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Amadou Hampâté Bâ
Oui, mon commandant ! Mémoires (II)

Paris. Actes Sud. 1994. 397 p.


Table des matieres

Le voyage

Portée par le courant, la pirogue avançait rapidement vers l'est, sur les eaux du grand fleuve qui semblait s'ouvrir en deux devant elle. Les eaux étaient si claires qu'on y voyait évoluer les poissons jusque sur le fond, comme dans un aquarium. Derrière nous, à l'ouest, le panorama de Koulikoro s'estompait. Les berges hautes, les arbres, les dunes de sable, le monticule derrière lequel avait disparu la silhouette de ma mère, tqut semblait se précipiter vers l'ouest au secours de Koulikoro qui s'enfonçait dans le vide. Durant une bonne demi-heure, les percheurs restèrent muets. Sans la régularité de l'ample mouvement qui tordait les muscles de leur corps, on aurait pu les prendre pour des statues de bois d'ébène. Soudain, perçant le grand silence dans lequel nous étions plongés, une voix puissante s'éleva : c'était l'un des piroguiers, virtuose de la chanson bozo 1, qui venait d'attaquer bourou dennde, un air d'encouragement au travail. Sa voix semblait emplir l'espace et rebondir sur la surface des eaux. Ses camarades lui répondirent par un refrain qu'ils reprenaient en chœur à la fin de chaque couplet. Cette musique joyeuse, dont le rythme s'accordait au balancement de la pirogue, paraissait accompagner les eaux du Niger dans leur descente vers la mer.

Une leçon d'histoire

Le deuxième jour de notre voyage, nous arrivons à Niamina, grosse bourgade située sur la rive gauche du Niger et peuplée surtout de Markas et de Bambaras.
A peine avons-nous accosté que je vois se dépêcher vers nous un homme âgé d'une soixantaine d'années, vêtu d'un superbe boubou bleu lustré laissant apparaître un sous-boubou d'une blancheur immaculée et coiffé d'un bonnet blanc soigneusement empesé. Son pantalon bouffant tombe sur de belles babouches blanches qui complètent heureusement sa tenue.
De loin, il eût été bien difficile d'identifier la qualité de ce personnage s'il n'avait marché avec suffisance, portant ostensiblement en bandoulière sur son épaule droite une grosse guitare africaine à quatre cordes. Il n'y a pas à s'y tromper, c'est un griot, et un griot à l'affût des riches étrangers de passage. il nous a repérés de loin et vient exercer sur nous son droit imprescriptible de griot de “taper” dans la bourse de tous les non-castés, dits “nobles”, partout où il les rencontre, et cela sans considération de fortune.
Un griot a en effet le droit, reconnu par la coutume, de formuler à l'encontre du noble qui s'aviserait de lui fermer sa bourse les reproches les plus irrévérencieux, voire de répandre sur lui à travers la ville des accusations injurieuses, dont la moindre est sans doute d'avoir “la main attachée à son cou”, symbole même de l'avarice ! Aussi les nobles s'empressent-ils généralement de combler le griot. Si tu veux éviter que le chien ne te morde et ne te communique la rage, jette-lui un os, dit un proverbe fulfulde du Mali. Il ne faudrait cependant pas généraliser; ce comportement n'est pas celui de tous, et il en est qui, aujourd'hui encore, méritent respect et reconnaissance pour avoir gardé vivante la mémoire clé tant de générations passées. je pense, en particulier, aux grands griots généalogistes, aux griots de Kéla, dépositaires de la tradition sacrée du Mandingue, ou simplement à tous ces griots musiciens et poètes qui, à travers l'histoire, épousèrent le destin, heureux ou malheureux, des familles auxquelles ils étaient attachés.
En échange de ses privilèges, le griot rend de nombreux services aux nobles. Il est tenu d'égayer ceux à qui il demande de l'argent. S'il s'agit d'étrangers de passage, il doit les informer de ce qu'il convient de faire ou d'éviter ; il se charge de leurs courses, les accompagne, au besoin les introduit auprès des notabilités (le l'endroit. 'l'out à la fois inimateur public, porte-parole et intermédiaire, le griot remplissait jadis une fonction essentielle dans la société traditionnelle de la savane, où toute relation était fondée sur la notion d'échange.
Pour me laisser le temps de savoir à qui j'ai affaire, je décide de remonter dans la pirogue et de me réfugier sous le rouf, d'où je pourrai observer discrètement le griot et entendre ses propos. Arrivé à la hauteur du garde Mamadou Koné qui est resté sur la rive, il pointe vers lui son bras gauche, la tête légèrement rejetée en arrière, puis, levant la main droite, amorce un mouvement tournant, campé dans l'attitude de celui qui s'apprête à lancer un projectile sur une cible — mais son projectile à lui c'est sa parole et les louanges dithyrambiques qu'il s'apprête à lancer au brave Mamadou Koné.
“Ohé, combattant bien troussé de l'invincible armée de la grande France de Napoléon Bonaparte! commence-t-il. Ton allure me dit que tu as été formé à l'école de guerre des grands Blancs dont la virilité et la bravoure se matérialisent par une barbe drue et des moustaches touffues, signes qui ne trompent pas. La chéchia rouge écarlate et le complet kaki que tu portes n'ont certes pas été tissés dans la forêt ni ramassés dans un « village d'ordures ». C'est une belle fille blonde qui en a filé le fil, et l'étoffe en a été tissée par un génie dont le métier est enfoui dans les profondeurs de l'océan 2.
“Moi, Diêli Makan, de loin j'ai vu arriver votre pirogue. Sa proue fendait les eaux mieux que ne l'attrait fait tonkono-kou-misen, le canard au long cou. Certes, me suis-je dit, une telle embarcation ne peut transporter que fortune précieuse ou personnalité de marque, à moins que ce ne soit les deux à la fois. Aussi me suis-je hâté avec la rapidité d'un coureur qui veut dépasser son ombre, car je tenais à être le premier à venir vous saluer. Me voici donc et je vous dis : Bonsoir ! Bonne arrivée ! Soyez les bienvenus à Niamina dont la célébrité a duré de son commencement jusqu'à ce jour, soit trois cent onze ans en compte bambara. Quel est ton nom de famille, ô combattant valeureux ?
— Je suis un Koné du clan des Diarra… répond le garde, flatté.
— Tu es donc un descendant de Monzon, le grand roi bambara de Ségou ?
— Non, je n'ai rien de commun avec lui, sinon le nom de clan.
— Où te rends-tu ?
— A Mopti. J'escorte un « écrivan » (autrement dit un «plumitif», commis d'administration… ) qui se rend en Haute-Volta pour se mettre au service du gofornor de ce pays.
— Est-ce une peau noire ou un mulet humain (un métisse) ?
— Ni l'un ni l'autre. C'est une « oreille rouge », un Pullo, un homme ni blanc ni noir.
— Est-il jeune, vieux, a-t-il de l'argent, aime-t-il les griots, les femmes, les marabouts ? Est-il d'un abord difficile ? Pardonne-moi de te poser toutes ces questions, mais j'ai besoin de savoir à quel taureau j'aurai affaire pour mieux me garer de ses cornes.
— Il est jeune. Il vient seulement d'être nommé, mais sa mère semble aisée ; elle a dû lui donner une bonne provision d'argent. Il aime écouter les épopées. Il sait lire le Coran et n'est pas licencieux. Il n'est pas distant, mais c'est un Pullo… Comme on dit chez nous : On ne peut pas savoir si un Pullo dort ou s'il a seulement les yeux fermés…
Je profite de ce moment pour sortir du rouf
—Mamadou Koné!
Voilà moi, voilà moi, ma Patron !, s'écrie le garde, qui accourt vers la pirogue et m'aide à en sortir. Un piroguier (on disait à l'époque un “laptot”) a déjà étalé une natte sur la rive et y a ouvert ma chaise longue — l'un des emblèmes de ma condition privilégiée de représentant de l'administration coloniale. je m'y installe et attends la suite.
Le griot, malgré notre différence d'âge et sa tenue somptueuse, s'avance vers moi tête nue et pieds déchaussés en signe de respect, et vient s'accroupir humblement sur le sable à quelques mètres de ma natte.
— Ohé, Komikè, Homme-qui-écrit ! dit-il. Bonsoir ! Sois le bienvenu à Niamina, la ville où résident les plus habiles teinturières de tout le pays, celles qui vous demandent de choisir, parmi les nuages du ciel, la teinte que vous dësirez. Oui, Komikë, sois le bienvenu à Niamina, la ville où vécut et mourut Dibi, le plus grand chantre du dieu Komo de tous les temps, la ville qui vit naître tant de saints chérifs, descendants de l'Envoyé de Dieu (le salut et la paix sur Lui!), et de marabouts auréolés de science ou de sainteté.
“Oui, Komikè, tu as quitté ton chez-toi où tu n'étais pas à l'étroit, mais ici tu seras encore chez toi, et tu y seras à l'aise. Notre air est pur et l'espace bien étendu. A Niamina les femmes sont jeunes, belles, accueillantes et modestes. Les hommes sont forts, honnêtes, serviables et compréhensifs. Ils relèvent, cela va sans dire, tout défi qu'on leur lance avec fanfaronnade, mais ils sont les moins jaloux du monde tant que ce n'est pas aux dépens de leur honneur.
“Je suis de l'âge de ton père, mais un griot n'a pas d'âge. Il est le camarade de tous les nobles, en même temps que leur serviteur et leur obligé. Je viens me mettre à ta gracieuse disposition, parce que je sais qu'à l'ombre de ta largesse ni ma femme ta griote, ni mes enfants tes petits griots, donc poussins de ta basse-cour, ne mourront ni de faim ni de soif. Ohé Komikè ! Dis-moi oui, afin que ma nuit sombre se transforme en pleine lune et que mes angoisses disparaissent comme brume au lever du soleil.”
Abasourdi par cette tirade volubile et lyrique, je ne puis m'empêcher de me sentir tout à coup comme hissé au rang des grands. Le vieil homme, physionomiste et psychologue comme la plupart des griots, se rend vite compte que je ne suis pas insensible à son discours. Aussitôt, d'un preste mouvement il se relève et s'assoit en tailleur, et je ne sais comment sa guitare, accordée à l'avance, se retrouve nichée dans le creux de ses jambes entrecroisées. Il se met à jouer et à chanter saagalaare, un air national fulfulde qui a le don de transporter tout Pullo dans les nues.
Enivré par la magie du verbe du vieux malin, je ne suis plus moi-même. Vais-je devenir entre ses mains tel un lièvre dans la gueule du boa ? Une recommandation de ma mère me revient en mémoire : “Ne te laisse jamais avaler par les flatteries des griots.” Aussitôt j'émerge de ma griserie et reprends la direction des opérations :
“Grand griot ! lui dis-je. je suis très content de ta visite, et ta musique a réjoui mes oreilles. je t'en remercie. Ce que je voudrais maintenant, c'est que tu me contes comment débuta la gloire de Niamina.
— Tu me remplis de joie, répond-il, car je cherchais justement ce qui pouvait te plaire.
Reprenant sa guitare, il entame alors l'air approprié à ce type de récit et s'apprête à me le raconter. Des récits de ce genre, j'en entendrai un grand nombre au cours de mon périple ; si je rapporte celui-ci, c'est pour donner une idée de la façon dont, à l'époque, se transmettait l'histoire 3.

« Mon père, commença le griot, l'a appris de son père qui l'avait entendu de son propre père, et la chaîne remonte ainsi jusqu'au grand-père de mon grand-père. Celui-ci conta qu'une nuit le dernier Mansa du Mandé (empereur du Mandé, ou Mali 4), Mama Makan Keita, s'éjecta comme un ressort de sa couchette. Drapé dans sa couverture, il sortit de sa chambre et se mit à arpenter la cour en criant comme un fou: « Biton Mamari Kouloubali ! Biton Mamari Kouloubali ! J'en ai assez d'entendre parler de ce jeune homme de Ségou qui veut jouer au caïman alors qu'il n'est qu'un lézard dont j'ai trop tardé à couper la queue ! J'ai toléré qu'il crée à Ségou-Sikoro une association de jeunes ayant pour but de cultiver des champs en commun pour les autres et de divertir la population après les récoltes par des danses et des chants. Cela, oui, je l'ai toléré. Mais de là à jouer au chef de guerre et à dicter des lois, il y a une distance que chacun peut apprécier. Ah ! je me suis fait bien du tort à moimême en n'étouffant pas dans son œuf, dès le jour de sa ponte, ce poussin d'une vieille poule fatiguée !
La reine, qui n'avait jamais vu son mari dans un pareil état, se demanda s'il n'avait pas été pris subitement d'une crise de folie furieuse. Tout portait à le croire. Le Mansa criait, bavait, donnait des coups de poing dans le vide, frappait la terre de ses pieds comme s'il avait voulu la défoncer. « Qu'on aille me chercher le grand griot de la cour! Qu'on fasse venir les vénérables de la cité, les chefs d'armée de l'infanterie et de la cavalerie! Que mes captifs grands démolisseurs de murailles, armés de leurs haches et de leurs pilons, soient prêts à se rendre à Ségou-Sikoro pour ramener au ras du sol les murs, murailles et murettes de la ville ! je veux que tout soit nivelé comme une tête rasée et que plus tard nul ne puisse reconnaître les lieux et dire : “Ségou-Sikoro était là.”
A l'aube, le Mansa refusa de prendre son petit déjeuner. Au milieu du jour, il refusa également de déjeuner. La reine et ses servantes se demandèrent même s'il accepterait de souper le soir venu... Le monarque tout-puissant du Mandé, rester un jour sans manger ? Le ciel allait-il tomber sur la terre, ou le Niger rebrousser chemin et retourner dans le ventre de sa mère ?
“Un captif s'empara de la baguette du tambour de guerre. Il commença à battre le tam-tam en une succession de coups forts et saccadés. Le tambour vomit avec rage ses notes d'alarme ; le vent les emporta et l'écho les répandit partout aux alentours. Quelques minutes plus tard, le vestibule impérial était envahi par une foule de gens, les uns hagards, d'autres la mine pensive ou grave, mais tous également curieux: Qu'était-il arrivé ? Qu'avait donc appris le Mansa ? Qui avait osé l'irriter ? Qu'allait-il dire ou ordonner ?
Le doyen d'âge de la ville s'avança dans la cour, suivi du grand griot de la couronne. Le Mansa, épuisé, s'était effondré dans un coin. Les yeux fixes, la bouche à demi ouverte, il semblait guetter on ne savait quelle apparition. Quand il aperçut les deux hommes, il se leva et marcha vers eux tout tremblant, épuisé de n'avoir rien mangé depuis la veille et d'avoir vidé toute son énergie dans sa colère.
Le premier geste du grand griot fut de saisir son souverain dans ses bras et de l'entraîner dans sa chambre. “A quoi ressembles-tu dans cet état ? lui dit-il. A un couard lâché par ses nerfs, à un fou excité ! je t'en prie, ne donne pas à tes ennemis une occasion de se réjouir à tes dépens, ni à tes amis une raison de s'attrister. Biton Kouloubali, rejeton mal venu dont la naissance a étonné même sa mère, ne vaut pas que tu vocifères ainsi contre lui. Laisse ce soin à tes chiens. Ils aboieront, ils lui donneront la chasse, ils le cerneront, le mordront et le tueront par un jour de grand soleil. Il sera vendu ou pendu, et sa tête sera accrochée sur la place du marché !”
Le Mansa eut l'impression de se réveiller d'un sommeil dans lequel le fantôme de Biton Kouloubali le narguait, le tourmentait et l'affolait. « O grand griot ! fit-il entre deux quintes de toux. Dis au doyen du conseil impérial de réunir immédiatement les membres de l'assemblée. Qu'ils discutent entre eux, puis que l'on vienne me proposer le plus rapidement possible une action à envisager contre Biton Kouloubali. Je ne veux pas revivre cette nuit un tel cauchemar !
Le doyen n'avait pas attendu que lui soient transmis les ordres du Mansa. Dès que le grand griot avait entraîné ce dernier dans sa chambre, il avait convoqué l'assemblée des vénérables et tenait avec eux à ce moment même un conseil de guerre. Quand il leur eut exposé l'objet de la réunion et décrit l'état dans lequel on avait trouvé le Mansa, tout le monde fut d'avis qu'il fallait envoyer immédiatement une expédition punitive contre Biton Kouloubali, le capturer, l'amarrer et l'amener devant son suzerain afin qu'il lui lèche les pieds ! Tout le monde sauf un. Tel n'était pas l'avis, en effet, d'un membre influent de l'assemblée, Tiémogonin Tiédiougou, « le petit-vieillard-laid », réputé pour son caractère difficile et sa témérité. S'il ne partageait pas un avis il le combattait, fût-il celui du doyen ou du roi lui-même !
Une discussion, presque une altercation, l'opposa au doyen. Si tout ce que l'on disait sur Ségou et sur l'organisation de ses forces était vrai, alors il déconseillait vivement l'envoi d'une expédition improvisée contre Biton Kouloubali. « Si le Mansa attaque Ségou et échoue, expliqua-t-il, c'en sera fait non seulement de sa réputation, mais aussi des jours de l'empire ! Voici ce que je conseille : qu'un griot et trois hommes intelligents soient dépêchés à Ségou. Ils diront à Biton Kouloubali que le Mansa l'invite à Mali, sa capitale, pour la semaine de festivités en l'honneur du nouvel an, et qu'il peut y venir accompagné d'autant de notables et de guerriers qu'il voudra. Les membres de cette délégation profiteront de leur séjour à Ségou pour observer la situation locale et se renseigner sur les forces réelles de la ville. Si la chance abandonne Biton Kouloubali et lui fait répondre oui à l'invitation du Mansa, alors il sera facile à celui-ci, quand Biton viendra dans sa ville, de le livrer à la nuit qui le mangera sans bruit.
Tiémogonin Tiédiougou ajouta : « Certes, il faut exécuter les ordres du roi, mais à condition que ces ordres ne risquent pas de détruire le Fa-so, la “maison de nos pères”, autrement dit le pays. En effet, le grand Mansa Baramandana Keïta a dit : “Le Fa-so d'abord, le Mansa ensuite.”
Or, si notre suzerain s'amuse à attaquer Biton Kouloubali sans préparation, cela reviendra à jouer le sort de l'empire au hasard.»
Finalement, le doyen, le grand griot et plusieurs membres du conseil des vénérables se laissèrent convaincre par les arguments de Tiémogonin Tiédiougou. Mais comment faire entendre raison au Mansa, dont le grand défaut était de négliger les choses jusqu'à ce qu'elles Pourrissent, puis de vouloir tout arranger et purifier en un seul jour, comme d'un coup de baguette magique ? Chaque fois qu'on lui avait parlé de la puissante association de jeunes créée à Ségou par Biton, il s'était emporté : «Qu'on cesse de me casser les tympans avec ces histoires de gamins ! Ce ne seront jamais que des enfantillages !»
Oui, mais voilà que la gaminerie avait accouché d'une situation grave qui coupait sommeil et appétit à Sa Majesté impériale, et l'on ne savait comment la régler, tout comme une idole étrangère à laquelle on ne sait comment ni quoi sacrifier !
Le grand griot, le doyen du conseil et Tiémogonin Tiédiougou se rendirent auprès du Mansa. «Ah ! s'écria celui-ci. Vous venez certainement me dire que je ne tarderai pas à voir arriver ce petit manant de Biton avec une charge de bois sur la tête pour me demander pardon ! … » Personne ne répondit. «Que se passe-t-il ?» Les trois hommes, très embarrassés, demeuraient muets. «Qu'est-ce qui vous fige ainsi comme du beurre de karité en saison froide ?» tonna le roi.
Tiémogonin Tiédiougou, qui s'était tu par respect pour le doyen, prit alors la parole.
— Grand Mansa, dit-il, tu veux envoyer une colonne contre Biton Kouloubali pour l'obliger à dissoudre son armée. Moi, Tiémogonin Tiédiougou, je n'approuve pas cette mesure. je viens te proposer d'envoyer d'abord une délégation à Biton pour l'inviter à venir fêter le jour de l'an auprès de toi. Tes émissaires te ramèneront soit Biton lui-même, soit des renseignements précieux sur sa force armée réelle.
— Rengaine ton avis qui ne vaut pas plus qu'un vieux couteau rouillé, répliqua le Mansa, et va te montrer sur l'autre rive du fleuve ! J'ai décidé d'aller à Ségou punir Biton Kouloubali, et j'irai. je partirai après-demain matin. Que des ordres soient donnés en conséquence! »
Tiémogonin Tiédiougou, le doyen et le grand griot ne savaient plus où se inettre. Ils s'empresserait de quitter le palais.
Mama Makan Keita, le grand Mansa du Mande, partit donc le surlendemain matin à la tête de son armée. Il traversa le Niger pour circonvenir Ségou, persuadé de n'avoir affaire qu'à une horde de jeunes gens qu'une ou deux salves mettraient en fuite comme une détonation de fusil disperse une volée d'oiseaux mange-mil.
Grande fut sa surprise de découvrir Ségou entourée d'une haute muraille que les chevaux ne pouvaient franchir d'un bond, que les balles ne pouvaient transpercer ni les haches et pilons abattre sans effort ; mais sa surprise fut à son comble quand il vit une imposante armée de combattants, cavaliers et fantassins, sortir de la ville en bon ordre et foncer sur ses propres troupes avec la rage d'une lionne-mère qui défend ses petits. Le choc fut violent et meurtrier. Force fut pour le roi de reculer jusqu'à Konodimini et d'y camper pour reposer ses hommes et soigner ses blessés. Un deuxième, puis un troisième engagement furent tout aussi décevants. Chaque fois, la victoire penchait beaucoup plus vers Ségou que vers la « Force du Mande », comme on appelait alors le Mansa.
Vexé on ne peut plus, ce dernier résolut de mettre le siège devant Ségou et de réduire la ville par la famine. Mais il ne pouvait surveiller que son côté ouest ; les trois autres côtés échappaient à son contrôle. Bien approvisionnée, Ségou ne souffrit donc pas trop. A la longue, c'est l'armée du Mansa qui connut des difficultés de ravitaillement.
Le siège dura trois ans. Peu à peu, la fortune de guerre avait tourné le dos au Mansa. A chaque rencontre, Biton prenait le dessus et le moral des assiégeants baissait avec la régularité d'un fleuve en décrue. Le Mansa comprit que si les choses continuaient à ce train, au lieu de prendre Ségou c'est luimême qui serait pris par Biton. Aussi, une nuit, profita-t-il de l'obscurité pour lever discrètement le siège et regagner sa capitale. Biton Mamari Kouloubali ne s'en aperçut que deux jours plus tard. Fonçant avec ses troupes, il rejoignit l'armée impériale avant qu'elle ne retraverse le fleuve. il décima ses forces arrière, fit beaucoup de prisonniers et récolta un important butin.
Le Mansa traversa le Niger juste à temps. En sécurité sur la rive gauche, il put enfin échapper à celui qu'il traitait de lézard et de manant. Il rentra chez lui, rongé par une honte qui l'empêchait de lever la tête et de regarder qui que ce soit en face. Quelques jours plus tard, il apprit avec horreur que Biton Kouloubali, à la tête de son armée, campait en face de lui sur la rive droite du Niger et qu'il s'apprêtait à investir sa capitale, pour lui rendre tout le mal qui avait été fait à Ségou.
Le Mansa réunit son conseil de guerre et demanda conseil aux vénérables. Ceux-ci gardant le silence, Tiémogonin Tiédiougou prit la parole sans l'avoir demandée.
« O Mansa! dit-il. A la veille de cette guerre tu m'as ordonné d'aller me faire voir sur l'autre rive du fleuve. je n'en ai rien fait, car ce n'était pas le moment d'y aller et il n'y avait personne pour m'y voir. Aujourd'hui il y a toute une foule, et même une poudrière prête à sauter pour nous anéantir.
C'est donc aujourd'hui que je vais aller m'y faire voir, avec ta permission.» Force fut pour le roi d'encaisser la juste mais irrévérencieuse boutade.
Le vieil homme traversa effectivement le fleuve et se rendit tout droit dans le campement de Biton Kouloubali. Ce dernier le reçut comme un plénipotentiaire du Mansa et lui accorda un long tête-à-tête. Tiémogonin Tiédiougou lui conseilla de ne pas épuiser ses forces contre un empire moribond alors qu'il en aurait besoin pour fonder un royaume qui ferait parler de lui. Il lui prédit en outre que Mama Makan Keîta serait le dernier Mansa du Mande.
Biton fut d'autant plus impressionné par les propos du vieil homme que celui-ci ne parlait pas de son propre chef, mais interprétait les données d'un thème géomantique qu'il venait de dresser devant eux sur le sol. Biton n'était pas homme à mépriser la voix des augures. Sa mère, à qui on avait prédit sa naissance, savait à quoi s'en tenir.
— Comment aurai-je la garantie que le Mansa ne m'attaquera pas ? s'inquiéta-t-il.
— Demande-lui de transférer sa capitale à Kangaba, où elle était située lors de la fondation de l'empire du Mande, et de jurer qu'il n'exercera plus aucun pouvoir en aval de la ville de Niamina.»
Biton Mamari Kouloubali accepta la suggestion de Tiémogonin Tiédiougou et s'y conforma. Il rencontra son adversaire le Mansa, et tout fut dit et fait.
Voilà, rapidement conté, comment commença la popularité de Niamina, la ville où, depuis lors, on se trouve à la fois dans les empires du Mali et de Ségou. »

Après un dernier accord sur sa guitare pour souligner la fin du récit, le griot se tut. Je le remerciai vivement pour cet intéressant cours d'histoire. Comme je désirais aller saluer l'imam et le chef de village, il m'accompagna. Au sortir de ces visites je lui donnai une pièce de cinq francs, et le garde Mamadou Koné deux francs, somme qui correspondait à une bonne semaine de dépenses pour l'entretien de toute sa famille. Nous revînmes à la pirogue, et il ne nous quitta que fort tard dans la soirée.
Le lendemain matin, au premier chant du coq, la voix de Mamadou Koné donnant aux laptots l'ordre de s'apprêter pour le départ me tira d'un sommeil profond et réparateur. Je sortis ma tête du rouf, A l'est, comme posé sur les eaux, le disque pâle du soleil émergeait à peine de l'horizon. Le fleuve, telle une large route pavée de lames scintillantes, serpentait vers lui comme pour lui servir de passerelle.
Le village à demi réveillé ne bruissait pas encore. Seuls quelques aboiements de chiens, auxquels répondait le braiment des ânes, signalaient que la vie reprenait ses droits. Notre pirogue s'éloigna doucement de la rive et reprit son chemin vers l'est, où le soleil levant semblait nous appeler.

Un phénomène de griot

Le lendemain, dans l'après-midi, nous arrivons en vue des premières maisons de Ségou. A cet endroit, le lit du Niger s'évase jusqu'à atteindre un kilomètre et demi de largeur, au point que l'on a l'impression de sortir d'un bras de fleuve pour entrer dans un grand lac. La ville, bâtie sur la haute berge de la rive droite, surplombe le fleuve et s'allonge démesurément avec lui. La teinte ocrée de ses maisons, faites de briques de pisé séchées au soleil, se marie agréablement avec les diverses nuances de verdure des grands arbres qui, aujourd'hui encore, ombragent les rues et les grandes places de cette belle cité.
Notre pirogue avance doucement vers une zone dépourvue d'embarcations où la rive est tapissée de sable. De cette position un peu en retrait, nous pouvons tout voir sans trop nous faire remarquer. Le bord du fleuve est très animé. Des femmes s'y baignent, d'autres y lavent leur linge ou leurs ustensiles de ménage, des pêcheurs débarquent leurs prises, des voyageurs en partance se pressent pour monter dans de grandes pirogues tandis que d'autres en descendent leurs bagages… le tout dans un concert de cris, de rires et de chants.
Une sorte de marché secondaire se tient sur la rive. On vient y acheter en gros des articles ou des denrées importés de l'extérieur que l'on revend ensuite au détail dans les marchés de la ville. Pour tout dire, l'immense rive de Ségou est comme un caravansérail à ciel ouvert. C'est aussi un lieu de promenade où certaines jeunes femmes trouvent une occasion facile et discrète de faire des rencontres galantes sans courir le risque d'être prises en faute…
Je revêts mon costume des grands jours, prends mes pièces justificatives et sors de la pirogue pour me rendre à la résidence du commandant de cercle. Mamadou Koné marche fièrement devant moi pour m'ouvrir le chemin. Comme tous les gardes de cercle, il est vêtu d'Lin veston droit bleu marine aux boutons de cuivre jaune et d'un pantalon de treillis blanc serré par des bandes molletières bleues. Avec son ceinturon de cuir clair à boucle dorée et sa chéchia écarlate dont le gland bleu clair se balance à chacun de ses pas, il a vraiment belle allure !
Quant à moi, jeune “intellectuel” et tout nouveau fonctionnaire, je n'ai pas de tenue spéciale prévue par le règlement mais, en tant que “Noir civilisé” et bon imitateur, je me dois de m'habiller à la manière de nos civilisateurs. Tout vêtu de blanc, je porte donc une chemise de percale, une veste à col droit et un pantalon en toile drill, le tout généreusement empesé avec de l'amidon extrait de farine de manioc bouillie. Suprême raffinement, par-dessus des chaussettes à flèche je porte des souliers vernis à bout pointu, à vrai dire plus luxueux que confortables. Un casque colonial blanc, qui a vaguement la forme d'une crête de casoar, complète ma toilette dont je suis très fier.
Les bureaux du cercle ne sont pas très éloignés de la rive. Une sentinelle, postée à l'entrée, nous indique le chemin pour accéder aux services. La cour baigne dans l'ombre de plusieurs grands flamboyants dont les longs fruits pendent comme des lames de sabre.
Devant les escaliers de l'entrée principale, un garde de cercle reconnaissable a sa tenue vient au-devant de nous. il salue son camarade de corps d'une poignée de main rapide, puis se fige au garde-à-vous pour m'honorer d'un impeccable salut militaire. je lui réponds en portant ma main droite à la lisière de mon casque et dis d'un ton sec, comme je l'ai vu faire aux chefs blancs.
— Bonjour, garde de cercle !
— Missié y demander qui ?
— Je viens me présenter au commandant de cercle.
— Toi voir d'abord le grand interprète. Lui y connaît manière.
Le “grand interprète” de Ségou c'est-à-dire l'interprète du “grand commandant” et non de l'adjoint au commandant qui, lui, est surnommé “petit commandant”, est assis derrière une table sous la véranda, à côté de l'entrée du bureau du commandant. C'est un homme aux cheveux grisonnants, dont le long visage se termine par une barbe bien fournie. il porte trois boubous brodés superposés par ordre de grandeur croissante. A notre arrivée, il est plongé dans l'examen d'un gros registre qu'il feuillette machinalement. je m'avance vers lui :
— Bonjour, monsieur le grand interprète ! et je lui tends la main. Il prend un air surpris, me serre la main tout en restant assis, puis son visage s'éclaire d'un large sourire :
— Ah, bonjour ! As-tu fait un bon voyage ?
Avant que j'aie pu répondre il ajoute:
— Comment t'appelles-tu ? D'où viens-tu ' ? Où vas-tu, et que veux-tu ? Excuse cette pluie de questions, mais tu connais l'adage : Celui qui demande troppeut ëtre agaçant, mais il ne mourra pas ignorant !
— Tu es tout excuse, d'autant que tu es mon aîné. Je me nomme Amadou, fils de Hampâté, du clan des Bâ. J'ai fait un excellent voyage. J'ai été nommé fonctionnaire à Ouagadougou et je rejoins mon poste via Bandiagara. Je viens me présenter au commandant de cercle par déférence, mais je voudrais aussi lui demander de faire viser mes papiers et de me fournir le moyen de continuer ma route.
— C'est clair et net !
Tout à coup la voix du commandant résonne :
— Interprète !
— Oui mon commandant !
L'interprète franchit d'un bond les deux ou trois pas qui le séparent du bureau dans lequel il s'engouffre, les boubous gonflés comme une voile.
Un brigadier-planton se tenait assis de l'autre côté de la porte du commandant. Il se lève brusquement, comme soulevé de sa chaise par le souffle d'air que viennent de déplacer les boubous du grand interprète. Il ajuste sa veste, son ceinturon, sa chéchia, prêt à bondir au premier appel du commandant… On ne saurait être plus attentif ni plus prévenant. Il est vrai que la devise des soldats, gardes, goumiers et spahis africains était à cette époque : “Service service ! Toujours prêt pour service ! jamais fatigué, jamais manquer, même malade jamais dire non!” L'attente se fait assez longue, au point que je me demande si le commandant acceptera de me recevoir. Je prépare dans ma tête ce que je devrai lui dire pour me présenter.
Enfin, l'interprète ouvre la porte :
— Amadou Bâ ! Le grand commandant te demande d'entrer, et il s'efface pour me laisser passer.
Subitement, je me sens envahi par un sentiment où le plaisir se mêle à l'angoisse. je n'ai que vingt-deux ans, et c'est ma première visite officielle au titre de mes nouvelles fonctions.
Je tends machinalement mon casque au brigadier. Il le reçoit des deux mains, comme avec respect, puis le passe à mon garde qui attend quelques pas plus loin. je pénètre dans le bureau du commandant. Celui-ci est assis derrière sa table de travail. je le salue par une grande inclinaison du buste, puis me redresse. il me scrute longuement, comme pour découvrir on ne sait quoi de caché en moi.
— Mon commandant, lui dis-je, étant de passage à Ségou pour rejoindre mon poste à Ouagadougou, je suis venu vous présenter mes devoirs respectueux. Je viens aussi vous demander une nouvelle pirogue pour aller jusqu'à Mopti, en relève de celle que j'ai utilisée jusqu'ici et qui doit retourner à Koulikoro.
— Je vois que tu as reçu une bonne éducation à l'école française, fait-il. Qui était ton maître ?
— Frédéric Assomption, mon commandant.
Son visage s'éclaire :
— Ah, mais c'est un vieil ami.
Aussitôt il appelle :
— Interprète ! interprète !
— Oui mon commandant ! s'écrie ce dernier, propulsé comme par magie au milieu du bureau.
— Occupe-toi cle ce jeune commis et veille à ce qu'il ne manque de rien. Fais également signer ses pièces.
Il me tend la main :
— Bon voyage, mon garçon, et reste fidèle à la France !
Je le salue d'une nouvelle révérence, et, le cœur soulagé, sors du bureau avec l'interprète.
Celui-ci me fait conduire dans sa propre maison, où l'on m'installe confortablement. Quant à mon garde, il l'envoie loger chez le brigadier : “Les fauves d'une même espèce entrent ensemble dans le même trou, me dit-il. Donc le garde doit aller chez un garde comme lui.”
Le grand interprète avait un griot attaché à sa personne et qui s'appelait Namissé Sissoko. Ce griot, beau comme un prince, jouait de la guitare avec une dextérité qui tenait du génie. Si je ne m'abuse, il était petit-fils ou petit-neveu de Namissé Sissoko, le guitariste de Madani Amadou Tall, fils d'Ahmadou Cheikou et héritier de la couronne toucouleur de Ségou. Si les dix doigts de Namissé étaient inégalables dans le maniement des cordes, sa connaissance de l'histoire de Ségou depuis sa fondation jusqu'à son occupation par les troupes françaises ne l'était pas moins. Personne ne se lassait de l'écouter conter ou chanter les hauts faits des guerriers et des rois, des marabouts célèbres ou des chantres des dieux bambaras. Et selon ce qu'il contait, il pouvait modifier à volonté le timbre de sa voix, la rendre caverneuse pour les choses lugubres, tonnante pour imiter un dieu en colère, sourde et cassée pour exprimer la douleur, hésitante et voilée pour mimer la peur ou la prudence.
Dès que le grand interprète m'eut présenté à son phénomène de griot en disant que j'étais natif de Bandiagara et descendant des Hamsalah du Fakala, Namissé s'empara de ma main droite, la serra dans ses deux mains et s'exclama :
— Hayyoo ! Hayyoo ! Amadou, fils de Hampâté et de Kadidja Paate, apprends que j'ai grandi à Bandiagara dans la famille du grand griot Kaawu Diéli Sissoko. Je connais bien tes parents, car j'appartenais à l'association dont ton oncle maternel Bokar Paate était le chef, et je couchais dans le dortoir qui se trouvait dans la maison même de ton grand-père Paate Pullo.
Sans nul doute, c'était là un homme qui me connaissait, moi et ma famille, sous toutes les coutures. Un propos de ma mère me revint aussitôt en mémoire : “Amadou mon fils, m'avait-elle dit un jour, si tu vas à l'étranger et que tu y rencontres un homme qui te connaisse, sois plus prudent avec lui que tu ne le serais avec un ennemi, car les ennuis qu'il pourrait te créer risquent d'être bien plus grands et plus nuisibles que ceux qui pourraient te venir d'un ennemi.” — C'est plus que jamais l'occasion de me surveiller, me dis-je, et cela jusqu'à mon départ de Ségou.
Je pris donc la décision de rester sobre de paroles et de mesurer mes gestes jusque dans le plus petit détail. Ce serait pour moi l'occasion d'exercer l'art d'être ouvert et disponible sans être pénétrable pour autant, art que ma mère m'avait enseigné avec soin.
— O Namissé ! lui répondis-je. Combien je suis heureux de tomber sur un oncle, et cela au moment où je m'y attendais le moins ! Puisque tu étais le camarade d'âge de mon oncle Bokar Paate, je me dois en effet de te considérer comme mon oncle. Eh bien! J'espère que mon oncle voudra bien me conter ce soir l'histoire de Ségou, qui fut tour à tour capitale des empires bambara et toucouleur…
— Il le fera, et ce sera son cadeau de bienvenue décida le grand interprète.
Après un excellent diner composé de couscous de mouton et de lait frais, le grand interprète alla s'étendre sur sa chaise longue au milieu de la cour. Une autre chaise longue avait été placée pour moi en face de la sienne.
Namissé Sissoko, assis en tailleur sur une natte historiée entre deux coussins de cuir recouverts d'arabesques, prit en main la grande guitare à quatre cordes que venait de lui apporter son épouse. Il l'accorda un instant, puis attaqua, avec une virtuosité stupéfiante, l'air guerrier traditionnel appelé poye. Il joua cet air durant près de cinq minutes en l'accompagnant d'onomatopées et de sons rythmés qui imitaient à la perfection les sons de l'instrument. On aurait dit deux guitares jouant ensemble. Nous étions si fascinés que personne ne bougeait plus. Le domestique qui préparait le thé, saisi comme nous tous, se mit a verser son eau chaude non dans la théière mais à côté, dans une cuvette en émail. Malheureusement, elle était emplie de sucre. Tout le monde éclata de rire. Namissé en profita pour annoncer :
— Il est temps maintenant que je vous parle de Ségou, la cité bâtie sous un bosquet d'arbres à beurre de karité et d'arbres à mordant 5.
La coutume veut que le musicien, qu'il soit chanteur ou déclamateur, commence par réciter la devise du morceau qu'il joue, c'est-à-dire sa définition poétique avec l'énoncé de ses qualités et de ses vertus. Namissé, qui n'était pas homme à violer les règles qui régissent les esprits de la musique, n'allait pas enfreindre cette loi. Il commença donc par nous déclamer la devise de J'air traditionnel poye ; puis il soupira profondément, tendit l'oreille comme pour écouter lui-même l'air qu'il était en train de jouer, et enchaîna :
— Amadou, fils de Hampâté et de Kadidja Paate ! Avec l'accord de mon maître le grand interprète, serviteur confident du grand commandant de cercle qui est le chef actuel du pays, je tiendrai ma séance de cette nuit en ton honneur afin que tu n'oublies plus Ségou, la cité qui fut la capitale des Bambaras avant de devenir celle des Toucouleurs.
Aujourd'hui, la cité de Ségou est placée sous la domination de la France, pays représenté par un grand fétiche composé de trois bandes d'étoffe tricolores : une bleue, une blanche et une rouge. Ce curieux fêtiche ne demande pas qu'on lui sacrifie du gros ou du menu bétail, et moins encore des vies humaines, non ! Mais il exige d'être salué chaque fois que l'on passe devant lui ou qu'on le sort en public, et chaque matin des guerriers en armes doivent le hisser au sommet d'une longue perche plantée sur la partie la plus haute de la toiture des bureaux. Les mêmes guerriers doivent d'ailleurs le redescendre chaque soir, et la cérémonie se déroule au son de cornes de cuivre jaune.
O Amadou fils de Hampâté ! Sais-tu comment les tondjons, ces soldats bambaras de l'empire de Ségou connus pour leur libertinage et leur franc-parler, désignaient chacun des trois esprits du grand fétiche de la France ? Ils appelaient le premier bakage, le bleu, et prétendaient qu'il surveille le ciel bleu pour essayer d'empêcher Dieu d'intervenir dans les affaires des Noirs. Ils disaient que le deuxième, nyege, le blanc, répand une tache blanche sur la cornée des yeux des “sujets français” pour mieux les aveugler. Quant au troisième, torowulen, le rouge, pour eux il était chargé de répandre le sang des ennemis et des indisciplinés.
Ce fétiche triplet de la France s'est révélé plus fort que le chapelet à cent grains, fétiche des marabouts toucouleurs, et plus efficace que les douze grands dieux du panthéon banmana (bambara) de Ségou. Oui, le fétiche français a supplanté tous les fétiches locaux et il occupe leur place. Voila trente et un ans que cela dure, et Dieu seul sait combien de temps cela durera encore !
Amadou, fils de Hampâté, il va sans dire que mon bon maître le grand interprète, oreille docile du grand commandant, n'a rien entendu de tout ce que je viens de dire de la France. Si d'aventure il n'en était rien, je me hâte de préciser que ces propos ne sont pas de moi mais qu'ils m'ont été transmis par feu Dayematien, l'un des grands captifs du roi bambara Da Monzon, et qui était sans ambage un ennemi déclaré de la France. Heureusement pour lui, on ne peut plus ni le frapper ni le mettre en prison puisqu'il est mort…
Le grand interprète éclata de rire :
— Espèce de vaurien. Demain à la première heure je dirai au grand commandant de te foutre en prison !
— Garde-toi de le faire, mon bon maître, car tu te priverais de ma belle musique et tu me priverais moi de ton bon couscous. D'ailleurs, où a-t-on jamais vu mettre un griot en prison ?…
— Laisse la France tranquille, et conte-nous ce que tu sais des Bambaras en général et de l'empire de Ségou en particulier, ordonna le grand interprète.
Reprenant sa guitare, Namissé évoqua alors pour nous la naissance de la ville et la succession de ses rois jusqu'au règne d'Ahmadou Cheikou, fils aîné et successeur d'El Hadj Omar 6. Arrivé à ce point de sa narration, il jeta un regard suppliant vers le grand interprète comme pour lui demander la permission de s'arrêter. — Il est tard, dit notre hôte. Tes doigts et ton gosier doivent être fatigués. Nous te remercions de nous avoir si bien instruits et divertis, mais nous en resterons là pour cette nuit.
— Sois tranquille, mon bon maître ! répliqua Namissé. Mes doigts et mon gosier ne cesseront de fonctionner que le jour ou mes narines cesseront de respirer ! Mais avant d'aller ranger ma guitare je jouerai quelques minutes encore, le temps d'exécuter les deux airs composés à la gloire des Tall et, par extension, de tous les Toucouleurs de l'obédience d'El Hadj Omar.
Il joua les célèbres airs Bawdi, puis Tara... Et ce fût la fin de la soirée.

Le lendemain, je rendis une visite de déférence à Mountaga Tall, petit-fils d'El Hadj Omar. L'administration l'avait assigné en résidence obligatoire à Ségou, ancienne capitale des Etats de son père le sultan Ahmadou Cheikou, mais, comme dit l'adage, il s'y trouvait telle une grenouille que l'on jetterait dans l'eau d'une mare pour la punir…
Le grand interprète profita de la foire hebdomadaire du lundi pour réquisitionner une grande pirogue bien aménagée. Elle avait un double rouf, et six laptots pour la mener.
Je quittai Ségou avec regret. J'aurais bien aimé entendre Namissé conter la suite de l'histoire de la cité sous le règne des Toucouleurs, et dire comment la réaction bambara s'était exercée contre les occupants de leur pays. Vingt-deux ans plus tard, en 1944, j'aurai l'occasion, grâce à mes fonctions à l'Institut français d'Afrique noire à Dakar, fondé et dirigé par le professeur Théodore Monod, de revenir récolter non seulement l'histoire de Ségou mais aussi des renseignements de toutes sortes sur la Boucle du Niger, de Koulikoro à Gao…
Pour l'heure, nous longions la rive droite du Niger. Je m'occupais à retranscrire les récits recueillis dans le grand registre où je consignais jour après jour tous les éléments de tradition orale que je récoltais en cours de route comme je ne cesserai de le faire tout au long de ma vie. Dès le début de mon voyage pour Ouagadougou, j'avais pris l'habitude de tout noter par écrit. Il était d'usage, en effet, que les fonctionnaires en déplacement tiennent une sorte de journal de route ou “état de voyage”. Pour ma part, j'utilisais surtout mon grand registre pour y inscrire tous les récits que j'entendais et que ma mémoire, entraînée à cet exercice depuis l'enfance, me restituait fidèlement dès que je me retrouvais seul. Quand je le pouvais, je prenais aussi quelques notes en écoutant mon informateur.
On m'a parfois demandé quand j'avais commencé à recueillir des traditions orales. En fait je n'ai jamais cessé de le faire dès que ma mémoire fût en âge de fonctionner, C'est-à-dire dès l'enfance, ma famille ayant été pour moi, comme je l'ai déjà dit, une sorte de grande école permanente pour tout ce qui concernait l'histoire, les contes et les traditions africaines. Dans ce domaine de la culture traditionnelle, mes quelques années de formation à l'école française (interrompues deux années seulement après le certificat d'études) furent sans incidence. A l'école nous apprenions surtout — avec des maîtres remarquables, il est vrai — les rudiments de l'arithmétique, l'écriture et la langue française, un peu de littérature classique, et surtout l'histoire de France et une certaine version de l'histoire coloniale. Ces quelques années eurent cependant l'immense mérite de me fournir pour l'avenir, en plus d'une bonne formation de base pour mon travail administratif, l'outil inestimable de l'écriture et de l'expression dans une langue de communication universelle.
Pour ce qui est des traditions orales, de ma petite enfance jusqu'à vingt-deux ans je me suis contenté d'accumuler dans ma mémoire tout ce que j'entendais. Je n'ai commencé à utiliser l'écriture qu'à l'occasion de ce grand voyage pour Ouagadougou et de la nécessité de tenir mon journal. Je notais alors au fur et à mesure en français, en fulfulde ou en bambara — en transcrivant d'une façon rudimentaire ces deux dernières langues en caractères latins — tout ce que je recueillais au hasard de mes rencontres. Ce n'est qu'à partir de mon affectation à l'IFAN, en 1942, que j'acquerrai une réelle méthode d'investigation et commencerai à mener sur le terrain des enquêtes spécifiques — tout en continuant par ailleurs, comme j'ai toujours conseillé aux jeunes de le faire, de récolter les données en vrac, quitte à les classer ensuite en vue d'une exploitation rationnelle.

Le vieux pêcheur

A la hauteur du village de Markadougouba, j'aperçus sur la rive un vieux pêcheur de l'ethnie somono. Assis sur le sol, il réparait ses filets à l'ombre d'un arbre minngon, sorte de prunier sauvage. Notre pirogue accosta. Je débarquai et me dirigeai vers lui, suivi de Mamadou Koné. Le pauvre homme n'était pas rassuré, car mon costume européen faisait de moi un “représentant de l'autorité”, lequel était toujours une énigme et vaguement une menace pour le fantan, le “sans force”, l'homme du peuple. Son inquiétude était d'autant plus grande que je portais mon casque colonial et que j'étais accompagné par un garde de cercle armé d'une cravache en peau d'hippopotame… Ses questions se lisaient presque sur son visage: “Que vient-il me demander ?… Une partie de ma prise de cette nuit ?… Mon fils pour remplacer un de ses piroguiers ou augmenter leur nombre ?… Ma fille pour lui servir de cuisinière et de masseuse aux heures de repos ?…” C'étaient là en effet des pratiques courantes parmi les prérogatives que s'arrogeaient certains Africains agents de l'autorité dès qu'ils étaient livrés à eux-mêmes. Ils aimaient jouer au roi quand celui-ci était absent…
Les yeux du vieux pêcheur s'arrondirent de surprise quand, arrivé auprès de lui, je lui tendis ma tabatière pleine du rarissime tabac en poudre de Kati :
— Tiens, Maa-Koro, Vieil homme ! Voici la tabatière que t'offre “ton étranger” 7. Puisse Dieu faire que sa poudre plaise à ton goût et te fasse verser des larmes de plaisir. Je me nomme Amadou, fils de Hampâté, et je suis un Bâ.
Le vieux, visiblement ému, rangea son filet et tendit ses deux mains, qui tremblaient un peu, pour recevoir la tabatière.
— O merci, merci bien, fils béni de ses engendreurs ! Je m'appelle Badoulaye Kané…
Sans attendre il ouvrit la tabatière, y saisit une pincée de poudre entre le pouce et l'index et l'aspira une narine après l'autre, la tête légèrement inclinée vers la gauche. Sous la force du tabac, deux grosses larmes coulèrent de ses yeux et allèrent se perdre dans les poils de sa barbe. Il poussa un profond soupir — de soulagement ou de satisfaction, je ne sais — puis il appela sa femme, à qui il demanda d'apporter une natte et de venir saluer ses deux hôtes “porte-bonheur”.
Avant de nous installer, le garde Mamadou Koné offrit de son côté une belle noix de cola rose au vieux pêcheur, ce qui acheva de le combler. Nous étions adoptés, nous étions chez nous. Il nous demanda de passer le reste de la journée avec lui, mais nous ne pouvions accepter faute de temps. Il nous pria alors d'attendre au moins que sa femme ait préparé de la nourriture à emporter pour nous et pour nos piroguiers. Un petit geste de déférence et de respect permet ainsi souvent, en Afrique, d'obtenir en retour beaucoup plus que ce que l'on a donné.
Il faisait bon sous le minngon, et ses fruits parfumaient agréablement l'atmosphère. L'ombre y était dense et le souffle qui venait du fleuve la rendait plus fraîche encore. Après un moment de silence tranquille, le vieux pêcheur dit :
— C'est la première fois que je rencontre des lions qui ne font pas de mal au gibier, et vous m'en voyez tout abasourdi.
Je lui expliquai que j'aurais beaucoup aimé aller visiter la cité de Markadougouba, mais que je ne pouvais le faire faute de temps.
— Je suis moi-même originaire de cette cité-fétiche, dit-il, ainsi que mon père et mon grand-père.
— Accepterais-tu, Maa-Koro, de me parler de ta ville, en attendant que Dieu me permette de la visiter un jour ?
— Pourquoi pas…
Il me narra alors l'histoire de cette “cité-fétiche”, héritière du bois sacré sur lequel elle avait été fondée, où vint un jour s'installer Kaladian, futur fondateur de la dynastie des Kouloubali de Ségou, et où la future mère de Biton Kouloubali lui-même était venue demander au ciel de lui donner un enfant après vingt-cinq années de mariage stérile. Il me donna également de nombreuses informations sur toute la région de Ségou, son histoire, ses coutumes et ses mœurs 8.
Quand la femme du vieux pêcheur vint nous apporter nos provisions de voyage, je pris congé de notre hôte.
Avant de le quitter je lui remis une lampe tempête, un paquet d'allumettes et un foulard de tête pour sa femme. A son tour il nous donna un panier de riz, une charge de poisson séché, un panier de manioc doux, des racines de jeune rônier et, cadeau particulièrement précieux, une charge de bois de cuisine. Il était visiblement heureux de cette visite, qu'il n'oublierait pas de sitôt. Mais j'avais le sentiment profond que j'y avais gagné beaucoup plus que lui.

Escale à Sansanding

Au village de Kirango, je rencontrai un vieux Bambara qui avait des difficultés à trouver une pirogue pour se rendre à Sansanding, notre prochaine escale. Je lui proposai de l'amener avec moi.
— Combien devrai-je payer ? demanda-t-il.
— Rien du tout. Mais si tu veux bien me raconter durant le trajet tout ce que tu sais des événements passés de Kirango, je t'écouterai avec intérêt. Je suis un passionné d'histoire.
Il accepta, et vint s'installer dans le rouf.
— Etant donné le peu de temps que nous avons devant nous, dit-il, je ne puis te raconter toute l'histoire de Kirango, mais je vais réciter pour toi ce que les griots chantent en guise de louange de cette ville…

[Mademba Sy, roi de Sansanding]

Quand il eut fini, je lui demandai de me parler de l'histoire de Sansanding, cette ancienne capitale du royaume de Mademba Sy, l'ancien postier devenu roi par la grâce de la République française et décédé quelques années auparavant.
On ne rase pas la tête d'une personne en son absence, me répondit-il. Quand nous arriverons à Sansanding, amarre ta pirogue en face de la maison du chef Bozo de la ville et va le questionner. Il te renseignera mieux que moi.
— Acceptera-t-il de le faire ?
— Tel que je viens de te connaître, la pierre elle-même te parlerait si tu le lui demandais !…
A Sansanding, je trouvai le chef Bozo assis dans un hamac, à l'ombre d'un hangar. Il était entouré d'une dizaine de personnes. Dès qu'il nous aperçut, le chef descendit de son hamac et se tint debout, son bonnet à la main, imité par tous ses compagnons. Ils s'avancèrent à notre rencontre, visiblement mal à l'aise.
— Sy ! Sy ! me lança le chef pour me saluer. Sois le bienvenu !
Je dissipai le malentendu :
— Je ne suis pas un descendant du roi Mademba Sy. Je ne suis même pas un Sy, je suis un Bâ du Maasina.

Mademba Si, roi de sansanding

Aussitôt les visages s'éclairèrent. Je sentis refluer la grande peur que j'avais inspirée, comme une vague qui se retire. La grande ombre du Fama 9 Mademba Sy, nommé par la République française “roi de Sansanding” et décédé depuis peu, continuait à couvrir le pays et à inquiéter ses habitants. Je mesurai du coup combien avait dû être terrifiant le joug du “roi postier” — surnommé par la population “le pharaon de la Boucle du Niger— pour que l'on craigne encore, même après sa mort, un représentant de sa famille, surtout vêtu à l'européenne !
Le chef bozo m'offrit de m'asseoir dans son hamac. Je refusai par respect traditionnel, la coutume ne permettant pas à un homme jeune, fût-il un grand chef, d'occuper la place d'un vieux. Je me gardai de lui offrir ma tabatière comme au vieux pêcheur, car j'avais reconnu à son bonnet et à son chapelet qu'il était affilié à la congrégation islamique tidiani, laquelle interdit formellement le tabac à ses adeptes ; mais Mamadou Koné lui offrit dix belles noix de cola en mon nom.
Je lui demandai s'il pouvait me parler de l'histoire de Sansanding ou me mettre en rapport avec un griot ou un traditionaliste à même de le faire. Après m'avoir lui-même parlé du passé de son pays, il m'annonça qu'il allait faire chercher un griot nommé Diéliba Danté qui pourrait me chanter la devise de Sansanding. Ce dernier me rejoindrait dans ma pirogue une heure plus tard.
Dès que Diéliba Danté approcha de la pirogue, il commença à donner de la voix pour crier des louanges en mon honneur, comme les griots ont coutume de le faire en guise de salutation. Or, par nature, j'ai horreur des cris de louange des griots. Je sortis ma tête du rouf et braquai sur lui des yeux menaçants. Plaquant énergiquement les doigts de ma main droite sur ma bouche, de la main gauche je lui fis signe d'entrer dans le rouf. Il comprit qu'il devait s'exécuter en silence, mais il était si troublé qu'il ne put s'empêcher de gémir en bambara :
— Aye aye aye ! Ça tourne à l'affaire toubab ! O mon Dieu, fais que j'en sorte par la bonne porte !

C'est dire combien à l'époque, on craignait les “toubabs” (les Blancs en général) et leurs agents. “Sortir par la bonne porte, c'est en effet sortir indemne d'un accident grave.
Le griot s'installa dans le rouf, mais il restait ramasseé sur lui-même, les yeux hors des orbites, posant son regard partout sans le fixer nulle part. Manifestement, il avait pris peur et se demandait ce qui l'attendait. Je souris et dis à Mamadou Koné :
— Mamadou, le griot du chef bozo est venu nous visiter pour nous réciter la devise de Sansanding. C'est un Danté, donc un membre de la famille du grand Tiétiguiba Danté, le griot favori du roi Da Monzon de Ségou. Tout à l'heure, il voulait déclamer la devise des Fulɓe et je l'en ai empêché. C'est pour qu'il soit bien entendu qu'ici il ne s'agit que de Sansanding, et rien que de Sansanding !
— O homme Pullo ! s'exclama le griot avec soulagement. Tu fais bien de me dire tout de suite pourquoi tu m'as imposé silence ! J'étais aussi inquiet qu'un homme qui vient de blasphémer Dieu et qui se demande dans lequel des sept puits de l'enfer musulman il va être jeté. Pour te dire la vérité, mon gros intestin avait commencé à me lâcher…
Tout le monde éclata de rire. Rasséréné, à nouveau dans son élément, le griot rajusta sa position et se mit à l'aise :
— O homme Pullo ! J'imagine que tu as dans tes bagages un de ces rasoirs-toubabs effilés au point de couper le vent ? Eh bien, sors-le ! Et si je m'écarte d'un mot de la devise de Sansanding que je vais te conter maintenant, saisis ma langue et coupe-la jusqu'à la racine de la luette
Les rires fusèrent à nouveau. Ces propos bouffons dont sont coutumiers les griots et autres amuseurs publics, et qui ne choquent personne, ont pour but de dérider les renfrognés et d'apaiser éventuellement la colère des puissants. Voyant que sa boutade avait rempli son rôle, Diéliba Danté commença à déclamer.
Après avoir évoqué tous les grands personnages qui, à certains moments de son histoire, illustrèrent la cité de Sansanding, il teririma par l'évocation des deux fils les plus célèbres du roi Mademba ; Racine Mademba Sy, qui fut le premier ingénieur soudanais, et Abdel Kader Mademba Sy, le premier chef de bataillon noir dont j'ai raconté précédemment l'histoire, deux titres qui, conclut-il, tranchent à notru epoque du toubabs quand ils sont portés par des nègres…
— Homme Pullo ! J'en ai fini avec la devise que tu m'as demandé de te rapporter. J'en ai attrapé des fourmis dans les fesses et des fourmillements dans les jambes. Ce qui me rassure, c'est que je sens la paume de ma main droite me démanger agréablenient. Un Pullo aussi intelligent que toi, bien né et bien éduqué, n'ignore pas ce que cela n est-ce pas, mon bon maître ?
— Cela présage, lui dis-je en souriant, que tu vas recevoir cinq francs pour toi, un flacon de parfum pour ta femme et un paquet de poudre de tabac pour ton vieux père, le tout enveloppé dans l'interdiction de crier mes louanges et de dire merci.
Mamadou Koné remit mes cadeaux au griot, qui les reçut de ses deux mains ouvertes.
— O bon garde de cercle ! lui dit-il. Sache que ton patron est un grand embarras pour les griots. En effet, donner quelque chose à un griot et lui interdire de crier merci, c'est tout simplement lui donner à manger et lui interdire de roter et de déféquer. Eh bien, au revoir ! J'irai déféquer ailleurs…
Tout le monde éclata de rire pour la troisième fois. Diéliba Danté remonta sur la berge et s'éloigna.
Avant de poursuivre ma route, je me renseignai pour savoir si Ben Daoud Mademba Sy, ce fils du roi Mademba avec qui j'avais lié amitié quelques années auparavant sur le bateau Le Mage, était à Sansanding, car j'aurais été heureux de le revoir. Ayant appris qu'il ne résidait pas dans la ville, je décidai de repartir.

La leçon du marabout Kounta

Le lendemain matin de bonne heure, notre pirogue reprenait le fil du fleuve. L'escale suivante était le gros village fulɓe de Diafarabé, fondé par Sammodi à l'endroit où le Niger se sépare en deux branches. Là, j'étais en pays de connaissance. Ma grand-mère maternelle Anta N'Diobdi, cette femme si fière qui tenait tête même aux rois, était une nièce du roi Sammodi. Et je n'avais pas besoin de griots pour savoir que Diafarabé avait été de tous temps un haut lieu où Fulɓe pasteurs et Bozos pêcheurs avaient sacrifié, chacun selon ses rites, aux dieux des terres et des eaux. Ce que jc ne pouvais prévoir, c'est que vingt-neuf ans plus tard je reviendrais àpour y servir pendant trois ans au laboratoire d'hydrohiologie crée par l'IFAN, que fy terminerais sur place ma longue enquête d'au moins quinze années sur l'histoire des Fulɓe et des Toucouleurs du Macina et que fy écrirais, avec mon chef Jacques Daget, le premier tome d'un livre entièrement fondé sur les traditions orales et retraçant cette histoire : L'Empire peul du Macina.

Après une journée consacrée aux visites d'usage, le lendemain, juste avant mon départ, voici qu'un de mes cousins vient me demander de lui rendre un grand service. Il s'agit de transporter à Mopti “son étranger”, un marabout nommé Sidi Mohammed Lamine Kounta, qui n'a pas trouvé de pirogue. Il appartient à la branche des Kountas, grande famille maraboutique de la région de Tombouctou que l'autorité française ménage, en reconnaissance de la protection que Cheikh Ahmed el Bekkay, chef des Kountas et seigneur de Tombouctou, a accordée à certains explorateurs européens, en particulier au Français René Caillé.
J'accepte de prendre le marabout avec nous. C'est un homme de haute taille, mince, le front dégagé et le nez bien droit. Il prend place dans le rouf réservé à Mamadou Koné. Intrigué, je constate que ce dernier perd toute contenance devant notre passager. Ecrasé de respect, il va se blottir dans le coin le plus éloigné du rouf, au milieu des bagages des laptots, avec tout l'air d'un chien de garde qui veille sur son maître. Au moindre geste du Kounta, le voilà qui s'émeut, s'anime, comme si toutes ses forces intérieures s'ébranlaient pour chercher à deviner les désirs du marabout. Manifestement, je ne suis plus “Monsieur Patron”. Sidi Mohammed m'a supplanté, et je dois reconnaître qu'il joue le rôle beaucoup mieux que moi, avec aisance et assurance. Plus je vois mon garde s'empêtrer dans une attitude de servilité envers le Kounta et plus je garde mes distances avec celui-ci, pour éviter de créer entre nous une familiarité qui lui donnerait, étant donné notre différence d'âge, des idées de me dominer.
A l'approche du village de Moura, Sidi Mohammed me demande d'y accoster ; il souhaite, dit-il, y accomplir un devoir pieux et me prie de l'accompagner. Mamadou Koné se précipite, s'empare de la bouilloire à ablutions, de la peau de prière et des babouches du marabout et lui présente son épaule pour lui servir d'appui au sortir clé la pirogue.
Nous devons traverser une assez grande étendue de sable mou avant d'arriver aux premières maisons de Moura, à demi dissimulées dans un bosquet de rôniers. Une file de femmes avance vers nous, chacune portant gracieusement en équilibre sur la tête une grande calebasse chargée de linge ou d'ustensiles de ménage qu'elles vont sans doute laver dans le fleuve. L'une d'elles arrive à notre hauteur avant ses camarades. Ayant reconnu le marabout kounta, elle pousse immédiatement un youyou, strident et module d'une voix aiguë le “nom-devise” de notre voyageur : “Sidi Mohammed Lamine ! Diawiyakoy !. Diawiyakoy !” A ce cri, les autres femmes répondent par un véritable chœur de you-you. Rebroussant chemin, elles s'élancent vers le village :
— Ohé, hommes, femmes, nobles et captifs de Moura ! Sidi Mohammed Lamine vient vers nous. Sortez tous pour l'accueillir, il est certainement précédé par la grâce du Prophète de Dieu et suivi par celle de Cheikh Mouktar el Kabir ! 10
A son appel, semblant sortir de partout à la fois, des hommes, des femmes et des enfants, clamant le “nom-devise” du marabout, se précipitent au-devant de lui, l'entourent, l'entraînent, et nous en séparent. Mamadou Koné ne sait comment on lui a arraché la bouilloire et la peau de prière qu'il portait si dévotement. Nous sommes littéralement portés par la foule vers le village, jusqu'à l'entrée d'une vaste concession. Devant la porte du vestibule défendant l'accès de la cour se tiennent deux hommes bien musclés, chacun muni d'un gourdin assez gros pour assommer un lion. Sans doute le marabout, déjà installé à l'intérieur, a-t-il donné des ordres nous concernant, car dès notre arrivée les deux gardiens nous dégagent et nous font entrer.
Une natte finement tissée a été apprêtée pour nous recevoir. Nous nous y installons et observons silencieusement la scène. Les visiteurs défilent. A tour de rôle, chacun vient s'accroupir devant Sidi Mohammed, s'incline et lui présente le sommet de son crâne, sur lequel le marabout pose cérémonieusement sa main droite. Tous les visiteurs, sans distinction de sexe ni d'âge, reçoivent cette imposition de la main, ce qui, pour les marabouts kountas, est leur manière de bénir leurs ouailles. La cérémonie dure jusqu'à l'heure du déjeuner, que nous prenons en commun.
Après le repas, Sidi Mohammed me dit :
— Nous allons effectuer maintenant la visite pieuse pour laquelle je t'ai demandé de m'accompagner.
Cette déclaration me surprend un peu, car j'avais supposé que la bénédiction si largement distribuée était le seul but de cette escale.
Un vieux captif Pullo, âgé d'au moins quatre-vingts ans, s'approche :
— Tout est prêt, ô Diawiyakoy !
Le marabout se tourne vers moi :
— Etes-vous en état d'ablution rituelle, ton garde et toi ?
— Pour quelle raison ? demandai-je.
— Pour aller, si vous le désirez, prier sur la tombe d'un grand martyr tué et enterré ici il y a trente-trois ans. Nous devons tous être en état de propreté rituelle, car on ne doit pas approcher de la tombe d'un saint en portant sur soi ne serait-ce qu lune trace de souillure corporelle.
Ma curiosité naturelle, plus que la piété je dois le dire, pique mon esprit. Je veux savoir qui repose à Moura et pourquoi les habitants clé ce village vénèrent Sidi Mohammed avec tant de ferveur et d'empressement. Pour arriver à mes fins, le meilleur moyen est encore de suivre le conseil de notre hôte. Je procède à mes ablutions à faide d'une bouilloire d'eau fraîche que l'on nous a apportée, puis la passe à Mamadou Koné. Nous voilà purifiés et prêts à visiter la tombe du saint inconnu.
Nous suivons Sidi Mohammed, accompagnés du chef de village, de l'imam, d'un maître d'école coranique et du vieux captif Pullo, qui se révèle être le gardien de la tombe. Celle-ci se trouve à l'intérieur d'une case où nous introduit le gardien. Elle est recouverte par une grande termitière qui s'élève jusqu'au plafond et occupe les deux tiers de la pièce. A sept, nous avons du mal à trouver de la place. Installés comme nous le pouvons, nous écoutons la prière que Sidi Mohammed récite à une vitesse telle que j'arrive à peine a en distinguer les paroles. La prière dure fort longtemps. Mais même si nous n'en comprenons pas tout, il se dégage de cet instant une impression de ferveur émouvante qui ne laisse pas de me toucher.
A notre sortie du mausolée, je demande à Sidi Mohammed qui est l'homme de Dieu qui est couché là.
— C'est mon oncle Abidine, fils d'Ahmed el Bekkay, me répond-il.
A l'énoncé de ce nom, une violente émotion m'envahit. Ma vue se voile, mes oreilles perçoivent comme des stridulations aiguës d'insectes. Heureusement pour moi, ce pliénoniène désagréable ne dure que quelques secondes. Pourquoi un tel bouleversement ? Parce que Bandiagara ma ville natale, ancienne capitale du royaume toucouleur du Macina, et les souverains qui y ont régné n'ont pas trouvé en face d'eux un ennemi plus dangereux ni plus courageux qu'Abidine Ahmed el Bekkay, fils d'Ahmed el Bekkay, seigneur de la tribu maure des Kountas. Je connais par cœur les exploits de ce héros Kounta pour les avoir entendu commenter, conter et reconter par les historiens et les griots toucouleurs de la cour de mon père adoptif Tidjani Thiam, ancien roi de Louta. Youkoullé Magassa, chef de guerre toucouleur et ami de ma famille, avait fait partie de la brigade que Mounirou, l'un des fils d'El fladj Omar, avait envoyée contre les troupes kountas commandées par Abidine. La rencontre avait eu lieu en 1863, précisément à Moura. Les Toucouleurs y avaient remporté la victoire et, ce jour-là, Abidine avait perdu la vie pour sauver son honneur.
Sidi Mohammed, qui a remarqué l'altération de mon visage, se rapproche de moi :
— Bien que te sachant originaire de Bandiagara, me dit-il, j'ai accepté de prendre place dans ta pirogue. Certains membres de ma famille n'y auraient consenti pour rien au monde, mais je ne partage pas leur attitude. Pour moi, les différends qui nous opposent, et qui n'ont d'autre source que les conflits et convoitises de ce bas monde — conflits que l'on maquille, pour les justifier, aux couleurs de l'honneur ou de la piété religieuse — sont des erreurs regrettables qui ne devraient jamais opposer des croyants entre eux. Dieu a dit dans le saint Coran : « Les croyants sont des frères. » Pour moi, tu ne peux donc être un ennemi, je te considère comme un ami, et cela d'autant plus que par ton père naturel Hampâté tu es du Fakala, dont les habitants sont traditionnellement des amis ou des adeptes des Kountas.
Pendant que je médite ces paroles, Sidi Mohammed prend congé de ses adeptes de Moura. Nous redescendons silencieusement tu bord du fleuve, accompagnés par toute la population. A la demande de notre passager, nous accostons ensuite à Saare Diina ou nous visitons la tombe de Cheikh Ahmed el Bekkay, le père d'Abidine. Finalement, Sidi Mohammed décida de rester quelques jours encore auprès de la tombe de son grand-père, et nous nous embarquons sans lui pour Mopti.
Les paroles du marabout Kounta m'avaient profondéruent remué. C'est à partir de ce jour que commença à se former vaguement en moi le souhait d'une réconciliation entre les trois grandes familles maraboutiques de mon pays, déchirées par trop de souvenirs de guerre, de massacres et de malédictions mutuelles : les Kountas de Tombouctou, les Fulɓe Cissé du Macina et les Tall, descendants d'El Hadj Omar. Cet espoir ne trouvera son accomplissement que cinquante-cinq ans plus tard, dans la nuit du 20 an 21 juin 1977. En cette nuit mémorable, consacrée à la prière et à la lecture du Coran, les délégations représentatives des trois grandes familles maraboutiques, en présence de milliers de personnes et du chef de l'Etat lui-même, se rencontreront sur les ruines de la grande mosquée du Hamdallaye, l'ancienne capitale dévastée de l'empire pullo du Macina, et s'y donneront la main en gage de réconciliation et de pardon solennel…

Le colosse borgne

Je continue mon voyage en côtoyant la rive droite du fleuve. Nous naviguons vers le village de Kouakourou, situé non loin du lieu où un bras du Bani vient se jeter dans le Niger. Nous y arrivons assez tôt dans la matinée. Pourtant, devant le port du village, la berge est déjà bondée de pirogues chargées de marchandises de toutes sortes. On y voit des produits provenant de la pêche, de la culture, de la cueillette, de l'artisanat, et même des marchandises de traite venant d'Europe par bateau jusqu'à Kayes, ville bordant le fleuve Sénégal, en descendant d'Afrique du Nord par voie de caravanes. Il n'y a pas à s'y tromper, c'est le jour de la foire, et Kouakourou compte alors au nombre des grandes foires du territoire du Haut-Sénégal-Niger !
Tout est plein. Pas la moindre place où amarrer notre pirogue 1 Enfin j'aperçois un emplacement libre, mais, curieusement, toutes les pirogues qui arrivent et toutes celles qui manoeuvrent s'en détournent aussi vite qu'un féticheur s'éloignant de son interdit. Faute d'une autre solution, je donne ordre à mon chef laptot d'y accoster.
Dès que le nez de notre pirogue pointe vers la place libre, des cris de mise en garde s'élèvent de partout :
— Ohé ! Ou allez-vous ? Revenez ! N'allez pas vous fourrer dans la gueule du méchant crocodile a la queue écourtée 11 ! Revenez avant que son gardien borgne ne vous ait vus
Pendant que la foule crie ces paroles bizarres et nous adjoint de nous en retourner, une espèce de colosse armé d'un énorine gourdin et d'une hache apparaît en haut de la berge. Nous ne sommes plus qu'à quelques mètres du quai. Dès qu'il aperçoit notre pirogue, le colosse dévale la petite en courant, agitant ses armes redoutables. Vêtu d'une vieille veste de tirailleur élimée jusqu'à la corde et d'un pantalon bouffant comme celui des zouaves, il a sans nul doute appartenu an corps des spahis indigènes, ceux que nous appelions “les grands sabreurs de l'armée coloniale”. Des médailles, non identifiables à cause de la décoloration de leurs rubans, pendent sur la poitrine de cet homme terrifiant qui, pour l'heure, son oeil unique rougi par la colère, charge comme un taureau furieux contre notre pirogue, Malheureusement pour nous, Mamadou Koné et moi sommes alors en tenue africaine.
Mon chef laptot a déjà sauté sur le sol et commence à y enfoncer le pieu sur lequel arrimer notre corde. Sans attendre qu'il ait fini, le colosse passe derrière lui et, alors que le malheureux se tient baissé à demi, lui administre un terrible coup de pied dans le derrière :
— Tiens! aboie-t-il, voilà de quoi réduire tes bourses en bouillie, et t'apprendre que seul M. Vandenheim, le grand commercant propriétaire des boutiques de la ville, a le droit d'accoster ici !
Le chef laptot bondit comme un lièvre surpris dans sa tanière. Il veut courir, mais le pied lui glisse et il va s'écrouler dans la boue jaunâtre qui tapisse la rive à cet endroit. Il se relève tout maculé de cet enduit gluant et malodorant.
Indigné, Mamadou Koné s'avance :
— Hé, toi, bonhomme mal fagoté ! Sais-tu ce qu'il va t'en coûter de ton geste de fou furieux ?
Le colosse éclate de rire et brandit sa hache :
— Espèce de malappris de sa mère et d'imbécile de son père, je n'ai pas besoin de savoir ce que nie vaudra ta menace, mais je vais te dire tout de suite comment je vais refaire de toi un incirconcis et remettre a sa place le prépuce qui recouvrait le gland de ton pénis !
Je rappelle Mamadou Koné :
— Viens ici, va passer ta tenue et laisse-moi faire.
Il obéit et rentre dans le rouf. Pendant ce temps, le colosse borgne continue de déverser sur nous un torrent d'injures et de menaces :
— Je vais compter jusqu'à trente-trois ! Si vous ne foutez pas le camp d'ici, je réduirai en pièces la proue de votre pirogue. M. Vandenheim vous fera ligoter et vous enverra au commandant de cercle qui vous jettera en prison. Vous y pourrirez comme un cadavre puant dans sa tombe !
Il commence à compter :
— Un… deux… trois…
Je vais me placer à la proue de la pirogue et l'apostrophe :
— Eh, vieux spahi, écoute-moi ! Quand tu sauras qui nous sommes, et quelle bêtise tu as faite, tu ne te contenteras pas de te mordre l'index jusqu'à la deuxième phalange, tu avaleras tes dix doigts sans même t'en apercevoir !
Un instant troublé, le colosse retrouve vite son assurance et me lance en crânant :
— Eh, toi, le rougeâtre ! Serais-tu un Sy descendant du roi Mademba ou un Tall descendant du roi Aguibou, tu ne me ferais pas petit !
— Je ne suis ni un Sy ni un Tall, mais j'appartiens à la maison du gouverneur, et celui que tu as si grossièrement insulté est un garde de cercle.
Complètement désarmé, le colosse balbutie :
— Mais si tu es de la maison du gouverneur, où est ton casque ? Et si l'autre est un garde, où est sa tenue ?
Au lieu de répondre, je reviens tranquillement vers le rouf, puis me retourne : — Continue ton compte ! Et quand tu en arriveras à trente-trois, brise ma pirogue à coups de hache et mets le feu à nos bagages, ne te gêne surtout pas ! Et je disparais dans le rouf.
Mamadou Koné a fini d'endosser sa tenue. Pendant que je me coiffe de mon casque, emblème de mon statut de “blanc-noir” 12, il prend son fusil et enfile ses cartouchières ; ainsi équipés, nous sortons sur la proue. A ce moment, le colosse nous tourne le dos. Je fais signe à Mamadou Koné :
— Tire un coup de fusil en l'air.
Au bruit de la détonation, le colosse sursaute plus haut encore que ne l'avait fait tout à l'heure mon malheureux chef laptot. Tout à coup, à notre stupéfaction, il se jette à terre, à même la boue, criant :
— O ma mère ! O mon père ! A moi, je suis mort ! Ils m'ont fusillé, je suis blessé, je suis mort !…
Avant qu'il ne revienne de sa peur et ne se relève, je saute à terre et vais me placer à côté de lui, suivi de Mamadou Koné. Le colosse, couché à plat ventre la face contre le sol, se retourne doucement. Le visage dégoulinant de boue, il ouvre son œil unique et nous fixe longuement. Il gémit :
— Non, ce n'est pas vrai, je ne rêve pas ? Je n'ai pas insulté un garde de cercle et un commis ?…
— Si, lui dis-je, tu as insulté un commis et un garde. Tu as même frappé mon chef laptot en disant que tu exécutais les ordres de M. Vandenheim. Je me rends aujourd'hui à Mopti. Sois certain que le commandant de cercle t'enverra chercher, car je déposerai contre toi une plainte écrite pour coups et blessures, menaces et injures infamantes envers des agents de l'administration. Nous venons finalement qui de nous va subir une opération chirurgicale de son membre viril !
Les forains qui assistaient à la scène sont pris d'un grand fou rire.
— O commis, crient-ils, fais amarrer le borgne ! Il a rendu la vie impossible à tout le monde dans ce port. Beaucoup de commerçants ont cessé de venir ici à cause de lui… Amarre-le, envoie-le enchaîné au commandant de cercle !…
Le colosse, qui s'est relevé, porte ses mains sur sa tête comme un combattant qui se rend à l'ennemi et se met a monologuer d'une voix plaintive :
— Oh ! Quel mauvais jour pour moi ! Maudit soit mon cœur qui me pousse a frapper, à insulter, et même à vouloir tuer ! C'est là un reste malheureux des habitudes que la guerre a gravées en moi.
Si le commis me pardonne, je jure par mon père et ma mère que je ne recommencerai plus !…
Tout à coup il s'élance vers le chef laptot, se penche, lui présente son derrière et lui dit :
— Tiens, prends ta revanche ! Je laverai moi-même ton boubou. Dis-moi combien tu veux d'argent et je te le donnerai. J'en ai plein une cassette enfouie sous terre. Bon chef laptot, intercède en ma faveur !… Dis au garde, dis au commis que je ne suis qu'un imbécile de son péru et de sa mère, un cerveau dérangé par le tonnerre des canons, le crépitement des mitrailleuses, le vrombissement des avions… O Quatoze-dizuit ! Tu m'as montré ce que je n'avais aucune raison ni aucune envie de voir. J'ai rapporté de cette guerre plusieurs médailles, mais hélas j'y ai laissé mon œil droit…
Ce monologue, mélodramatique mais touchant, désarme tout le monde. La foule cesse de rire et de réclamer un châtiment pour le colosse borgne. Le chef laptot va le prendre par la main et l'amène vers moi.
— Monsieur Patron, dit-il, laissons tomber cette affaire. C'est un début d'incendie allumé par Satan. Nous devons l'éteindre au lieu de l'alimenter.
Un sentiment de compassion pour l'ancien spahi m'envahit moi aussi. J'interroge Mamadou Koné du regard.
— Monsieur Patron, fait-il, je ne saurais tenir rigueur au vieux spahi. Moi aussi j'ai fait la guerre Quatoze-dizuit. Beaucoup de camarades y ont perdu le contrôle de leurs nerfs. Ils agissent souvent comme des fous à la moindre contrariété.

Tout était dit. Ce jour-là nous laissâmes partir le colosse borgne, notre pirogue resta où elle était, et le quai Vandenheim se trouva violé pour la première fois.
Cet événement m'avait troublé. Comment, me demandai-je, un homme qui a plus d'une fois donné froidement la mort en la risquant lui-même, un homme dont la poitrine est constellée de médailles preuves de sa bravoure, peut-il être effrayé par un seul coup de fusil et une tenue, au point de perdre toute dignité ? Le tempérament d'un homme peut-il se modifier selon qu'il est en état de guerre ou en état de paix ? Comment des hommes qui furent braves au feu peuvent-ils devenir des peureux dans la paix ?
Par ailleurs, le fait que M. Vandenheim, simple commerçant blanc qui n'était même pas de nationalité française, puisse se réserver un large espace de débarquement et l'interdire aux nègres par la force m'indignait. Sans doute méritait-il bien son surnom de “crocodile à la queue écourtée” évoquant les plus méchants de ces animaux. Je réalisai soudain combien l'Africain était privé de droits dans son propre pays. A l'époque, la garantie la plus sûre pour tout obtenir sans peine et se permettre tous les abus sans punition, c'était d'avoir la peau blanche — et aussi, il faut le reconnaître, mais dans une moindre mesure, le fait d'être un “blanc-noir”, c'est-à-dire un représentant de l'administration coloniale.
Quelle était donc l'origine de l'injustice sociale ? Pourquoi existait-elle ? Quelles étaient ses autres manifestations dans le monde ? Cesserait-elle un jour ?… Une foule de questions sans réponse sur la vie, le monde, les relations entre les hommes, envahissait pour la première fois mon esprit. Après la leçon de tolérance reçue du marabout Kounta à notre étape précédente, voilà qu'une dimension nouvelle venait s'offrir à mes réflexions. Décidément, ce voyage se révélait riche de surprises et d'enseignements.
Après avoir acheté à la foire de Kouakourou les provisions dont nous avions besoin, Mamadou Koné, mes laptots et moi reprîmes le cours du fleuve, laissant derrière nous une nouvelle histoire à raconter dans les veillées, celle du jour où l'on vit pleurer et se rouler dans la botte le colosse borgne, serviteur du méchant crocodile à la queue écourtée !

Adieux à mon père Koullel

Notre prochaine escale était Mopti. Ce serait aussi la dernière, car là s'arrêtait mon voyage par pirogue ; je devrais effectuer le reste du trajet à pied.
A Mopti, j'étais pour ainsi dire chez moi. Parents et amis ne m'y manquaient pas, et bien des souvenirs, heureux ou dramatiques, m'attachaient à cette ville depuis ma plus tendre enfance. Elle avait toujours été le point de départ de mes embarquements pour des pays plus ou moins éloignés, d'abord avec ma mère alors que nous rejoignions mon second père en exil, puis en tant qu'écolier, quand je commençai à découvrir le monde.
La perspective de revenir dans la ville avec mon titre tout neuf de fonctionnaire et mon casque colonial sur la tête me remplit pendant un moment d'une certaine joie, mais elle fut vite altérée à la pensée de devoir me séparer de mon brave Mamadou Koné. Placé au départ auprès de moi pour me surveiller et m'empêcher de m'échapper, il était, en fait, devenu un soutien fidèle et un compagnon précieux, pour ne pas dire un ami. Sa mission auprès de moi s'arrêtait à Mopti. J'eus beau retourner dans ma tête toutes les astuces possibles pour la lui faire prolonger par les autorités et pouvoir continuer de voyager avec lui, hélas, je ne trouvai aucune solution…
J'en étais là de mes réflexions quand j'entendis la voix du chef laptot :
— Ouvrez vos paquets et jetez dans le fleuve un peu de toutes les denrées ou nourritures que vous possédez. Nous allons traverser Denndamaare.
La première fois que j'avais dû sacrifier à ce rite, c'était lors de mon premier voyage d'écolier, sur le chemin de Djenné. Denndamaare était en effet la demeure de la déesse d'eau Mariama (ou Maïrama), fille de Gaa, la reine-mère de tous les dieux et esprits de l'eau du bassin du Niger, demeure située au point de rencontre des eaux du “fleuve noir”, le Bani, avec les eaux du “fleuve blanc”, le Niger. En ce lieu s'opère la réunion de toutes les eaux descendues des monts guinéens, sierra-léoniens et ivoiriens pour constituer un seul fleuve : le Grand Niger. En amorçant sa courbe pour descendre vers la mer, il enserre dans sa vaste boucle un territoire où fusionnent elles aussi de multiples races d'origines diverses, plus ou moins noires et plus ou moins blanches, lesquelles à leur tour, riches de leurs cultures respectives, vont former un grand peuple.
La coutume veut que l'on ne cache rien à Maïrama et qu'avant de quitter les eaux blanches pour entrer dans les eaux noires, ou l'inverse, on lui offre en sacrifice un peu de tout ce que l'on possède, comme en une dîme rituelle. Il ne serait venu à l'idée d'aucun d'entre nous de désobéir aux ordres de notre chef laptot à cette occasion précise, car en tant que Bozo c'était un “maître de l'eau”, un sacrificateur aux dieux d'eau, et il était sur son élément, donc le seul qualifié pour faire franchir à notre pirogue ce passage délicat.
Dans la tradition africaine ancienne, un chef, si puissant soit-il, ne détenait jamais à lui seul tous les pouvoirs entre ses mains. Dans tous les pays où il y avait des “maîtres de la terre”, des “maîtres des eaux”, de la pêche ou des pâturages, c'étaient eux qui détenaient l'autorité religieuse traditionnelle vis-à-vis de ces éléments et qui pouvaient en accorder le droit d'usage, et non le roi. La terre étant censëe n'appartenir qu'a Dieu, le droit de propriété n'existait pas. Nul ne pouvait décider de cultiver un terrain ou de s'y installer si le “maître de la terre” de l'endroit ne l'y autorisait en procédant a la cérémonie requise, comme l'avait fait à Bougouni le chef Tiemokodjian lorsqu'il avait concédé un terrain à ma mère. Certes, il incombait à ces chefs traditionnels de récolter éventuellement des redevances pour le roi, mais ce dernier ne pouvait leur imposer ses désirs.

Arrivés à Mopti, notre chef laptot nous fit débarquer au quai Simon. Je me rendis tout droit chez Tiébessé, l'amie d'enfance de ma mère chez qui nous étions descendus si souvent lors de nos passages dans cette ville. Après les salutations d'usage, elle m'apprit une nouvelle qui me serra le cœur :
— O Amkoullel ! me dit-elle, ton père Koullel est ici, à Mopti, et il a été malade toute l'année. Il y a même eu un moment, le mois dernier, où personne n'a pensé qu'il survivrait. Il a déliré pendant trois jours, et pendant son délire il n'avait qu'un seul nom à la bouche : « Amkoullel ! Amkoullel ! » Il te parlait comme s'il te voyait en face de lui. Un jour, il a maudit les Français et leur école qui vous avaient séparés. Depuis, il s'est un peu rétabli, mais il n'a pas de forces. Ta vue sera certainement pour lui un grand remède.
Je devais me présenter au cercle avec Mamadou Koné pour y faire viser mes papiers, mais je repoussai cette visite à l'après-midi. Accompagné de Tiébessé, je me rendis immédiatement chez mon père Koullel, l'ami de toujours de ma famille, le camarade d'enfance de Tierno Bokar et de mon oncle Bokar Paate. Ce grand magicien du Verbe, conteur, historien, poète et savant traditionaliste, qui m'avait entouré de son affection depuis ma plus tendre enfance et qui avait veillé sur ma formation traditionnelle, qui avait donné tant d'éclat aux soirées récréatives de mes parents et qui nous avait transmis tant de connaissances, cet homme dont on m'avait donné le nom et qui, d'une certaine façon, a été a l'origine de ma vocation, gisait là sur sa couchette, amaigri, les paupières fermées, dans un état qui aurait arraché des larmes à une pierre.
— Soulébo, Soulébo !, l'appela Tiébessé, utilisant son nom personnel (“Koullel” était son surnom, son nom d'usage). Amkoullel est venu…
Des larmes coulèrent doucement des yeux fermés du vieil homme. Moi je pleurais comme un enfant, que d'ailleurs pour lui je ne cesserais d'être ma vie durant.
Je m'assis sur le lit en y allongeant mes jambes, soulevai Koullel dans mes bras et le couchai en posant sa tête sur mes jambes, dans cette position qui, en Afrique, exprime l'intimité et la confiance les plus totales. Je commençai à le masser doucement. Il luttait pour soulever ses paupières, comme pour vérifier de ses yeux que c'était bien moi, que Tiébessé n'avait pas menti… mais elles retombaient constamment. Enfin, à ma plus grande joie, il parvint à ouvrir ses yeux.
— Amkoullel ! Amkoullel ! fit-il d'une voix mal assurée. C'est bien toi, mon Amkoullel ?
— Oui, père ! Je suis bien ton Amkoullel. Je suis venu de Bamako. Pullo ma mère et Naaba 13 mon père te saluent.
— Merci, dit-il en essayant de sourire. Et merci, mon Dieu, de m'avoir permis de revoir mon fils avant de quitter ce bas monde ! …
Il saisit ma main et essaya de la serrer, mais il n'en avait pas la force. Il se contenta de laisser glisser la paume de sa main sur le dos de la mienne.
— Tu as vite grandi, mon fils, reprit-il de sa voix faible. J'en suis heureux. Tu pourras te défendre dans la vie. Tu n'auras plus besoin de moi, je peux m'en aller tranquillement.
Ces paroles me tordirent les entrailles.
— Père, m'écriai-je, ne dis plus ce mot. il est trop cruel pour moi, je ne veux pas l'entendre. Si tu m'aimes, ne le dis plus.
Il sourit :
— Je sens déjà comme une amélioration de mon état. Allez, recouche-moi, va faire tes courses et ne reviens que demain matin. Je crois que je vais bien dormir.
Je fis venir un matelas neuf pour remplacer celui sur lequel je l'avais trouvé et l'y installai de mes mains. Son visage était souriant. Je sortis, comme il me l'avait demandé.
En Afrique traditionnelle, les amis intimes d'un homme ou d'une femme pouvaient ainsi aimer les enfants de leurs amis comme s'ils étaient les leurs, et s'y attacher profondénient. De mon côté, je ne sentais pas de grande différence entre Koullel et mon père adoptif Tidjani Thiam, le second époux de ma mère. L'usage du mot “père” aidait encore à renforcer ce lien, car les mots ont une force que nos anciens connaissaient bien. Nombre de mes camarades vivaient des relations du même genre. La règle était générale, c'est le contraire qui eût été exceptionnel.
De retour à la maison, je donnai à Tiébessé l'argent nécessaire pour acheter tout ce qui manquait dans la maison de mon père Koullel en fait de commodités. Puis je me rends au cercle, où m'attendait mon brave Mamadou Koné.
Je me présentai tout d'abord au “grand interprète” de Mopti, qui s'appelait Oumar Sy. Il ne descendait pas du roi Mademba Sy, mais de Hammadi Koumba Kettiel Sy, l'interprète du colonel Archinard, le grand conquérant du Soudan français.
Il m'annonça au commandant de cercle. Celui-ci étant en train de tenir une grande palabre avec tous les chefs du pays, c'est le “petit commandant” — c'est-à-dire l'adjoint au corrimandant de cercle — qui me reçut. Son interprète (appelé comme il se devait “petit interprète”) m'avertir en fulfulde :
— Fais bien attention ! Le petit commandant ne gobe pas les Toucouleurs, particulièrement ceux de Bandiagara. Ne t'attends à rien d'agréable de sa part. Il cherchera ses propres poux dans tes cheveux. Et ne t'étonne pas de l'entendre proférer des paroles désagréables et des allusions blessantes ; il nous en abreuve copieusement tous les jours.
Je présentai au petit commandant mes papiers et ceux de Mamadou Koné. Il mit les papiers de Mamadou Koné de côté, puis examina les miens qui comprenaient une copie de ma décision de nomination, mon ordre de route, mon certificat de situation de solde et un état des avances perçues. On aurait dit qu'il y cherchait quelque irrégularité pour pouvoir nie la reprocher. Après les avoir tournés, retournes, feuilletés et refeuilletés, il eut une sorte de contraction des muscles de son visage, ce qui donna à sa physionomie, barrée par une moustache tombante en forme de cornes de bœuf musqué, un aspect à vrai dire plus grotesque que terrifiant.
Il leva les yeux sur moi et me regarda dédaigneusement, bougonnant je ne sais quoi à mi-voix. “Un homme prévenu en vaut deux”, me dis-je. Je sentais l'orage prêt à éclater mais me préparai à le recevoir, en pasteur habitué à affronter la tornade avec calme. Cela ne tarda pas :
— Quelle connerie as-tu commise pour qu'on ait eu besoin de te flanquer un garde au cul ?
— Si mon commandant veut bien examiner mes papiers ou ceux du garde, il y trouvera certainement la réponse à sa question, répliquai-je, en faisant une demi-révérence.
— Eh, mon garçon, doucement ! Je suis le “petit commandant” de cette région. Ne t'avise surtout pas de faire de l'esprit avec moi, tu ne tarderais pas à t'en repentir.
Il tapa de la main sur la table :
— Je t'ai posé une question et j'attends une réponse !
— Oui mon commandant ! Mais que mon commandant m'excuse, je ne sais quoi lui répondre.
— Pourquoi vas-tu servir au diable dans un pays étranger, alors que ton pays n'a pas suffisamment de fonctionnaires ?
— Je demande bien pardon à mon commandant, mais je vais servir dans un territoire français qui, il y a deux ans seulement, faisait encore partie intégrante de mon pays, le Soudan. je ne vais donc pas “à l'étranger” comme le dit mon commandant.
A ce moment un garde entra brusquement dans le bureau. Il se mit au garde-à-vous :
— Ma coumandan ! Le grand coumandan y demander vous véni toussuite dans bureau !
Le petit commandant ne se le fit pas répéter deux fois. Il se leva aussitôt, rajusta ses habits, passa sa main dans ses cheveux embroussaillés et se dirigea vers la porte. En passant, l'air mauvais, il me bouscula légèrement :
— Ote-toi de mon chemin !
Un commis expéditionnaire, secrétaire du grand commandant, avait entendu le dialogue depuis son bureau. Il sortit et vint me rejoindre. Par chance, c'était l'un des fils du grand chef Pullo Amadou Kisso chez qui j'avais logé lorsque j'étais écolier à Djenné. Il s'appelait Alfadi Cissé. Il entra dans le bureau du petit commandant, jeta un coup d'œil rapide sur sa table et s'empara de mes papiers, y laissant ceux de Mamadou Koné. Il me prit par la main :
— Viens mon frère ! Cet imbécile de mal blanchi se fait toujours un plaisir de provoquer les nègres, et plus particulièrement leurs intellectuels. Il devrait savoir que tant que Dieu sera Dieu, le lionceau ne mangera pas de l'herbe ! 14
Il m'installa dans son propre bureau et disparut avec mes papiers, plus quelques autres qu'il avait tapés à la machine. Quelques minutes plus tard, il était de retour :
— Tiens, me dit-il, voilà tes papiers. Ils sont visés. Le chef de village de Mopti mettra à ta disposition un porteur quand tu le lui demanderas. Le grand commandant te souhaite un bon voyage.
Je le remerciai, mais m'inquiétai de savoir si sa démarche ne lui causerait pas d'ennuis.
— Sois tranquille, répondit-il, le petit commandant comprendra la leçon. Il n'a aucun droit de te parler comme il l'a fait, car tu ne dépends de lui en aucune façon. Comme c'est le grand commandant qui a signé tes papiers, il se tiendra tranquille.
— Comment as-tu fait pour réussir ce coup, si salutaire pour moi ?
— J'avais des documents urgents à faire signer par le commandant. J'en ai profité pour lui demarider de viser également tes papiers, ajoutant que tu étais mon cousin et que cela t'éviterait du séjourner trop longtemps à Mopti. Et le tour fut joué !
Je compris alors combien un secrétaire, ou un interprète, pouvaient changer la tournure d'une affaire. En fait, grâce à lui j'avais échappé a un grand danger, car si j'avais dû revoir le petit commandant, celui-ci aurait sans doute — comme cela se produisait fréquemment — essayé de me faire sortir de mes gonds en me disant les choses les plus désagréables, voire insultantes, jusqu'à ce que je profère une impolitesse ou des paroles imprudentes. Et là, il aurait eu un prétexte pour me causer les plus grands ennuis.
Je quittai mon ami et rentrai chez Tiébéssé. Le lendemain matin, Mamadou Koné se présenta de bonne heure : il venait prendre congé de moi. Je le remerciai sincèrement pour son agréable compagnie et tous les services qu'il m'avait rendus pendant notre voyage, et lui remis, comme il se devait, un bon cadeau en gage de reconnaissance. Nous regrettions beaucoup l'un et l'autre de ne pouvoir continuer la route ensemble, et nous nous quittâmes en nous souhaitant bonne chance. Je n'ai jamais oublié Mamadou Koné, le “garde surveillant” qui était devenu mon ami.
Dans la matinée, je me rendis chez mon père Koullel. Je le trouvai bien mieux que la veille. Je restai avec lui trois jours, mais à la fin c'est lui-même qui m'ordonna de poursuivre mon voyage. Je partis le lendemain matin pour Bandiagara. La certitude qu'il allait mieux et qu'il allait se remettre atténuait un peu ma peine de le quitter. En fait, il ne devait pas survivre plus d'un mois à mon départ, mais je n'appris son décès que beaucoup plus tard. Ma consolation fut de l'avoir revu avant son départ de ce monde éphémère.
Je quittai Mopti à l'aube avec le porteur qui m'avait été affecté. Nous avions soixante-dix kilomètres à faire à pied avant d'atteindre Bandiagara. Il nous fallut déjà presque trois heures pour franchir la longue digue de douze kilomètres qui relie Mopti à la terre ferme pendant la période des hautes eaux qui inondent toute la région. Cette digue, véritable travail de titan, était l'œuvre d'Alfa Maki Tall, fils du roi Aguibou Tall et chef de Bandiagara après la mort de son père, celui-là même qui avait donné son petit garçon pour remplacer mon frère le jour où nous avions été réquisitionnés d'office pour l'école française. Alfa Maki Tall, qui avait des dons innés pour les travaux de construction, avait trouvé là l'occasion d'exercer son talent. Certes, cette digue a subi depuis des réparations et des améliorations, mais elle est toujours là et sert de support a une route très fréquentée.
Entre Seeware et Waylirde, nous fûmes rejoints par un superbe cavalier. Il chevauchait un cheval sahélien au ventre avalé comme celui d'un lévrier, la robe alezan doré, les pieds lavés et le front étoilé 15. Le harnachement était celui d'un prince. Quant au cavalier, il tenait à la main en travers de sa monture un long bâton sculpté en bois d'ébène.
Arrivé à ma hauteur, estimant sans doute à ma tenue que j'étais un agent de l'autorité, il me salua et me demanda mon nom. Je le lui dis. Alors, fichant son baton en terre sans descendre de selle, il fit danser et caracoler son cheval sur un rayon de cinq mètres, lui faisant accomplir presque tous les mouvements équestres classiques, tout en déclamant en langue peule un poème de sa composition en l'honneur du Prophète Mohammad. Pour clore son chant, il fit faire une grande courbette a son cheval et déclara :
— Amadou, fils de Hampâté, petit-fils des Bâ et des Hamsalah du Maasina, je me nomme Sandji Amadou, et suis un troubadour de l'Envoyé de Dieu.
Très ému, je lui demandai de me faire crédit de ce que j'aurais dû lui donner pour une telle rencontre.
— Je m'en acquitterai plus tard, lui dis-je.
Il releva sa monture, rangea son bâton et sourit :
— On ne doit pas dire à un pêcheur “donne-moi un poisson, avant qu'il ne soit allé à la pêche.” Et il ajouta : “le talon et le serpent se meuvent tous deux à même le sol; leur rencontre n'est donc pas impossible” — ou, comme on dit en français : “Il n'y a que les montagnes qui ne se rencontrent pas.” Il nous salua, et poursuivant son chemin il s'éloigna au petit trot.
C'était la première fois que je rencontrais ce grand poète, né à Sokoura dans le Kounari (région de Mopti). Dans toutes les régions peules de la Boucle du Niger, on chante encore ses poèmes a l'occasion des fêtes et des grandes cérémonies religieuses.
Après Lin bref repos à Doundou, je repris la route dès treize heures car toute la zone comprise entre Doundou et Goundaka, l'ancienne capitale des rois du Kounari, était alors infestée de lions. Mon plan de route m'imposait de passer la nuit au campement de Fiko, non loin de Goundaka. Il fallait à tout prix atteindre ce campement avant le coucher du soleil afin de nous mettre à l'abri des fauves. A la fourche de la route, juste avant l'entrée de Goundaka, une grande pancarte annonçait : “Méfiez-vous des lions.” Cet avertissement stimula sufisamment nos forces pour nous permettre d'accomplir au pas de course le reste du trajet. Nous arrivâmes au camp vers quinze heures ; nous avions le temps de nous y installer et de bien nous barricader.
Le campement était situé dans la plaine, juste sous un village dogon qui, lui, était niché sur la falaise. Un veilleur dogon se tenait sur la première corniche de la falaise pour entendre l'appel que les fonctionnaires de passage devaient lancer pour signaler leur arrivée. Mon premier soin fur de pousser à pleins poumons le cri conventionnel. Je montai sur l'élévation aménagée à cet effet en dehors du campement et criai :
— Courrier ! Courrier ! Courrier !
Puis j'attendis, pour savoir si le veilleur avait perçu mon appel. J'eus de la chance ; l'écho m'apporta presque immédiatement sa réponse :
— Yooo ! Yooo !
Une demi-heure plus tard, le chef de village, accompagué de deux personnes, se présenta au campement. Il me trouva confortablement installé dans ma chaise longue, emblème indiscutable de mon rang social ; à l'époque, un homme occupant une chaise longue ne pouvait être qu'un agent de l'autorité ou le fils d'un grand chef, en tout cas un homme fortuné. Il prit une attitude humble, me salua et, malgré son âge, vint s'accroupir au pied de mon siège avec ses deux compagnons, attendant mes ordres.
— Je dois passer la nuit ici avec mon porteur, lui dis-je. Il faut m'envoyer un repas et du lait.
C'était la ce que l'on appelait alors le “droit du casque” s'il s'agissait d'un fonctionnaire colonial, ou “de la chéchia rouge” s'il s'agissait de gardes de cercle, de goumiers ou de spahis.
Sans doute ma demande ne parut-elle pas excessive au chef dogon, car il sourit largement, apparemment: soulagé :
— Tu seras servi avant que le muezzin n'appelle à la cinquième prière du jour !
Il fit un signe de tête au plus jeune de ses compagnons, qui partit comme une flèche. Je le priai de se relever et de s'asseoir ainsi que son compagnon, ce qui eut pour effet de dissiper toutes leurs craintes. Le chef se mit a me poser des questions sur les blancs-blancs de Bamako et me demanda s'il était vrai que cette ville était éclairée la nuit au moyen de lampes sans huile ni mèche, des lampes qui, disait-on, brillaient comme de petits soleils… Je le lui confirmai, mais je ne suis pas sûr qu'il me crut. Il marmonna entre ses dents quelques mots que je ne compris pas.
Une heure plus tard, trois jeunes femmes apparurent, portant chacune une calebasse sur la tête. La première calebasse contenait de la pâte de mil, la deuxième une sauce onctueuse à base de viande de poulet, la troisième environ quatre litres de lait frais. Les récipients furent déposés devant moi. Par discrétion, le chef prit congé et regagna son village. Je n'eus à lui donner qu'une poignée de main en échange de son hospitalité.
Je dînai seul, et donnai les restes à mon porteur. Celui-ci mangea à sa faim, et a son tour porta les restes à deux voyageurs qui étaient arrivés après nous. La nourriture ne se mesure pas en Afrique. Quand on en fait pour un, soyez sûr qu'il y en aura toujours pour quatre, ou même davantage !
Le lendemain, dès le lever du soleil, je quittai Fiko et prit la route de Bandiagara. Cette dernière étape était longue et accidentée. Il fallait franchir la grande colline dite “Ɓalewal Kori”, effort d'autant plus pénible que nous étions déjà exténués par une marche de près de vingt kilomètres et par la crainte des fauves qui pullulaient dans cette région déserte et giboyeuse. Heureusement, de l'autre côté de la colline se trouvait le campement du village de Kori-Kori, à environ quinze kilomètres de Bandiagara. Les campements, surveillés par des gérants, étaient alors des sortes de gîtes mis en place par l'administration tous les vingt-cinq ou trente kilomètres en bordure des villages pour loger les fonctionnaires de passage. On y trouvait des cases de terre, généralement doubles, coiffées d'une toiture de chaume.

Retour à Bandiagara

Après un petit repos on nous servit un déjeuner, et je repris immédiatement la route, suivi de mon porteur. La chaleur était écrasante, mais je ne la sentais pas. Mon cœur battait de joie, mes jambes me portaient, ma tête chantait, car ma prochaine halte serait Bandiagara, ma ville natale où s'étaient écoulées les plus heureuses années de ma jeunesse. J'allais retrouver mes parents, mes amis d'enfance, la rivière qui avait retenti de nos jeux et de nos cris, et tous les lieux où je m'étais tant amusé dans la poussière, sur le sable ou sur les grandes dalles naturelles que nous appelions “nattes de pierre”. Je me mis à chanter la devise de Bandiagara et celle de ma mère.
Vers dix-sept heures, j'apercus le dôme gigantesque du grand baobab du cimetière de Bandiagara, qui domine la plaine et surplombe le grand bosquet à l'ombre duquel Bandiagara fut bâtie par Tidjani Amadou Seydou Tall, neveu d'El Hadj Omar.
A l'entrée de la ville, j'empruntai des ruelles que je savais peu fréquentées. Je voulais en effet surprendre Beydari Hampâté et tous ceux qui constituaient maintenant ma “famille paternelle” 16. Ils ne savaient pas que j'étais en route pour Ouagadougou. Je pus atteindre la maison sans me faire repérer. Ceux qui me rencontraient dans les ruelles s'effaçaient de mon chemin plutôt que de chercher a me dévisager, autant par discrétion naturelle que, sans doute, par crainte de ma tenue. Mon porteur franchit le premier le seuil du vestibule et déposa mes bagages ; puis il prit congé de moi et reprit le chemin de Mopti.
Les membres de la maisonnée — au moins vingt personnes assises dans le vestibule ou dans la cour — restaient figés, attendant l'annonce de l'identité du voyageur. J'entrai à mon tour, mais ne fus reconnu qu'après avoir ôté mon casque et mes lunettes noires. Un grand cri de joie éclata :
— Amkoullel ! C'est Amkoullel ! Seydi Bâ ! Seydi Bâ ! Amkoullel est venu !…
Le cri se répercuta dans la rue “Amkoullel est venu ! Amkoullel est venu !” Il se répandit comme une traînée de poudre dans tout le quartier, jusqu'au marché qui se tenait à quelque cent mètres de là.
Chaque femme se précipita sur son canari d'eau, à qui me servirait la première l'eau de bienvenue. Dinkadi, l'épouse de mon grand frère Beydari Hampâté, était en train de prier dans sa chambre. Avertie par les cris, elle se précipita au-dehors, chantant et dansant l'air Ndaa mi seyniima:

N'daa! Vois ma joie, ohé, vois ma joie!
Oh ! Je suis joyeuse, d'une joie qui me vient de Dieu…

Elle me serra fort dans ses bras, puis m'entraîna sous le hangar où elle fit installer plusieurs belles nattes pour accueillir les visiteurs qui n'allaient pas tarder à arriver. En quelques minutes, la cour se remplit de monde.
Beydari, qui se trouvait au marché, avait appris mon arrivée par la rumeur qui roulait comme une vague à travers le quartier. Il plia son étal et rentra en courant. Quand il me vit, il fondit en larmes et me serra contre lui. Nous pleurions de joie tous les deux. Nous ne nous étions pas vus depuis plus de trois ans.
On m'installa dans la chambre même de Beydari. De tous côtés arrivaient à la maison des plats envoyés par des parents ou des amis : viande rôtie, couscous, lait, noix de cola, etc. La coutume voulant que le retour du fils du maître soit une occasion de réjouissances et de largesses, parents et captifs mirent tout en œuvre afin que cette première nuit soit aussi somptueuse qu'une nuit de mariage. Trente camarades, sur les soixante-dix qui composaient jadis l'association dont j'étais le chef, vinrent m'entourer. Des griots guitaristes d'abord, puis des chanteurs religieux animèrent la soirée. Nous ne nous séparâmes que tard dans la nuit.
Tôt levé le lendemain matin, à sept heures je me rendis à la résidence du commandant de cercle de Bandiagara, où je fus d'abord reçu par son interprète Seydou Harouna, un homme à vrai dire peu ordinaire. Ancien captif Pullo du Djelgodji (région du Burkina actuel), non seulement il se vantait sans complexe de son statut, mais encore il l'affichait ostensiblement en portant constamment sur lui une flûte en bambou percée de cinq trous, dont seuls jouaient les captifs dans la société poullo-toucouleure, les nobles n'avant pas le droit de jouer d'un instrument de musique. Lorsqu'il se déplaçait a cheval, il accrochait sa flûte à sa selle ; et lorsqu'il entrait dans les bureaux de la résidence tous boubous déployés, il la portait suspendue à son épaule.
Mais là ne s'arrêtait pas son originalité. Bien qu'extrêmement riche, à l'occasion des grandes fêtes de fin d'année Seydou Ilarouna s'armait de sa flûte de captif et se rendait de porte en porte a travers la ville, perpétuant la coutume des captifs, pour réclamer aux familles nobles le cadeau qui lui était dû. Il recevait un franc par-ci, deux francs par-là, un boubou, voire quelques noix de cola…
Il ne faisait aucune exception dans sa tournée, même pour les familles nobles très pauvres que, par ailleurs, il aidait charitablement à vivre ; Seydou Harouna entretenait en effet, par générosité (comme l'avait fait longtemps avant lui son prédécesseur “Wangrin”), plus de trente familles pauvres de Bandiagara. Cette façon d'être était d'autant plus étonnante qu'à l'époque le “grand interprète” du commandant passait avant tous les Noirs, y compris les chefs indigènes ; c'était véritablement le deuxième personnage du cercle, plus puissant, parfois, que le “petit commandant” lui-même. De la part de Seydou Harouna, il ne s'agissait ni d'une plaisanterie ni d'une provocation : simplement, sans tenir aucun compte des nouvelles hiérarchies sociales créées par la colonisation, il appliquait, avec une sympathique simplicité, la tradition qu'il avait toujours connue.
Après les salutations d'usage, Seydou Harouna me fit s'asseoir auprès de lui. Il me posa les questions habituelles sur mon identité, ma situation, le but de mon voyage, puis il me dit :
— Amadou Hampâté, je suis un captif Pullo. Donc, tu es mon maître. Ton captif Beydari Hampaté, qui vit ici à Bandiagara, est mon ami et mon égal, et c'est d'ailleurs toujours lui qui me fournit en viande. Je t'en prie, utilise-moi comme tu l'utiliserais lui-même. Surtout ne te gêne pas !
— Eh bien, lui dis-je, j'ai justement un problème à résoudre ! Avant du continuer mon voyage sur Ouagadougou où je suis affecté, je souhaiterais passer toute une semaine à Bandiagara, mais je ne sais quel motif invoquer pour que le grand commandant m'accorde un arrêt aussi long.
— Qu'a cela ne tienne ! répondit-il en se levant. Laisse-moi faire !
Il prit mes papiers et entra dans le bureau du commandant. Cinq minutes plus tard, il réapparaissait dans l'entrebâillement de la porte :
— Amadou Hampâté ! Le grand commandant t'attend. Viens vite!
En passant, il me glissa rapidement à l'oreille, en langue peule :
— Contente-toi de répondre “oui” à tout ce qu'il te demandera…
Je n'avais pas le temps de réfléchir, et moins encore de lui demander des explications. Une crainte me traversa cependant l'esprit : “Pourvu que ce vieux renard ne m'ait pas tendu un traquenard !” Il n'était pas rare, en effet, que de vieux interprètes illettrés, voyant dans les jeunes fonctionnaires instruits des remplaçants possibles, donc des rivaux dangereux, leur tendent des pièges pour les éliminer.
Quoi qu'il en soit, il était trop tard ; j'étais déjà dans le bureau du commandant. Penché sur sa table, il était en train d'écrire. J'ôtai mon casque, le serrai des deux mains contre ma poitrine et m'inclinai profondément :
— Bonjour, mon commandant ! Je suis venu vous présenter mes devoirs respectueux…
Avant que je puisse ajouter un mot, il s'exclama :
— Ah ! Voici donc le prince du Fakala ! — déclaration qui me plongea dans la perplexité. Alors, il paraît que la coutume ne permet pas à un descendant des Hamsalah d'aller s'amuser avec n'importe quelle fille, et qu'il faut le marier de bonne heure, n'est-ce pas ?
— Oui mon commandant ! …
— Et l'on veut faire l'école buissonnière à Bandiagara pour s'y choisir une petite fiancée, n'est-ce pas ?
— Oui mon commandant !…
— Eh bien, mon gars ! Contrairement aux règlements en vigueur, je prends sur moi de permettre à un jeune fonctionnaire en déplacement réglementaire de suspendre sa marche pour se fiancer. Je te donne dix jours de permission !
Le soulagement dilata ma poitrine:
— Oh! Merci mille fois, mon commandant !
— Ce n'est pas moi qu'il faut remercier, jeune homme, mais Seydou Harouna. Il m'a expliqué votre coutume et m'a dit combien il serait grave pour toi et les tiens que tu n'obtiennes pas une autorisation de dix jours pour régler cette affaire de famille. Certes, j'exige qu'on aime et respecte la France que je représente ici, mais je me fais un devoir de respecter les coutumes de mes administrés — tant qu'elles ne vont pas, bien sûr, à l'encontre des intérêts et du prestige de la France.
— Encore merci, mon commandant ! Merci au grand interprète Seydou. Harouna, et vive la France !

Je sortis du bureau tout heureux et remerciai l'interprète comme il se devait, mais non sans un sentiment de gêne ; ma conscience me gourmandait de lui avoir prêté une mauvaise intention alors que, pour m'aider, il était allé jusqu'à mentir à son chef. J'avais oublié de mettre en pratique le conseil donné à Hammadi dans le conte initiatique Kaydara: N'agis jamais par soupçon

La vie s'appelle “lâcher” !

Au même moment, la recommandation que ma mère m'avait faite lors de notre séparation à Koulikoro me revint en mémoire, et me causa un choc : “Avant toute chose, dès que tu seras à Bandiagara, va voir Tierno Bokar !”
Or je n'en avais rien fait. Très mal à mon aise, je rentrai à la maison et réfléchis.
En tant que chef d'association, me dis-je, j'ai beaucoup d'obligations et d'amusements en perspective. Si je vais voir Tierno maintenant, il va me parler de prières, de “ne fais pas ceci !”, et “ne fais pas cela !”… Cela m'ennuyait un peu d'aller le voir — j'étais un jeune fonctionnaire, je prenais mes airs… — mais cela m'ennuyait encore plus de ne pas y aller. Une idée lumineuse me vint à l'esprit : “Puisque Tierno Bokar est, comme on dit, la “lessive des âmes”, mieux vaut que je me consacre à mes obligations pendant toute cette semaine et que faille le voir la veille de mon départ. Je quitterai ainsi Bandiagara bien propre et bien lavé…” Je fixai mon départ au lundi matin suivant.
Durant toute la semaine, ce fût un tourbillon d'invitations, d'expéditions avec mes anciens camarades, de courses de chevaux, de séances de guitaristes et de visites de courtoisie galante aux jeunes femmes qui avaient été les “Vailentines” de notre association, aujourd'hui toutes mariées et souvent mères de famille, mais dont, jadis, nous avions chante la beauté et pour qui nous avions livré des combats mémorables !
La journée du dimanche se passa à prendre congé de mes parents et amis. Après la tombée du jour, je demandai à mon ami d'enfance le griot Mouktar Kaawu (l'ancien porte-parole de notre association), de m'accompagner chez Tierno Bokar, dont l'école coranique était toujours, à Bandiagara, un foyer de haute spiritualité.
Mouktar Kaou se montra réticent. Les jeunes gens de Bandiagara, dont la religion n'était pas la première préoccupation, évitaient en général d'aller chez le saint homme.
— On ne va pas chez Tierno Bokar comme on va aux bains, me dit-il. Cet homme lit dans les cœurs, on ne peut rien lui cacher. Dès que tu t'assois devant lui, il voit toutes tes fautes. Je ne tiens pas du tout à ce qu'il me révèle les miennes !
— Ma mère veut que j'aille voir Tierno Bokar, je n'ai plus que cette nuit pour le faire et nous le ferons ensemble ! Allez, va t'habiller et viens. Et tant mieux si Tierno Bokar voit jusque dans l'appendice de nos intestins !
En tant que griot et ancien camarade d'association, Mouktar ne pouvait refuser. Il partit changer de tenue. A son retour, j'étais prêt. Je portais un boubou lustré teint à l'incligo, une culotte bouffante blanche, une belle paire de chaussures de Djenné et une petite calotte blanche “mode Tidjani”. Suivi d'un Mouktar à la mine boudeuse, je me dirigeai vers le quartier haoussa où se trouvait la maison de Tierno Bokar.
A notre arrivée, il est près de neuf heures. La cour est vide. Tierno a déjà regagné ses appartements, et les élèves leurs dortoirs. Nous restons quelques instants dans le vestibule, ne sachant que faire. Une petite fille de la maison âgée d'environ cinq ans, la petite Gaboulé, nous a entendus parler. Elle vient vers nous :
— Qu'est-ce que vous faites là ? Papa Mosquée 17 est déjà rentré dans la case de tante Néné. Revenez demain matin, vous pourrez déjeuner avec Papa Mosquée. Vous savez, dans sa bouillie du matin, on met du sucre ! Allez, partez, partez !
— Ma petite Gaboulé, écoute-moi. Va trouver Papa Mosquée, et dis-lui que son fils Amkoullel est là et demande à le voir.
— C'est toi Amkoullel ?
— Oui, c'est moi. Tiens, voici une pièce de cinq centimes pour t'acheter demain du jus de jujube. Maintenant, va vite !
La fillette s'élance en criant à tue-tête :
— Amkoullel est arrivé ! Amkoullel est arrivé ! Il est dans le vestibule !
Alerté par ses cris, Tierno sort de sa case et s'avance vers nous, le visage rayonnant. Mon esprit sort comme d'une brume. Comment ai-je pu ne pas me précipiter vers lui dès mon retour ! Il me prend dans ses bras, me serre sur son cœur et m'embrasse, ce qui n'est pas courant en Afrique. Puis il salue Mouktar et lui serre la main. Il ne cesse de répéter la formule rituelle de salutation :
— Bissimillâhi ! Bissimillâhi !Au nom de Dieu ! Bienvenue ! Soyez à l'aise !
Il nous amène sous l'auvent qui abrite le devant de la case de tante Néné, son épouse. En passant à côté de la case de sa mère, il l'appelle :
— Ayya ! Ton petit-fils Amkoullel est là !
A peine somnes-nous installés que la vieille Ayya, douce et sainte femme qui fût la grand-mère de tous les enfants de l'école, vient nous souhaiter la bienvenue. Après les questions d'usage sur mes parents, mon voyage, ma santé… elle me donne sa bénédiction, que je reçois avec émotion. Puis elle prend congé de nous, non sans m'avoir encore souhaité un bon voyage, une carrière réussie et une longévité heureuse !
Tierno Bokar se tourne alors vers moi. Il me regarde et se met à rire silencieusement, si fort que ses épaules en sont toutes secouées :
— Eh bien, Amadou ! dit-il enfin. Voilà une semaine que tu es là, et c'est seulement ce soir, la veille de ton départ, que tu as songé à venir me voir ?
Plein de confusion, je baisse les yeux :
— Oui Tierno…
— Non, pas d'explications ! je ne veux pas que tu mentes. Tu n'as pas de justification. Et tu n'as pas suivi les conseils que ta maman a dû te donner.
Ça y est! me dis-je. Non seulement il lit dans les cœurs, mais maintenant il lit à distance. Comment peut-il savoir ce que ma mère m'a dit dit a Koulikoro ? Mouktar a bien raison, on ne lutter avec un tel homme. Le plus sage est de lui dire toute la vérité :
— Tierno, tu as raison. Ma mère m'avait bien recommandé de venir te voir dès mon arrivée à Bandiagara, mais mes amis se sont si bien emparés de moi qu'au début j'ai oublié les paroles de ma mère. Après, quand je m'en suis souvenu, j'ai décidé de me distraire d'abord et de te réserver ma dernière visite, afin que tu laves mon âme avant mon départ et que tes conseils restent gravés dans mon esprit et dans mon coeur.
Tierno Bokar sourit :
— Et qu'a dit ta mère à mon intention ?
— Elle a dit : “Tu réserveras ta première visite à Tierno Bokar et tu lui diras ceci de ma part : ta petite sœur, ma mère, me commande de venir me remettre entre les mains de Dieu par ton entremise.
— Ah ! s'exclame-t-il, voilà bien le langage de ma petite sœur bien-aimée et bénie Kadidja Pâté !
Il me fait alors asseoir en face de lui, et garde un long moment les yeux fixés sur moi. “Voilà! me dis-je. Il est en train de scruter mon intérieur.” Quant à Mouktar Kaawu, il se tient coi et se fait tout petit dans un coin, comme s'il voulait se faire oublier.
Je ne sais comment je trouve le courage de soutenir le regard du maître :
— Tierno, lui dis-je, je viens me remettre entre les mains de Dieu par ton entremise.
Il pousse un soupir heureux :
— Que Dieu t'entende ! Et qu'il nous agrée tous ensemble !
Son expression se fait alors plus grave :
— Ecoute, Amadou ! Maintenant tu n'es plus un enfant, il faut que nous parlions d'homme à homme.
Il se tourne vers Mouktar :
— Mouktar Kaawu ! J'aurais souhaité qu'Amadou vienne tout seul, mais Dieu en a décidé autrement. Ce que je vais dire, je le dis à moi-même, chez moi, et uniquement pour Amadou. Je ne te demande pas de nous laisser seuls, mais je veux que mes paroles ne sortent pas d'ici.
— Je promets que je n'en dirai rien à personne ! assure Mouktar.
— Bien ! fait Tierno.
Il me regarde à nouveau. Je me sens comme saisi par quelque chose de puissant. Tout mon être est suspendu, en attente de je ne sais quoi.
— Es-tu en état de pureté rituelle ? me demande-t-il.
— Non, Tierno!
Je suis un peu vexé, car j'aurais dû penser à faire mes ablutions avant de venir chez cet homme si méticuleux en matière de religion. Il me montre une bouilloire emplie d'eau et je vais prendre mes ablutions dans le coin de la cour réservé à cet usage. Mouktar en fait autant, puis nous revenons nous asseoir sous l'auvent.
Tierno est assis en face de moi.
— Celui qui veut se convertir à Dieu, dit-il, comme celui qui veut lui confier les secrets de son cœur, s'y prépare en se purifiant par les ablutions rituelles. Tu viens de le faire correctement, j'en suis content.
Il s'adresse à moi comme si Mouktar n'existait pas.
Amadou ! dit-il, Tu sais que dans cette vie d'ici-bas, que tu en prennes un petit peu, tu lâcheras ! Que tu en prennes plein les mains, tu lâcheras ! Cette vie s'appelle “lâcher” ! Alors, il ne faudrait pas attendre le jour où la vieillesse arrive, quand le pied ne peut plus se lever, que l'œil ne voit plus clair et que la bouche n'a plus de dents, pour revenir à Dieu. Dieu Lui aussi aime les belles fleurs. Si l'on attend d'avoir dépassé l'âge mûr pour revenir à Lui, ce n'est pas un homme qui revient, mais un impuissant. Bien souvent, d'ailleurs, on ne le fait que par crainte de la mort et de l'enfer ; mais il ne faut pas adorer Dieu par peur de l'enfer ou désir du paradis, il faut l'adorer pour Lui-même.
Maintenant, Amadou, apprends que la meilleure partie du corps pour suspendre l'or, c'est le lobe de l'oreille. Or, l'or que je possède, je ne vois pas d'oreille ou le suspendre mieux qu'à la tienne. Avec ton défunt frère Hammadoun et la petite Dikoré, vous avez été le premier foyer de cette école, les trois pierres sur lesquelles on pose la marmite pour nourrir la famille. Alors aujourd'hui, Amadou, je voudrais que tu te convertisses à l'Islam.
Sur ces mots il se tait, comme attendant une réponse.
— Mais, Tierno, je suis déjà musulman !
— Non ! Tu es né musulman, mais cela ne suffit pas pour l'être vraiment. Chaque être humain devrait pouvoir, à sa majorité, se décider en pleine conscience. Maintenant que tu vas partir pour Ouagadougou pour y mener ta vie d'homme, moi je te propose l'Islam. A toi de réfléchir. Si tu veux suivre cette voie, je continuerai à t'aider, je t'enverrai des lettres. Et si tu veux en suivre une autre, je prierai pour que Dieu t'aide…
Il se tait à nouveau, son regard toujours posé sur moi.
— Tierno, lui dis-je, je choisis la voie du l'Islam.
Il se penche vers moi :
— Donne-moi tes mains.
Je les lui tends, paumes ouvertes vers le haut, dans la position de celui qui reçoit.
— Chaque personne née musulmane,devrait, à l'âge adulte, se convertir à Dieu de son plein gré en prononçant la Shahâda, la double formule de profession de foi, comme si c'était la première fois.v Il me fait alors réciter la Shahâda : Lâ ilâha ill'Allâhu Mohammadu rasûl-Allâh. Il n'y a de dieu que Dieu, et Mohammad est l'Envoyé de Dieu. 18
— O Dieu ! dit-il. Accepte Amadou, et nous avec lui, parmi les tiens et les compagnons de ton saint Envoyé Mohammad — que le Salut et la paix soient sur lui !
Puis, posant ses doigts sur mes mains ouvertes, il récite la Fatiha, première sourate du Coran 19, et l'oraison tidjanienne consacrée au Prophète appelée Salâtul fâtihi. A la fin il dit :
— Amin !
Et, dans le geste traditionnel de réceptivité après une prière ou une bénédiction, passe ses mains en descendant,sur son visage, puis sur sa poitrine. J'en fais autant.
Après un moinent de recueillement, il rompt le silence :
— Amadou, tu viens de prononcer cette profession de foi en toute connaissance de cause, et sans aucune contrainte de quelque ordre que ce soit, ni héréditaire, ni familiale, ni extérieure. A partir de ce moment, tu es vraiment musulman, fils de musulmans. Je souhaite que, plus tard, tu veuilles adhérer à la Voie tidjani à laquelle j'appartiens moi-même, et le moment venu, si tu le désires, je pourrai te l'enseigner. Mais ne te crois pas obligé de m'emboîter le pas. Comme il est dit dans le Coran : « Pas de contrainte en religion ! »
En attendant ce jour, sache que tu viens d'inhumer l'enfant que tu étais et d'exhumer l'homme que tu vas devenir. Désormais, tu es responsable de tes actes et de tes paroles. Surveille-toi comme un avare veille sur sa fortune. Ton coeur, ta langue et ton sexe sont les trois organes à surveiller.
Le meilleur des cœurs est celui qui conserve le mieux en lui-même la reconnaissance. Mais celui qui rapproche le plus l'âme des vertus essentielles que sont l'amour et la charité, c'est le coeur sur lequel l'égoïsme, le mensonge, l'envie, l'orgueil et l'intolérance n'ont pas de prise.
En Islam, pour maintenir ardent en nous le feu de la foi, il faut accomplir chaque jour les vingt-deux rekkats 20 qui composent les mouvements de base des cinq prières cardinales. Elles sont comme autant d'entraves pour juguler la fougue de la langue et l'empêcher de nous jeter dans le péché par la parole.
Quant à ton organe sexuel, n'en fais pas un instrument de jouissance dépravée. Garde-toi des relations hors mariage, et méfie-toi des femmes de mœurs faciles qui se vendent par cupidité ou se donnent à tout venant.
Enfin, garde-toi des jeux de hasard, de la viande de porc, de l'alcool et du tabac, du tabac, et encore du tabac !…
A ce mot “tabac”, répété trois fois par Tierno avec tant de vigueur, mon sang ne fait qu'un tour et je me sens empli de fourmillements… Je garde en effet, tout au fond de ma poche, une tabatière en forme de bourse emplie de poudre de tabac. J'ai appris à Kati, avec les enfants des tirailleurs, à priser du tabac à la manière des Africains, mais je ne le fais qu'à l'insu de mes parents car, dans la Tidjaniya, l'usage du tabac est formellement interdit. S'ils l'avaient su, ils auraient été capables, surtout mon père adoptif, de refuser de manger avec moi dans le même plat. On m'aurait servi à part, chose impensable en Afrique ! C'eût été me ravaler au rang d'un chien.
Persuadé que Tierno voit ma tabatière à travers mes vêtements, je ne sais plus comment me tenir. Je me mets à me trémousser, à tortiller mon boubou. Deux fois, l'idée me vient de sortir carrément ma tabatière et de la donner à Tierno, mais je n'en ai pas le courage. Finalement je reste là, et ma tête retombe lourdement sur ma poitrine.
Tierno a vu mon embarras :
— Amadou !
— Oui Tierno ?
— Lève la tête.
Je relève la tête, mais garde les yeux baissés.
— Regarde-moi dans les yeux.
Je le regarde.
Il sourit largement :
— Mon fils, sache que Dieu est misériordieux, et que l'amplitude de Sa miséricorde est plus vaste que celle du nos péchés. Quand on se convertit à Lui ou que l'on revient sincèrement vers Lui, Il pardonne tous les péchés antérieurs 21. Inutile, donc, de ressasser tes fautes passées. Veille seulement à ne plus les commettre.
Je me sens libéré d'un grand poids.
Il est près de minuit. Tierno nous parle encore un peu, puis, selon la formule d'usage, il nous “donne la route”. Il nous raccompagne jusqu'à la porte. Là, il me fait tourner vers l'est, c'est-à-dire vers La Mecque, et se place en face de moi. Tout en me regardant fixement dans les yeux, il me donne sa dernière bénédiction, puis il me serre encore contre sa poitrine. Il donne une poignée de main à Mouktar.
— Bonne route, dit-il, et que la Paix soit devant vous, avec vous et derrière vous !
Je m'engage avec Mouktar dans la ruelle. Je me sens devenu un autre homme. Je suis frais, léger et dispos comme au sortir d'un bain réparateur. Au moment de tourner dans une autre ruelle, je me retourne. Tierno est toujours là, debout devant sa porte, mais il ne me fait aucun signe. C'est l'une des visions qui sont demeurées à jamais vivantes dans mon âme, avec celle de ma mère disparaissant derrière la dune de Koulikoro, et, beaucoup plus tard, la vision que j'aurai à nouveau de Tierno à Bamako, le jour de mon départ en chemin de fer pour Dakar, quand, pour la dernière fois, je verrai s'éloigner sa silhouette blanche sur le quai de la gare…

Tout emplis des paroles du maître, Mouktar et moi marchons silencieusement à travers la ville endonnie. Mouktar prend congé de moi devant la maison familiale. Dès son départ, je sors ma tabatière de ma poche et vais la vider dans la fosse des toilettes. Puis je la déchire et la jette elle-même dans la fosse.
Une fois rentré dans ma chambre, je reste en prière jusqu'à l'aube.

Sur la route de Ouagadougou

Le lendemain matin de bonne heure, je me rends au Cercle pour signaler que mes affaires sont réglées et que je suis prêt à quitter Bandiagara le jour même. Le grand interprète m'introduit dans le bureau du commandant où se trouvent déjà deux sous-officiers français, les sergents Autexier et Mayclaire ; j'apprends que nous allons voyager ensemble jusqu'à Ouagadougou.
— Alors! fait le commandant. La fiancée est-elle trouvée ? — Oui mon commandant !
Le plus beau est que je ne mens pas. Quatre jours après mon arrivée, mes fiançailles avec ma cousine Baya Diallo, qui se trouve présentement dans une autre région et que je n'ai pas revue depuis près de six ans, ont effectivement été “nouées” par les représentants de nos deux familles.
Notre départ a lieu deux heures plus tard. Les deux sergents, qui ont eu droit chacun à un cheval et à huit porteurs, sont accompagnés d'un cuisinier, de deux palefreniers et d'un petit boy. Je les suis à pied, après avoir confié ma malle à l'un de leurs porteurs. Notre convoi, fort de vingt-trois personnes et de deux chevaux, quitte Bandiagara pour Kanikombolé, première grande étape sur la route de Ouagadougou. Jusqu'alors, j'avais voyagé en terrain de connaissance ; chaque pouce du chemin parcouru évoquait le souvenir des expériences, heureuses ou dramatiques, qui avaient façonné mon enfance et mon adolescence. A partir de maintenant, je tourne le dos au pays natal pour m'enfoncer vers le sud-est, vers un pays inconnu où m'attend, loin des miens, une carrière incertaine.
Quelques kilomètres après le village de Diombolo, nous commençons à gravir la pente de la grande colline de Kani. La falaise est recouverte d'arbres fruitiers sauvages d'un vert chatoyant. Les strates pierreuses superposées qui la constituent, et dont le soleil avive encore les différentes nuances de couleur, lui donnent, de loin, l'aspect de grandes maisons étagées entre terre et ciel.
La route qui serpente en épousant les méandres de la colline est due, comme la digue de Mopti-Seeware dont j'ai parlé précédemment, au génie constructif d'Alfa Maki Tall, fils du défunt roi Aguibou Tall. La gravir jusqu'au sommet ne se fait pas sans peine ; mais là, comme pour nous récompenser de tous nos efforts, un tableau grandiose et sauvage s'offre à notre vue. Alors que, sur son versant nord, la colline s'élève plus ou moins progressivement, ici, côté sud, elle s'interrompt abruptement, comme taillée par un gigantesque et grossier coup de hache, et tombe en un à-pic de plus de cent mètres de hauteur. Cette véritable muraille de pierres domine une plaine sablonneuse vaste comme un océan, parsemée de loin en loin par des arbres dont les dômes arrondis ressemblent, vus d'en haut, à des îles vertes serties dans l'immensité des sables jaunes.
Après avoir rassasié nos yeux de ce tableau, nous nous préparons à la descente, qui s'annonce périlleuse. Le chemin est étroit. Le moindre faux pas risque d'envoyer dans le ravin hommes, bêtes et bagages. Un guide, placé là en permanence par les autorités afin d'aider les voyageurs, vient nous proposer ses services.
— En route ! s'écrie-t-il.
Et il prend les devants, suivi des deux palefreniers qui tiennent les chevaux par la bride ; viennent ensuite les seize porteurs, le cuisinier, le boy, moi-même, et les deux sergents blancs qui ferment la marche. Notre file indienne attaque la descente, réglant sa marche sur celle du guide. Il nous faut près de trois heures pour venir à bout du sentier de trois kilomètres qui se faufile à travers les failles de la falaise.
De retour sur le terrain plat, une petite halte nous permet de nous détendre et de faire souffler nos chevaux avant de prendre le chemin qui mène au campement administratif du village de Kanikombolé. Ce village présente la particularité d'être construit à l'intérieur d'une immense caverne ouverte comme une bouche dans le flanc de la montagne, et dont la lèvre supérieure pétrifiée avance si loin vers l'avant que les cases n'ont pas besoin de toiture pour se garantir des pluies. On l'appelle d'ailleurs “le village dont les maisons n'ont qu'une seule toiture”.
A l'entrée du campement, le guide prend congé de nous en nous promettant d'aller aviser le chef de village de notre arrivée. Celui-ci se présente peu après, accompagné de quelques notables. Il nous souhaite la bienvenue et demande ce que nous attendons de lui. Je traduis ses propos à mes compagnons.
Le sergent Autexier, plus ancien dans le grade que le sergent Mayclaire, est en fait le véritable chef du convoi. Il me demande de continuer de lui servir d'interprète auprès du chef de village :
— Dis-lui de nous faire envoyer deux petites poules, des œufs, du lait, du beurre de vache, du bois de cuisine, du fourrage et un panier de mil pour deux chevaux, et de la nourriture pour les vingt et un indigènes de ma caravane.
Je transmets sa commande.
— Et toi, interprète, que désires-tu ? me demande le chef.
— Je te laisse le choix de ce que tui feras préparer pour moi.
Le chef nous quitte et retourne au village. Un peu plus tard, il nous fait envoyer tout ce que le sergent a commandé, à l'exception du repas des hommes qu'il promet de nous faire servir vers vingt heures.

Pendant que le cuisinier prépare le dîner des deux sergents, Autexier m'appelle :
— Amadou Ba ! Mon ami et moi t'invitons à dîner.
Je ne m'y attendais nullement, car manger à la table d'un Blanc était, à l'époque, une chose impensable pour un nègre. Cela m'était déjà arrive une fois en 1915 à bord du vapeur Le Mage, dans des circonstances exceptionnelles que j'ai racontées précédemment, et j'en avais gardé un souvenir très flatteur ; mais je m'imaginais pas que cela pût se renouveler un jour.
Nous bavardons un moment, puis le cuisinier vient préparer la table. Il s'empare d'une vieille caisse qui a servi au transport de bouteilles d'alcool, la renverse, la recouvre d'une pièce de toile en guise de nappe et y place trois assiettes en fer-blanc, trois verres et trois couverts des plus ordinaires.
— A table ! crie le sergent Autexier.
Nous nous asseyons tous les trois sur le sol autour de notre table improvisée, à laquelle il ne manque que des pieds…
Le cuisinier pose cérémonieusement devant nous trois bouteilles de vin rouge et un pot à eau. Il prend une serviette, la jette sur son bras gauche replié en équerre, puis sort de la case et se dirige cérémonieusement vers le coin cuisine cri criant :
— La suite !, ce qui a le don de déclencher notre fou rire.
Il faut savoir en effet que, dans les premiers bâtiments coloniaux, la cuisine était toujours construite à quinze ou vingt mètres de la maison d'habitation où se trouvait la salle à manger des Blancs. Le boy qui venait de servir le premier plat à ses patrons sortait du bâtiment en criant “la suite !” afin de prévenir le cuisinier qu'il venait chercher le deuxième plat. Ce cri était pour ainsi dire entré dans les usages domestiques. Notre hilarité ne troubla nullement notre cuisinier qui, ce jour-là comme tous les autres jours, ne manqua jamais, a chaque repas, de sortir de la case en se criant imperturbablement à lui-même : “La Suite !”
Le dîner fut fort gai. Je quittai mes compagnons assez tard et me dirigeai machinalement vers un coin du campement où nos porteurs venaient d'organiser une danse. Soudain je m'entendis appeler : “Interprète ! Interprète !”
Je me retournai. C'était le chef de village et quelques notables qui venaient me voir. Je les conduisis jusqu'à ma case où ma chaise longue m'attendait. Ils s'installèrent autour de moi.
— Interprète ! dit le chef, nous sommes venus te remercier de ta bonne entremise, car sans elle les deux militaires nous auraient sûrement rendu la vie impossible, comme l'ont fait les trois caporaux blancs qui ont transité par ici le mois dernier. Nous avons vu que tu n'avais pas de cheval. Demain, nous t'en prêterons un pour aller jusqu'à Kri, l'un des derniers villages du territoire avant la Haute-Volta. Le palefrenier nous le ramènera. Un interprète comme toi ne doit pas marcher à pied !
J'essayai de les convaincre que je n'étais nullement intervenu auprès de mes compagnons blancs en leur faveur, mais en pure perte. Ils restèrent persuadés de me devoir la modération des demandes du sergent Autexier. Sans doute la nourriture de vingt-trois personnes au pied levé leur paraissait-elle une vétille à côté de ce que l'on exigeait habituellement d'eux ? Nous bavardâmes un bon moment, puis ils s'en retournèrent.
Le lendemain matin, avant le lever du soleil, le chef était devant ma case. Un joli cheval harnaché attendait dans la cour, tenu par un jeune palefrenier qui portait en bandoulière un sac en peau de bouc. Je ne pouvais dominer ma joie à l'idée que je n'aurais pas à marcher à pied pour franchir la longue plaine sablonneuse. Je n'avais pas fini de remercier le chef de son obligeance que retentit le coup de sifflet du sergent Atitexier. C'était le signal du départ. Les porteurs se précipitèrent sur les bagages, et les palefreniers amenèrent les chevaux. Le chef de village avança vers les deux sous-officiers, son bonnet à la main. Il les salua et, par mon intermédiaire, les remercia d'avoir honoré son village de leur “présence française”…
— Dis donc, Amadou ! s'écria le sergent Mayclaire. Tu as maintenant un cheval, à ce que je vois !
— Est-ce que le commandant de Bandiagara ne nous a pas dit qu'Amadou était un prince de je ne sais quel foutu patelin ? ajouta Autexier. Il faut bien qu'on lui évite de « faire son pied la route »! 22
Il éclata de rire.
— Allez, à cheval ! Et urge …
Chacun de nous serra à tour de rôle la main du chef, puis nous montâmes en selle et le convoi prit la route de Bankassi, notre prochaine halte réglementaire.

Au temps de l'empire toucouleur, la ville de Bankassi, située à la fourche des routes qui mènent l'une à Ouahigouya en pays mossi, l'autre à Louta en pays samo (l'ancienne province jadis commandée par mon père adoptif Tidjani Thiam avant sa destitution), était un chef-lieu de région militaire. Nous y arrivâmes vers treize heures. Comme il se devait, notre convoi se dirigea vers le campement réservé aux Européens. Lorsqu'il s'agissait d'un gros bourg situé au bord d'une route importante, il y avait en général deux campements : un pour les indigènes et un autre pour les Blancs, ouvert exceptionnellement aux fonctionnaires africains.
Les chefs des communautés toucouleure et dogon de la ville, accompagnés chacun d'une délégation, vinrent nous saluer et nous offrir leurs services. Mes deux compagnons, qui étaient des hommes mesurés, n'exigèrent rien de plus que ce qu'ils avaient demandé à Kanikombolé.
Quant à moi, jugeant que le village de Kri était encore trop éloigné pour garder plus longtemps le cheval qui m'avait été si aimablement prêté à Kanikombolé, je le libérai et le rendis à son palefrenier, auquel je donnai cinq cents cauris — ces petits coquillages blancs décoratifs qui servaient encore de monnaie à l'époque. Chez les Toucouleurs de Bankassi, j'étais comme en famille ; je demandai donc à leur chef de prévoir pour moi un autre cheval, que je lui renverrais ultérieurement.
Ainsi, sur ce long voyage de près de mille kilomètres que le gouverneur en colère m'avait au début imposé de faire à pied, en fait, après le trajet accompli en pirogue, je n'avais marché que pendant environ deux cents kilomètres : de Mopti à Kanikombolé. J'en avais fait bien plus dans mon enfance ! Finalement, je ne m'en tirais pas si mal…
Après Bankassi nous campâmes tour à tour à Kro et à Kri, deux gros villages qui étaient des hauts lieux de la tradition dogon, puis à Tou, dernier village du territoire du Soudan français avant la Haute-Volta, où l'on parlait le dogon et le moré, langue des Mossi, l'une des principales ethnies de ce territoire.

Un prince peu ordinaire

Le sixième matin après notre départ de Bandiagara, quelques kilomètres après Tou, notre route pénétra dans un vallonnement où du fourrage poussait en abondance. De grands troupeaux s'y déplaçaient, conduits par de jeunes bergers fulɓe au teint cuivré, musclés comme des athlètes et armés comme des combattants. Ils chantaient des poèmes bucoliques célébrant les beautés de la nature ou les exploits de leurs anciens, ces marcheurs infatigables venus d'on ne savait où et qui, à la tête de leurs troupeaux, s'enfonçaient vers on ne savait quoi pourvu qu'il y ait de l'eau, de l'herbe et pas de mouches !
A l'extrémité du vallonnement se dressait une petite colline que la route devait franchir, heureusement en pente assez douce. De l'autre côté, dans la plaine, s'étendait une grosse bourgade où se côtoyaient des maisons à terrasses en pisé de style dit “soudanais” et des huttes rondes ou cylindriques surmontées de toitures coniques, dans une anarchie architecturale qui n'était pas dépourvue de charme. C'était la ville de Tiw, ancien chef-lieu de la province des Fulɓe diallouɓe au sein du royaume mossi du Yatenga.
Cette ville entra dans l'histoire à partir de 1880, année où, à la surprise de tous, elle infligea une cruelle défaite à l'armée toucouleure qui avait été envoyée par Tidjani Tall, neveu d'El Hadj Omar et premier roi de Bandiagara, pour conquérir l'empire du Yatenga.
Depuis l'occupation française, un très grand chef Pullo, Djibril Mamadou Ala-Atchi, avait développé l'économie de son pays en encourageant l'élevage et l'agriculture. A sa mort, survenue quelques années auparavant, il avait laissé un cheptel estimé a plus de deux cent mille têtes de bétail — on n'avait jamais réussi à les dénombrer exactement. Mais j'aurai à reparler de lui.
Notre caravane, conduite par le sergent Autexier, traversait lentement la ville, accueillie par les aboiements peu hospitaliers des chiens de garde. Les hommes, eux, nous saluaient respectueusement, tandis que les femmes poussaient des youyou stridents et que les enfants, piaillant d'excitation, gambadaient et sautaient autour de nous comme un troupeau de cabris.
C'est précédés, suivis et flanqués des deux côtés par les gamins du village que nous arrivâmes au campement de Tiw. Devant la grande porte d'entrée, notre garde d'honneur enfantine se dispersa comme une volée de moineaux. Ce campement était le plus beau le plus vaste et le mieux entretenu de tous ceux où nous avions séjourné jusqu'alors. Les deux sergents allèrent occuper deux cases jumelées par un grand hangar ou les porteurs déposèrent leurs bagages. Le cuisinier alla inspecter son domaine. Quant à moi, bien que “non blanc” de toute évidence, je me permis d'aller m'installer dans l'une des autres cases jumelées du même camp.
Une file de jeunes femmes s'approcha. Elles portaient des calebasses emplies de nourritures de toutes sortes, des canaris d'eau fraîche, des chasse-mouches, des nattes et des coussins. Elles déposèrent le tout devant les cases occupées par les deux sergents. L'homme qui les escortait vint me demander d'aller présenter aux Blancs ces cadeaux de bienvenue que leur offrait son maître le prince Lolo, fils ainé du grand chef défunt Djibril Mamadou Ala-Atchi. Cet homme, qui s'appelait Goffo, était lui-même un dimaajo, c'est-à-dire un “captif de case” Pullo, ou serviteur attaché à une famille depuis des générations. Il était “grand captif”, c'est-à-dire le chef de tous les captifs attachés à la famille du prince Lolo et qui constituaient à la fois un corps de serviteurs et une sorte de garde d'honneur.
Accompagné de Goffo, je me rendis auprès du sergent Autexier et lui fis part du message de bienvenue du prince.
— Eh bien, s'exclama Autexier, on est fantastique ici ! Nos souhaits sont exaucés avant mêtue d'avoir été formulés. Fais dire au prince que nous le remercions et que nous serions heureux de le rencontrer.
Avant même que je ne commence à traduire, Goffo ajouta :
— Le prince est en train de prendre son bain. Dès qu'il aura fini, il viendra se présenter.
Je transmis la nouvelle au sergent.
En attendant, les nattes, canaris d'eau, coussins et chassemouches furent répartis entre nos cases par les porteurs, qui allèrent ensuite s'installer dans le campement réservé aux indigènes, alors élégamment appelé “campement des bougnoules”. Quant au cuisinier, après avoir récupéré la nourriture, il alla camper dans la case-cuisine. Les paleffeniers, eux, restèrent auprès des chevaux dans le hangar-écurie.
Une demi-heure plus tard, un nuage de poussière s'éleva en tourbillon au-dessus de la route. Le martèlement des tam-tams se fit entendre, accompagné de chants modules sur divers thèmes traditionnels. C'était le prince Lolo qui arrivait, entouré par ses courtisans et ses griots, tous à cheval, et suivi par une garde aussi armée que pour aller à l'attaque d'une fortification ennemie. Quand le cortège ne fut plus qu'à une vingtaine de mètres, je distinguai le prince Lolo. Il montait un superbe cheval blanc, nerveux, frémissant, dont le harnachement de cuir brodé était de fabrication marocaine, et les étriers en argent. Le prince lui-même portait des bottes européennes qui rehaussaient encore la beauté de sa tenue africaine. Son turban n'avait pas le volume excessif des turbans haoussas ; de proportions harmonieuses, il faisait penser aux turbans des lanciers hindous bengalis, que j'avais vus dans des illustrations.
Comme je devais l'apprendre un peu Plus tard, le prince Lolo, avant la mort de son père le chef Djibril, avait fait la guerre en France de 1916 à 1918. Il en était revenu avec le grade de sergent-chef (du corps indigène, cela va sans dire) et trois belles médailles qu'il portait présentement sur sa poitrine : la médaille militaire, la Croix de guerre à deux palmes et la médaille de sauvetage.
Le cortège entra bruyainment dans le campement. Des coups de fusil tirés à blanc crépitèrent. Tous les cavaliers mirent pied à terre, sauf Lolo qui resta en selle. Cette attitude m'intrigua. J'interrogeai Goffo, qui était resté auprès de moi :
— Pourquoi le prince reste-t-il à cheval ?
— O mon maître Amadou ! Comme dit l'adage : Si tu trouves un jour une belle génisse abandonnée par des Fulɓe dans un vieux parc, ne t'en empare pas, ce ne peut être qu'une guignarde.
Je ne saurais te dire pourquoi mon maître Lolo reste en selle. Sans doute ne le sait-il pas luimême… Je restai sur ces paroles énigmatiques.
Les sergents Autexier et Mayclaire s'avancèrent vers le prince. Quand ils furent à quelques inètres de son cheval, Lolo se mit à crier comme un fou : “Gaaarde-à-vous !” Et aussitôt il se dressa sur ses étriers, raide, la tête haute, le bras droit relevé et les doigts de la main appliqués sur sa tempe droite, en un impeccable salut militaire !… Les deux sergents, médusés, ne savaient que dire. Lolo restait figé sur ses étriers comme une statue de bronze, les yeux fixés sur on ne savait quel horizon… Le silence commençant à devenir gênant, l'un des compagnons du prince s'écria en français d'une voix puissante :
— Sergent-chef de l'infanterie Lolo Djibril Mamadou Ala-Atchi… Repos !
Comme par magie, le prince revint a une position normale. Il reprit en main les rênes qu'il avait abandonnées pour saluer, manœuvra son cheval et lui fit exécuter avec une habileté consommée une série de mouvements combinés : sauts de mouton, voltes et virevoltes. Il termina son exhibition en faisant s'incliner sa monture sur ses pattes avant en une courbette d'une élégance qui m'arracha un cri d'admiration. Quel cavalier c'était ! je devais d'ailleurs apprendre par la suite que le prince était cité parmi les meilleurs cavaliers de toute la Haute-Volta, qui en comptait des milliers !
Les captifs et les griots poussèrent un chœur d'exclamations louangeuses. Trois d'entre eux allèrent se placer à côté du cheval, toujours incliné sur ses pattes avant. D'un habile maniement des rênes conjugué avec de discrets mouvements de pied, Lolo redressa son cheval. Puis, à notre stupéfaction, tel un parfait voltigeur il sauta de sa selle pour aller retomber dans les bras tendus des trois hommes. Ceux-ci le portèrent en triomphe, et passant devant nous à vive allure, allèrent le déposer sous le hangar qui réunissait les cases des deux sergents. Abasourdis, nous fîmes demi-tour pour rejoindre le hangar où Lolo, déjà princièrement installé dans une chaise longue apportée par son porte-siège, nous attendait. Les rôles étaient renversés. C'était maintenant Lolo qui, sous leur propre hangar, allait recevoir les deux sergents…
Pendant que nous avancions vers le hangar, Goffo, regardant son maître avec tristesse, me dit en fulfulde :
— Crois-tu, ô mon maître Amadou, qu'un prince digne de ce nom se permettrait de telles acrobaties ? Si elles prouvent de façon éclatante les qualités équestres de mon maître, elles n'honorent pas le turban de dauphin du trône des Djallouɓe. Un prince se doit d'être réservé. Or mon maître Lolo ne l'est pas, et de plus il est intempérant ; tu t'en rendras compte avant de quitter la ville. C'est d'ailleurs son manque de sérieux qui l'a empêché d'être intronisé à la place de père.
Je ne savais que dire à un homme qui portait un jugement si sévère sur son prince que par ailleurs, j'en étais sûr, il était prêt à défendre au prix de sa vie. J'gnorais encore que Lolo était coutumier de ce genre de fantaisies, et que l'abus des boissons alcoolisées y était pour quelque chose. Nous étions arrivés sous le hangar. Le prince, sans se lever de sa chaise, s'adressa à moi en fulfulde :
— O fils de mon père 22 ! Dis aux deux fils de la grande France pour laquelle j'ai versé mon sang et ma sueur comme si elle était le pays des Djallouɓe eux-mêmes qu'ils sont les bienvenus. J'ai ici pour eux nourriture, boissons, poitrines fermes et fesses souples et arrondies. Ils ne manqueront de rien. Et s'ils veulent se baigner dans du lait, je ferai venir autant de vaches laitières qu'il en faudra pour les satisfaire. Je vais d'ailleurs faire immoler en leur honneur cinq bœufs de dix ans et cinq gros moutons de case, afin que tout le monde se régale !
Je traduisis son discours aux deux sergents, qui n'en croyaient pas leurs oreilles…
— Eh ben mon colon ! s'exclama Autexier. Viens, Mayclaire. Nous n'avons plus qu'à nous asseoir et à écouter ce phénomène de l'hospitalité africaine !
On nous avança trois coussins, et nous prîmes place en face du prince. Autexier ine chargea de le remercier de sa générosité, clé le féliciter pour son art équestre et de lui dire qu'il était digne d'aller disputer leur prix aux cadets de l'Ecole de Saumur en France. Lolo éclata de rire, et répondit directement en français :
— En 1917, j'ai passé une permission de détente de quinze jours à Saumur. J'y ai vu les éleves de la cavalerie. Ils sont très forts, et montent de très beaux chevaux de grande taille. J'avais pensé en ramener un à Tiw pour la reproduction, mais personne ne m'a pris au sérieux ; mon capitaine m'a même interdit d'en parler! Mais c'est à Saumur que j'ai bu le meilleur champagne…
Sans transition, Lolo demanda aux deux sous-officiers s'ils avaient apporté avec eux des liqueurs fortes. Il était prêt à les leur payer le prix qu'ils en voudraient.
— Nous ne sommes pas des commerçants, répondit le sergent Autexier, mais nous pouvons néanmoins te servir un très bon vin. — Je préférerais un verre de Pernod-Fils, de Berger oLi de bitter, dit Lolo. Le vin est une boisson pour les femmes et les garçonnets. Moi, je suis un poilu qui connaît les talus et les tranchées de France !
Il secoua son boubou et fit tinter ses trois médailles, qu'il désigna du doigt une à une :
— O pièces frappées pour glorifier ceux qui savent charger sans peur les colonnes ennemies ou recevoir sans broncher la charge de leurs baïonnettes ! Vous ne tinterez jamais sur la poitrine des couards qui pissent de terreur quand les canons font entendre leur tonnerre, ou quand les mitrailleuses égrènent leur chapelet dont chaque grain petit vous donner la mort !
Autexier fit sortir de la caisse à provisions un litre de Pernod-Fils et trois verres. Il y versa la liqueur pure à peine étendue d'eau, tendit un verre au prince, l'autre au sergent Mayclaire et prit le troisième. Tous trois levèrent le coude en criant :
— A votre santé !
Après une seule gorgée, les deux Français déposèrent leur verre sur le sol. Lolo vida le sien d'un trait, rota bruyamment et le tendit à Autexier en disant :
— Encore, sergent ! Encore de cette femme verte dont le parfum enivre même celui qui attrait perdu son odorat le jour de sa naissance ! Verses-en, oui, verses-en beaucoup dans mon verre ! Oh, je sais, les marabouts me reprochent ma pratique alcoolique… Ils ignorent que cela me permet de noyer les soucis que l'injustice a semés dans ma tête, d'où leurs prières n'ont pas su les extirper !
Autexier versa dans le verre une bonne rasade d'alcool, y ajouta de l'eau et le tendit au prince. Celui-ci l'avala d'un coup, puis se leva et lança d'une voix forte :
— Vive l'absinthe ! A bas la loi qui en interdit la vente ! Et gloire aux contrebandiers qui nous procurent Pernod-Fils, rhum et bitter ! Allons, sergent, encore un verre !
Cette fois-ci Autexier augmenta la proportion d'eau, tout en glissant à l'oreille de Mayclaire “Si avec ça le mec tient encore debout, alors chapeau Nous saurons à qui nous avons affaire !” Lolo vida son verre, puis retomba assis dans sa chaise longue. Sa tête tomba lourdement sur sa poitrine. Au bout d'un moment, Autexier le crut terrassé par l'alcool :
— Ça y est ! L'animal a son compte !
Lolo se secoua, leva brusquement la tête et éclata de rire :
— Non, sergent, je n'ai pas encore inon compte ! Je l'auria quand ce qui reste de ta pauvre bouteille sera transvasé dans la cuvette de mon estomac ! Allez, encore une rasade, et cette fois-ci verse plus d'alcool que d'eau, cette boisson faite pour les poissons et les grenouilles ! …
— Ça suffit comme ça ! l'arrêta Autexier.
Complètement ivre, Lolo se mit à chanter la Madelon, à la manière pittoresque des tirailleurs indigènes qui avaient ramené en Afrique la chanson mascotte des poilus de 14-18… Il fallut toute l'autorité affectueuse de Goffo pour nous débarrasser de ce prince à la fois généreux et pitoyable.
Pourquoi Lolo, dauphin d'une des plus grandes provinces de la Haute-Volta, qui avait hérité d'un cheptel si vaste que personne ne pouvait en dénombrer les têtes, dont le palais regorgeait d'or, d'argent, de caisses d'ambre pur et de coraux de première qualité, et qui avait à son service plus de mille captifs prêts à mourir pour lui, était-il devenu une telle épave humaine ? C'était une longue histoire que Goffo, le chef de ses captifs, me conta en pleurant, et que je rapporte ici parce qu'elle apporte des lumières nouvelles sur un épisode rocambolesque de la vie de “Wangrin” que j'ai raconté dans mon livre l'Etrange Destin de Wangrin, au chapitre intitulé “La mort d'un grand chef et ce qui s'ensuivit”. Il va sans dire qu'à l'époque où se situe le présent épisode, n'ayant pas encore retrouvé Wangrin, j'ignorais tout de cette histoire. Voici ce que me conta Goffo :
— En tant que fils aîné, Lolo aurait dû être intronisé à la place de son père. C'est d'ailleurs en tant que dauphin que ce dernier l'offrit en 1916 au gouvernement français pour aider la France à se défendre contre les troupes du roi Guillaume II qui l'avaient attaquée. Lolo se conduisit à la guerre de manière à ne faire honte ni à son père ni aux Fulɓe du monde entier ! Il se battit si vaillamment qu'il obtint le grade de sergent-chef et trois grandes médailles de preux. Hélas, il n'apprit pas seulement à faire la guerre, il apprit également a fréquenter les maisonnettes où boivent les Blancs, et à boire comme eux. Mais avec sa manie de vouloir toujours briller plus que les autres, il se mit à boire plus que les Blancs les plus buveurs. Il oublia Allâh, il oublia Mohammad… Il cessa d'être musulman et se convertit avec fougue à la religion de l'alcool. Un camarade du beuverie lui apprit un jour le nom du dieu qui souffle l'ivresse dans le coeur des hommes. Il s'est converti à ce dieu. Et c'est ainsi que Lolo nous revint le cœur vidé d'Allah et empli ce l'esprit de « Bakisso » (Bacchus), le dieu de l'ivrognerie.
Malgré sa brillante conduite à la guerre et ses titres de gloire, son comportement attrista son père. Tous deux s'éloignèrent l'un de l'autre. Les marabouts et les notables manquèrent à leur devoir en laissant empirer une situation qui mettait tout le monde mal à l'aise sous le ciel des Djallouɓe.
Le prince fonda alors une association de jeunes buveurs composée de quarante-cinq vauriens. Il leur donna a chacun un cheval et une tenue similaire, une lance solide, un casse-tête et un sabre tranchant. Leur groupe commença à sillonner le pays en se livrant à des séances de beuverie dans tous les villages où se tenaient des foires hebdomadaires. En l'espace de dix mois, Lolo avait épuisé l'immense fortune que son père et ses oncles maternels lui avaient donnée. Pour continuer d'entretenir les membres de son association, il contracta d'énormes dettes. Ses créanciers, fatigués d'attendre, allèrent trouver son père. Celui-ci régla tout le monde, mais pour y parvenir il dut vendre deux cent vingt taureaux, cinquante génisses et dix kilos d'or.
Le même mois, rongé de chagrin, le chef Djibril tomba malade. Sa maladie fut de courte durée. Il mourut sans que son fils ait changé de conduite ni demandé son pardon. Lolo passa ainsi à côté de la chance qu'il ne rattraperait jamais plus. Malheur de malheur !…
En évoquant la triste mort du chef Djibril qu'il aimait comme un fils, le pauvre Goffo pleurait à chaudes larmes.
— A la mort du chef Djibril, continua-t-il, Lolo hérita d'une partie de ses biens et ambitionna d'occuper sa place. Mais il avait compté sans les intrigues de son oncle paternel Boukari Salihou, puîné de son père, et surtout il n'avait pas mesuré l'impopularité de sa conduite auprès des anciens et des marabouts. Pour évincer Lolo du turban de Tiw, son oncle Boukari Salihou acheta très cher la connivence de « Wangrin », le grand interprète du commandant de cercle, qui était venu représenter ce dernier aux funérailles du chef Djibril. Lolo fût donc frustré du commandenient, et peu s'en fallut qu'il ne fût obligé de céder à son oncle la fortune laissée par son défunt père !…
(Goffo cita Wangrin, bien sûr, sous son véritable nom. C'était la première fois que j'entendais parler de lui depuis mon entrée en Haute-Volta ; cela me donna l'espoir de le retrouver un jour dans une ville ou une autre du pays, car depuis mon enfance à Bandiagara, je le considérais toujours comme “mon oncle”.)
Quand Goffo eut terminé son récit, je me demandai en mon for intérieur si l'éventualité qu'il venait d'évoquer pour le prince n'aurait pas été préférable pour toute la famille du défunt, car Lolo était visiblement en train de dilapider l'immense fortune dont il avait hérité. Je ne lui donnais pas deux ans pour tout engloutir dans la boisson et les excentricités dont il avait fait sa raison de vivre.
A ce moment, Goffo gémit doucement comme un chien malade. Il prit congé de moi et rentra au village. Il était vingt-trois heures passées lorsque je regagnai ma couchette ; mais je ne pus m'endormir avant des heures, retournant cette histoire dans ma tête et méditant sur les méfaits de la boisson. Je ne me doutais pas que six ans plus tard, en 1928, je retrouverais “Wangrin”, l'interprète responsable de l'éviction de Lolo, et qu'entre autres histoires il me conterait en détail les péripéties mouvementées de cette mémorable succession, et comment il avait réussi à se sortir a son avantage de l'intrigue la plus “carabinée” qu'il ait jamais montée dans sa carrière, pourtant fertile en “wangrineries” de toutes sortes !

Le grand interprète Moro Sidibé

Le lendemain matin, notre convoi s'ébranla en direction du bourg de Bango, nouveau chef-lieu de la province des Djalloubés dirigé par l'oncle de Lolo, le chef Boukari Salihou. L'étape suivante était Ouahigouya, chef-lieu de la circonscription administrative du Yatenga, ville importante où cohabitaient et le commandant de cercle représentant l'autorité française, et le “Yatenga Naaba”, empereur mossi du pays de Yatenga.
Dès notre arrivée à Ouahigouya, après avoir déposé nos bagages dans le campement, j'accompagnai les deux sergents jusqu'à la résidence du cercle où nous devions faire viser nos papiers et demander le renouvellement de nos porteurs. Ceux-ci devaient en effet retourner à Bandiagara où ils avaient été, selon l'usage, réquisitionnés d'office au titre des “prestations de travail obligatoires”, et de ce fait obligés d'abandonner qui son petit commerce, qui la récolte de son champ ou ses obligations familiales.
Dans le bureau du cercle, je fis la connaissance du “grand interprète” du commandant, un Pullo du Wassoulou qui s'appelait Moro Sidibé et qui, apparemment, méritait bien son titre : il mesurait au moins deux mètres de haut et sa corpulence était impressionnante ! En tant que compatriote, il me proposa très cordialement de venir prendre mes repas chez lui durant nos deux jours d'arrêt. Comme tous les anciens tirailleurs, il parlait ce français pittoresque et imagé que nous appelions “forofifon naspa”, mais en fulfulde et en bambara sa langue était irréprochable. La cour de sa concession était aussi achalandée que celle de l'empereur, et chaque soir s'y tenait une grande séance de musique et de causerie où conteurs et traditionalistes rivalisaient de connaissances. Accompagnés par d'éminents guitaristes, ils narraient à tour de rôle ce qu'ils avaient appris des anciens.
De tous ceux qui venaient égayer la cour de Moro Sidibé, Sidi — de la caste des cordonniers — était le plus versé dans l'histoire du Yatenga. Il connaissait sur le bout des doigts la remarquable organisation administrative de l'empire avant la pénétration française. Voyant mon intérêt pour ces questions, Moro Sidibé organisa en mon honneur pour le lendemain une soirée récréative où il ne convoqua que Sidi et deux guitaristes, afin que nous ne soyons pas gênés par le bruit et que nous puissions écouter Sidi tout à notre aise.
J'arrivai vers vingt heures. Moro Sidibé était encore dans les appartements de ses épouses. On m'introduisit dans une petite cour privée de la concession. Deux très belles jeunes filles étaient en train d'y étaler des nattes de style haoussa. Je pris place dans une chaise longue préparée à mon intention, mais je n'eus pas longtemps à attendre. Bientôt mon hôte apparut, tout habillé de blanc, haut comme un pilier et épais comme un taurillon. La croix de la Légion d'honneur accrochée à sa poitrine donnait a sa tenue, en ce lieu privé, un aspect solennel qui me laissait rêveur. Majestueux, il avançait vers moi à pas lents. Je me levai. Il me serra la main en souriant très largement et prit place dans sa chaise longue.
— Assieds-toi, me dit-il, nous allons dîner. Nos convives attendent dans la grande cour que nous ayons fini notre repas.
Il agita une petite clochette. Aussitôt les deux jeunes filles réapparurent, apportant de quoi nous laver les mains. Puis ce fut un défilé des plats les plus variés. Nous n'étions que deux, mais il y avait à manger pour dix…
C'était bien africain. Le dîner terminé, quand les jeunes filles eurent débarrassé nos nattes, Moro Sidibé fit introduire Sidi et ses deux guitaristes qui attendaient dans la grande cour. Après les salutations d'usage, Sidi et ses compagnons prirent place sur une grande natte qui nous faisait face. Les deux guitaristes commencèrent par accorder leurs instruments, puis, comme le voulait la coutume, ils jouèrent en l'honneur des Fulɓe l'air traditionnel njaru que tout griot musicien doit à un Pullo lorsqu'il lui rend visite, comme une sorte de tribut.
Pendant que les guitaristes jouaient, Sidi se recueillait, cherchant visiblement dans les archives de sa mémoire quel récit en extraire pour nous le rapporter. Moro Sidibé le tira d'embarras :
— O Sidi ! Raconte-nous donc comment fut fondé l'empire du Yatenga.
Tout heureux, mis à son aise, Sidi commença :
— O Sidibé ! En Afrique, parler d'un pays sans parler de son chef, ou parler d'un homme sans parler de ses ascendants, c'est commettre une bévue impardonnable. De même que l'arbre doit sa force et son envergure à ses racines, l'homme doit d'être ce qu'il est à sa naissance, c'est-à-dire aux germes qui lui viennent de ses parents. Quant au pays, il doit sa paix et sa prospérité à l'intelligence et à la bonne administration de son chef.
Je m'en vais donc conter pour vous ce que mon père me conta en me disant l'avoir appris de son propre père, qui avait connu l'empereur Naaba Kango et avait vécu à sa cour. Comme dit l'adage : « J'ai entendu » est plus proche de l'erreur que « j'ai vécu ». Voici donc le récit que je dois à mon père…

Il nous conta alors l'histoire très très ancienne d'une princesse amazone mossi qu'un jour son cheval emporta ventre à terre jusqu'au cœur d'une profonde forêt où vivait un chasseur solitaire, qui n'était autre qu'un prince malinké (ou mande) en exil. Il nous conta comment l'amour, qui n'obéit à aucune loi et que rien ne peut expliquer, s'empara du cœur des deux jeunes gens et comment vint au monde l'enfant que l'on nomma Ouëdraogo (“cheval mâle”) en mémoire de l'étalon fougueux qui avait amené sa maman jusque devant la hutte de son futur papa. Ses descendants allaient devenir les empereurs des divers Etats du grand pays mossi. Ya-Diga serait le vrai fondateur de l'empire de Ouahigouya, auquel il donna le nom de Yatenga [manyaare].
Voulant en savoir davantage sur l'organisation traditionnelle du pays, je lui demandai comment l'empire du Yatenga était administré.
— L'empire, me répondit-il, était, et est toujours, administré selon une stricte hiérarchie dont les niveaux sont superposés comme dans une maison à étages, et que l'on retrouve dans tous les autres empires frères, y compris celui du grand Moro Naba de Ouagadougou.
Au sommet, à l'étage supérieur, trône l'empereur ; à Ouahigouya, c'est le Moro Naba Yatenga.
A l'étage suivant, on trouve les grands dignitaires du palais qui siègent au Conseil de l'empire en présence du Moro Naba. Ce sont :

Voilà les six grands dignitaires du palais. Indépendamment des visites de déférence qu'ils rendent assez souvent à l'empereur, ils ont chacun un jour de permanence complet par semaine pour traiter avec lui des affaires de leurs départements respectifs.

Au troisième étage viennent les dignitaires de l'Etat :

Un système de transmission des nouvelles par réseaux de tam-tams permet à l'autorité centrale de communiquer rapidement avec les villages environnants et les régions.
Enfin, tout en bas de l'édifice, vient le peuple qu'on piétine et qu'on pressure mais que l'on ne peut empêcher de chanter, de danser et de juger ses chefs !

Après cette véhémente tirade, Sidi leva soudain ses bras qu'il étira au-dessus de sa tête. il entrelaça ses doigts, poussa un gémissement de grande lassitude et dit :
— O, Moro, du clan des Sidibé ! Tes griots ont sommeil. Ils voudraient que tu leur donnes la route.
Je plongeai ma main dans ma poche afin de lui donner quelque chose. Moro Sidibé saisit mon bras :
— Laisse, dit-il, tu es mon invité. C'est à moi de donner les cadeaux d'usage.
Il distribua entre Sidi et ses compagnons quinze francs, trois gros moutons de case et trois boubous. Tout le monde était content, et moi plus encore ! Car non seulement j'avais beaucoup appris sur ce pays nouveau pour moi, mais le geste de Moro Sidibé me mettait à l'aise : ce que j'avais eu l'intention de donner aux griots eût été bien dérisoire, en effet, par rapport aux cadeaux du grand interprète !…
Je ne pouvais imaginer cette nuit-là que lorsque, en 1928, je retrouverais mon “oncle Wangrin”, il me raconterait en long et en large l'histoire rocambolesque de ses démêlés avec ce même “grand interprète”, et que ce dernier me confierait à son tour, lors de mon retour à Ouahigouya en 1932, sa propre version des événements.
Pour l'heure, tout heureux de ma soirée, je pris congé de Moro en le remerciant chaleureusement de son accueil.
Le lendemain matin, mes compagnons et moi repremous la route. A raison d'environ vingt-cinq kilomètres par jour sauf le dimanche, consacré au repos et à la distraction, nous comptions mettre une huitaine de jours pour arriver à Ouagadougou, terme de notre voyage.

Un surveillant féroce

A partir de Ouahigouya, je me sentis dépaysé. Je ne parlais pas le moré, la langue des Mossis. Quant à la langue peule, elle n'était pas courante dans le pays, et d'ailleurs pour rien au monde les Mossis n'acceptaient de s'en servir ; ils n'aimaient ni les Fulɓe, ni leur langue, ni leur lait sacro-saint, auquel ils préféraient de loin la bonne bière de mil appelée dolo. Pour les Mossis, un Pullo n'est pas un homme : c'est un singe rouge de la savane jaune. De leur côté, il faut le dire, les Fulɓe ne sont pas plus tendres à l'égard des Mossis qu'ils considèrent comme des orangs-outangs balafrés, malpropres et puant l'alcool, et dont le pays a souvent été considéré par eux comme une pépinière d'esclaves…
Sur le plan des relations individuelles, toutefois, ces appellations traditionnelles peuvent devenir un sujet de plaisanterie mutuelle et de moquerie amicale, comme on peut en rencontrer entre Fulɓe et Bambaras ou Fulɓe et Dogons.
Je pénétrais là vraiment en terre inconnue, sans soutien, loin des miens, et les paroles de M. Sinibaldi, qui m'avait dit à Bamako qu'il ne savait “à quelle sauce je serais mangé”, me revenaient en mémoire. Je chassai cette pensée angoissante et consacrai toute mon attention aux régions que nous traversions.
Parmi les étapes qui nous séparaient de Ouagadougou se trouvait Yako, chef-lieu d'une principauté qui, jadis, s'était glorieusement illustrée dans les annales des Etats mossis mais où, lors de notre passage, demeurait encore vivant le souvenir moins glorieux d'un féroce “surveillant des travaux publics” qui avait sévi à travers le pays. Il s'appelait Bara Dem, et c'était un Toucouleur venu du Sénégal dans les bagages des conquérants français. L'anecdote qui le concerne n'est pas sans intérêt dans la mesure ou elle illustre comment, à l'époque, étaient réalisés par la population certains grands travaux déclarés “d'intérêt général” pour le développement de la colonie, et comment certains Africains se firent parfois les instruments dévoués, voire cruels, de cette politique.
Bara Dem, cointne Alfa Maki Tall, chef des Toucouleurs de Bandiagara, s'était spécialisé dans la construction des routes et des ponts, mais avec une méthode de recrutement et de travail qui lui était toute particulière. Les grands travaux qu'il faisait exécuter nécessitaient une main-d'œuvre considérable, la plupart du temps réticente, qu'il n'hésitait pas à recruter par la force. Les Mossis refusaient de s'offrir sans résistance pour un travail qu'ils jugeaient dégradant et inutile. Pour eux, le conquérant blanc avait inventé ces histoires de routes larges de huit à douze coudées qu'il fallait ouvrir à travers la forêt, creuser dans la rocaille puis damer à la main pour en durcir la surface, uniquement pour tracasser le peuple et lui prouver sa vassalité. Les empereurs mossis et leurs dignitaires partageaient ce point de vue. Ils encourageaient en sous-main leurs sujets à saboter les travaux, et il n'était pas rare que les responsables des chantiers soient retrouvés empoisonnés ou descendus froidement par les habitants.
Bara Dem étant connu pour son courage mâle, sa force physique redoutable et son cœur sans pitié, l'autorité administrative coloniale du pays lui avait proposé les fonctions périlleuses de “surveillant des travaux publics”. Il accepta, mais sous trois conditions :

  1. il recruterait lui-même de force tous les manœuvres dont il attrait besoin, avec droit de punir séance tenante toute résistance ou connivence de sabotage qu'il constaterait ou même soupçonnerait
  2. il se ferait assister par dix hommes qu'il choisirait lui-même
  3. lui et ses auxiliaires seraient armés et auraient le droit de faire usage de leurs armes pour se défendre légitimement.

C'était à prendre ou à laisser… Etant donné l'intérêt que représentait la réalisation de routes à travers les territoires, aussi bien pour le déplacement des représentants de l'autorité que pour l'acheminement de marchandises et des matières premières au profit des grosses sociétés commerciales françaises de la place, Bara Dem fut investi de tous les pouvoirs qu'il avait demandés.

De toutes les routes à créer, celle qui reliait Ouahigouya à Ouagadougou en passant par Yako était la plus urgente en raison d'un voyage envisagé par le gouverneur du Soudan, mais aussi la plus difficile à réaliser. Les habitants de Yako n'avaient jamais été des tendres. Ils refusèrent catégoriquement de livrer la main-d'œuvre et envoyèrent dire à Bara Dem de ne point s'aviser de venir à Yako pour quelque motif que ce soit, et surtout pour y créer une route fantaisiste dont ils n'avaient nul besoin. Les chemins exitants leur suffisaient.
Bara Dem porta le fait à la connaissance du commandant de cercle, puis, malgré la menace, il partit pour Yako. Là, installé dans le campement qu'il avait fait bâtir lui-même quelques mois auparavant, il fit convoquer le chef du village et les notables pour le lendemain matin à sept heures. A huit heures, personne ne s'était encore montré. Le message était clair.
Accompagné de ses dix gaillards armés de mousquetons à répétition, Bara Dem se rendit droit chez le chef du village. Celui-ci lui expliqua qu'il ne serait pas facile de trouver des manoeuvres, tous les jeunes gens de Yako s'étant enfuis dans les villages voisins. Bara Dem lui ordonna de l'accompagner au campement ou ils pourraient tous les deux étudier la question. Le chef tenta de regimber, mais Bara Dem, le regard menaçant, lui saisit le poignet et le serra d'une main de fer. Le chef comprit que le Toucouleur était homme à n'avoir besoin de personne pour venir à bout d'un adversaire, et que c'était un téméraire qui ne reculerait devant rien. Mieux valait composer avec lui. Il accepta de le suivre jusqu'au campement.
Ils étaient encore en route que déjà la nouvelle s'était répandue à travers la ville. De tous côtés les notables accouraient vers le campement pour assister leur chef. Quand ils furent assez nombreux, Bara Dem déclara :
— Le grand gouverneur du Soudan, qui réside sur la colline de Koulouba, au-dessus de Bamako, va venir visiter Ouahigouya, puis Ouagadougou. La grande route que nous ouvrons pour lui passe nécessairement par Yako.
Or, vous le savez, votre ville est située sur une élévation qui surplombe un vallon, lequel se transforme en une vaste mare pendant la saison d'hivernage. Il faudra donc réaliser une digue large et solide en travers du vallon. Pour ce travail, la province de Yako doit me fournir cinq cents manoeuvres et assurer quotidiennement leur nourriture.
Aucun de vous, y compris votre chef, ne quittera ce campement avant que les cinq cents manœuvres ne soient ici au complet. Faites transmettre des ordres en conséquence. Et celui d'entre vous qui essaiera de sortir pour rentrer chez lui, je le suspendrai à un piquet comme une vulgaire outre d'eau. Un notable de Yako, réputé pour ses fanfaronnades, s'écria :
— Est-ce que tu n'exagères pas un peu ? Comment pourrais-tu suspendre un homme comme une outre d'eau ?
Bara Dem éclata de rire :
— Je m'appelle Bara Dem, je suis toucouleur et j'appartiens à une ethnie guerrière. Or, les miens ont un principe, c'est de faire voir aux énergumènes de ton espèce exactement ce qu'ils demandent à voir. Tu veux voir comment on suspend un homme comnie une outre d'eau ? Très bien, tu l'auras voulu !
Bara Dem se saisit de la main droite du notable, la tordit et la lui renversa dans le dos. L'homme tenta de riposter en levant son bras gauche, mais Bara Dem s'en saisit et lui fit subir le même sort. Il lui ligota alors solidement les deux mains dans le dos, puis ordonna à l'un de ses auxiliaires de lui ligoter également les pieds. Quand le pauvre fanfaron fut ainsi pieds et poings liés, Bara Dem le fit suspendre horizontalement à une traverse posée sur deux grosses fourches fichées en terre, la corde de suspension passant dans son dos entre ses mains et ses pieds. Le malheureux, qui avait effectivement tout l'air d'une grosse outre d'eau suspendue, devait souffrir horriblement, les bras ainsi tirés en arrière sous le poids du corps.
— Faites feu sur quiconque tenterait de le délivrer ordonna Bara Dem à ses hommes.
Ce spectacle donna froid dans le dos à tous ceux qui nourrissaient encore quelque velléité de résistance ou qui envisageaient de saboter la réalisation de la digue. La sécurité des leurs était en jeu, et à quel prix ! Bara Dem laissa le pauvre notable suspendu jusqu'au moment où, n'en pouvant plus, il demanda pardon et jura de l'aider à réaliser ses travaux. Ce traitement brutal équivalait, jadis, à une éloquente mise en garde : il signifiait que le détenteur de l'autorité ne souffrirait aucune contradiction. Le message fut entendu.

Bara Dem était considéré, dans tout le pays, comme la terreur même. Tous les chefs, y compris le grand Moro Naba de Ouagadougou, redoutaient cet homme, qui, certes, réussissait à faire construire des routes, des ponts et des campements, mais pour qui la vie d'un Mossi ne valait pas plus que celle d'un poulet…
Le sort voulut que Bara Dem connut une mort atroce, dans des circonstances assez stupides. Alors qu'il était à cheval, il se pencha en avant pour réajuster la fixation de son chasse-mouche ; mais tandis qu'il était penché l'animal releva brusquement la tête, lui donnant sur le front un coup d'une violence telle qu'il lui en ouvrit la boîte crânienne. Son agonie fut longue et très pénible.
L'histoire ne dit pas ce qu'en pensèrent les populations voltaïques, qui virent tant des leurs arrachés de force à leur famille ou à leur champ pour des corvées dont ils ne comprenaient pas la raison, on envoyés en masse dans des pays limitrophes au climat humide pour y réaliser des travaux gigantesques, dont la plupart ne revenaient pas…

Notes
1. Ethnie de pêcheurs et de chasseurs vivant dans la vallée du Niger, “maîtres de l'eau” traditionnels dans toute la région.
2. Sur la légende de l'origine aquatique des premiers Blancs apparus en Afrique, cf. Amkoullel l'enfant peul : p. 143, note 31. Toutes les notes ou parties de notes entre crochets sont des notes additives de Hélène Heckmann.
3. Les récits recueillis au cours de mon voyage figurent dans mes archives.
4. L'empire du Mandé, ou Mali (prononciations différentes selon les régions), fut fondé au XIIIe siècle par Soundiata Keïta.
5. Le mordant est un produit acide utilisé pour fixer les teintures.
6. Fondateur d'un empire islamique toucouleur qui s'étendait de l'est de la Guinée jusqu'à Tombouctou, El Hadj Omar mourut en 1864. Il était Grand maître pour l'Afrique noire de la confrérie tijani (cf. Amkoullel, l'enfant peul, p. 21-27. Sur la confrérie tidjani, ou Tidianiya, ibid., note 4, et Vie et enseignement de Tierno Bokar, p. 219 à la fin.
7. Le voyageur de passage qui descend chez un logeur est “son étranger”. Ce titre crée un lien entre le voyageur et son hôte, et, pour ce dernier, un devoir d'entretien et d'assistance presque sans limite en Afrique ancienne. En employant ici ce terme, surtout accompagné des cadeaux d'usage, j'honorais le vieux pêcheur et créais d'emblée entre nous une relation fondée sur la confiance.
8. Les griots ne sont pas, comme on le croit parfois en Europe, les seuls dépositaires de la mémoire historique dans “l'Afrique de la Savane” s'étendant au sud du Sahara. Les vieux “connaisseurs” ou “traditionalistes”, c'est-à-dire les héritiers des connaissances traditionnelles de l'époque (qu'il s'agisse d'histoire, de sciences naturelles et humaines, de religion, d'initiation, de coutumes, etc.), qu'ils soient pêcheurs, chasseurs, forgerons, tisserands, nobles ou autres, sont des informateurs tout aussi précieux, et dans les domaines les plus variés.
9. Fama, roi en bambara.
10. Saint homme de la tribu maire des Kountas.
11. Les crocodiles à la queue écourtée sont réputés les plus agressifs. Leur nom a donné naissance à un surnom désigriant des pursonnages particulièrement méchants.
12. Noir imitant les Blancs, autrement dit “un Blanc de couleur noire”, un faux Blanc.
13. Pullo (au sens de “noble”) : surnom affectueux donne à ma mère Kadidja par son époux et adopté par la famille. Naaba (“roi” en langue mossi) : surnom familier de mon père adoptif Tidjani, ancien chef (ou “roi”) de la province de Louta.
14. Adage signifiant que la Providence divine viendra toujours lu secours des opprimés ou des déshérités.
15. “Pieds lavés” : pieds blancs ; “front étoilé” : front marqué d'un cercle blanc.
16. Je rappelle que Beydari avait été racheté, enfant, par mon père naturel Hampaté, pour l'arracher à un maître qui le maltraitait. Mon père l'avait élevé comme un fils et, sur son lit de mort, l'avait désigné comme seul héritier et chef de notre famille, alors composée de mon frère aîné Hammadoun — décédé depuis — de moi-même et d'autres “captifs” recueillis par mon père (ma mère Kadidja, dont il était divorce, s'était entre-temps remariée de son côté à Tidjani Thiam). Sa maisonnée et moi-même constituions maintenant la “Famille Hampâté” (cf. Amkoullel, p. 43 et suiv. et p. 57, p. 53 et suiv. et p. 72).
17. Surnom affectueux donné par les enfants à Tierno Bokar.
18. Cf. Amkoullel, note 33.
19. Cette sourate, composée de sept versets et dont le nom signifie “Celle qui ouvre”, sert de base à toutes les prières musulmanes ainsi qu'à toutes les actions de consécration ou du bénédiction.
20. Une rekkat (mot arabe, pluriel rukku) représente la séquence des attitudes qui, dans la prière musulmane, vont de la position debout à la position prosternée. Chaque prière est composée de deux rekkat; au minimum, et de quatre au maximum.
21. Tierno exprime là non une opinion personnelle, mais l'un des enseignements coraniques.
22. Façon plus solenelle de dire “mon frère”, à la fois pour honorer et pour souligner le lien de parenté qui existe plus ou moins entre deux Fulɓe se rencontrant, à plus forte raison entre un Bâ et un Diallo, liés par l'alliance de la denɗiraaku, “parenté à plaisanterie”.

Table des matieres