste et pro-arabisant. Il propose donc à l'administration de mettre en place un enseignement à la fois général et religieux qui permettra aux enfants de passer « simultanément le certificat d'études primaires et un examen religieux devant les imams rassemblés ».
Dans quelle langue devra-t-on enseigner ? En français et dans les langues soudanaises, bien sûr ! « Après avoir rompu avec une culture arabe, dont ils n'attendaient rien, les clercs de la contre-réforme pensent à une culture franco-soudanaise qui serait française dans sa partie traitant pratiquement de l'instruction générale et soudanaise dans l'exposé des thèmes religieux de base ».
Il ne faut surtout pas abandonner les langues africaines, recommande Cardaire car « l'utilisation des dialectes locaux présente, selon MM. Bâ et Doukouré, le double avantage d'améliorer la compréhension des enfants et de faire revivre des langues dont la richesse et la poésie ne sont plus à démontrer ». Quant à la manière de transcrire les « dialectes locaux », ce n'est pas un problème. Prenons les caractères latins, suggère notre officier. D'ailleurs, « l'enseignement y gagnerait en commodité, la même transcription servant aux deux fins », conclut-il à la fin de son ouvrage.
Marcel Cardaire fut-il réellement gagné à la pensée de Tierno Bokar ? Difficile à dire. L'humanisme et la tolérance de Tierno Bokar ne peuvent laisser indifférent. Mais n'oublions pas que, en tant qu'officier des Affaires musulmanes, il représente les intérêts français. Cependant si dans pareil cas, on peut allier intérêts de son pays et séduction intellectuelle, alors tant mieux. Cardaire se fait convaincant. Si l'administration retient ses conclusions, la culture française pourra reprendre le dessus sur les influences arabes et les traditions locales resteront sauves. Influence française au détriment de la culture arabe, dilemne de colon ou dilemne de soudanais ? Hampâté Bâ laisse ces questions à d'autres. Pour l'heure, c'est sa situation et sa quête des traditions orales qui lui importent. Il est peul et cette identité-là l'interpelle. En juillet 1952, Amadou Hampâté Bâ apprend qu'il est, enfin, affecté à Diafarabé, au laboratoire d'hydrobiologie. L'un de ses rêves se réalise. En effet, il souhaitait cette affectation depuis longtemps. N'avait-il pas écrit, dès 1945, à Théodore Monod : « à Diafarabé, je pourrais ainsi, sans grand frais, travailler utilement à l'ethnologie du Macina, notamment la linguistique ? C'est le meilleur terrain pour récolter des éléments qui permettront de développer la culture peule. Je consacrerai tout mon temps à ce travail par devoir professionnel, il va sans dire, mais aussi par goût personnel et désir légitime d'aider à faire de ma langue maternelle une langue écrite » [74].
Cette affectation l'éloigne enfin du monde de la politique qui le sollicite sans arrêt. Aujourd'hui les enjeux sont différents. Les deux grands partis, l'Union soudanaise de Mamadou Konaté et de Modibo Keïta, et le Parti Soudanais Progressiste dirigé par Fily Dabo Sissoko et soutenu par l'administration coloniale, s'opposent sur la question de l'indépendance ou de l'assimilation. Il faut prendre parti, pour l'un ou pour l'autre. Amadou refuse et préfère rester neutre. Le seul rôle qu'il accepte de jouer est celui de conciliateur. Mais à Bamako, il lui est difficile de garder cette position de neutralité. Nombreux sont ceux qui viennent le voir dans sa concession pour lui demander conseil sur la meilleure position politique à prendre. Hampâté Bâ discute, conseille. Mais il veut aussi disposer de son temps pour ses recherches sur les Peuls. Aujourd'hui, l'affectation est là. Il peut partir.
Diafarabé est la limite extrême sud de l'ancien empire peul de Cheikou Amadou qui s'étendait au nord jusqu'à Niafounké. Porte d'une région située dans la boucle du Niger, le Macina, Diafarabé se trouve dans la zone où le Niger semble se diviser en deux branches. L'une, la rivière Diaka, étroite et profonde qui va imbiber le Macina avant de se perdre dans le lac Debo, « océan d'herbes et d'eaux couvert d'oiseaux et jaloné de quelques cailloux, ... demeure de nombreux génies, hanté de mille fantômes ... » [34]. L'autre, le fleuve Niger, plus large mais moins profond, qui se dirige vers Mopti, en étalant ses eaux dans la plaine. A partir de Diafarabé, commence la zone d'épandage des inondations annuelles. Assez restreinte sur la rive droite où s'amorce la chaîne des hauteurs de Bandiagara, elle s'étend démesurément de l'autre côté. Plus au nord, à partir de Mopti, lieu de confluence du « fleuve blanc », le Niger et du « fleuve noir », le Bani, le Niger lance « un véritable réseau de bras et de canaux dans lesquels il enserre une multitude de mares et de lacs amorçant la longue courbe qui va donner à toute la région son nom de boucle du Niger » [17].
Dans cette vaste région où s'entremêlent l'eau et la terre, vivent plusieurs ethnies de « diverses origines, des plus claires aux plus sombres. Après les Bozos, les plus anciennes sont les Songhais et les Peuls ; les Bambaras et les Dogons n'y sont venus que plus tardivement » [17].
Cette zone fréquemment inondée est le lieu idéal de l'agriculture, de la pêche, de la chasse et de l'élevage. Elle est un véritable réservoir de richesses agricoles et pastorales, « sans parler des traditions religieuses et culturelles. L'homme y vivait à l'aise et l'artisanat traditiomel y était particulièrement développé. Le Macina, où les Peuls vinrent se fixer jadis en raison de la richesse de ses pâturages, est situé au coeur de cette région dont Mopti est le fleuron » [1].
Lorsque Hampâté Bâ s'installe à Diafarabé, en 1952, accompagné de son épouse Baya, le centre d'hydrobiologie est dirigé par Jacques Daget, biologiste, spécialiste des poissons, mais passionné par l'ethnographie et la linguistique. Il parle couramment bambara et s'intéresse aux Bozos, peuple de chasseurs et de pêcheurs, véritables maîtres des eaux.
L'arrivée d'Amadou Hampâté Bâ oriente Daget plus particulièrement vers les Peuls. Au cours de son séjour à Diafarabé, Hampâté Bâ, secondé par son directeur, consacre ses recherches à la reconstitution de l'histoire de l'empire peul du Macina à partir des sources de la tradition orale.
Pendant plusieurs mois, tous deux organisent et effectuent ensemble des tournées dans tout le Macina. Ils visitent des dizaines de sites, de villes et de villages, prennent contact avec un nombre considérable d'informateurs, plus de 1.000, interrogent traditionalistes, griots, notables, et même des chefs religieux, car en qualité de moqadem de la Tidianiya, Amadou peut accéder à certaines informations religieuses tenues généralement secrètes.
Jacques Daget assure les relevés géographiques, dresse les cartes et participe à la mise au point des documents recueillis. Il raconte ainsi cette passionnante aventure : « nous avions deux moyens de déplacement, par voie fluviale, en pirogue ou avec un petit bateau à moteur, ou bien en saison sèche et dans les endroits qui n'étaient pas inondés, avec un véhicule tout terrain qui nous permettait d'aller partout. Mais Hampâté Bâ aimait mieux se déplacer en pirogue. Nous sommes restés deux ans de 1953 à 1955 à travailler ensemble. Nous n'étions pas toujours en tournée, car j'avais à m'occuper de mon laboratoire et nous avions aussi à rédiger les notes que nous prenions et à préparer le manuscrit ... »

« Hampâté Bâ était quelqu'un qui avait beaucoup de présence. On ne s'ennuyait jamais avec lui car il avait toujours des anecdotes à raconter, des choses intéressantes à dire, des remarques à faire. Il avait une verve extraordinaire pour raconter les choses. C'était un enchantement de l'entendre raconter des histoires, des contes, des histoires drôles. Il subjuguait son auditoire par la richesse de son vocabulaire, son don de conteur... Il interrogeait ses informateurs en peul, parfois en bambara. Il discutait, parlait, écoutait. Moi j'écrivais. Lorsqu'il y avait quelque chose d'important, il me le traduisait en français et je le notais. C'est à partir de ces notes-là que j'ai rédigé certains paragraphes, certains chapitres, certains épisodes. Hampâté Bâ, lui, avait tout en mémoire... Ensuite il était capable de noter en peul ou dans une autre langue. Il avait donc la plus grande partie des informations.»

Cette collecte d'informations est un véritable travail de fourmi. Il faut d'abord écouter, interroger, enregistrer, ensuite recouper les informations, puis établir une chronologie « indispensable pour le lecteur européen... Nous n'avons pas seulement été obligés de tamiser et de recouper tous les renseignements qui nous étaient fournis par les informateurs. Il a fallu aussi refondre toutes les connaissances que nous avions ainsi acquises et les distribuer selon un ordre chronologique » [49].
Amadou Hampâté Bâ se trouve, sur le terrain même, contronté au métier d'historien : collecter, vérifier les sources, contrôler leur fiabilité et leur objectivité. « Je ne retins finalement que les déclarations concordantes, celles qui se trouvaient conformes tant avec les traditions macinanké et toucouleur qu'avec celles des autres ethnies intéressées. » [25].
Sur les 1.000 personnes interrogées, seuls 80 témoignages seront retenus. Daget et Hampâté Bâ constatent que les informations orales se recoupent généralement assez bien et sont d'une très grande qualité. Ainsi de sources orales en sources orales, l'histoire de l'empire peul du Macina, transmise de génération en génération, racontée et conservée par la seule parole et la seule mémoire des hommes, se reconstitue, jour après jour, sur le papier. Ces centaines de pages représentent plus de deux ans de travail, d'enquêtes, de notes prises sur le terrain, sous la pluie, ou sous les rayons brûlants du soleil, puis de rédaction. Elles représentent l'aventure d'une feuille blanche qui se noircit peu à peu et raconte une histoire, celle des ancêtres d'Amadou. Elles sont aussi le récit d'une quête, d'une fatigue, vite effacée par la joie et l'intense émotion suscitées par un mot qui vient apporter un élément nouveau, inédit, un détail qui paraît essentiel. Il faudra vérifier, plus tard. Peu importe ! Pour le moment, le fait, entendu, est important. Il bouleverse, interroge, confirme ou infirme.
« L'Empire peul du Macina » est aussi l'histoire des monuments, faits de bois et de feuilles, témoins vivants du passé. C'est un arbre, tenez celui-ci, vestige végétal qui parle et qui raconte. « Ici Cheikou Amadou venait enseigner le Coran...» Il faut se frotter les yeux pour être sûr que le groupe d'enfants qui, aujourd'hui, sous le même arbre, récite des versets du Coran, n'est pas ce groupe d'enfants à qui Cheikhou Amadou enseignait les préceptes du « Livre », il y a un siècle environ. Car le ciel est toujours aussi bleu et la terre toujours aussi ocre. Seuls les boubous n'ont peut être plus ce blanc aussi immaculé qu'exigeait, en ce début du XIXe siècle, le grand Cheikou Amadou, roi de l'empire du Macina. En 1955, le manuscrit est prêt. Les deux hommes l'envoient à l'impression en France. Ce premier tome retrace l'histoire de l'empire théocratique peul, la Dîna, depuis ses origines en 1918, jusqu'à la fin du règne de Cheikou, en 1853.
Pendant son séjour dans le Macina, Amadou reçoit une convocation l'invitant à se présenter devant M. Mangin, responsable des affaires musulmanes du Soudan. Il retourne à Bamako où Mangin lui propose de vulgariser l'enseignement de Tierno Bokar à de jeunes enfants de Diafarabé. Les conseils de Cardaire semblent avoir été suivis d'effets.
« C'est un très curieux retour des choses », écrit-il à Théodore Monod. Amadou, bien que séduit par cette proposition, reste prudent. À Monod qui lui conseille d'être vigilant, il répond en octobre 1953 : « oui, certes la TVD 2 est dangereuse. Je la connais parfaitement. Ayant longtemps pratiqué sa cour, ses écuries où elle entretient ses chevaux de bataille. Elle n'offre rien pour rien et comme l'agriculteur elle sème une graine pour en récolter cent, mille ou plus. Je connais ses victimes... Je m'avancerai comme un mineur prudent ... ».
À la même époque, Hampâté Bâ, toujours aussi actif, s'attelle à la création d'une zaouïa à Sofara où il vient d'acquérir une concession. Avec Jacques Daget, il étudie les traditions bozos et publie un article sur les chasses rituelles des Bozos dans le Journal de la société des africanistes en 1955. Avec Germaine Dieterien qu'il a retrouvé à Diafarabé, il travaille sur les tisserands peuls, la symbolique et le langage du tissage et de la broderie.
Tandis qu'il poursuit tranquillement son travail à Diafarabé, à Bamako, au siège du gouvernement, c'est le branle-bas de combat. La parution de l'ouvrage sur LEmpire peul du Macina, édité par l'IFAN, suscite l'inquiétude du gouvernement colonial. L'histoire est une chose, mais les préoccupations de l'administration en sont une autre. Et si cet ouvrage allait réveiller les vieilles rivalités entre Peuls et Toucouleurs ? Cardaire donne l'ordre de faire saisir la première édition qui n'est pas encore arrivée au Soudan. À Diafarabé, Hampâté Bâ reçoit un télégramme l'intimant de revenir à Bamako. La colère est à son comble. Mais après lecture de l'ouvrage, l'administration coloniale en autorise la diffusion. Les faits évoqués ne sont pas de nature à réveiller les passions. L'affaire est close.
En 1956, les livres arrivent dans la capitale et la vague de passion s'éteint. Ni Hampâté Bâ ni Jacques Daget ne sont inquiétés. Victoire ! La sortie de ce livre, qui montre la vision de l'histoire telle qu'elle est mise à jour par la parole, est une grande première puisque l'ouvrage est entièrement écrit d'après les seules traditions orales.
Désormais, la crédibilité de la tradition orale en tant que source authentique de connaissance historique est posée.
Source totalement fiable ? Laissons les historiens débattre de cette question. De toute façon, elle n'est pas à négliger. Rendons donc hommage à ces deux précurseurs. En 1962, une deuxième édition paraît, publiée par l'Ecole Pratique des Hautes Études et les Éditions Mouton. En 1984, la troisième édition voit le jour aux Nouvelles Éditions Africaines d'Abidjan.
« L'Empire peul du Macina » reste sans suite. Lorsque Jacques Daget demandera plus tard à Hampâté Bâ quand il envisage de faire publier le deuxième volume qui aborde la phase de la conquête de l'empire peul par les Toucouleurs et celle de la colonisation, celui-ci lui répondra qu'il préfère pour le moment en différer la publication. Il craint de réveiller les susceptibilités endormies entre Peuls et Toucouleurs et d'avoir des problèmes avec l'administration coloniale.
Après l'indépendance, il reportera encore la parution du livre. À cette époque, son souci sera avant tout de souder les différentes ethnies au sein de la jeune République et d'arriver à créer un sentiment national. Or le livre, en raison des problèmes qu'il évoque, risque de relancer les inimitiés anciennes et de porter préjudice à la construction de la nouvelle nation. Sa place est pour le moment dans les archives d'Hampâté Bâ.
Un an après la parution de « L'Empire peul du Macina », la vie apporte à Amadou Hampâté Bâ bien des satisfactions mais aussi bien des peines. Kadidja, sa mère, s'éteint. Avec elle, une partie de la vie d'Amadou s'en va. D'autres décès, ceux de Mamadou Konaté et de Marcel Griaule, l'affligent profondément. Mais la vie continue.
Amadou est désigné comme conseiller technique auprès du gouverneur pour les Affaires coutumières et musulmanes. Une nouvelle tâche commence pour lui. Par ailleurs, Marcel Cardaire lui propose de faire éditer les notes prises sur l'enseignement religieux de son maître, enseignement reposant sur la foi en Dieu, la tolérance, l'humilité, la paix entre les hommes et l'amour du prochain. L'ouvrage, hommage émouvant à Tierno Bokar dont il présente une biographie détaillée, retrace aussi l'épisode du Hamallisme aux prises avec l'administration coloniale. Co-écrit, il parait en 1957 chez Présence Africaine.
Au plan politique et intellectuel, les événements ne manquent pas. Au Soudan, l'US-RDA triomphe aux élections législatives et désormais mène le jeu. En France, le Parlement français vote en juin 1956, la « Loi-cadre », oeuvre de Gaston Defferre. Craignant que les vagues de contestation qui secouent depuis deux ans les pays colonisés, tels que l'Indochine ou l'Algérie, ne gagnent définitivement les territoires d'Afrique, Gaston Defferre, ministre de la France d'Outre-mer, en attendant une réforme de la constitution, fait adopter une loi-cadre qui accorde aux TOM une semi-autonomie. Ces territoires seront dorénavant gérés pour les affaires locales par un Conseil de gouvernement présidé par le gouverneur, et une assemblée élue au suffrage universel et au collège unique. De l'assimilation on passe à la décentralisation. L'indépendance n'est pas loin.
La même année, à Paris, la Société africaine de culture, avec l'appui de Présence africaine, organise en septembre le premier congrès mondial des écrivains et des artistes noirs.
Alioune Diop, dans son discours d'ouverture, expose la signification ce rassemblement. « Si depuis la fin de la guerre, la rencontre de Bandoeng constitue, pour nos consciences non-européennes, l'événement le plus important, je crois pouvoir affirmer que ce premier congrès mondial des hommes de culture noirs représentera pour nos peuples le second événement de cette décade... Noirs des États-Unis, des Antilles et du continent africain, quelle que soit la distance qui sépare parfois nos univers spirituels, nous avons ceci d'incontestablement commun que nous descendons des mêmes ancêtres ... ».
Le congrès réunit les plus grandes figures intellectuelles et artistiques du monde africain et noir. Amadou Hampâté Bâ, envoyé par le gouvernement du Soudan, y participe. Il écrit à Théodore Monod le 27 septembre : « un mot rapide pour vous dire que je suis venu à Paris, envoyé par le gouvernement du Soudan au congrès des écrivains noirs. Fidèle à ma discipline personnelle, ma communication a été d'ordre ethnologique. J'ai présenté un article assez original bien que sobre de ce qui semble avoir été la religion des Peuls avant leur conversion à l'Islam » [74]. Dans sa prestation, Amadou aborde la question de l'approche des textes de la tradition orale peule par les Européens. « S'occuper des choses peules, c'est affronter un chaos qui peut paraître insondable » [37] et l'esprit cartésien peut s'y perdre. Mais ce manque, apparent, de cohésion, « c'est pour égarer ceux qui veulent pénétrer leurs secrets, sans passer par la porte et sans avoir la clé ... » [37].
Le congrès terminé, Hampâté Bâ ne regagne pas immédiatement Bamako. Détaché par le gouvernement du Soudan auprès d'Hammadoun Dicko, sous-secrétaire d'État, pour faire des recherches sur le folklore et les traditions africaines, il reste quelques mois à Paris au cours desquels il revoit tous ses amis, Germaine Dieterlen, Charles Pidoux.... et prend contact avec de nouvelles sphères intellectuelles et spirituelles, notamment certains milieux protestants et francs-maçons. Il se rend aussi sur la tombe de Cheick Hamallâh avec Tiécoura Diawara, instituteur ivoirien et grâce au soutien financier d'Houphouët-Boigny, achète une concession à perpétuité. Désormais la tombe du Cheikh n'est plus menacée de disparaître.
A son retour à Bamako, en 1957, Hampâté Bâ entame de nouvelles activités liées au monde des médias. Il devient président du conseil de rédaction du mensuel « l'Afrique en marche » qui paraît pendant un an et dans lequel il publiera divers contes et récits. Il est également nommé conseiller culturel de Radio-Soudan. La Loi-cadre prévoit en effet l'africanisation d'un certain nombre de services publics. Radio-Soudan est créée, dans ce contexte, en juin 1957.
Amadou Hampâté Bâ se saisit du nouvel espace de liberté et d'expression que cette radio lui offre. Il a une idée en tête. Il veut faire sortir les récits de la tradition orale du cercle trop étroit du milieu de la recherche coloniale. Non pas qu'il renie tout ce passé. L'IFAN a été pour lui un lieu de formation et de rencontres sans lequel il n'aurait pu être ce qu'il est. Les ethnologues lui ont montré la valeur de sa culture et leurs travaux lui ont confirmé que son travail de collecte et de diffusion était indispensable. Mais désormais il faut faire connaître au plus grand nombre, et aux Soudanais eux-mêmes, les textes majeurs de leur culture.
Il y a urgence. Les grands initiés vont disparaître et avec eux la culture des terroirs. Ils doivent maintenant s'engager à soumettre les traditions à la postérité. Laissons de côté les lois claniques. Sacrilège ? Non. Nécessité ! La radio est le support idéal pour une large diffusion. Et d'ailleurs quelle belle invention ! La radio, c'est la technique qui s'est faite voix. Une voix qui chante et raconte comme autrefois dans les veillées. Une voix magique, à la fois proche et lointaine, qu'on écoute. Il n'y a plus qu'à s'emparer de cette merveilleuse technologie.
Amadou réalise une série d'émissions culturelles qui font date. Bénéficiant de moyens techniques plus importants qu'autrefois et maintenant maître à bord, il enregistre les récits que racontent griots et autres informateurs. Pendant plus d'un an, chaque semaine, dans toutes les concessions, les gens se regroupent autour du petit poste et écoutent. Chut ! « Et comme chaque jeudi, nous vous présentons ce soir notre émission « Connaissances du Soudan ». Aujourd'hui, vous allez entendre l'histoire de... ».
La voix de la speakerine s'éteint dans la nuit et cède la parole à Hampâté Bâ. « Le petit coq n'a t-il pas dit un jour : «prends la récade, rentre dans la danse». La connaissance n'est jamais une chose futile ». Hampâté Bâ apostrophe ainsi en bambara les grands griots et les invite à venir raconter leur savoir au plus grand nombre. Rentrer dans la danse, c'est rentrer dans la connaissance, une danse sacrée dont chaque pas signifie quelques chose.
Pendant une heure, les auditeurs, ravis, sont transportés dans le monde merveilleux des épopées que leur content et leur chantent le griot Banzoumana Sissoko, le « vieux lion », Kone Koumaré, son ami forgeron de Ségou et Hampâté Bâ. Trio extraordinaire dont les voix tantôt se font douces et susurrantes, tantôt élèvent le ton, se font tonitruantes pour devenir ensuite chant.
Hélas ! certaines bandes seront effacées dans des circonstances qui prêtent à sourire malgré la gravité des faits. Quelques années plus tard, le gouvernement invite Léopold Sédar Senghor. La radio nationale n'a plus de bandes disponibles. Elle utilise les bandes sur lesquelles ont été enregistrés ces grands griots. Lorsqu'il apprend la nouvelle, Hampàté Bâ est effondré. Très vite il se ressaisit et dit avec beaucoup d'humour : « c'est ainsi qu'un agrégé de grammaire a effacé la mémoire de gens qui étaient illettrés ». Il ne reste plus qu'à recommencer.
Au cours des années 1958 et 1959, divers événements bouleversent profondément le paysage politique africain. Cela se traduit pour Hampâté Bâ par de nouvelles fonctions qui le place à la tête de l'IFAN. Le 28 septembre 1958, le référendum constitutionnel, proposé par de Gaulle et approuvé massivement, institue la Communauté française. Celle-ci prévoit la mise en place de républiques africaines autonomes placées sous le contrôle de la France et qui peuvent s'associer entre elles. Seule, la Guinée vote « non » à 95% et proclame son indépendance le mois suivant.
Le 24 novembre 1958, le Soudan devient la République du Soudan. Après la proclamation des républiques, sur proposition de Modibo Keita, favorable à un regroupement inter-africain, quatre pays, le Dahomey, la Haute-Volta, le Sénégal et le Soudan, tiennent une conférence à Bamako en vue de créer ensemble une fédération. L'Assemblée constituante se tient à Dakar du 14 au 17 janvier. Les 44 délégués adoptent à l'unanimité le projet de constitution et le nom de la Fédération. Celle-ci s'appelle Fédération du Mali, en hommage à l'un des plus prestigieux empires soudanais du Moyen-Age, l'empire de Soundiata. La constitution de la Fédération entrera en vigueur après sa ratification à la majorité absolue par les assemblées des pays concernés.
Mais peu de temps après, la Haute-Volta et le Dahomey se retirent et il ne reste plus que le Sénégal et le Soudan. Le premier gouvernement fédéral du Mali est élu le 4 avril 1959. Le président du Conseil est Modibo Keita. La Fédération oriente sa politique vers une accession rapide à l'indépendance. Au même moment, la nouvelle République du Soudan met en place son premier gouvernement. Modibo Keita devient président du Conseil et Jean-Marie Koné vice-président. Le travail du gouvernement est immense car il faut tout réorganiser.
Amadou Hampâté Bâ est nommé conseiller culturel auprès du commissaire à l'information et chargé de la récolte des éléments pour les études soudanaises et africaines. Abdoulaye Singaré, ministre de l'Éducation, le place à la direction de l'IFAN, fonction qu'il assumera jusqu'en 1961. Une nouvelle vie commence. Désormais, directeur de l'Institut, Hampâté Bâ a la maîtrise de l'orientation des travaux. La recherche est maintenant aux mains des Soudanais.
Chaque matin, Amadou se rend à l'Institut et se met à la tâche, assisté de Youssouf Tata Cissé, jeune agent technique, entré à l'IFAN quelques années plus tôt. Il met au point un programme de travail. Il faut poursuivre les travaux que l'IFAN et les ethnologues français du Musée de l'Homme avaient commencé mais donner aussi une nouvelle impulsion à l'Institut.
Amadou réfléchit et expose ses idées. Voici comment procéder. Tout d'abord poursuivre le travail d'archivage : recueillir les textes de la tradition orale auprès des initiés et des griots dont l'autorité en la matière est reconnue car il n'est pas question d'aller vers ces griots qui chantent et dansent n'importe où, mais ne comprennent rien à ce qu'ils font. Ceux-là ne sont que des « niama-niama », des « ordures », bonnes à être jetées. Amadou qui, enfant, a baigné dans l'univers de la tradition orale et, adulte, n'a pas cessé de collecter les récits là il se trouvait, connaît les grands corpus, les principaux rituels et sait où aller les récupérer. Dans toutes les régions du Mali, les maîtres de la parole, les initiateurs sont connus. C'est eux qu'il faut aller voir. Mais attention, l'enquête sur le terrain exige de la rigueur.
Quelle méthode utiliser ? Ne renions pas le travail de ceux qui nous ont précédé. Utilisons le petit manuel du chercheur de Monod ou la plaquette de Griaule. L'instrument pour l'ethnologue. Plus tard Hampâté Bâ met au point avec Ousmane Cissé, un aide-mémoire du chercheur dans lequel sont expliquées la démarche à suivre et les informations clefs à recueillir : nom duvillage, nom actuel, différents noms, passés, anciens, fondateurs du village, totem, devise du village...
Aux jeunes chercheurs qui n'ont pas tout compris, Amadou répète, sans se lasser :

« il faut d'abord collecter tous les textes et ils sont nombreux. Plus tard viendra. la théorie. En premier lieu, laissez les grands initiés chanter, déclamer, réciter, murmurer leurs connaissances. Et surtout écoutez-les sans les interrompre. Les traditionalistes sont «chaotiques ». Ils commencent un sujet, puis brusquement au détour d'un mot, passent à un autre sujet, parlent de ceci et de cela avant de revenir au fil du récit. Ne soyez pas impatients. Les traditionalistes s'en apercevront, penseront que vous n'êtes pas intéressés par ce qu'ils racontent et se mettront alors à parler de choses sans intérêt. Le contact sera rompu.... Laissez tomber vos crayons et préférez le magnétophone, la caméra et l'appareil photo. Prenez les gens sur le vif, enregistrez sur le tas, car au cours des cérémonies, les initiés déclament leur texte tel quel. Tandis que pris sous la dictée, hors de leur contexte rituel, les récits perdent de leur force, sont tronqués et nombreuses sont les déperditions ......

Après la collecte, vient ensuite le travail de retranscription. À cette étape, il est encore nécessaire d'associer les traditionalistes et de leur demander de commenter, d'expliquer les symboles cachés et d'enrichir ce qu'ils ont dit. Désormais séminaires puis études devront être organisés le plus souvent possible sur le terrain et un statut de chercheurs devra être octroyé aux grands traditionnalistes. Enfin, annotés, commentés, ces textes peuvent être publiés en deux langues, française et langue originelle. C'est à partir de là que philosophes, historiens, ethnologues trouveront des matériaux pour leurs recherches et pourront commencer à théoriser et interpréter...
Hampâté Bâ propose d'organiser la collecte des traditions orales dans toutes les régions du Mali et ceci sur une période de 10 ans, temps suffisant pour permettre la constitution d'un énorme stock de récits. Telles sont les grandes lignes de son programme. Pendant deux ans, Amadou va se mettre à la tâche. Il met en place des équipes, encourage sans cesse les jeunes chercheurs, leur disant avec humour : « faites comme moi, ayez la peau d'un crocodile, l'estomac d'une autruche et le coeur d'une tourterelle. Il faut savoir coucher partout, supporter les brimades et les railleries, ne jamais refuser un cadeau ou un mets à un paysan car il le donne toujours de bon coeur. Seul le but fixé compte ».
Lui-même poursuit inlassablement son travail de collecte. Chaque fois qu'il rencontre un vieux traditionnaliste, il l'interpelle : « donnez moi ce que vous pouvez, je ne cracherai jamais sur la connaissance ». Attentif, il l'écoute, parfois même chante avec lui puis prend sa plume et écrit. Hélas ! il ne pourra pas poursuivre ce travail pendant les dix années prévues. A partir de 1960, la vie lui ouvre d'autres sentiers qui l'éloignent de l'IFAN.
1960 inaugure l'ère des indépendances en Afrique. La majorité des pays africains, Cameroun, Togo, Madagascar, Congo- Léopoldville, Somalie, Dahomey, Niger, Haute-Volta, Côte d'Ivoire, Tchad, Oubangui-Chari prenant le nom de Centrafrique, Congo, Gabon, Sénégal, Mali, Nigeria, Mauritanie... deviennent indépendants.
Au Soudan et au Sénégal, les premiers mois de 1960 se déroulent, apparemment, sous de bons auspices. En janvier, Sénégalais et Soudanais ouvrent les négociations avec la France en vue d'obtenir l'indépendance de leur pays dans le cadre de la Fédération du Mali. Le 19 juin 1960, des accords sont signés à Dakar par Modibo Keita et Mamadou Dia, respectivement président et vice-président du gouvernement fédéral malien et Messieurs Jacquin et Foyer, ministre d'État et secrétaire d'État représentant le gouvernement français. Le 20 juin, l'indépendance du Soudan et du Sénégal est proclamée dans le cadre de la Fédération. Dakar devient la capitale fédérale. Le chef de gouvernement est Modibo Keïta et le président de l'Assemblée, Léopold Sédar Senghor. Hélas ! cette Fédération ne vivra pas longtemps. Très vite, des divergences vont apparaître entre le parti de Modibo Keïta et l'Union progressiste de Senghor, compromettant l'avenir de la Fédération.
Amadou Hampâté Bâ est indirectement mêlé aux événements politiques qui vont prendre un tour tragique. Conseiller culturel de son gouvernement, il se rend à Dakar en compagnie de Mamby Sidibé, pour discuter de l'enseignement de l'histoire générale de l'Afrique. Il arrive dans la capitale fédérale, où il retrouve Doudou Guèye, au moment où la situation devient de plus en plus tendue entre les deux pays. La conférence sur l'enseignement terminée, Hampâté Bâ rencontre Modibo Keita pour lui rendre compte des travaux. En pleine réunion, Modibo évoque devant lui les graves problèmes qui se posent au sein de la Fédération.
Hampâté Bâ ne peut se désintéresser de la question. Il constate que la situation qui prévaut ne peut que conduire à une rupture entre le Sénégal et le Mali. Hampâté Bâ fait part à Modibo Keïta de ses craintes et des conséquences graves qu'une telle situation peut entraîner pour leur pays. En effet, le port de Dakar leur sera interdit. Or le Mali est un pays enclavé. Il n'aura donc plus d'accès à la mer. Il faut dès à présent trouver une solution face à cette sorte d'embargo qui ne manquera pas d'arriver et paralysera leur économie. Modibo est conscient du problème.
Que faire ? Pour Hampâté Bâ, il n'y a qu'une seule possibilité. Obtenir l'accès au port d'Abidjan. Modibo trouve l'idée bonne... mais impossible car ses relations avec Houphouët-Boigny sont mauvaises. Dans ces conditions, il est donc difficile de demander au Président de la Côte-d'Ivoire un tel service. Hampâté Bâ le rassure. Lui a toujours gardé de bons contacts avec son ami Houphouët. D'ailleurs ce ne sera pas en tant que citoyen du Mali qu'il ira le trouver pour lui demander du secours mais à titre privé et en tant que doyen du pays du sel.
Hampâté Bâ se rappelle son enfance, le Sahel, les caravanes de sel et de kola transportés par les commerçants dioula et qui passaient par Bougouni, là où sa mère avait installé une auberge. Il se souvient des kolatiers de Yamoussoukro sous lesquels il a passé des moments si tranquilles. Sel contre kola, c'est l'histoire des échanges entre le nord et le sud. « Le sel, produit dans l'extrême nord de la zone septentrionale, (la zone sahélienne), est comme la quintessence de cette terre de feu, bien que représentant des affinités mystérieuses avec le monde de l'eau qui symbolise la zone sud. Or dans les religions traditionnelles de la forêt du sud, les dieux étaient censés réclamer le sel comme élément de base de tous les sacrifices et de toutes les offrandes. Quant à la noix de kola, produite par les forêts humides du sud, elle était l'élément de base de tous les rites sacrés du nord et particulièrement réclamée par la déesse Ga, déesse tutélaire de la zone médiane, mère de tous les dieux et censée résider au lac Débo, près de Mopti, immédiatement après la confluence des deux fleuves. Ce grand courant d'échanges créa l'alliance sacrée des pays du sel et des pays de la Kola ... » [2].
Ainsi, les deux pays sont unis par des liens sacrés, ancestraux, les « sanankounya », liens qui entraînent un devoir absolu d'entraide et d'assistance. Houphouët-Boigny sait tout cela. Que Modibo Keita se rassure ! La mission d'Amadou Hampâté Bâ ne peut que réussir.
Hampâté Bâ part en Côte-d'Ivoire et soumet sa requête à Houphouêt-Boigny. Ce dernier y répond favorablement et, dans une lettre qu'il confie à Amadou, il fait savoir à Modibo Keîta qu'il met le port d'Abidjan à la disposition de son pays. En cas d'éclatement de la Fédération, le Mali est sauvé. Il était temps !
Le 19 août, un conflit éclate entre Modibo Keïta et Mamadou Dia, tous deux fortes personnalités. L'état de siège est proclamé. Le 20 août, la Fédération n'est plus. Le premier projet de regroupement inter-africain a échoué.
Amadou Hampâté Bâ qui était retourné à Dakar, sa mission auprès d'Houphouêt terminée, doit quitter le Sénégal clandestinement. Le mois suivant, le 22 septembre, un congrès extraordinaire de l'Union Soudanaise-RDA se réunit à Bamako. On enregistre l'éclatement de la Fédération du Mali. Le Parti de la Fédération Africaine, créé en juillet 1959 pour servir de support politique à la fédération, est dissous.
La République Soudanaise est proclamée « État indépendant et souverain » sous le nom de République du Mali. Modibo Keïta, élu président du Conseil de gouvernement, opte pour la construction d'un État socialiste. Amadou Hampâté Bâ écrit les paroles de l'hymne national de son pays.
Entre le Sénégal et le Mali, c'est la crise. La population malienne se mobilise. Massée à Kayes, elle menace de faire la guerre au Sénégal et Modibo Keïta a toutes les peines du monde à empêcher ses compatriotes d'envahir le territoire sénégalais. Le 27 septembre, les deux pays suspendent leurs relations commerciales. La rupture est consommée.
La nouvelle République indépendante du Mali mène toute une série d'actions aux plans diplomatique et international. En septembre, elle adhère à l'Organisation des Nations unies.
En octobre, Modibo Keïta se rend à la réunion des chefs d'États francophones à Abidjan en compagnie d'Amadou Hampâté Bâ. Le 7 novembre 1960, le Mali ratifie l'acte constitutif de l'UNESCO, l'Organisation des Nations unies pour l'éducation, la science et la culture. Abdoulaye Singaré, ministre de l'Éducation nationale propose qu'Amadou Hampâté Bâ soit envoyé à l'Unesco en tant que membre de la délégation du Mali à la Conférence générale. Le gouvernement approuve ce choix.
Fin novembre, Amadou Hampâté Bâ se rend donc à Paris pour assister à sa première Conférence générale. Une nouvelle vie commence.

Notes
1. Monod (Théodore), L'Émeraude des garamantes : souvenir d'un saharien. Paris, l'Harmattan, ACCT, 1984.
2. TVD ou Très Vieille Dame, signifie l'Administration (note de l'auteur).