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Amadu Hampaate Baa


Muriel Devey
Amadu Hampaate Baa : l'homme de la tradition

LivreSud. Editions NEA : Dakar-Lomé. Collection « Grandes figures africaines »


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L'enfant

En cet après-midi de l'an 1900, dans la petite ville de Bandiagara, ancienne capitale du royaume toucouleur du Maasina, l'heure est aux réjouissances. Dans la concession de la belle et impétueuse Kadija Paate, seconde épouse d'Hampaate Baa, qui, sept jours auparavant, a mis au monde son deuxième fils, se pressent membres et amis de la famille. « Wusu-wusu, petit enfant, sois le bienvenu parmi nous, Wusu-wusu, ne pleure pas, tu es chez toi, au milieu des tiens ». Le nouveau-né, plein de vigueur, mêle ses pleurs aux rires de la foule qui l'entoure et lui manifeste sa joie.
Brusquement le silence se fait. « As-salaam aleikoum ! » La foule s'écarte devant le marabout qui vient d'entrer. Ce dernier se penche sur le nouveau-né et récite quelques versets du Coran. La foule retient son souffle. « Bissimillâhi, Amadu…» L'enfant vient de recevoir son nom. Les cris et les rires repartent de plus belle. Les femmes offrent noix de kola, couscous, galettes de mil et viande de mouton. Les hommes bavardent et les vieux mâchonnent tranquillement leur morceau de kola, entourés d'une multitude d'enfants le coeur en fête. Pendant plusieurs heures, Kadija, l'heureuse mère, reçoit les félicitations d'usage.
Bientôt la nuit étend son ombre sur toute la ville et impose son silence. Bandiagara se tait et Amadu Hampaate Baa, apaisé, s'endort. Il entame une nouvelle nuit et fait son premier reve. Ce jour-là, les familles, prises dans les festivités du baptême, ont oublié, quelques heures durant, les silhouettes de ces hommes blancs qui, depuis quelques années, envahissent leurs terres, bousculent leurs traditions et imposent leurs lois.
L'ensemble du Bafour, bordé au nord par les dunes arides du désert saharien et qui s'étend, de l'est à l'ouest, depuis les confins du Tchad jusqu'à l'océan atlantique, est occupé par des troupes étrangères, celles de l'armée des Blancs. En un demi-siècle, la majeure partie de ces terres, aussi bien les douces terres humides des zones forestières du sud que les savanes du nord, plus sèches et aux horizons dégagés, a été conquise par les Français. Malgré les rébellions, les résistances, le pays est soumis et offre un visage meurtri. La conquête du Bafour est partie des régions côtières, là où les Français s'étaient cantonnés pendant des siècles. La pénétration s'est faite fait selon trois axes, le Sénégal, la Côte-d'Ivoire et la côte du Dahomey. En 1857, à partir du Sénégal, Faidherbe donne le signal de cette poussée vers l'intérieur, brisant devant Médine l'essor de l'empire toucouleur d'Elhadj Umar. En 1876, l'arrivée du gouverneur, le colonel Brière de l'Isle, à Dakar marque le début de la conquête du Soudan par les Français. Quatre ans plus tard, le capitaine Galliéni signe un traité avec Tokontan Keita plaçant la ville de Kita sous protectorat français.
En 1883, s'appuyant sur la nouvelle base de Médine et poursuivant le fils d'Elhadj Umar vaincu, Amadu Sheyku, le lieutenant colonel Borgnis-Desborde, commandant militaire du Haut-Fleuve, atteint le Niger à Bamako. Le Colonel Louis Archinard, nommé commandant supérieur du Soudan en remplacement de Galliéni, longe le fleuve Niger et en 1890 entre à Ségou.
En 1891, le Haut-Sénégal est dégagé par l'occupation du Kaarta avec la prise par Archinard de la ville de Nioro. En 1893, la ligne du fleuve Bani est atteinte, dépassée même, par la prise de Bandiagara, de Djenné et de Mopti. La même année, le lieutenant de vaisseau Gaston Boiteux occupe Tombouctou. Mais il doit faire face à une attaque des Touaregs. Le commandant Joffre rétablit la situation, infligeant une terrible défaite aux Touaregs en janvier 1894 à Niafounké. Quand il quitte Tombouctou en juillet 1894, Joffre a fermement établi le contrôle de l'armée française sur la ville et sur ses abords. À son départ, le Soudan est désormais conquis.
En 1895, dix ans après la conférence africaine de Berlin, le décret du 16 juin, créant le gouvernement général de l'Afrique Occidentale Française dont '.a siège est à Dakar, intègre Ip nouvelle colonie du Soudan qui forme avec celles du Sénégal, de la Guinée française et de la Côte-d'Ivoire, la fédération de l'AOF. En 1898, la chute de la forteresse de Sikasso ouvre définitivement, par le sud, l'accès des vastes régions de la grande boucle du Niger.
En ce début du XXe siècle, le Bafour est quasiment conquis. Tandis que se poursuivent l'installation militaire et la pacification, l'organisation administrative et la colonisation proprement dite commencent. Elles inscrivent leurs marques avec la création des cercles dirigés par des commandants. Ce régime d'occupation militaire fait progressivement place à un régime d'administration civile.
Malgré l'empreinte coloniale qui s'affirme, le passé n'a pas pour autant disparu. Dans toutes les villes et dans tous les villages de la Boucle du Niger, les familles malinkés, peules, toucouleures, bambaras, songhays, kountas, sarakollés, senoufos, dogons… témoignent encore de l'histoire et de la culture, riches et prestigieuses, de cette terre de savane, lieu de rencontre et de réunion des courants venus des pays sahéliens du nord et des pays de la forêt au sud.
Lors des veillées, dans les brillantes cours des chefferies, les griots, ces « nyamakalaw » ou hommes de castes, à la fois musiciens, conteurs, chanteurs, danseurs, tout en s'accompagnant de la kora, chantent l'histoire des grands empires du passé, les épopées et glorifient les héros.
Ils racontent l'histoire du prestigieux empire du Ghana, fondé au IVe siècle et de sa capitale Koumbi Saleh ou l'épopée almoravide, vaste empire eurafricain qui s'étendait des rives de l'Ebre dans la péninsule ibérique jusqu'aux abords du Sénégal. Le chant des griots évoque aussi les fastes et la renommée de l'un des plus grands empires du moyen âge, l'empire mandingue du Mali, qui s'étendait de la côte atlantique jusqu'à Gao et du Sahara jusqu'à la forêt dense du sud et célèbre l'histoire merveilleuse de ses deux plus grands mansa, les rois Soundjata Keita et Kankou Moussa.
Jamais royaume ne fut plus prospère que cet empire qui apporta à ses nombreux sujets, Touaregs, Wolofs, Malinkés, Bambaras, Fulɓe, Songhays, Toucouleurs, Dialonkés… richesse, stabilité et sécurité. Ses princes, pour la plupart islamisés, entretinrent de nombreux contacts avec lAfrique du nord, particulièrement avec le Caire et fondèrent de grandes villes comme Djenné, important centre commercial, ou Tombouctou, haut lieu de la culture islamique où Kankou Moussa fit construire la grande mosquée de Djinguéré Ber.
Au XVè siècle, l'ouragan marocain et la montée en puissance du peuple songhay à rest ruinèrent à jamais le Mali. Gao, run de ses États vassaux, brisant ses chaines, devint la capitale du nouvel empire songhay dirigé par la dynastie des Askya.
L'arrivée des sultans marocains qui convoitaient les richesses du Soudan, notamment les cauris, l'or et les mines de sel de Teghazza mit fin à cet empire. En 1591, les marocains combattirent les Songhays à Tondibi. Deux ans plus tard Djouder, eunuque d'origine espagnol converti à l'Islam, s'empara de Tombouctou, au terme d'une guerre atroce. La domination marocaine dura jusqu'en 1760 et pendant toute cette période, esclaves et or du Soudan firent la richesse de Marrakech.
L'épisode qui sépara l'invasion marocaine de la conquéte toucouleure d'Elhadj Umar vers 1862, se caractérisa par un renouveau de Pslam et des structures politiques plus éphémères. Au cours du XVIII' siècle, les Bambaras fondérent l'empire du Kaarta et celui de Ségou dirigés par des dynasties célèbres, celles des Massassi, des Koulibaly et des Diarra. Dans le Fouta Toro sénégalais et le Fouta Dialon en Guinée, les Fulɓe, devenus musulmans, créèrent une confédération de petits fiefs dirigés par des almamy.
Cette vague d'islamisation se poursuivit au XIXe siècle qui fut marqué par une spectaculaire redistribution de la carte politique et religieuse du Bafour. Une série de guerres saintes menées par les chefs fulɓe Sheyku Amadu et Ousman Dan Fodio, tous deux soufistes, membres de la confrérie Qadiriya, confrérie fondée à Bagdad par Abd El Kader Al Jîlani, fit passer la majeure partie du Soudan occidental et central sous des régimes théocratiques musulmans. Tandis qu'Ousman Dan Fodio regroupait à l'est les cités-États du pays haoussa, créant un empire qui s'étendait jusqu'à l'Adamaoua, plus à l'ouest, dans le Maasina, Sheyku Amadu, fondait un autre État théocratique pullo.
Dans le Maasina, quand les griots chantent l'épopée d'Amadu Hammadi Boubou, celui qui deviendra le grand Sheyku Amadu, la mélodie de la kora se fait douce ou trépidante selon les événements qu'elle veut évoquer. Chacun peut imaginer le jeune Sheyku Amadu. Né en 1775, il est issu du clan Barri, l'un de ces clans fulɓe qui, partis du Fouta Djalon en Guinée vers 1725, gagnèrent le Fouta Toro en 1771, puis s'installèrent dans la région du Maasina.
Sheyku Amadu après avoir reçu une formation religieuse auprès des marabouts kountas, d'origine arabe, Sidi-l-Mokhtar Al Kabir et Cheikh Sidi Mohammed, se mit à enseigner le Coran, le plus souvent en langue peule. En 1818, s'appuyant sur les familles maures kounta de Tombouctou, il déclare la djihad et s'empare du delta intérieur de la boucle du Niger. Il islamise les Fulɓe qui jusqu'alors avaient obéi à l'« ardo » de la famille Diallo et met sur pied une importante construction politique, sociale, économique et religieuse encadrant les diverses populations de la région. Son royaume théocratique, la Dîna, est d'obédience kounti, branche de la confrérie Qadiriya. En 1819, il installe sa capitale à Hamdallaye, « la gloire d'Allah » où il fait édifier une mosquée. L'empire pullo du Maasina est né.
C'est dans cet empire, dans le Fakala à Sofara, que prospèrent la lignée paternelle d'Amadu Hampaate Baa, grande famille peule maraboutique et guerrière ainsi que celle de sa grand-mère maternelle, Anta Njoɓdi Soo.
Quand au milieu du XIXe siècle, Elhadj Umar Taal arrive dans le Maasina, l'empire pullo avait déjà commencé à se désagréger sous le règne de Amadu Amadu, arrière petit fils de Sheyku Amadu et la confrérie Qadiriya, très éloignée géographiquement de ses bases, tendait à se scléroser sous l'effet des dissensions internes. Érudit de haute classe, né au Fouta Toro sénégalais dans une famille toucouleure 1, Elhadj Umar est initié à la Tidjaniya par le moqadem Maouloud Fall, disciple de Cheikh Mohammed Al Hâfiz. Ce dernier avait introduit la confrérie Tidianiya en Afrique occidentale à son retour de Fès, après avoir été initié lui-même par Cheikh Ahmed Tidjâni, fondateur de la confrérie.
Elhadj Umar se rend à la Mecque où il est investi par Cheikh Mohammed Al-Ghâli des pouvoirs de « khalife » de la Tidjaniya pour le « pays des noirs ». À son retour, il établit sa base militaire et religieuse à Dinguiraye, en Guinée. Son but est de fonder un État théocratique et de répandre la Tidjaniya dans tout l'Ouest africain. En 1854, il rassemble des fidèles et déclare la guerre sainte. Il soumet, en 1861, le royaume bambara non musulman de Ségou dont il confie la garde à son fils Amadu Sheyku puis se dirige vers le royaume pullo du Maasina afin d'en entreprendre la conquête.

Lorsqu'Amadu Hampaate Baa naît en ce début de XXe siècle, dans la petite ville de Bandiagara, Fulɓe et Toucouleurs évoquent toujours avec émotion cette conquête.. Encore aujourd'hui, les coeurs se serrent, en écoutant les récits des griots. Les Toucouleurs, se fâchent. Pourquoi donc, Amadu Amadu s'est-il allié à Bina Ali, fama de Ségou, ce païen, ce non musulman et a-il combattu les armées d'Elhadj Umar ? Comment un musulman peut-il combattre un autre musulman aux côtés d'un animiste et, pire, protéger un animiste ? Mais, rétorquent les Fulɓe du Maasina, pourquoi un musulman vient-il imposer sa loi à un autre musulman ?
Vieille querelle, non encore éteinte. Il est, vrai que devant l'invasion toucouleure, toute la politique macinanké a pour seul objectif le maintien de l'empire bambara de Ségou. Il faut aider Ségou à résister contre l'envahisseur, sinon Elhadj Umar envahira le Maasina dès qu'il en aura terminé avec le roi de Ségou. Il faut aussi défendre la secte Qadiriya devant l'expansion révolutionnaire et populaire de la Tidjaniya. Peine perdue, résistance et alliance sont vaines puisque Elhadj Umar soumet Ségou, s'empare d'Hamdallaye en 1862 et fait décapiter Amadu Amadu.
Encore aujourd'hui à Bandiagara, à l'évocation du long et meurtrier siège d'Hamdallaye, qui dura presque deux ans, les coeurs qui n'ont pas oublié se lamentent ou se fâchent, et cette souffrance témoigne que ces terres, bien que colonisées aujourd'hui par d'autres, sont encore chaudes des feux de la guerre qui a opposé quarante ans plus tôt les Foutankés aux Macinankés. Dans l'armée toucouleure qui pénètre dans Hamdallaye, se trouve le grand père maternel d'Hampaate Baa, Paate Poullo, un toucouleur du clan Diallo, un silatigui, grand maître en initiation pastorale, originaire du Fouta Toro qui avait rallié Elhadj Umar quelques temps auparavant. Malgré une forte résistance, l'empire pullo est soumis. Hamdallaye est prise, Amadu Amadu est mort. Désormais Elhadj Umar est maître de l'ouest soudanais.
L'invasion du Maasina ne modifie pas pour autant la carte religieuse. La Tidjaniya s'impose sur la rive droite du Niger tandis que la confrérie Qadiriya kounti garde son influence dans tout le Maasina. Elhadj Umar, une fois le Maasina conquis, confie le commandement du nouveau royaume à son fils Amadu Taal en 1863. Celui-ci doit affronter les Macinanké qui n'ont pas désarmé et qui s'allient à Cheikh El Bekkay Kounta, grand maître de Tombouctou.
Ensemble, Fulɓe et Kountas combattent Elhadj Umar à Manimani puis organisent le blocus d'Hamdallaye, faisant prisonnier le nouveau conquérant. Celui-ci charge son neveu Tijani Taal de lever une armée dogon pour le défendre. Les secours tardent à arriver. Fatigué d'attendre, Elhadj Umar parvient à sortir d'Hamdallaye et se réfugie dans les falaises de Bandiagara à Déguembéré où il trouve la mort, en février 1864, lors de l'explosion d'un baril de poudre. Mort mystérieuse que les Foutankés racontent toujours avec émotion et colère.
Fou de douleur, son neveu Tijani Taal, à qui Elhadj Umar a confié le commandement de l'empire toucouleur du Maasina, se livre alors à une répression féroce. Après la bataille de Sofara où de nombreux Fulɓe du Fakala sont vaincus, il fait massacrer, en signe de représailles, tous les membres mâles, de tous âges, des grandes familles de l'ancien empire pullo, essentiellement celles des Baa et des Hamsalah.
Hampaate Baa, père, et son cousin qui se trouvent éloignés du pays à ce moment là, échappent par miracle à ce massacre. Ils doivent rester cachés pendant plusieurs années à Bandiagara afin d'éviter la vindicte de Tijani Taal.
En 1866, Tijani Taal, devenu roi du Maasina, s'installe à Bandiagara, prouvant ainsi sa bonne foi à ses alliés dogons. Paate Poullo le suit. Au départ, Bandiagara n'est qu'un simple village, situé dans une petite plaine, sorte de cuvette adossée aux falaises gréseuses du pays dogon, à l'est de Sévaré d'où partent les routes de Mopti, Gao, Tombouctou, Bamako et Sikasso. Le site du village est « fait d'une dépression enveloppée de postes de guet naturels, faciles à tenir et situés à bonne distance » [13]. A cette époque, le village s'appelle « Bannyaara » ce qui, en dogon, signifie la grande écuelle. Il s'agit, en quelque sorte, d'une auge où viennent « fourrager » les éléphants. Les Toucouleurs, quand ils s'emparent du village, transforment ce nom en « Bannyagara », soit « même si tu ne l'aimes pas, tu y viendras », une manière pour eux d'affirmer leur victoire et leur volonté de soumettre. Le roi fait fortifier la ville, la ceinturant d'une muraille de boue sèche.
Pour amener la paix dans son royaume et favoriser la réconciliation entre Toucouleurs et Fulɓe, Tijani Taal encourage les mariages entre les deux ethnies. Pour répondre à ses voeux Paate Poullo épouse la veuve Anta Njoɓdi Soo, une descendante de la famille de Sammodi, fondateur de la ville de Diafarabé et arrière-petite-fille des Hamsalah. Elle est donc la grande tante maternelle de Hampaate Baa, père. De l'union d'Anta Njoɓdi et de Paate Poullo naissent six enfants dont Kadija Paate, la future mère d'Amadu Hampaate Baa.
À la mort de Tijani Taal en 1888, le royaume toucouleur du Maasina revient à Amadu Sheyku, fils d'Elhadj Umar, qui s'était réfugié à Bandiagara, après la prise de Ségou par l'armée française en 1890. Son frère Aguibou Taal lui dispute le pouvoir et s'allie aux troupes françaises commandées par Archinard, lorsque celles-ci s'emparent de la ville en 1893. En guise de remerciement, un décret de l'administration coloniale le « nomme » roi de Bandiagara. Signe que l'heure est désormais à l'affirmation de la conquête française et que le pays est sous le joug colonial. Ce sont les Français qui donnent à la ville son nom définitif. Comprenant le son « dia » à la place du son « nia », ils la dénomment « Bandiagara ».
La conquête de la ville par les troupes coloniales n'arrête pas pour autant la vie des familles. Décès, naissances, mariages et autres fêtes continuent à rythmer la vie sociale. Chez les Paate Poullo, on songé aux alliances. Lorsqu'elle retrouve son neveu Hampaate Baa qui sera gracié et réhabilité par le roi Tijani Taal, en accord avec son mari, Anta Njoɓdi Soo lui propose sa fille Kadija en mariage. Hampaate Bà dont l'union avec Baye, sa première épouse, est demeurée stérile, accepte et épouse en seconde noce Kadija. De cette union naissent trois enfants dont Amadu Hampaate Baa, Amadu est donc le fruit d'une alliance explosive. Car comment concilier ce métissage, cette double origine, toucouleure et peule, oui comment concilier cette double appartenance alors qu'en ce début de siècle, malgré les apparences, le différent entre Fulɓe et Toucouleurs n'est pas éteint et que le souvenir traumatisant de l'invasion du Maasina par les armées d'Elhadj Umar n'est pas mort ?
« Amadu doit tout à sa mère » diront certains membres de sa famille. « Oui, mais chez les Macinankés, l'enfant appartient à sa famille paternelle » diront les autres. « Amadu est le fils de son père, un Baa, un pullo du Maasina ». À quel peuple appartient-il ? Aux deux bien sûr, mais on lui demandera toujours de choisir. Cet héritage pèsera lourdement sur les épaules dAmadou.
Mais pour l'heure, en cette année 1900, ce sont surtout ses parents qui font les frais de l'histoire, Martelés par les réflexions de l'entourage dont les rancoeurs sont toujours aussi vivaces, faisant sans cesse l'objet de « sortilèges », les deux époux finissent par se séparer. Hampaate Baa père rend sa liberté à sa femme Kadija peu de temps après la naissance de leur fils Amadu. A l'àge de quatre ans, Amadu Hampaate Ba devient orphelin de père. En effet, peu de temps après son divorce, Hampaate Baa s'éteint. Il institue pour seul héritier de tous ses biens et pour chef de famille son ami Beydari, ancien captif qu'il avait racheté et qu'il considérait comme son frère. Amadu est donc dépossédé de tout héritage.
Cette disparition précoce du père obsédera-t-elle le fils ? Se sentira-t-il plus proche des Fulɓe du Maasina pour combler le vide de l'absent ? Fausse question ou secret enfoui dans le coeur d'Amadu ? Sur ce point, Amadu ne donnera jamais de réponse.
Même si sa prime enfance « marche sur une béquille », comme disent les Bambaras en parlant d'un enfant sans père, Amadu ne manque pas d'affection. Il est élevé par sa mère, à qui il voue un profond amour et un grand respect, et par sa « servante-mère », Niélé Dembélé, ancienne captive recueillie en même temps que Beydari par son père dont elle lui parle souvent avec beaucoup d'émotion.
Les premières années de l'enfance d'Amadu Hampaate Baa sont assez agitées. Tandis que, comme le veut la coutume, il est confié à sa famille paternelle, sa mère Kadija se remarie avec un prince toucouleur, Tijani Amadu Ali Thiam, grand ami de son frère Bokari Paate. Son nouvel époux est le fils de Yaye Diawara et d'Amadu Ali Eliman Thiam, chef de la province de Louta, la plus riche et la plus grande province du royaume toucouleur du Maasina dont Tijani Taal a partagé le commandement entre trois familles, les Taal, les Ouane et les Thiam.
Les débuts de la colonisation n'ont pas supprimé les chefferies des empires pré-coloniaux et chaque petit fief est dirigé par un vassal. Toute la légitimité du pouvoir est concentré entre les mains du souverain. Aux échelons inférieurs viennent les chefs et sous-chefs de province dont l'indépendance est assez forte dans la réalité, puis les chefs des communautés locales.
Les Thiam font partie de ces chefs de province choisis parmi les familles nobles. Très souvent, de fortes rivalités opposent ces chefs entre eux. Dans le Maasina, le clan des Taal rivalise avec celui des Thiam. Le mariage de Kadija avec un fils Thiam Pose donc des problèmes non pas aux époux mais aux familles. Et autour d'eux, on murmure : « comment la fille d'une famille ralliée à Elhadj Umar Taal peut-elle épouser un Thiam ! Kadija aime décidément les alliances contre nature ».
A la mort d'Amadu Ali Thiam, son fils, héritier du turban, quitte Bandiagara et se rend à Louta où il s'installe avec ses deux premières épouses. Le mariage entre Kadija Paate et Tidiani Thiam est à peine célébré que les premiers ennuis commencent. Peu de temps après l'arrivée de Tijani à Louta, et alors que Kadija s'apprête à rejoindre son mari, une révolte éclate dans le bourg de Toïni, dépendant de la province de Louta, dont les habitants, des Samos, refusent de payer l'impôt. Tijani en informe le commandant du cercle de Bandiagara, Charles de la Brétéche.
Sous la direction de leur chef Tombo Tougouni, les Samos font le siège de Louta et engagent la bataille. Badara Thiam, frère de Tidiani trouve la mort dans l'un de ces combats. Pour venger son frère, Tidiani Thiam réprime les Samos après en avoir reçu l'ordre du roi de Bandiagara Aguibou Taal. Hélas, Tidiani Thiam, trahi par Aguibou Taal, qui nie devant l'administration coloniale avoir donné l'ordre de cette répression, est arrêté par le commandant de cercle qui réprouve cet acte.
Tous ses biens sont confisqués.
Tijani Thiam est renvoyé à Bandiagara et mis au secret. Kadija fait l'objet d'attaques véhémentes de la part de l'entourage de son époux, qui lui attribue tous les malheurs qui arrivent à son mari. Pour éviter les conflits, elle décide de retourner vivre dans la concession de son père. Tijani Thiam et son ami Tierno Kounta sont condamnés à trois ans de prison dont une année en réclusion totale et transférés à la prison de Bougouni, bagne du Haut-Sénégal-Niger. En effet, démantelée au profit des autres colonies de l'AOF en 1899, la colonie a été reconstituée en 1904 sous le nom du Haut-Sénégal-Niger.
Quand elle apprend la nouvelle de l'incarcération de son mari, Kadija, qui ne se laisse pas abattre, part à Bougouni où elle établit un campement d'accueil sur la route des caravanes des commerçants dioulas. Une fois installée, elle engage une vaste bataille pour faire libérer son mari. Elle sympathise avec le commandant de cercle, le commandant de Courcelles qui s'intéresse au cas de Tijani Thiam et fait réviser le jugement par la Haute instance de Kayes, chef-lieu de la colonie du Haut-Sénégal-Niger. La peine de réclusion est transformée en peine de prison de droit commun.
Plus tard, sur ordre du gouverneur William Merlaud-Ponty, alors de passage à Bougouni, le restant de la peine est l'objet d'une remise grâcieuse à l'occasion du 14 juillet. Tijani Thiam est enfin libéré de prison mais il est gardé en résidence surveillée à Bougouni. Cette mesure paraît encore sévère. Par la suite, la famille d'Hampaate Baa apprendra qu'il s'agissait en fait d'une mesure de protection. Un arrêté politique secret assignait Tijani Thiam à résidence à Bougouni tant qu'Aguibou Taal serait en vie.
Les deux époux sont encore momentanément séparés car Kadija apprenant la mort de son frère Bokari Paate doit retourner à Bandiagara. Après avoir rendu ses devoirs à l'égard de son frère et liquidé sa succession, Kadija se décide à rejoindre son mari. Elle obtient de Beydari la permission d'emmener son fils Amadu avec elle.
Par un beau matin de l'année 1905, Amadu Hampaate Baa fait son premier grand voyage. Il faut plusieurs semaines pour atteindre Bougouni, après un voyage long et difficile au cours duquel naît son petit frère Mohammed El Ghaali. A Bougouni, Amadu fait son entrée en pays bambara où il fait la connaissance de son nouveau père, d'origine toucouleure. Pour lui, ce sera le début d'une nouvelle vie, le contact avec d'autres cultures, l'apprentissage de la différence. Située au sud-ouest de Bamako dans une région à dominante bambara, encore peu islamisée, Bougouni, littéralement « la petite maison », fut fondée au pied d'un mont rebelle aux érosions, dans « un pays où les pluies et les vents, au service des dieux, croquèrent de leurs dents invisibles et inusables les murailles des montagnes, créant pour les besoins de la cause, un relief plat en même temps que monotone » [8].
La plaine qui s'étend « au pied de la colline était l'un des nombreux centres où les dieux et les esprits tutélaires se rencontraient pour discuter et décider du sort du pays Sanou, le dieu-roi de l'or construisit dans la plaine une petite hutte appelée (Bougouni). C'est dans cette hutte que Nganiba, la grande sorcière, venait une fois par an rencontrer Ninkinanka, l'immense Python du Mandé… Sous la conduite de Yooyayo, dieu partenaire de Nganiba, les esprits gardiens du massif sud malien se rendaient dans la plaine où s'élevait la hutte de Sanou, siège de leurs palabres occultes annuelles » [8]. Ainsi, le mythe raconte la naissance de Bougouni. Chargée de symboles et d'histoire, la ville est le « conservatoire » de la tradition initiatique bambara. La vallée, qui s'étale au pied de la colline où est bâtie la maison du commandant, appartient au grand chef bambara Tiémokodian. Ville de commerce, Bougouni compte aussi de nombreux militaires. En effet, les habitants de la région s'étaient jurés de faire payer à l'almamy Samory les atrocités qu'il avait commise contre eux lors des longues guerres qu'il avait engagées pour soumettre les populations locales et se tailler un grand empire. Ces atrocités avaient poussé les gens à ouvrir leurs bras aux conquérants et à s'engager dans l'armée française, l'armée des tirailleurs sénégalais, formée dès 1857 par Faidherbe. C'est dans les rangs de cette armée que les habitants de la région avaient combattu Samory.
A Bougouni, Amadu Hampaate Baa est sans cesse aux côtés de son père Tidiani Thiam, à qui il doit ses prérogatives de noblesse et qu'il appelle tendrement « naba », nom mossi qui lui venait de Louta où il avait régné. Tijani, qui n'avait pas encore d'enfants à cette époque là, avait adopté Amadu quelques années plus tôt et en avait fait son successeur légitime. Amadu le suit partout, aussi bien dans son atelier car Tijani a repris son métier de tailleur-brodeur, que dans la concession où il fait la comaissance de ses amis.
« Kadidiabougou », « la maison de Kadija » et de son mari, ainsi nommée par les gens de Bougouni, est devenue très vite un lieu de rencontres. En effet, quand ils apprennent sa libération, nombreux sont ses amis et compagnons, Fulɓe, Bambaras et Toucouleurs, qui viennent rejoindre Tijani. Celui-ci, bien que n'exerçant plus la chefferie, est entouré d'une véritable cour qui s'est partiellement reconstituée autour de lui en raison de la noblesse de ses origines et surtout de ses hautes qualités morales et religieuses ainsi que de la générosité de son caractère. A la cour de son père, Amadu assiste aux longues veillées qui réunissent, Fulɓe, Bambaras et Toucouleurs. Chaque jour et chaque soir, au contact des « traditionalistes », ceux qui possèdent les connaissances héritées des anciens dans les domaines les plus variés — ainsi qu'au contact des griots — les maîtres de la parole, tel qu'Ali Diêlî Kouyaté, griot de Tijani Thiam — Amadu revit les grandes épopées, découvre les mythes cosmogoniques, est transporté par les récits fantastiques et se perd dans le labyrinthe des généalogies.
Lors de ces séances musicales et poétiques, véritables lieux de détente et de connaissance, les familles nobles se laissent bercer par les poèmes épiques, les poèmes amoureux, joués, chantés ou psalmodiés, les chroniques historiques, les contes de guerre ou les éloges que leur content les « vieux connaisseurs ». Tandis que le griot déclame, chante et mime ses récits, la foule assise en demi-cercle, écoute attentive et accompagne la mélodie de la kora ou de la vielle en frappant doucement dans ses mains. Amadu, petite silhouette frêle dans son boubou blanc, blotti dans les bras de son père ou d'un vieux, curieux et émerveillé enregistre tout ce qu'il entend même s'il ne comprend pas toujours le sens caché des récits et des fables. Contes, épopées, légendes, fables et autres récits, fulɓe, toucouleurs et bambaras, viennent enrichir les connaissances qui lui ont déjà été transmises par sa famille.
L'épopée d'Elhadj Umar, l'histoire des Fulɓe du Maasina, celle du royaume de Ségou commencent à n'avoir plus de secrets pour lui.
Auprès de la deuxième femme de Tijani Thiam, Diawar Aguibou, petite fille d'Elhadj Umar, qui aime beaucoup l'enfant, Amadu, toujours avide d'apprendre, recueille une foule d'histoires sur le règne de son père Aguibou Taal et sur les toucouleurs. Et tandis que Diawar lui conte l'histoire de ses aïeux, l'enfant revoit le palais du roi à Bandiagara, petite forteresse en banco dont les murs de couleur ocre rouge laissaient dépasser des faisceaux de branches d'arbre qui semblaient être des canons pointés vers un ennemi. Lorsqu'il se retrouve seul, il se remémore les histoires et, dans sa tête, dessine lieux et personnages, colore les paysages, orchestre les batailles, réinvente les dialogues. Il se chante les refrains entendus la veille, imite le galop des chevaux, le roulement des tamtams de guerre. Parfois il se met à danser ou mime le frôlement de la marche d'un espion.
Parmi les personnages qu'Amadu rencontre au cours de son séjour à Bougouni, deux le marquent plus particulièrement. L'un est le conteur pullo Koullel auprès duquel il apprend de nombreux contes, récits, légendes et mythes traditionnels fulɓe. L'autre est le grand chef bambara Tiémokodian, grand « initié » et homme de connaissance des rites bambaras, le chantre du Komo. Auprès du grand chef bambara, Amadu découvre l'existence de cette société d'initiation masculine, le Komo, littéralement « pêcher dans la mare » qui assure l'éducation, la formation culturelle, politique, sociale et religieuse des hommes circoncis. Tiémokodian, appelé aussi Danio Siné, « Siné le joueur de dan », sorte de luth dont il joue à merveille, est le chef de cette société.
Maître du « couteau » (murutigi), enseignant et forgeron de son état, il est le sacrificateur rituel et pratique la circoncision.
Ces deux hommes prennent l'enfant en affection et celui-ci les suit partout. Amadu assiste aux côtés de Danto Siné à des fêtes, à des danses et à des représentations en dehors de chez lui au cours desquelles il entend des récits, des légendes, des contes mythiques, initiatiques ou d'enseignement occulte.
Comme il n'est pas bambara, Amadu ne peut assister à certaines cérémonies, rester dans les rues lors des fétes ou fréquenter les enfants de son âge. Il lui faut donc s'affilier à la société d'initiation enfantine appelé « Tiébléni ». C'est un grand moment pour Amadu et il est fier de cette première initiation.
Affiliation de pure forme pour un musulman, mais qui montre le degré de tolérance et d'acceptation mutuelle de cette société au sein de laquelle Amadu grandit. Il y apprend la tolérance, qualité qui le caractérisera toute sa vie. Une fois initié, Amadu Hampaate Baa peut assister à la sortie du masque du Komo dans les rues de Bougouni. Il doit bien s'avouer, en rentrant le soir dans la concession, que cet énorme masque, taillé d'une seule pièce dans un tronc de kapokier, l'a fortement impressionné. Il lui semblait que les yeux de la hyène le fixaient avec insistance et que la gueule puissante, légèrement entrouverte du crocodile allait le dévorer.
Pour Amadu, toutes ces connaissances glanées au cours des veillées, des cérémonies et des rencontres sont complétées par l'initiation faite à tous enfants de famille noble. En effet, dans la société traditionnelle, l'enfant reçoit tout un savoir sous la forme de contes, de récits, d'anecdotes, de maximes et de fables. Amadu est encore petit. Il n'est entré que dans le premier degré des cycles de la vie, celui qui va de un à sept ans, celui de l'école de la mère. À cet âge, la mère tient une grande place dans la vie d'un enfant qui n'obéit qu'à elle, ne croit qu'en elle et ne voit que par elle.
Amadu, s'il est très lié à sa mère, est en même temps différent des autres enfants. Comme il assiste très tôt aux veillées et côtoie tous les grands personnages qui viennent visiter son père, très jeune, il entre en contact avec le monde des adultes. Il « mûrit » avant l'âge et se frotte avec des sujets sérieux qui traitent d'histoire, de morale, de philosophie, de mathématiques, de géométrie, de religion et de toutes connaissances humaines du point de vue culturel et cultuel, satisfaisant ainsi sa grande curiosité cgr Amadu veut tout apprendre et tout connaître. Ainsi lorsque le commandant de cercle, de Courcelles, vient rendre visite à sa famille, il supplie sa « servante- mère », Nassouni, de le cacher sous son boubou, afin qu'il puisse « toucher » le Blanc et voir si ces Blancs qu'on appelle « fils de feu » brûlent. Il constate immédiatement que le Blanc est une « braise qui ne brûle pas ». Plus tard quand il reverra le commandant, effrayé, il s'enfuira, persuadé qu'il s'agit du diable. Sa mère lui expliquera en riant que, s'il existe de mauvais « toubab », il y en a aussi des bons, tel que ce commandant.
La vie dAmadou se déroule tranquillement entre les jeux d'enfants, les grandes veillées et les leçons de Coran que lui donne le vieux Tierno Kounta, compagnon de prison de son père. En effet, à sept ans, Amadu, membre d'une famille musulmane, reçoit sa première leçon au cours d'une petite cérémonie qui marque à la fois son entrée officielle dans la foi musulmane et la « mort de sa petite enfance ». L'enfant qui entame sa huitième année, a terminé le premier cycle de la vie. Il lui faut s'arracher aux bras de la mère. C'est ce cérémonial qui concrétise la rupture et l'entrée dans un nouveau cycle. Ce « sevrage » comporte des avantages et confère plus de liberté. Désormais Amadu peut sortir plus facilement.
Un après-midi de l'an 1908, le commandant de cercle apprend à Tijani Thiam la mort de son beau-père, Aguibou Taal, ancien roi de Bandiagara. L'administration coloniale l'autorise donc à quitter Bougouni s'il le souhaite et à s'installer là où il veut.
C'est l'explosion de joie dans la famille qui décide de retourner à Bandiagara et qui fait immédiatement ses préparatifs de départ.
Amadu Hampaate Baa entame son deuxième grand voyage. Ce goût pour les voyages, il le gardera toute sa vie et, toute sa vie durant, il sera un voyageur infatigable. Il est vrai que dans ce pays traversé par des routes sillonnées sans cesse par des caravanes, le voyage fait partie de la vie et de la connaissance. L'initiation n'est-elle pas d'ailleurs, elle aussi, un long voyage qui n'a pas de fin ?
Amadu retrouve avec joie les falaises de Bandiagara, vaste amoncellement chaotique de rochers noirâtres qui dominent la plaine du Gondo. De retour dans sa ville natale, Amadu retourne vivre auprès de Beydari, de Niélé, sa « servante-mère » et de son frère aîné, Hammadoun. Kadija ne peut s'y opposer, la tradition et la loi musulmane donnant plus de droits à la famille paternelle sur un enfant âgé de plus de sept ans.
Le moment est venu pour Hampaate Baa de parfaire son éducation religieuse. En accord avec Beydari, sa mère l'envoie à l'école coranique de Tierno Bokar. Amadu entame une nouvelle et importante étape de sa vie, non seulement en raison de son entrée à l'école coranique, mais aussi parce que la rencontre avec Tierno Bokar et son enseignement spirituel et religieux marqueront de manière profonde sa vie et sa pensée.
Tierno Bokar est né en 1875 à Ségou. De famille maraboutique, il est le fils Aissata Seydou Hann, fille d'El Hadj Tierno Seydou Hann, et de Salif Taal, fils de Bokar Taal, frère aîné d'Elhadj Umar. Il est donc un neveu du grand conquérant toucouleur. Arrivé à Bandiagara en 1891 avec sa mère, qui fuit l'armée française, il est adopté par le père de Tijani Thiam dont il devient l'ami. Il se prend aussi d'une grande affection pour Bokari Paate et Kadija qu'il considère comme sa petite soeur.
Très libre avec lui, Kadija lui pose toujours des questions directes et brutales et se permet de lui faire toutes les remarques qu'elle juge nécessaires. En retour, elle le consulte lorsqu'elle a des décisions importantes à prendre et tient compte de ses conseils. Tierno Bokar qui n'a jamais eu d'enfants, s'attache à l'enfant de Kadija, qui devient comme son propre fils. Très tôt donc, il est lié à la vie et à l'éducation d'Amadu qui le considère comme son père. Amadu dira qu'« il était né, pour ainsi dire, dans ses mains ».
De taille moyenne, toujours vêtu d'un simple « tantchikin », boubou court et sans manche, Tierno est un homme bon et tolérant, son grand front, brillant comme un miroir, est éclairé par un regard souriant et expressif. Hampaate Baa le comparera plus tard à Saint-François d'Assise. Doux avec les enfants, il ne les châtie jamais durement et, après l'enseignement, les récompense toujours avec des bonbons ou des petites chaussures. Charitable, il a plutôt tendance à servir qu'à se faire servir. Homme de qualité et de grand savoir, il inspire une crainte respectueuse, Il parle couramment le pular, le bamana, l'arabe, le maure et le haoussa et choisit pour l'enseignement religieux d'employer ces parlers africains au lieu de l'arabe, langue d'érudition. Il est aussi très porté sur « la science des nombres, l'arithmologie mystique et le symbolisme graphique qui, non content de s'appliquer aux combinaisons classiques de l'exagramme et du carré, mettra en schémas ordonnés la prière rituelle et le chapelet » 2.
Dans sa modeste concession, Tierno Bokar enseigne le Coran à ses jeunes disciples. « Pauvre concession, installation plus que modeste. Au bout d'une ruelle, l'évasement d'une cour qui est à tout le monde. Une porte étroite, très basse, taillée dans un mur en torchis, donne sur une autre cour beaucoup plus petite, sur laquelle s'ouvrent trois ou quatre cases. Une cour comme cent mille autres en Afrique… Une cour de maison africaine comme on peut en voir tant, sous le soleil, dans le bourdonnement de guêpes et le pépiement des oiseaux qui attendent de loin la chute d'un grain de mil … » [13]. Concession modeste, tel que Hampaate Baa la décrit, mais qui résonne des cris et des rires des enfants dont le souffle balaye « ce que la ferveur des lieux avait de mélancolique» [13].
La zaouïa, où Hampaate Baa se rend chaque jour, ne compte au début que trois enfants. Elle finira par recevoir plus de deux cents élèves. L'enseignement dispensé par Tiemo Bokar porte sur l'apprentissage des versets du Coran et s'accompagne de « commentaires traités sous l'angle du droit et de la théologie ». Cet enseignement oral ne se limite pas au Coran. Il est tout à la fois religieux et sociologique. Tierno Bokar parle sur tous les sujets nécessaires à l'éducation d'un enfant en vue d'en faire un homme et un citoyen. Qu'il soit élémentaire, moyen ou supérieur, son enseignement est improvisé, lié à l'expérience et d pend des circonstances de la vie. C'est une véritable leçon de langage en action. Lorsque les élèves sont dans les champs de leur ma1tre, comme le veut la coutume et consacrent une partie de leur temps aux travaux de la terre, Tierno Bokar saisit l'occasion pour leur parier de botanique, de faune, de morale, d'autres coutumes et de sujets divers. « Cette manière de procéder peut sembler chaotique, mais elle est en fait pratique et très vivante. La leçon donnée à l'occasion d'un événement se grave profondément dans la mémoire de l'enfant'… Ainsi, chaque incident de la vie, chaque petit événement peut toujours donner l'occasion de multiples développements, de raconter un mythe, un conte, une légende » [25].
Ainsi pratique Tierno Bokar. Le maître délivre ses messages sous forme de paraboles, transmet ses leçons par l'expérience, par le truchement des contes, des fables, des adages et des maximes. Tout se passe sous forme de dialogue entre l'élève et le maître. Enseignement sans classes, anecdotique, fondée sur les événements de la vie quotidienne où tout sujet de conversation ou d'observation est prétexte à connaissance, à réflexion et à digression et où toute digression est prétexte à enseignement. Hampaate Baa sera très marqué par ce type de pédagogie et lui même, plus tard, parlera par anaphorisme, par énigme, débutant ses discours par des adages, des'proverbes, poussant son interlocuteur à poser des questions, le mettant sans cesse en situation de « talibé », tout comme l'avait fait son grand maître Tierno Bokar avec lui.
Leçons, mais aussi veillées chez Tierno Bokar sont l'occasion pour Hampaate Bà de pénétrer dans le monde des légendes, des mythes, des épopées et des contes où l'on « racontait la plus belle histoire du monde, celle de la création et du devenir de l'homme »… C'était l'heure où le maître … parlait de Dieu et rapportait sa Parole en une interminable conversation, fleurie d'images, riche d'exemples tirés de la tradition peule ou d'autres traditions locales » [13]. De même, chaque jeudi, jour de congé des enfants, Amadu assiste chez Tierno aux séances de lecture organisées par le marabout Alfa Ali, grand lettré musulman. Il y découvre les textes religieux dont il commence à comprendre le contenu ésotérique.
À l'époque où il fréquente la zaouïa de Tierno Bokar, vers l'âge de dix ans, Hampaate Baa fonde avec son ami Daouda sa prerrtière waaldé, association de jeunes gens de même âge, dont Il est élu chef et qui est parrainé, comme toutes les associations d'enfants, par un adulte. L'appartenance à une waalde est une tradition familiale. Sa mère, Kadija, son père, Hampaate Baa, les frères et soeurs de sa mère et même son tuteur Beydari, tous ont été chefs de leur association. Sa waaldé s'appelle « waalde Amkoullel », c'est-à-dire « waalde du petit conteur ». En effet, très vite, l'enfant qui, chez son père, a toujours côtoyé les plus grands conteurs, est devenu lui-même un merveilleux conteur. Chaque jour, il raconte aux membres de sa waalde, les contes, légendes, fables et récits historiques entendus la veille au cours des longues soirées de veillée. On le surnomme donc « Amkoullel ».
Par le biais de cette association Amadu fait, dès son plus jeune âge, l'apprentissage de la vie collective et des responsabilités. Vie aux règles sacrées qui garantit à ses membres des droits mais impose aussi des devoirs d'assistance et d'entraide. Les « associatifs » doivent s'entraider jusqu'à leur mort. Sa mère Kadija avait pu vérifier la solidarité des membres de sa waalde lorsque son mari avait été incarcéré. Ce fut grâce à ses « soeurs de waalde » qu'elle avait appris où se trouvait Tijani.
Le mouvement associatif est encore très répandu à cette époque. Mais « cette solidarité ancestrale et sans réserve… cette relation qui représente un lien très sérieux et profond qui jadis, entraînait un devoir absolu d'assistance et d'entraide » [17], ne s'applique pas seulement aux membres d'une même association. Elle s'impose aussi entre différentes communautés, « puisant son origine dans une alliance extrêmement ancienne, nouée entre les membres ou les ancêtres de deux villages, deux ethnies deux clans » [17]. Cette alliance, la « sanankounya », appelée par les ethnologues « parenté à plaisanterie », car elle permet de se plaisanter, voire s'injurier, sans que cela ne porte à conséquence, est l'une des plus solides traditions de l'Afrique des savanes. Très jeune, Amadu est imprégné de ces valeurs d'entraide et de solidarité dont il comprend vite le sens profond et la nécessité.
La waalde n'est pas qu'une école de la vie. Elle est aussi un lieu d'amusements qui procure parfois des moments heureux, voire de tendres émois. Lorsque Hampaate Baa jumelle son association avec une waalde de jeunes filles, c'est pour lui l'occasion de rencontrer Maïrama Jeidani et de devenir son chevalier servant et son protecteur. Hampaate Baa peut désormais exercer ses talents poétiques et tenter de briller devant la jeune fille en chantant ses vertus et ses multiples mérites.
Vers 1911, alors que Tijani Thiam est parti à Tombouctou, sa mère, littéralement « divorcée par ses co-épouses », quitte Bandiagara pour se réfugier à Mopti puis à Bamako. Tijani Thiam va la rejoindre et le couple s'installe à Kati, garnison militaire située non loin de Bamako, Amadu Hampaate Baa reste à Bandiagara. Il est confié à Tierno Bokar et continue sa formation traditionnelle avec Koullel.
1912 marque une étape importante dans la vie du jeune garçon. Presque douze ans se sont écoulées depuis sa naissance. L'Afrique est plus que jamais sous le joug colonial. La phase de conquête est quasi-terminée. Les dernières rébellions ont été durement matées et des plans de pacification mis en oeuvre. Le temps est venu pour les nouveaux maîtres d'administrer et d'exploiter les nouveaux territoires. Pour ce faire il s'agit de substituer à l'Afrique traditionnelle une nouvelle Afrique que les colons vont édifier à leur image et à leur profit. S'appuyant sur les chefs locaux, tout un réseau de commandants de cercle chargés de répandre la « modernité » administre les territoires. Avec leur appui, des commerçants venant d'Europe prennent en main la mise en valeur et l'exploitation économique. C'est le règne des chambres de commerce qui, s'appuyant sur l'autorité de l'administration, pourchassent les artisans traditionnels et peu à peu ruinent leurs ateliers. Il faut, en effet, acheter des produits et des articles importés. On freine donc la fabrication des productions locales. De nombreux centres artisanaux disparaissent et avec eux, les dépositaires des sciences, des techniques et de l'art sacré africains.
L'exploitation coloniale est féroce. Obligation est faite aux villageois de fournir des prestations en nature pour le compte de l'administration coloniale. On réquisitionne les forces vives pour construire chemins de fer, postes militaires, routes… car c'est le démarrage des chantiers de construction des infrastructures de transport nécessaires à l'économie et aux échanges.
Le second grand volet de la politique des pouvoirs publics coloniaux est l'éducation. « Former des indigènes », les envoyer à l'école française est pour les Français un objectif déterminant à la fois pour fournir aux cadres coloniaux des auxiliaires dévoués mais surtout pour faire surgir cette fameuse « Afrique nouvelle » associée au destin de la métropole et conforme à son image. L'institution de l'école a pour but de prolonger et d'assurer les avantages de la conquête militaire. C'est aussi, dans bien des cas, le moyen d'avoir prise sur les notables un peu turbulents par le biais de leurs enfants.
L'enseignement laïc a été créé en 1854 par Faidherbe. Le 24 novembre 1903 la première charte des écoles est publié. Oeuvre du gouverneur général Roume, elle marque une étape des plus importantes de l'enseignement en AOF Chaque colonie est invitée à mettre en place son système d'enseignement. Au Soudan, celui-ci est réellement organisé avec l'arrêté du 2 novembre 1912 signé par le gouvemeur Clozel. Désormais une véritable pyramide scolaire assure l'éducation en AOF :

Mais l'école n'est pas ouverte à tout le monde. Seuls les fils de chefs et de notables y ont accès. Ils y sont envoyés degré ou de force, la plupart du temps plutôt de force, par les commandants de cercle chargés de les « recruter ». Les commandants ont pour mission d'« alimenter par le biais de l'école : le secteur public (enseignants, fonctionnaires subalternes de l'administration coloniale, médecins auxiliaires); le secteur militaire, car on souhaitait que les tirailleurs, spahis et goumiers aient une connaissance de base du français; enfin le secteur domestique qui héritait des élèves les moins doués » [17].
Hampaate Baa fait partie de ces fils de famille destinés à devenir les « élèves » de l'école coloniale. En effet, en 1912, coup de théâtre ! Au grand dam de sa mère, Hampaate Baa est pris en « otage » et envoyé à l'école primaire de Bandiagara par décision du Commandant de cercle, Camille Maillet.
Pour répondre à la demande de l'administration coloniale, le commandant demande au chef traditionnel Alfa Maki Taal, fils de l'ancien roi Aguibou Taal, de lui fournir deux garçons de bonne famille afin de les envoyer à l'école française. Koniba Kondala, chef de quartier qu'Alfa Maki Taal charge de recruter ces deux fils de famille, porte son choix sur Hampàté Baa. Choix dicté par la vengeance. Il en veut à Beydari qui l'a obligé à payer la viande dont il se sert avec abondance chaque jour dans sa boucherie, abusant de sa position de chef de quartier. Choix qui a pour but de l'éloigner de toute possibilité de prétendre à une chefferie. En effet, qui accepterait un chef traditionnel formé à l'école des blancs ? Qui reconnaîtrait comme chef un homme devenu « infidèle » !
Quand elle apprend la nouvelle, Kadija, de passage à Bandiagara, propose immédiatement de racheter son « renvoi de l'école » mais Tierno Bokar l'en dissuade. « Kadija, ma soeur, ne t'interpose pas entre Amadu et son Seigneur. Qu'il le mette où il voudra et dispose de lui comme il l'entendra… S'il a décidé que là est sa voie, Amadu la suivra. Je te le demande ma soeur, ne rachète pas Amadu et ne l'empêche pas d'aller à l'école des Blancs … » [17].
En cette année 1912, Hampaate Baa prend donc le chemin de l'école, portant « en bandoulière un sac de toile contenant mes nouveaux trésors : mes cahiers, mes livres, mon ardoise, un beau porte-plume en bois blanc de France, muni d'une plume sergent-major, des crayons, un crayon d'ardoise, deux gommes, un buvard, une toupie garnie de sa ficelle, un petit couteau et un sachet préparé par Niélé contenant quelques friandises : arachides, patates douces, pois de terre, etc … » [17]. Dans son sac, il transporte tout l'attirail nécessaire pour apprendre à lire, à écrire et à parler français. L'école des « otages » sera pour lui à la fois la découverte et l'apprentissage d'un nouveau monde ainsi que le chemin d'une nouvelle destinée qui le mènera beaucoup plus tard loin du pays de ses ancêtres.
Arrivé à l'école, Amadu découvre une nouvelle langue et une nouvelle manière de penser et d'enseigner. Comme cette langue est bizarre ! Mais la forme des lettres que le maître dessine sur le grand tableau noir, plaît à l'enfant. Lettres bien différentes cependant de celles qu'on utilise pour écrire le Coran ou les nombreux manuscrits en langue arabe dont regorge le Sahel. Car il ne faut pas oublier, messieurs les instituteurs, que dans notre beau pays, nombreux sont les Africains noirs arabisants, tels Elhadj Umar ou Ousman Dan Fodio, qui ont laissé quantité de manuscrits ! Allez dans les universités de Tombouctou et vous y découvrirez beaucoup de bibliothèques ! L'écriture n'est donc pas une nouveauté pour Amadu. La grande différence pour lui est le recours au livre dans l'enseignement.
Sur les bancs de l'école, Amadu apprend à lire, à écrire et à parler le français, langue qu'il maîtrise rapidement, habitué, à apprendre par coeur et à mémoriser simplement en écoutant. Parfois, il se demande à quoi peut lui servir cette langue. Mais plus tard, lorsqu'il communiquera grâce au français avec d'autres peuples, notamment africains, il reconnaîtra l'utilité de connaître une langue universelle et encouragera les ieunes africains à en apprendre une, tout en continuant à parler leur langue maternelle.
Dans cette nouvelle école, Amadu ne s'ennuie pas même si parfois les journées lui paraissent longues. Ici, il n'est pas question de sortir et d'étudier dans les champs. Il faut respecter un programme : un peu de lecture, une page d'écriture, une leçon d'histoire.
Contrairement à l'enseignement traditionnel africain, l'enseignement occidental est « donné de manière systématique, c'est-à-dire selon un programme progressif échelonné et bien réparti dans le temps » [7]. A l'école française, on ne vit pas toujours ce qu'on y apprend ! Au moment où Amadu commence à fréquenter l'école, il fait la connaissance de Wangrin, alias Samba Traoré, dit Samaké Niembélé. Wangrin, d'origine bambara, après avoir été moniteur d'enseignement, était devenu l'interprète du commandant de cercle de Bandiagara. Lorsque Hampaate Baa le rencontre, il vient d'être détaché auprès d'un commis des Affaires indigènes, François-Victor Equilbecq. Ce dernier, de passage à Bandiagara, effectue une tournée dans le pays pour recueillir le plus grand nombre possible de contes soudanais. Wangrin lui sert d'interprète. Comme il est de notoriété publique qu'Amkoullel connaît de nombreux contes, le petit Amadu fait partie des enfants retenus par le chef Alfa Maki Taal et mis à la disposition de M. Equilbecq. Ces contes, traduits et retranscrits par Wangrin seront publiés plus tard sous le titre de Contes Populaires de l'Afrique Occidentale et le nom de Wangrin ainsi que celui d'Hampaate Baa figureront au bas de la plupart d'entre eux.
Apprenant qu'Amadu est le neveu de son ami Hammadoun Paate, chef de la waalde à laquelle il s'était affilié à son arrivée à Bandiagara, Wangrin se prend d'une grande affection pour lui et très vite le considère comme son neveu. L'enfant, en retour, l'appellera toujours « oncle » et comme la suite des événements le montrera, n'oubliera jamais Wangrin dont il écrira les mémoires, à sa demande.
La dernière année qu'Amadu passe à Bandiagara avant de se rendre à Djenné sera marquée par un événement tragique et douloureux. Son frère aîné qu'il aimait beaucoup, meurt. C'est donc le coeur triste qu'il quitte la petite ville. Désormais il reste le seul descendant d'Hampaate Baa, son père, sa soeur aînée étant décédée peu de temps après sa naissance.
Bandiagara, Sévaré, Mopti,.. la route est longue sous le soleil de braise mais le spectacle est captivant. Ici, pêcheurs bozos, maîtres des eaux, côtoient Fulɓe, Songhays, Bambaras et Dogons. L'enfant, attentif et curieux, observe et note dans sa mémoire paysages, scènes de la vie quotidienne, histoires et anecdotes qu'il voit et entend.
Arrivé à Mopti, la « Venise du Soudan », ville située au confluent des fleuves Niger et Bani, il prend un bateau qui le transporte jusqu'à Djenné. Djenné, Al-Djennat, ou le jardin d'Allah, est un véritable paradis. En arrivant sur la ville, les voyageurs émerveillés découvrent « au dessus d'une masse de verdure qui nous cachait encore la ville et le corps de la mosquée, les flèches des trois tourelles pyramidales dont les flancs étaient hérissés de tiges de rônier artistiquement disposées… D'une délicate teinte ocrée, ces flèches se détachaient sur un ciel dégagé qui semblait avoir été lavé et bleui par la main même de Dieu » [1]. L'enfant est enfin arrivé. La ville lui plaît et il sent qu'il va y faire un bon séjour.
L'école régionale de Djenné que fréquente Amadu, est dirigée par Baba Keïta, diplômé de l'école normale de Gorée, qui sera remplacé peu après par un Français, François Primel. La vie à l'école se passe pour Amadu sans événement majeur. Le jeune garçon loge chez Amadu Kissou, un chef pullo auprès de qui il poursuit son éducation traditionnelle. Longues veillées, repas à la table de son hôte, causeries et séances récréatives, le jeune homme est comblé. C'est encore pour lui l'occasion de rencontrer des conteurs et des traditionalistes et de se laisser bercer par les poèmes épiques et les musiques envoûtantes. « Chez Amadu Kissou, j'ai connu le grand bonheur, dira-t-il quelques années plus tard, quand je n'allais pas à l'école, j'assistais à toutes les causeries qui se tenaient dans son palais.
C'était comme si j'avais quitté la cour de Tijani pour entrer dans la sienne… À cette époque j'emmagasinais tout dans ma mémoire. Je ne prenais pas encore de notes. Je ne le ferais qu'à partir de 1921 ».
Lors de son séjour à Djenné, ville où vivent en bonne intelligence une douzaine d'ethnies, il recueille beaucoup d'informations sur la ville et son histoire, sur les Bozos, les Songhays, les Bambaras de la région de Saro et sur les Fulɓe. Il complète ainsi toutes ses connaissances apprises auparavant.
Pendant l'été de l'année 1913, les pluies se font rares et les récoltes sont maigres. L'année qui suit cet été torride, est marquée à la fois par une grande famine et par la déclaration de guerre entre la France et l'Allemagne. C'est une époque terrible. Durement frappés par la sécheresse, des centaines de Dogons, qui n'ont plus rien à manger, viennent se réfugier à Djenné et demander l'hospitalité aux familles bozos. Celles-ci partagent avec eux mil, riz et poissons. Amadu qui se trouve à Djenné à ce moment-là, constate combien les liens de solidarité entre ethnies sont sacrés et profonds. Aucune famille, liée par un devoir absolu d'assistance, cette fameuse « sanankounya » qui a été nouée jadis par les ancêtres, ne peut fermer sa porte et repousser une autre famille en difficulté. Amadu quitte Djenné avec ce souvenir solidement inscrit dans sa mémoire.
À Bandiagara où il passe ses vacances, Amadu assiste à la déclaration de guerre. En août 1914, la mobilisation est générale. Au Soudan, les commandants de cercle réunissent tous les notables et les chefs de leur pays et leur annoncent la mauvaise nouvelle. À partir de septembre 1914, des milliers de jeunes sont enrôlés et viennent grossir les rangs de l'armée des « tirailleurs sénégalais » qui, en AOF, comptait déjà à la veille de la guerre plus de 14 000 soldats. Ils partent sur le front européen ou vont participer à des campagnes et des opérations militaires dans les colonies allemandes que les troupes alliées, françaises et britanniques ont envahies.
Pendant les quatre ans que dure la guerre, les familles africaines voient leurs fils partir en masse. Plus nombreux encore sont les hommes, les femmes et les enfants qui sont recrutés, souvent de force, pour servir de porteurs et aider au ravitaillement des armées. À cette ponction en vies humaines s'ajoutent les réquisitions en vivres. « La France demande à tous ses territoires une aide en hommes, en prières et en matières premières. Le gouvernement vient d'instituer la loi de réquisition pour le mil, le riz, les matières grasses et les animaux de boucherie. Les prix des fournitures seront fixés par une commission qui se réunira à Koulouba. Toute personne qui, par ses actes ou ses paroles, entravera les réquisitions, sera poursuivie et punie comme ennemie de la France » [8]. Tel est le message lancé par le commandant de cercle de Bandiagara, Telle est la teneur des messages lancés à tous les chefs et à tous les notables à travers l'Afrique.
Au cours de l'année 1915, tandis que la guerre fait rage, Amadu passe son certificat d'études à Djenné. Il est admis. Quelle joie ! Mais Amadu est triste car sa famille et surtout sa mère lui manquent. Il ne tient plus. Il lui faut revoir les siens. Il décide alors de s'enfuir et de se rendre à Kati où vivent ses parents.
Par un beau matin il quitte Djenné et entame un nouveau voyage : Djenné-Bamako, soit près de 500 kilomètres qu'il parcourt à pied, en bateau et en train, dans cette étrange «pirogue métallique de fer ». La distance est longue mais les lieux et les sites traversés sont magnifiques. Say, petit bourg bambara, gardé par une meute de chiens ; Ségou la mythique, ville politique, culturelle et commerciale qui s'étire le long de la rive droite du majestueux Niger ; Koulikoro, ancienne capitale du roi forgeron qui vainquit l'empire du Ghana, devenue simple circonscription administrative néanmoins dotée d'une gare et d'un port. Enfin Bamako, capitale du Haut-Sénégal-Niger, lieu de résidence du gouverneur du territoire.
Au cours de son voyage, il a souvent l'occasion de bénéficier de l'hospitalité des habitants des villages qu'il traverse. Cette tradition ancestrale d'hospitalité envers tout voyageur de passage est très vivante et permet aux gens de circuler à travers le pays sans beaucoup de moyens. En échange d'un lit et d'un repas, le voyageur vient « enrichir les veillées en racontant les chroniques historiques de son pays ou en relatant les événements rencontrés au cours de ses pérégrinations. L'Africain de la savane voyageant beaucoup, il en résultait un échange et permanent de connaissances, de région à région » [1].
Dans la culture d'Amadu, voyager fait partie de l'éducation traditionnelle. Artisans, guérisseurs, griots, traditionalistes sillonnent en permanence le pays et ainsi s'enrichissent spirituellement au contact des autres. Circuler à travers le pays est une obligation pour mieux s'instruire, se confronter à d'autres initiations, enregistrer les différences et les ressemblances et élargir le champ de sa compréhension. Il n'y a donc rien d'étonnant à voir ce jeune adolescent parcourir des kilomètres, demander l'hospitalité et remercier ses hôtes en contant de multiples et passionnantes histoires.
À Kati, petite ville située non loin de Bamako, Amadu Hampaate Baa retrouve ses parents. À l'origine Kati était un vieux village bambara entouré « de tous côtés par des collines gréseuses rouges, derniers contreforts des monts Mandingues » [17]. Devenue poste militaire puis siège du 2e régiment de tirailleurs sénégalais, la ville abrite maintenant une foule de militaires en instance de départ pour le front et de femmes seules, épouses des soldats partis se battre en Europe.
Les parents d'Amadu habitent le vieux Kati dans un quartier peuplé de Dogons, Kadobougou, où son père Tijani a été nommé chef de quartier, sur proposition du commandant de la garnison Molard et du commandant Bouery. Après s'être installé chez ses parents, Amadu Hampaate Baa, qui a abandonné l'école, s'adonne à diverses occupations. Il apprend l'équitation et auprès de son ami Oumara Tembély, boy chez le lieutenant Cottelier, se frotte aux travaux ménagers. Mais il fait des choses plus sérieuses comme apprendre à broder et à coudre auprès de son père, parfaire ses connaissances religieuses ou mettre ses talents d'« écrivain » au service des autres. Il devient, en effet, pendant quelque temps écrivain public. Sa clientèle est essentiellement composée des femmes de tirailleurs sénégalais, qui cherchent à tout prix à correspondre avec leur mari parti à la guerre. Nous sommes en 1915 et la guerre est loin d'être finie. Parallèlement à ces petites occupations, Amadu reprend ses activités associatives et avec ses deux camarades Oumarou Tembély et Famory Keïta fonde une waalde qui vivra jusqu'en 1918. Elle regroupe des jeunes de son quartier provenant d'ethnies diverses. Elle est organisée à l'image de l'armée. Au moment où il crée sa waalde, Amadu est admis dans la société bambara du Ntomo qui accueille les jeunes gens non circoncis.
À l'âge de 16 ans environ, Amadu, considérant qu'il est désormais assez vieux, décide de se faire circoncire. Comme ses parents remettent toujours à plus tard cette cérémonie bien que leur fils ait largement dépassé l'âge de 12 ans, il le fait sans en informer au préalable ses parents dont il ne comprend pas la raison du refus. Sous prétexte de rendre visite à sa cousine Fanta Hamma, Amadu va à Bamako où il se fait circoncire dans un dispensaire. À son retour à Kati, sa mère le reçoit fort en colère. Pourtant, il vient de faire la preuve que, comme elle, il va toujours au bout des choses.
Amadu se trouve à Kati lorsque Blaise Diagne y fait une halte, lors de sa tournée à travers le Soudan pour recruter de jeunes soldats africains. La Première Guerre mondiale est très meurtrière. Sur le front, c'est l'hécatombe. Les soldats tombent les uns après les autres. Il faut donc du sang neuf, c'est à dire de nouveaux soldats. En 1918, Blaise Diagne, grand « ténor nègre du Parlement français », premier Africain noir élu au Palais Bourbon en 1914, débarque à Dakar « entouré d'un brillant état-major composé de jeunes officiers tous noirs, galonnés d'or, gantés de blanc, bardés de médailles et de fourragères » [17], avec mission d'organiser l'intensification du recrutement en AOF.
Après un bref séjour dans la capitale, le célèbre député se rend à l'intérieur des colonies de l'AOF pour mettre à exécution sa mission. Au cours de sa tournée dans la colonie du Haut-Sénégal-Niger, il s'arrête à Kati où sa venue est un événement qui mobilise toute la communauté. Quand il regagnera la France, Blaise Diagne aura bien accompli sa tâche. Malgré les résistances, fortes mais souvent sporadiques et locales, des milliers de jeunes africains sont envoyés sur les champs de bataille. Beaucoup ne reviendront jamais. Quant aux autres, ce ne seront plus les mêmes hommes.
Amadu échappe à ce recrutement massif et à une mort probable. Jugé inapte par la commission de recrutement pour « insuffisance de développement physique », il est exempté et reste à Kati où il assistera aux fêtes de l'armistice. En novembre 1918, en Afrique, tout comme en France, on célèbre la fin de la guerre. Celle-ci est enfin terminée mais son bilan est lourd pour tout le monde. Lourd au plan humain, social et économique. Lourd aussi au plan culturel. Cette guerre a vidé l'Afrique de ces jeunes gens qui ont quitté leur pays « à l'époque où ils auraient dû subir les grandes initiations et approfondir leurs connaissances sous la conduite des aînés. » [25]
Associations, sociétés secrètes, confréries de métiers et corporations artisanales, toutes les structures associatives, dont les activités avaient déjà été fortement freinées avec la colonisation, voient leurs effectifs diminuer et partir leur classe de relève. La guerre marque donc un coup d'arrêt important dans la transmission orale des connaissances traditionnelles et la faculté d'adaptation et de créativité des ateliers artisanaux. Toute une culture technique, artistique, scientifique et philosophique disparalt. Il s'ensuivra un lent travail de dépersonnalisation et un phénomène d'acculturation « qui par la suite marqua tous ceux de nos jeunes qui étudièrent dans les universités occidentales, creusant ainsi entre nos intellectuels et la masse africaine un fossé de plus en plus grand » [55]. Sauver ce patrimoine oral de connaissances traditionnelles deviendra pour Hampaate Baa un objectif tout au long de sa vie. Mais la guerre a aussi des retombées positives. Lorsque les « rescapés rentrèrent en 1918-1919, ils furent la cause d'un nouveau phénomène social qui ne fut pas sans conséquence sur l'évolution future des mentalités : je veux parler de la chute du mythe de l'homme blanc en tant qu'être invincible et sans défauts… C'est là que commença à souffler pour la première fois un esprit d'émancipation et de revendication qui devait finir, avec le temps, par se développer dans d'autres couches de la population » [17].
Depuis qu'il habite à Kati, Amadu Hampaate Baa semble avoir renoncé définitivement à l'école. Il coule des jours heureux, partageant son temps entre ses petits métiers, sa waalde, l'enseignement traditionnel et religieux et sa famille. Un événement va bouleverser cette vie aux apparences tranquilles. Un jour, alors qu'il se trouve à la gare pour voir arriver le train en provenance de Kayes, il aperçoit l'un de ses anciens camarades de classe, condisciple et rival, Yagama Tembély qui revient de l'école normale William Ponty. À la vue de son camarade vêtu d'un « complet de drap bleu orné d'écussons et de boutons dorés » et portant « fièrement une casquette agrémentée d'un insigne en forme d'abeille dorée » [17], le coeur dAmadou fait un bond. Sa vie lui parait, tout à coup fade et insignifiante. Il décide aussitôt de reprendre ses études et le chemin de l'école. A Kati, puis à l'école régionale de Bamako, il prépare à nouveau son certificat d'études, n'ayant pas de document officiel justifiant de son précédent diplôme.
Considéré comme inapte pour l'armée mais bon pour le service auxiliaire, Amadu, tout en allant à l'école, est affecté à la section du recrutement indigène où il remplit la fonction de « vaguemestre auxiliaire de l'armée à titre civil » auprès de l'adjudant Fadiala Keita, vaguemestre du 2e régiment, qui a besoin d'un écolier lettré pour l'aider dans le tri et la distribution du courrier. En 1919, son certificat d'études obtenu, Amadu Hampaate Baa entre à l'école professionnelle de Bamako où, interne, il prépare pendant deux ans le concours d'entrée à l'école normale William Ponty de Gorée. D'abord installée à Kayes, l'école professionnelle avait déménagé à Bamako, quand le chef-lieu de la colonie avait été transféré dans cette ville.
Amadu qui habite toujours Kati, doit effectuer, chaque jour, plusieurs kilomètres à pied, pour aller à Bamako puis rentrer le soir chez lui à Kati. Fort heureusement ses parents déménagent à Bamako où, hélas, leur maison brûlera lors d'un incendie, les laissant totalement ruinés.
Au cours de la deuxième année de préparation au concours d'entrée à l'école normale, un peu avant les vacances, Hampaate Baa est désigné avec six autres élèves, par le receveur de l'enregistrement et des domaines de Bamako, M. Bourgeois, pour aider l'inspecteur de l'enseignement primaire, M. Assomption, à trier les effets des soldats morts sur le front pendant la guerre de 1914-1918. C'est sous la direction et la surveillance de Madani Taal, écrivain-expéditionnaire originaire de Bandiagara, qu'Amadu effectue ce travail. Puis rattaché au service de l'enregistrement et des domaines, il est chargé de l'enregistrement des actes sous seing privé et de la vente des timbres fiscaux.
Alors qu'il travaille dans ce service, il est présenté à Jean Sylvandre, receveur de l'enregistrement et des domaines de la colonie de Haute-Volta nouvellement créée. En 1919, la colonie de Haut-Sénégal-Niger est scindée en deux. Le pays mossi devient la colonie de Haute-Volta. C'est donc pour organiser le transfert des archives concernant la Haute-Volta que Jean Sylvandre s'est rendu à Bamako. Très vite, le receveur se prend d'affection pour Amadu.
À l'école, Amadu travaille d'arrache-pied. Il passe le concours et est admis à entrer à l'école normale de Gorée. C'est une grande nouvelle. Mais il n'ira jamais à William Ponty. Sa mère s'y oppose et Amadu lui obéit. Un enfant pullo ne peut, en effet, désobéir à sa mère « car tout ce qui venait d'elle était considéré comme sacré et source de benëdiction » [17].
Lorsqu'arrive la convocation officielle pour son départ à Gorée, Amadu ne répond pas. L'administration coloniale ne l'entend pas de cette oreille. Ce refus est considéré comme un acte de rébellion. Le chef de cabinet du gouverneur tente d'intimider Amadu et menace de l'envoyer au loin. Rien n'y fait. Amadu Hampaate Baa reste sur ses positions. M. Bourgeois, essaye d'arranger les choses et propose au gouverneur, Marcel Olivier, de prendre Amadu dans ses services. Démarche vaine. Marcel Olivier refuse. Amadu est affecté dans la colonie de Haute-Volta et doit envoyer une lettre de candidature à titre « d'écrivain temporaire à titre essentiellement précaire et révocable » au gouverneur de la nouvelle colonie. La punition est terrible.
Désespéré, Amadu ne sait que faire.
M. Bourgeois demande à son ami Jean Sylvandre de prendre Hampàté Baa dans ses services. Ce dernier accepte. Le 25 novembre 1921, Amadu est convoqué par le délégué de la Haute-Volta, M. Sinibaldi, qui l'avise officiellement de ses nouvelles fonctions pour un salaire de 125 francs. Dans une dernière tentative, Amadu refuse. C'en est trop pour l'administration ! Le gouverneur lui même lui annonce sa nomination d'office à Ouagadougou en tant qu'« écrivain auxiliaire temporaire à titre essentiellement précaire et révocable ». Il n'y a rien à ajouter. L'affaire est close.
Ouagadougou ! Pour Amadu, cette ville semble être située au bout du monde. Mais il ne peut plus refuser. Contraint d'accepter, il se prépare à partir, la mort dans l'âme. Il quitte Bamako le 31 décembre 1921, escorté par un garde de cercle chargé de le surveiller. Sa mère va avec lui jusqu'à Koulikoro où tous deux séjournent quelques jours chez une camarade d'association de sa mère, mariée à un chef laptot.
L'heure de la séparation est venue. Le départ est fixé pour le 5 janvier 1922. Kadija l'accompagne au bord du fleuve où Amadu doit prendre le bateau. C'est le dernier adieu, un moment d'émotion intense au cours duquel Amadu regarde sa mère dans les yeux, à sa demande. « Je plongeai mon regard dans le sien et, pendant un instant, comme on dit en pular, nos yeux devinrent quatre. Toute l'énergie de cette femme indomptable semblait couler d'elle à moi à travers son regard » [17]. Puis c'est la bénédiction maternelle et la séparation. Kadija s'éloigne dans le lointain. « Avec elle, disparaissait Amkoullel et toute mon enfance » [17].
Désormais, l'enfant cède la place au jeune homme et l'écolier au fonctionnaire. Amadu est parti avec des cahiers-registres, décidé à noter « les principaux événements de la journée et surtout, tout ce que je verrai ou entendrai d'intéressant se rapportant à nos traditions orales. Une fois l'habitude prise, je ne cesserai de le faire ma vie durant » [17]. Son travail de collecte de la tradition orale commence. Au cours de son long voyage qui le mène à Ouagadougou, dans chacun des villages, dans chacune des villes où il s'arrête, il s'arrange pour rencontrer les meilleurs traditionalistes de l'endroit et se faire enseigner par eux légendes, récits historiques, traditions et coutumes des peuples qu'il rencontre sur sa route. Il écrit tout cela en français. C'est le début de la constitution d'un énorme stock d'archives qu , il complétera au fur et à mesure de ses déplacements dans les années futures.

Notes
1. Les Toucouleurs sont originaires du Fouta-Toro sénégalais. Formés d'ethnies différentes, mais à dominante peule, ils parlent la langue peule : Il se nomment eux-mêmes « halpular », « ceux qui parlent le pular », . On les appelle aussi « foutanké », ceux du Fouta.
2. Monod (Théodore), Tierno Bokar un homme de Dieu, in « Présence africaine », n° 8-9, 1950.