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Islam


Fernand Dumont
L'anti-Sultan ou Al-Hajj Omar Tal du Fouta,
combattant de la Foi (1794-1864)

Nouvelles Editions Africaines. Dakar-Abidjan. 1979. 247 pages


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II. Le Maître (Cheikh)

1. L'Empreinte

Dans le « Livre des Lances », Al-hâjj Omar relate un incident survenu au cours de la traversée maritime de Djeddah vers l'Égypte, dont le récit a été repris par Muhammad Al-Hâfiz :

« Nous étions sur un navire, en mer, entre Djeddah et l'Egypte. Les vents s'élevèrent, et le navire fut sur le point de sombrer. Chacun des passagers était persuadé qu'il allait périr. Le sommeil s'était [cependant] emparé de la mère de ma fille, Al-hâjja Fâtima Al-Madaniyya. Elle se réveilla et me dit : Réjouis-toi! J ai vu à l'instant le cheikh Al-Tidjânî et le cheikh Muhammad Al-Ghâlî. Tous deux m'ont dit : Annonce au cheikh Omar que nous sommes venus sur ce navire pour lui faire savoir que nous sommes avec lui. Qu'il ne craigne rien! Il ne lui arrivera aucun mal ! —, alors les vents tombèrent tout-à-coup, et le calme revint ».

Muhammad Al-Hâfiz poursuit, à propos du séjour qu'Al-hâjj Omar fit au Caire, lors de son voyage de retour : « Al-hâjj Omar fréquenta un grand nombre des doctes d'Égypte et de Syrie. Parmi les prodiges 1 qu'il accomplit, il trouva un jour un des princes de Syrie ligoté dans une habitation, parce que les membres de sa famille pensaient qu'il était possédé du démon. Ils demandèrent donc au cheikh Al-hajj Omar de prier pour lui. Le cheikh regarda le [malade] et lui dit :
— Me connais-tu ?
Il répondit :
— Je te connais.
Alors il lui demanda :
— Qui suis-je?
Et il répondit :
— Tu es Omar du Fouta.
Alors le cheikh Omar dit à la famille :
— Délivrez-le de ses liens.
Par la suite, il se prit d'amitié pour ce prince, qui fut tout à fait guéri, et qui devint un personnage important en Orient ».
Parlant du séjour d'Al-hâjj Omar au Caire, Muhammad 'Alî Tyam rapporte que les cheikhs d'Al-Azhar, d'abord incrédules au sujet de la science du « cheikh de l'Ouest », l'interrogèrent longuement et se convainquirent bientôt de son grand savoir, de sa profonde sagesse, et de son charisme.
Il ne semble pas possible de dire simplement, comme le font certains auteurs, qu'Al-hâjj Omar « suivit les cours » des cheikhs d'Al-Azhar. Ses études coraniques et grammaticales avaient été très poussées, quand il quitta son pays pour effectuer son long voyage. Il ne faut pas perdre de vue qu'il mit de nombreux mois pour parvenir aux Lieux Saints de l'Islam, qu'il demeura durant trois années aux côtés de son nouveau cheikh Muhammad Al-Ghâlî, et qu'il ne dut séjourner que peu de temps en Egypte, puisque c'est surtout son voyage de retour, à travers l'Afrique, qui se prolongea : assez longtemps même pour lui permettre de prendre, en cours de route, plusieurs épouses, d'en avoir des enfants et de les installer d'une façon durable.
C'est également au cours de ce voyage de retour qu'il rédigea très certainement son plus important ouvrage : le célèbre « Livre des Lances », qui constitue, en quelque sorte, l'adaptation définitive de la voie Tidjâniyya aux réalités africaines. On sait, d'autre part, qu'après son séjour en Egypte, il revint en Arabie, avant de prendre véritablement le chemin du retour. Enfin, il aurait également effectué un séjour de plusieurs mois en Syrie.
Il est vraisemblable, enfin, que la dignité, à lui conférée et reconnue, de khalife de la Voie Tidjâniyya pour l'Afrique occidentale, l'aurait empêché de redevenir un simple tâlib, du moins en ce qui concerne l'étude du Coran, des Traditions du Prophète et de la jurisprudence.
Toutefois, il est très vraisemblable que le cheikh Omar dut avoir l'occasion, au contact des doctes et des cheikhs d'Al-Azhar, de confronter ses connaissances avec les leurs, et de compléter ainsi son savoir. Il aura pu assister à certains cours, en qualité d'invité de marque. Plus vraisemblablement encore, il dut être l'hôte bien accueilli, et même attendu, des cheikhs d'Al-Azhar. Cette sorte d'hospitalité entre savants a toujours été très pratiquée, et elle est particulièrement à l'honneur en terre d'Islam. Enfin, les cheikhs d'Al-Azhar, comme ceux de la Mekke, ne pouvaient que bien accuellir, et assister de tous leurs soins, un cheikh africain qui, s'étant donné « corps et âme » au khalife de la Voie Tidjâniyya en Orient, avait accepté l'investiture de ce khalife, et allait ainsi devenir le représentant de l'Islam en Afrique, auréolé du prestige de la Mekke, respectueux de l'orthodoxie, et répondant aux objectifs pan-islamiques. C'est pourquoi l'on pense que dire d'Al-hâjj Omar qu'il séjourna longtemps au Caire pour étudier, sous la férule des cheikhs d'Al-Azhar, est une affirmation trop facile, procédant le plus souvent d'une opinion ou d'une intention péjorative qui est, en l'occurrence, irrecevable. Il est à noter que ni dans les oeuvres écrites du nouveau khalife, ni dans celles de ses historiographes, on ne trouve trace d'un tel enseignement reçu. En fait, c'est l'inverse qu'on y trouve :
Al-hâj Omar aurait mis les oulémas ou doctes du Caire dans l'embarras, par ses connaissances et par la vivacité de son intelligence. L'Anonyme de Fès a écrit :

«Tous les savants de son époque ont été d'accord pour reconnaître que le monde n'avait jamais produit un homme pareil à lui, et pour déclarer qu'au cas où tous les livres auraient disparu de la surface de la terre, il eût été capable de dicter, de mémoire, toutes les sciences relatives à la Loi divine et à la Vérité suprême et mystique ».

La réalité est sans doute entre les deux extrêmes, comme on l'a dit plus haut. L'ceuvre littéraire du cheikh Omar porte la marque de son séjour en Orient, et de ses contacts avec les savants de l'Islam, ou avec les grands hommes de la Nigéria ; mais ce ne fut là, pour le « cheikh de l'Ouest », qu'un complément de formation, une sorte de « recyclage », pourrait-on dire aujourd'hui. Les cheikhs de la Mekke et les oulémas du Caire, ayant remarqué les qualités d'Al-hâjj Omar, l'étendue de ses connaissances, la vivacité de son intelligence, ainsi que sa propension naturelle à commander, et à propager la foi, décidèrent tout naturellement d'en faire la cheville-ouvrière de l'action pan-islamique en Afrique subsaharienne.
Avant de s'en retourner vers l'Afrique occidentale, Al-hâjj Omar, on l'a déjà dit, visita une dernière fois les deux Villes Saintes, pour y méditer, et pour fortifier encore en lui le désir de prosélytisme que Muhammad Al-Ghâlî avait contribué à développer. Ce prosélytisme repose, avant tout, sur la Mystique « minimiste » : l'amour et l'imitation du Prophète Muhammad, poussés jusqu'à la volonté farouche de revivre, littéralement, la vie de l'Apôtre d'Allah. Cette imitation du Prohète allait, désormais, guider les pensées et les actes du nouveau khalife.
Avant de suivre Al-hâjj Omar dans son long voyage de retour, il importe beaucoup de se livrer à quelques réflexions sur l'empreinte reçue par le futur Mujâhid, entre sa première initation par les cheikhs africains, et sa consécration définitive en Orient, sous l'égide des cheikhs de la Mekke, et en présence des oulémas du Caire. On étudiera, ensuite, son initiation intermédiaire à l'Ordre de la Khalwatiyya, qui fut précisément regénéré en Égypte, au XVIIIe siècle, par Al-Dardîrî, et qui servit de « pont » entre la vénérable et toujours vivante voie Qâdiriyya, et la jeune et militante Tidjâniyya.
C'est le moment de rappeler, brièvement, la pénétration de la Qâdiriyya en Afrique 2. Fondée en Mésopotamie, au XIIe siècle, par Sayyîdî 'Abd-al-Qâdir Al-Jîlânî, la première des confréries fut introduite en Afrique occidentale par des commerçants basés à Walata, dès le XVe siècle, et progressa ensuite vers le Soudan occidental et vers Tombouctou.
Quatre rameaux principaux sont issus de la confrérie primitive. La branche Bekkayyia, la plus orthodoxe peut-être, fut fondée par Sayyîdî Ahmad Al-Bakkay, des Kunta, dès la fin du XVe siècle, dans le Sahara occidental, cependant que le célèbre tlemcénien Muhammad b. 'Abd-al-Karîm Al-Maghîlî s'occupait du Sahara central et ensuite des Hawsa (il exerça une grande influence sur la conduite du clan des Fodiyo). Cette branche couvrira peu à peu, de ses rameaux, le Macina, les pays Bambara (s), les Sarakolés, le Songhay, et elle passera en Guinée. Elle a été regénérée par le cheikh Sidiya (a)l-Kabîr au Trarza. Ce cheikh était un disciple d'Al-Mukhtâr Al-Kabîr, au nom de qui la Voie pénétrait alors en Gambie, en Casamance, en Guinée dite portugaise et en Libéria, et il renforçait l'action entreprise auparavant par Al-Maghîlî auprès des cheikhs Ahmadou et Ousmane Dan Fodiyo (Niger, Nigéria, et même Cameroun).
La branche des Bû-Kunta, née à la fin du XIXe siècle, dérive de la précédente, comme son nom l'indique. Elle est peu importante (centre à Diassane, au Sénégal). Ses cheikhs actuels sont peu portés au mysticisme et au prosélytisme.
La branche Fadiliyya, qui se veut différente des autres, et « puriste », a été fondée par Muhammad Al-Fadil (1780-1869), dans le Hodh. Elle est fortement « berbère », et rivalise avec les Bû-Kunta d'origine zénète et alliés des hasanites de Mauritanie.
Toutes ces branches ne diffèrent que par la personnalité de leurs cheikhs, sur le plan local, comme c'est le cas, notamment, en Casamance, chez les chérifs, héritiers du cheikh Yûnus, originaire de la Mekke et installé au Sénégal vers 1700. Le cheikh actuel de cette branche est Al-Makkî Haydara, fondateur d'une médersa. Très attentif aux affaires de la politique, il est peu mystique, mais il se pique de réformisme, et il est habité par beaucoup d'ambitions personnelles.
Il existe encore quelques rameaux d'origine qadirite, d'une orthodoxie plus ou moins rigoriste (Layens, etc ... )
La Voie Qâdiriyya a profondément marqué les premiers siècles de l"Islam subsaharien, et la Tidjâniyya est seulement venu ranimer la flamme du prosélytisme, qui vacillait quelque peu, particulièrement en Afrique. La première éducation reçue par Omar en milieu familial, puis sa formation d'adolescent et d'adulte, reçue de maîtres tels que Mawlûd Fal, 'Abd-al-Karîm, et les cheikhs maures de Walata, étaient en quelque sorte purement africaines, quelles que soient les « chaînes » invoquées par ces maîtres, noirs ou blancs. En effet, la Mauritanie elle-même, celle « du Fleuve », et le Sénégal, étaient déjà unis par des liens historiques et par un métissage très poussé des ethnies riveraines ou voisines 3.
Tout cela aurait dû marquer profondément Omar. De plus, ses maîtres, maures ou africains, issus de la Qâdiriyya, étaient déjà des tidjanites, à la suite de l'action menée en faveur de la propagation de cet Ordre, dès 1780, par le cheikh Muhammad Al-Baddî Al-Shanqîtî, à travers la zone saharienne et jusque dans la région sahélienne de la zone subsaharienne, grâce à l'ardeur de ses muqaddam-s et à la persévérance de ses successeurs. Al-hâj Omar lui-même a mentionné, dans « Les Lances », que le cheikh Ahmad Al-Tidjânî avait, de son vivant, désigné sept khalifes pour maintenir et développer la Voie :

On aura remarqué que les premiers personnages de la chaîne d'initiation tidjanite d'Omar sont des khalifes du Grand Maître ...
La formation reçue par Omar en milieu africain et à Walata était, en elle-même, assez enviable, étant donné les fortes personnalités d'Al-ljâfi? Al-Baddî et de Muhammad Al-Mashrî. Elle aurait pu suffire au cheikh Omar. En effet, il ne faut pas perdre de vue qu'Al-Hâfiz avait été initié et mandaté à Fès par le Fondateur de l'Ordre lui-même, tout comme Al-Ghâlî le fut ensuite. La prestigieuse investiture reçue par Al-Hâfiz aurait pu être reportée sur Omar par les successeurs du khalife mauritanien. Mais ceux-ci n'étaient plus, il est vrai, que des muqaddam-s.
Or, on est bien obligé de constater que cette première formation, et cette initiation, pour exceptionnelles qu'elles fussent, n'avaient pas marqué Omar d'une empreinte indélébile. En effet, dès son arrivée à la Mekke, et même dès sa traversée de l'Aïr, le jeune cheikh africain témoignera ouvertement d'un grand désir de s'attacher à Muhammad Al-Ghâlî. Plus tard, on le verra même faire bien peu de cas de ses premiers maîtres, et combattre les Maures musulmans et tidjanes « hafidiens », c'est-à-dire se réclamant du Successeur et Représentant direct du Fondateur de l'Ordre pour le Sahara et la région du fleuve Sénégal ...
La rencontre d'Omar avec Muhammad Al-Ghâlî, seul successeur direct du cheikh Abmad Al-Tidjânî en Orient, eut donc, de toute évidence, une influence déterminante sur la formation définitive et sur le comportement du futur Mujâhid. En un mot, c'est à la Mekke, sur le plan mystique, que le cheikh Omar se dépouilla de sa première enveloppe tidjanite, et reprit volontairement le rang de disciple, pour devenir l'héritier spirituel du khalife de l'Ordre en Orient. Il « s'en remit à lui corps et âme », « le servit pendant trois ans », et « réapprit tout de lui ». Tout est dans ces quelques phrases, qui se suivent dans le texte du cheikh Omar. Et ces phrases ont une importance capitale, on ne saurait trop le souligner. Ce sont elles qui expliquent le caractère d'Al-hâjj Omar.
En effet, celui-ci remit en question tout ce qu'il avait appris de ses premiers maîtres africains, en matière de mystique musulmane. D'autre part, on s'apercevra bientôt que c'est au cours de ce séjour en Orient que le cheikh Omar se laissa gagner à une conception pan-islamiste de son rôle de propagateur de l'Islam, au moins dans ce qui a vraisemblablement constitué la première phase de son action : l'unité religieuse, sur laquelle il n'est pas interdit de penser qu'il aurait édifié une politique, si les populations animistes ou musulmanes l'avaient mieux accueilli, et si la destinée l'avait permis.
En résumé, on peut dire que, si Omar reprit volontairement le rang de disciple, ce fut pour devenir un héritier spirituel du khalife d'Orient pour la Tidjâniyya, et se sentir ainsi devenir un représentant de l'Islam arabe, source vive d'un prestige inégalable, et première phase nécessaire à l'instauration de son propre pouvoir religieux et, finalement, politique.
C'est pourquoi le cheikh Omar fit don de sa personne et de son âme à son nouveau maître. En même temps, il allait achever de vider son coeur de toute trace du passé, y compris du souvenir de ses premières initiations à la Voie. Mieux encore, il parvint à en vider son esprit, pour tout ré-apprendre dans ce domaine, où il n'est guère possible de superposer plusieurs empreintes, si l'on veut devenir un militant de choc, un « combattant de la foi ».
Par Al-Ghâlî, écrira le cheikh Omar, « j'acquis les lumières », « en conformité avec la Loi Coranique ». Et il précise: « C'est Al-Ghâlî qui m'intégra dans la Voie ». Ces phrases montrent combien Al-hâjj Omar avait rejeté tout souvenir de sa première initiation soufie et de sa première intégration, cependant décrites comme tout-à-fait remarquables par ses hagiographes.
C'est encore au contact d'Al-Ghâlî que le cheikh Omar affina sa vocation « d'appeler les hommes à venir vers Allah », avant de se trouver consacré dans cette Mission, d'abord avec le rang de muqaddam, puis avec celui de « successeur ou khalife du Fondateur de l'Ordre ».
Il ne faut pas se méprendre sur ce titre de khalife, qui lui fut conféré par le représentant de la Tidjâniyya en Orient. Très minutieusement, Al-hâjj Omar a expliqué, dans le « Livre des Lances », en particulier, que le khalife de la Voie est le vicaire du défunt Fondateur, et qu'il est donc l'héritier de ce dernier en toute chose. « Le khalife est le remplaçant du Cheikh, d'une manière absolue ». Les croyants et les disciples sont devenus, de ce fait, « les sujets du khalife », et « sont astreints à lui obéir ». On verra comment plus loin.
Enfin, à la limite, quand le Mujâhid aura commencé sa croisade et imposé la Tidjâniyya comme unique Voie, il fera figure, non plus seulement de khalife de cette Voie, mais de khalife du Prophète en Afrique occidentale, du moins dans l'esprit de ses «sujets», parmi lesquels certains en rajoutent parfois, comme cela se produit immanquablement dans ces cas extrêmes. « Nulle part il n'est pris pour un prophète, mais sa vie se compare sans cesse à celle de l'Apôtre de l'Islam: son émigration (fergo) à Dinguiray est son hégire » 4. L'empreinte reçue est extraordinairement profonde, et, cette fois, elle est indélébile.
Quelle est la nature exacte de cette empreinte ? Elle porte, d'abord, la double marque de la Voie Khalwatiyya 5 et de la Voie Tidjâniyya, et il semble nécessaire de redire quelques mots de ces deux confréries, considérées ici sous l'angle un peu spécial de leur influence sur le cheikh Omar.

Notes
1. Karâmât (sing.: karâma) : ce sont les « prodiges » accomplis par les saints, et qu'il ne faut pas confondre avec les « miracles (mu'jizât) accomplis par les prophètes.
2. Cf. Depont et Coppolani, Paul Marty, Froelich, etc ... Cf. également: « La pensée religieuse d'A. Bamba ».
3. Cf. Al-Bakrî, déjà cité.
4. Vincent Monteil, 1964, p. 86.
5. Du mot arabe: khalwa (isolement, retraite, solitude).

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