webPulaaku


Amadou Hampâté Bâ
Oui, mon commandant ! Mémoires (II)

Paris. Actes Sud. 1994. 397 p.


Table des matieres

II
Jeune fonctionnaire en Haute-Volta

Enfin Ouagadougou !

Le 10 février 1922, huit jours après notre départ de Ouahigouya, nous arrivions enfin à Ouagadougou. J'avais quitté Bamako un mois et onze jours auparavant. Il était environ onze heures.
Je m'attendais à traverser une grande ville aux maisons serrées comme à Ségou, Mopti, Tiw ou Ouahigouya, mais il n'en était rien. Ouagadougou était constituée d'une multittide de petits hameaux séparés les uns des autres par des champs de mil, le tout s'étendant sur une sorte de vaste surface circulaire de huit à dix kilomètres de largeur. Au centre de cette circonférence se dressait le palais de l'empereur Naba Kom II, Moro Naba de Ouagadougou.
Notre convoi s'arrêta devant la résidence du commandant de cercle, séparée du camp militaire par une grande place ombragée qui avait servi de marché avant l'occupation du pays par les Français. C'est là que nous devions nous quitter. Les sergents Autexier et Mayclaire étaient des garçons sympathiques qui avaient beaucoup contribué à rendre mon voyage agréable. Nous étions devenus de bons compagnons, et nos adieux furent empreints de chaleur. Je ne devais jamais les revoir. Sans doute furent-ils affectés en brousse, dans quelque poste éloigné des grandes cités.
Après nos adieux, je me renseignai pour savoir où se trouvait la maison de Tidjani Tall, un Toucouleur descendant d'El Hadj Omar qui avait été mon camarade d'école à Djenné entre 1913 et 1915. J'avais appris qu'il exerçait maintenant les fonctions d'écrivain expéditionnaire au cabinet du gouverneur à Ouagadougou. En tant que compatriote et ancien camarade d'école, il se devait de m'héberger.
Sa maison était située non loin du nouveau marché de Ouagadougou. Je fus reçu par sa femme, qui m'installa dans le vestibule en attendant le retour de son mari, lequel, me dit-elle, était encore au bureau mais ne devait pas tarder. Il arriva en effet peu après. Tout heureux de nous retrouver, nous nous tapions dans les mains en riant de joie. Après avoir échangé des nouvelles du pays, je lui appris ce que je venais faire à Ouagadougou.
— Amadou, sois le bienvenu ! me dit-il. Tu es ici chez toi. Sache que ta venue me sortira de l'isolement dans lequel je me trouve au milieu des Mossis, ces balafrés qui se croient tous fils de Dieu et qui ne sont polis qu'avec ceux qui leur bottent le derrière. Tu es prévenu, prépare ta botte et achète-toi une cravache !
Il éclata de rire, comme s'il venait de me faire une bonne farce.
Il me faut ici ouvrir une petite parenthèse, pour signaler un phénomène psychologique né de la colonisation et que j'avais constaté à diverses reprises. A l'époque, certains ressortissants des premiers pays africains colonisés s'estimaient supérieurs aux autres en raison même de l'antériorité de leur contact avec les colonisateurs. Bien des Saint-Louisiens, par exemple, indépendamment du fait qu'ils jouissaient de la citoyenneté française (comme leurs compatriotes des trois autres villes sénégalaises à statut privilégié, Dakar, Rufisque et Gorée), se croyaient les phénix des nègres de l'Afrique parce qu'ils avaient été les premiers à entrer en contact avec les Européens en 1558. C'est à Saint-Louis que fut fondé le 1er régiment de tirailleurs sénégalais qui forma le gros de l'armée coloniale et permit la conquête du Soudan français, où ces tirailleurs se comportèrent comme en pays conquis. Le fait de botter les fesses de l'habitant était alors considéré par eux comme un privilège de droit. Lorsque le 2e régiment de tirailleurs sénégalais fut créé à Kati (Mali) avec des éléments soudanais, ceux-ci participèrent à leur tour à la conquête de la Guinée, de la Haute-Volta, etc., où l'on assista au même phénomène. Après l'invasion militaire, ce fut l'invasion administrative, les fonctionnaires des anciennes colonies allant occuper des postes dans les nouvelles colonies. Ainsi, par un phénomène plus ou moins consacré par l'histoire, les auxiliaires des conquérants se considéraient comme des conquérants eux-mêmes, et s'estimaient supérieurs aux vaincus. Pour certains Africains de l'époque, cela devint une sorte de tradition — or en tradition, comme chacun sait, les anciens esclaves priment les nouveaux ! Sans doute mon ami Tidjani Tall, que j'aimais beaucoup, avait-il hérité sans s'en rendre compte de ce phénomène généralisé…
Il me montra à l'intérieur de sa concession une case ronde inoccupée.
— Meuble-la, me dit-il, et loges-y tant que tu voudras !

Le lendemain matin, je me présentai au chef du service où j'avais été affecté : c'était M. Jean Sylvandre, receveur de l'Enregistrement et des domaines, dont j'avais fait la connaissance l'été précédent lorsque je travaillais dans un service similaire à Bamako. Son bureau et son domicile étaient situés dans le même bâtiment. Il me reçut avec un grand sourire, semblable au souvenir que j'en avais gardé : svelte, la peau claire, très beau, et d'un poli plein de dignité. Il eut l'amabilité de me présenter à sa femme.
— Eh bien, mon brave Amadou ! me dit-il. Installe-toi, fais connaissance avec la ville et remets-toi des fatigues du voyage. Tu as trois jours de repos pour cela. Et si tu as besoin de quoi que ce soit, fais-le-moi savoir.
Toutes mes craintes s'envolèrent. Finalement, la “sauce à laquelle je serais mangé” ne serait peut-être pas si désagréable…
Le lendemain, après m'être bien reposé, mon ami Tidjani Tall m'emmena au cabinet du gouverneur pour me présenter à Demba Sadio Diallo, le premier secrétaire indigène du gouverneur. C'était un compatriote, un Peul du Khasso (pays de Kayes, au Mali). Il appartenait à la famille du roi Semballa Diallo. Son père, Sadio Semballa Diallo, était le chef de la province de Koniakary. Sans la colonisation française, Demba Sadio en eût été le dauphin.
Il m'accueillit avec chaleur.
— Dimanche prochain, dit-il à Tidjani, je donnerai une grande invitation en l'honneur de notre parent !
Pendant mes trois jours de repos, je rendis, sur les conseils de Tidjani, plusieurs visites de courtoisie à des personnages influents de la ville.
Le premier, Babali Hawoli Bâ, se trouvait être, par chance, un de mes oncles éloignés. Ayant eu des démêlés à Bandiagara avec le roi Aguibou Tall, il avait quitté la ville en 1897 et était venu se réfugier auprès de l'empereur de Ouagadougou qui était alors le Moro Naba Kouka. Celuici l'avait pris en si grande estime qu'il l'avait admis à sa cour comme “conseiller musulman et secrétaire pour la langue arabe et les relations arabes”. Son successeur, le Moro Naba Kom II (qui fut couronné en 1906 et que je trouvai en place à mon arrivée), garda mon oncle auprès de lui et augmenta même ses prérogatives. Il ajouta à son prestige en lui donnant une de ses sœurs en mariage. Babali Hawoli Bâ était considéré comme le marabout le plus lettré et le plus savant de toute la Haute-Volta, et le respect dont il jouissait dépassait largement les frontières du territoire. Il jouissait d'une grande considération de la part du gouvernement français, et le gouverneur Edouard Hesling lui attribua même une pension viagère de cinquante francs par mois, somme considérable à une époque où, par ailleurs, l'administration coloniale donnait la chasse aux marabouts afin de comprimer l'avance de l'Islam.
Ma deuxième visite fut pour Moulaye Haïdara, un chérif — c'est-à-dire un descendant du Prophète — originaire de la ville sainte de Oualata (Mali), et qui était venu s'installer à Ouagadougou. En plus de quelques activités commerciales, il exerçait les fonctions de marabout ; il enseignait la grammaire et le droit musulman.
Puis j'allai saluer “Amadou Sidiki teint clair” et “Amadou Sidiki teint noir”, deux homonymes, tous deux éminents coranistes et bons arabisants, que l'on différenciait par la couleur de leur teint.
Tidjani me conseilla d'aller visiter également Moussa Sissoko et Allaye Massinanké, deux commerçants soudanais revendeurs de pacotilles et de bimbeloteries, mais très bien informés sur tout ce qui se passait dans le pays.
Enfin j'allai voir Hady Cissé, un vieux berger qui avait été le conducteur des bœufs des troupes d'occupation. Il s'était fixé finalement à Ouagadougou où il était devenu le logeur des commerçants dioulas soudanais qui faisaient l'aller et retour avec la Gold Coast (actuel Ghana).
Aucun fonctionnaire africain résidant à Ouagadougou ne pouvait alors se passer de ces sept personnages, sortes de manitous africains de la Haute-Volta, et y vivre en paix. Ce tribut de politesse dûment payé, je pouvais commencer à m'installer.

Après mes trois jours de congé, je pris mon service au bureau de l'enregistrement et des domaines, que M. Jean Sylvandre avait reçu pour mission d'organiser. Je rappelle qu'après la scission du territoire du “Haut-Sénégal-Niger” intervenue en mars 1919, l'ex-pays mossi avait accédé au statut de colonie autonome sous le nom de “Haute-Volta”, le reste du territoire reprenant son ancien nom de “Soudan français”. M. Jean Sylvandre avait alors été nommé receveur de l'Enregistrement et des domaines de la nouvelle colonie et chargé de mettre le nouveau service en route 1. Je l'avais rencontre à Bamako au cours de l'été 1921, lorsqu'il était venu au bureau de l'Enregistrement et des domaines dirigé par M. Bourgeois en vue d'organiser le transfert des documents d'archives concernant les circonscriptions de Haute-Volta. J'effectuais alors, ainsi que d'autres camarades d'école, un stage de travail à ce bureau pendant les vacances, et à la demande de M. Bourgeois j'avais été spécialement initié tu fonctionneinent des divers services afin de suppléer l'absence de l'un de ses agents, en congé de longue durée.
De même que le bureau de l'Enregistrement et des domaines de Bamako, celui de Ouagadougou comprenait : l'enregistrement proprement dit des actes officiels et des actes sous seing privé, les domaines, la conservation foncière, la curatelle aux biens vacants, les timbres, enfin l'administration des biens des fonctionnaires mourant à la colonie sans y laisser d'héritier. Je connaissais déjà plus ou moins le fonctionnement de ces différentes sections, mais M. Sylvandre compléta ma formation en m'initiant à tous les rouages de ces services compliqués et délicats où se trouvaient rassemblée une masse de renseignements de nature souvent très confidentielle. Pour y travailler, il fallait être d'une honnêteté rigoureuse et discret comme un confesseur.
Le premier dimanche qui suivit ma prise de service, Demba Sadio donna en mon honneur la grande invitation qu'il avait annoncée. Il y convia tous les fonctionnaires africains de marque, lesquels avaient à peu près le même âge que nous, à quelques années près. C'est a cette occasion que je fis la connaissance du Dim Delopsom, Mama Passam, Noraogo Iloudo, Elie Zirouvène Taoré, Jean Paligré, Aldis Pitrouvapa, Jean Grata, Fernand Ouédraogo, Moussa Keita, Boukardari Sissoko, Monaco Adama, N'Diouga N'Diaye et Georges Kane, contractuel au service des finances, le seul Africain qui gagnait mille francs par mois ! Il est vrai qu'il était saint-louisien…
Ma première solde me permit d'acquérir une literie indigène garnie d'une moustiquaire, plus une table et deux chaises qu'un menuisier réalisa pour moi avec des planches en bois blanc provenant de vieilles caisses d'emballage de la SCOA, une des plus grosses maisons commerciales européennes de la place.

La “Blanche de l'acacia”

Tidjani Tall logeait également chez lui un jeune homme, Kola Sidi. C'était le premier fils du grand historien et généalogiste Sidi, de la caste des cordonniers, qui m'avait fait bénéficier de ses connaissances sur les traditions de l'empire mossi au cours d'une soirée mémorable à Ouahigouya, chez le grand interprète Moro Sidibé. Kola n'était pas moins éloquent que son père, auprès duquel il avait appris toute l'histoire du pays mossi, et son long séjour à Ouagadougou lui avait permis d'approfondir encore ses connaissances. C'est à lui que je dois en grande partie les renseignements précieux que j'obtiendrai sur l'empire mossi de Ouagadougou, et dont je parlerai plus loin.
Tidjani Tall étant plus âgé que moi, je ne pouvais, par respect, me promener à travers la ville avec lui. Je me laissai donc entraîner par Kola Sidi avec qui j'apprenais toujours quelque chose. Un jour — c'était deux ou trois mois après mon arrivée — il me conduisit chez Aissata Banngaro, une femme qui avait été en son temps la plus belle dame de Ouagadougou. Elle était marchande de colas et de tabac, deux articles fort recherchés par les jeunes gens. Auparavant, elle tenait un étal au marché à l'ombre d'un grand balanza — ou acacia — ce qui lui avait valu, de la part des Fulɓe, le surnom de danewal cayki, la “Blanche de l'acacia”. Lorsque le vieux marché avait été désaffecté et transformé en place des fêtes, elle avait pris l'habitude de vendre ses marchandises chez elle. Peu à peu, sa demeure était devenue un véritable “cercle” où, de toutes les régions de la Haute-Volta, venaient des jeunes femmes en quête d'une aventure à Ouagadougou, cette toubaboudougou,“ville des Blancs”, où la tradition avait perdu tous ses droits ou presque, et où tout un chacun pouvait dire et faire ce qu'il voulait sans risquer des représailles traditionnelles.
On ne saurait aller jusqu'à dire que la demeure d'Aïssata Banngaro était devenue une “maison de tolérance” — le proxénétisme étant alors inconnu en Afrique occidentale — mais c'était une sorte de lieu de rendez-vous où de jeunes galants pouvaient rencontrer des jeunes femmes en vue de nouer ultérieurement avec elles un badinage platonique ou une aventure passagère, ou même, si le cœur leur en disait, une union légale et définitive… Mais il ne serait venu à l'idée de personne de demander à Aissata Banngaro de lui prêter une pièce de sa maison pour s'y isoler avec une jeune femme rencontrée chez elle — l'idée même en eût été choquante. La coutume en la matière voulait alors que chacun emmène sa chacune dans sa chacunière, et non chez une tierce personne.
Quand je la vis pour la première fois, Aissata Banngaro avait près de quarante ans, mais elle paraissait n'en avoir que trente. Dès notre première rencontre, elle s'exclama en riant :
— Vraiment, le fils de Sidi est un grand vaurien pour t'avoir amené à moi avec vingt ans de retard !
— Pourquoi ? demandai-je naïvement.
— Je vais sur mes quarante ans, répondit-elle avec franchise. Mais si je t'avais rencontré quand j'avais vingt ans de moins, je t'aurais pris pour moi, et rien n'aurait pu m'en empêcher : ni prières, ni envoûtements, ni sorts, ni sortilèges ! Aujourd'hui, le respect que je te dois, et surtout que je me dois à moi-même, font de toi un interdit pour moi. C'est une question de dignité.
Complètement sous le charme, et extrêmement flatté par cette déclaration d'une femme que des hommes de tous âges et de toutes conditions continuaient de courtiser vainement, je lui fis une réponse galante, sans réfléchir sur l'instant aux conséquences possibles de mes paroles :
— Nous sommes musulmans, lui dis-je, et l'Islam ne fait pas de la différence d'âge une cause d'interdiction en matière de mariage. Le Prophète lui-même n'avait-il pas quinze ans de moins que notre mère Khadidja lorsqu'il l'épousa ? Et pourtant ils furent très heureux, eurent de nombreux enfants, et jusqu'à la mort de Khadidja le Prophète n'épousa aucune autre femme. Qui sait, nous pourrions peut-être rééditer cet exploit ? …
Elle me lança un long regard qui m'électrisa de la tête aux pieds :
— Si toi, dit-elle, tu as le courage de notre modèle l'Envoyé de Dieu pour m'accepter telle que je suis, moi je ne suis pas aussi courageuse que notre mère Khadidja. Si je t'épousais, vu mon âge et le tien, je ne t'apporterais pour dot que la condamnation populaire et un lot d'injures et de critiques acerbes. Or on ne doit pas laisser traîner dans la boue quelqu'un que l'on aime bien, et je t'aime bien. Non, Amadou. Tu seras comme mon fils, ou plutôt comme mon petit frère, mais ni mon amant ni mon mari. Y consens-tu ?
— Oui, bien sûr ! Nous serons grande sœur et petit frère…, répliquai-je machinalement.
Presque aussitôt mon “esprit de l'escalier”, souvent en retard d'une marche, quand ce n'était pas davantage, commença à réagir. Il fit surgir devant mon esprit le gouffre dans lequel ma proposition, qui n'était qu'une boutade galante, m'aurait jeté si Aissata Banngaro m'avait pris au mot. Ce n'était pas la première fois que des paroles imprudentes de ma part me plaçaient en difficulté. Je vis à quel point j'étais vulnérable, et le sol incertain sous mes pas. Une grande tristesse m'envahit ; mon visage s'assombrit, mes traits s'étirèrent. Kola, qui s'en était rendu compte, intervint :
— Viens, dit-il. Il y a à quelques pas d'ici une femme qui vend du toosi. C'est une boisson-remède. Son goût et son odeur ne sont pas des plus agréables, mais elle chasse soucis et angoisses et revigore le corps épuisé par la fatigue. Beaucoup de grands marabouts en prennent.
J'avais vraiment besoin d'un remontant. Nous nous levâmes et prilmes congé d'Aissata. Je suivis Kola dans une maison qui n'était ni plus ni moins qu'une sorte de cabaret où il venait boire clandestinement à l'insu de notre logeur Tidjani Tall, mais sur le moment je ne m'en rendis pas compte. La propriétaire du lieu, qui s'appelait Pougoubila, nous installa dans sa propre case, à l'écart des consommateurs bruyants.
— Ceux que tu vois dans la cour et sous le hangar, me dit Kola pour mieux me tromper, boivent du dolo, la boisson fermentée des Mossis faite à partir de gros mil, et qui est formellement interdite aux musulmans. Mais nous, ici, nous allons consommer du toosi. C'est fabriqué aussi à partir de gros mil, mais ce n'est pas du dolo.
Seul le dolo étant, à ma connaissance, interdit chez les musulmans, je ne me méfiai donc pas.
Pougoubila avait l'habitude de ce qu'il fallait servir à Kola. Elle apporta un petit vase en terre d'environ deux litres et le déposa devant nous avec deux gobelets en fer-blanc. Kola lui régla cinquante centimes. Puis il emplit les deux gobelets et m'en tendit un. Je le vidai, sans me douter que je buvais un dolo des plus raffinés, uniquement réservé aux grands amateurs. L'odeur et le goût ne m'en parurent pas aussi désagréables que l'avait laissé entendre Kola.
L'effet du toosi sur moi ne se fit pas attendre. Tout à coup, je me sentis comme balancé doucement dans une sorte de hamac invisible. Ma tristesse fondit et s'écoula de moi par des voies inconnues, tandis qu'un filet de joie inexplicable me pénétrait peu à peu. Ma langue se délia. Je ne pouvais plus m'empêcher de parler. Je disais n'importe quoi, et surtout je vantais les charmes d'Aissata Banngaro : sa taille élancée, ses longs doigts fuselés, ses lèvres minces fermant la plus belle bouche que j'avais jamais vue… enfin mille choses dont je n'aurais jamais osé parler dans mon état normal.
— Tu vois, mon ami, dit Kola, que le toosi est un antidote à la tristesse et à la fatigue. En vérité, comme je te l'ai dit, beaucoup de gens en prennent, même de grands marabouts, aussi bien pour se délasser que pour noyer leurs soucis.
— Est-ce que Tidjani Tall aussi boit du toosi ?
— Chut ! fit Kola en mettant un doigt sur ses lèvres. N'en parle jamais tout haut. Il veut que personne d'autre que moi ne le sache. Je ne t'ai rien dit, n'est-ce pas ?
J'eus la vague impression que Kola mentait, mais je refoulai ce sentiment. Après tout, si Tidjani Tall, un descendant du Grand maître El Hadj Omar, prenait lui-même du toosi, pourquoi moi, qui n'étais qu'un simple futur disciple, n'en boirais-je pas ? Rassuré par ce raisonnement lumineux, j'avalai tranquillement deux gobelets de plus. Quand je voulus me lever, à ma grande surprise mes jambes ne me supportaient plus. Je titubai et serais sûrement tombé si Kola ne m'avait reçu dans ses bras. Je me rendis vaguement compte qu'il demandait à Pougyoubila de l'aider à me coucher sur une natte qui était étendue dans un coin de la case. A peine étendu, je sombrai dans un sommeil profond.
Je ne me réveillai qu'au milieu de l'après-midi. Ma tête était aussi lourde que si l'on y avait versé du plomb. Je regagnai la maison. Tidjani et Kola m'y attendaient pour partager avec moi un goûter préparé par Mme Tidjani. Très mal à mon aise, je feignis d'avoir une poussée de fièvre — ce qui-n'était pas invraisemblable pour les paludéens chroniques que nous étions — et rentrai me coucher dans ma chambre.
Le lendemain, j'étais dans un état bizarre… L'envie de boire du toosi pour me revigorer me reprit avec force. Je demandai à Kola s'il ne voulait pas m'accompagner. Il accepta avec empressement, les yeux brillants, quelque peu goguenards. Désormais, il était assuré que je paierais la consommation pour lui et pour moi. N'était-il pas cordonnier de caste, et moi un Peul “horon”, un noble, donc plus ou moins tenu de l'entretenir ? Ne lui avais-je pas déjà remboursé ses cinquante centimes de la veille ?
Il m'accompagna donc, et il en alla ainsi pendant quelques semaines. Je pris l'habitude de rendre visite à Aissata Banngaro et de fréquenter la maison de Pougoubila.
Sans être misogyne, je ne voulais approcher aucune femme. D'aucuns en vinrent à penser que Aissata Banngaro, depuis longtemps devenue intouchable, avait repris goût à la vie et filait le parfait amour avec moi ; c'était d'autant plus vraisemblable que je la visitais assidûment et qu'elle-même avait, à mon insu, dressé une barrière entre les filles qui fréquentaient sa maison et moi. Elle avait fait de moi “Monsieur-n'y-touchez-pas !”
Un jour, je croisai sur mon chemin une jeune femme peule d'une très grande beauté. Elle m'arrêta.
— Où va-t-il comme cela à grands pas, mon cousin au teint clair ?
— Chez Aissata Banngaro, répondis-je ingénument.
— Toutes les jeunes femmes fulɓe de Tenkodogo, de Fada N'Gourma, de Yatenga, de Djelgodji ou d'ailleurs seraient-elles mortes ? Ou sont-elles devenues fades au point qu'un garçon pullo de ta qualité aille avec une vieille femme qui, certes, a été belle, mais que le soleil des années a fanée ? O mon beau cousin, éloigne-toi d'une pièce restée longtemps fermée : elle ne peut que contenir du moisi et sentir le renfermé !
Et elle éclata de rire, me fixant hardiment du regard.
Assommé par cette sortie imprévue, très osée pour une femme peule, je mis un moment à réagir. Puis un violent sentiment monta en moi et m'envahit au point de m'aveugler. Mortellement vexé, indigné par la fausse accusation, j'éprouvai une envie presque incontrôlable de me jeter sur cette impertinente et de la rouer de coups jusqu'à ce qu'elle se dédise et demande pardon. Heureusement, l'adage me revint en mémoire : “Seuls les fous et les vauriensparmi les hommes peuvent frapper une femme”. Je repris mes esprits, et me souvins alors d'un autre adage : “La boutade de la femme peule est plus blessante quune lance chauffée à blanc, et l'homme qui l'encaisse avec calme est comparable à un chevalier qui peut faire face à une troupe armée defléches empoisonnées.”
Je connaissais la règle : quand une personne fait ou dit quelque chose pour blesser son prochain, si celuici s'en montre blessé il donne pleine satisfaction à son provocateur, tandis que s'il demeure insensible, comme non concerné, c'est l'agresseur lui-même qui va recevoir la blessure, comme un choc en retour du coup qu'il a donné. “Allons ! me dis-je. Ridiculiser son provocateur est certainement la façon la plus élégante de riposter.”
Je souris :
— O ma cousine ! Il est vraiment dommage qu'une aussi jolie bouche aux lèvres délicatement bleuies, bien faite pour émouvoir l'homme le moins inflammable, ne s'ouvre que pour proférer des grossièretés et des mensonges. Ne sais-tu pas que le mensonge est plus puant encore que la moisissure et le renfermé ? Quant aux femmes fulɓe des quatre horizons de la Haute-Volta, rassure-toi, elles sont bien vivantes. Mais toi désormais tu es morte pour moi, je t'en donne ma parole de Bâ ! Maintenant, va trouver le grand imam du quartier et dis-lui de nous convoquer, Aïssata Banngaro et moi, pour nous faire jurer sur le Coran que nous n'avons jamais eu et n'aurons jamais de relations sexuelles. Va ! je te le demande expressément ! Sache que Aissata Banngaro et moi sommes comme frère et sœur de mêmes parents. Je porte le pantalon du père de Aissata, et elle le pagne de ma mère 2. Maintenant, écarte-toi de mon chemin!…
Incapable de relever ce défi, auquel elle ne s'attendait nullement, la pauvrette poussa un cri de rage et prit la fuite, gémissant:
— Tu m'as tuée ! Tu m'as tuée !
Immédiatement, par un revirement dont j'étais coutumier, je regrettai mes paroles. Ma conscience, ce censeur rigoureux auquel je n'ai jamais pu échapper, me réprimanda : “Tu n'as pas du tout été charitable. Ta langue a été dure et méchante. Certes, tu as satisfait ta nafs, ton âme passionnelle, orgueilleuse et mauvaise conseillère, mais ta réaction te met sur le même pied que ta provocatrice. Chacun de vous est méchant à sa manière.” Je réalisai qu'au lieu de riposter en ridiculisant la jeune femme, même élégamment, le mieux eût été, comme le voulait la bonne éducation africaine, de dédaigner ses accusations et de passer sans répondre.
Dès mon arrivée, Aissata Banngaro lut ma contrariété sur mon visage. Elle me pressa tant de questions que je finis par lui conter mon aventure. Elle me fit décrire la jeune femme. Au lieu d'entrer dans une violente colère contre celle qui nous avait calomniés et dont je ne connaissais mêrtie pas le nom, elle s'exclama :
— Pauvre Aminata ! De toutes les jeunes femmes fulɓe qui m'ont demandé en vain de te jeter dans leurs bras, c'est elle qui a été la plus tenace. Il a fallu que je la menace de lui couper les tresses et les lobes des oreilles 3 pour qu'elle cesse de m'importuner à ton sujet. Sans doute a-t-elle pensé, comme beaucoup d'autres, que je te gardais pour moi-même… Il est vrai que je te garde, mais c'est pour ma petite sœur Baya Diallo avec qui tu t'es fiancé à Bandiagara. Allons ! je verrai demain Aminata pour la conseiller et la consoler. Elle doit en avoir besoin…
Il m'arrivait aussi, après la journée de travail, d'accompagner mes nouveaux amis ou collègues sur la place du nouveau marché. Chaque fin d'après-midi, à la sortie des bureaux, les jeunes fonctionnaires indigènes, les sous-officiers et quelques petits fonctionnaires civils européens aimaient s'y promener pour admirer ou rencontrer les belles jeunes femmes qui venaient y flâner, revêtues de leurs plus beaux atours. Elles déambulaient grâcieusement sur la place ou allaient s'asseoir en face des boutiques de la SCOA, de la FAO ou de la Compagnie du Niger français, apparemment dans l'attente de quelque prince charmant. Vers dix-sept heures, la place du marché était envahie par des musiciens, des griots ou les désœuvrés de la ville ; mais c'était aussi le rendez-vous permanent des Dioulas aux prises avec la douane, des indigènes qui venaient solliciter une intervention pour une affaire en justice, des candidats à une chefferie vacante cherchant une protection, des marabouts persécutés par les autorités coloniales, bref de tous ceux qui avaient un silence ou une protection à acheter, une transaction commerciale à passer, une combinaison à monter, une dénonciation à faire. La place du marché de Ouagadougou était un véritable théâtre à ciel ouvert.

La nuit de ma vraie conversion

La saison sèche touchait à sa fin. Les premières pluies avaient bien arrosé la terre. La verdure se mit à pousser partout à travers la ville. Ouagadougou devint comme une immense pelouse au gazon mal taillé.
Un soir, vers dix-sept heures trente, comme je quittai le bureau, le ciel se couvrit de gros nuages sombres qui traversaient l'espace, se bousculant comme des marchands affairés dans une foire. De sourds grondements roulaient au loin. Voulant rentrer chez moi avant d'être trempé par la pluie qui s'annonçait imminente, je me mis à courir, mais il me fallait lutter contre le vent qui s'engouffrait dans mon boubou. Partout autour de moi je ne voyais que boubous gonflés comme des vessies pleines d'air. Les cultivateurs revenaient en hâte avec leurs troupeaux ; le petit bétail rentrant du pâturage s'affolait et se dispersait, chacun cherchant à rejoindre au plus vite son bercail. Le vent retroussait les plumes des oiseaux et transformait les queues des poules en éventails. Par-ci par-là des toitures en chaume mal ajustées s'ébouriffaient.
Je réussis a atteindre la maison avant la tombée de la pluie. Des éclairs furieux, suivis de grondements plus assourdissants que le roulement de mille tambours royaux, zébraient la nue d'arabesques anguleuses ou explosaient en d'aveuglantes arborescences. Dans la cour, à chaque coup de tonnerre le petit chien de Tidjani passait sa queue entre ses pattes, baissait les oreilles et penchait la tête en gémissant comme si le bruit lui labourait les entrailles. Les habitants de la basse-cour avaient regagné leur logis, immobiles, frissonnants, semblant attendre ce que le ciel préparait contre la terre.
Je m'engouffrai dans ma case et m'y enfermai. Pas question de ressortir ce soir : mieux valait attendre la fin de la tornade qui venait d'éclater avec la violence d'un volcan en éruption. Tout à coup, une rafale de vent se déchaîna, semant le branle-bas dans la cour, faisant voler les ustensiles et les petits objets oubliés, poussant et entrechoquant tout ce qu'elle ne pouvait emporter. Cette agitation confuse ne cessa que lorsque le ciel commença à vomir ses eaux. Pendant quelques secondes, de grosses gouttes espacées tombèrent en giclées hargneuses, puis ce fut la grande ouverture des cataractes du ciel. L'averse torrentielle dura plus d'une heure et demie. La terre et le ciel étaient confondus dans une obscurité profonde, où seul régnait le vacarme des trombes d'eau s'écrasant sur la ville. Je m'étais allongé sur mon lit. J'aimais bien m'étendre quand il pleuvait au-dehors ;, j'en profitais pour réfléchir sur l'origine de ces phénomènes naturels, ou tout simplement pour laisser mon esprit au repos.
Le fracas finit par s'apaiser. La pluie avait répandu dans l'atmosphère une fraîcheur parfumée à la fois agréable et soporifique. Allongé sur mon lit, j'en étais si imprégné que je ne pouvais dire si je dormais ou si je somnolais. Tout à coup, je fus ramené à la réalité par un éclair éblouissant qui traversa la toiture de chaume et illumina l'intérieur de ma case. La lumière était si intense que le toit me sembla s'être envolé, et j'eus l'impression de contempler le fond même de l'abîme céleste.
Aussitôt, une détonation à assourdir un éléphant explosa. Je ne sais comment je me retrouvai sur le sol, tremblant de tout mon corps. Je cherchai en vain un abri où me réfugier. C'est alors seulement, à ce moment précis, que je me souvins de Tierno Bokar et des conseils qu'il m'avait donnés à Bandiagara. Tout me revint en mémoire dans le moindre détail, j'entenclais chacune de ses paroles. Je commençai à m'interroger : d'où est venue cette lumière ? Pourquoi n'ai-je pas été écrasé sous son poids ? Qu'est-ce qui m'a préservé ? Quelle force peut donc ainsi, par un simple éclair, illuminer le ciel, traverser le toit et venir me chercher jusque sur mon lit pour ouvrir mon coeur ? Il n'y avait plus de peur, seulement le choc que m'avait causé la vision de cette lumière, où il m'avait semblé voir le fond même du ciel. Pourquoi cela m'était-il arrivé à moi, ici, clans cette case, et pas ailleurs ? En toute certitude, je ressentis cet événement comme m'étant personnellement adressé : comme une sorte d'avertissement ou de mise en garde.
Je vis ce qu'était devenue ma vie et j'eus honte de moi-même. Je constatai mon erreur avec lucidité et me condamnai sans faiblesse. Je dois tenir mes engagements, me dis-je. Il me faut devenir un vrai musulman, et cesser de n'être qu'un musulman de naissance, un musulman par le nom et non par la conscience.
Malgré la pluie, je sortis pour aller faire mes ablutions rituelles au-dehors. Je revins tout trempé. Je changeai de vêtements et me mis à prier. Je restai là, à prier et à méditer, jusqu'au petit matin. Ce fut la nuit de ma vraie conversion.
Le lendemain matin, avant même d'aller au bureau, je me rendis chez le célèbre coraniste Alfa Ismaïla Cissé et lui demandai de me guider dans mes études coraniques, que je désirais reprendre. Il me donna une grande et belle planchette. Je préparai moi-même mon encre et taillai mes plumes dans des tiges de paille, choses que j'avais appris à faire depuis mon enfance. Et chaque jour, pendant l'interruption du déjeuner, il m'enseignait pendant une heure ; mais ce n'était pas suffisant pour rattraper le grand temps que j'avais perdu quant à mes études islamiques. Aussi allai-je trouver mon oncle le vieux Babali Hawoli Bâ, le marabout le plus savant de l'époque, également fin connaisseur en histoire, qui était venu s'installer en pays mossi pour les raisons que j'ai expliquées précédemment. Je lui demandai de m'enseigner la Rissalat, le livre de base de la liturgie et du droit islamique selon l'école malikite 4.
En 1922, il allait sur ses quatre-vingts ans et n'y voyait presque plus. Cela ne l'empêchait pas d'enseigner. Il pouvait écrire sur une tablette toute une leçon sans enchevêtrer ses lignes. Cet homme extraordinaire connaissait par cœur presque tous les livres religieux de base, particulièrement ceux de l'école malikite. Son grand miracle fut d'avoir, lui quasiment aveugle, enseigné à son fils Ibrahima Bâ, qui était sourd comme un pot. Celui-ci devint un éminent juriste, poète et grammairien de langue arabe.
Mon oncle décida de me réserver la matinée de chaque dimanche, de neuf heures à douze heures, non seulement pour m'enseigner la Rissalat, mais aussi pour m'initier à l'enseignement spirituel et ésotérique de l'Islam communément appelé “soufisme”, particulièrement celui de l'ordre tidjani dont il était l'un des maîtres.
Dès ce jour, j'entamai une correspondance régulière avec Tierno Bokar pour lui faire part de mes réflexions, de mes expériences sur le plan spirituel, et lui poser des questions. Mes lettres, écrites en français, lui étaient lues à Bandiagara par un jeune instituteur, Mamadou Sissoko, qui les lui traduisait en fulfulde. Ce dernier m'envoyait ses réponses, traduites en français par ses soins.
Je ne visitais plus Aissata Banngaro qu'une fois par semaine, le dimanche après dîner. Quant à Pougoubila et son toosi, je les avais oubliés aussi complètement que ma première culotte…
Désormais, seuls comptaient pour moi mon travail, mes études, mes prières et mes méditations. Je me mis à vivre connue un ascète. Je ne fréquentais plus la foule et n'assistais plus à aucune réjouissance profane. Je tenais constamment mon chapelet à la main, de manière à pouvoir mentionner le nom de Dieu et celui de son Prophète chaque fois que j'avais quelques minutes creuses.
Le vieux Babali Hawoli Bâ me prescrivit de réciter, en guise de prière propitiatoire, un minimum de cent mille fois la 112e sourate du Coran appelée Ikhlass (“Pureté”, ou encore “sourate de l'Unité”). Cette sourate, qui est l'une des trois dernières du Coran, est composée de quatre versets :

Au nom de Dieu (Allah), le Clément, le Miséricordieux Dis: Lui, Dieu, est Unique (Un) Dieu, l'Impénétrable (ou “l'Absolu”, “l'Immuable”) Non engendreur, non engendré Nul n'est égal à Lit i. (Litt. : “Nul n'est, comme Lui, Un.”)

J'étais si enthousiaste et disponible qu'au lieu de cent mille fois je la récitai trois cent mille fois, à la cadence de dix mille par jour. Mais c'est seulement onze ans plus tard, lors du long séjour que j'effectuerai auprès de Tierno Bokar à Bandiagara, que ce dernier m'expliquera le sens ésotérique profond de cette sourate, source de la théologie musulmane. En elle résident en effet les secrets se rapportant à l'immuabilité et à la densité divines, à la dissemblance de Dieu d'avec tout ce qui n'est pas Lui-même, à l'impénétrabilité de Son Essence et la non-divisibilité de Son Unité. Si, pour les chrétiens, la Réalité divine est Trinité : Père, Fils et Saint-Esprit, pour le musulman elle est Réalité une et souveraine, non engendrée, non engendrante 5.

Un traquenard coquin

Pendant que je m'enivrais de versets coraniques et de connaissances ésotériques, une campagne qui portait atteinte à mes qualités viriles se répandait de bouche à oreille dans la ville de Ouagadougou.
Le Peul Demba Sadio Diallo, premier secrétaire du gouverneur, était devenu l'un de mes meilleurs amis. Il eut connaissance d'un bruit qui courait en ville : je ne m'étais réfugié dans la religion, disait-on, que pour cacher la défectuosité de mon membre viril, lequel ne nie servait plus que de gouttière pour écouler mes uriues. Il me rapporta ce bruit en me demandant ce qui pouvait être vrai dans cette histoire qui le contrariait.
— Au cas où tu serais impuissant, me dit-il, il y a de bons guérisseurs en Haute-Volta. Nous en trouverons pour te soigner convenablement. S'il s'agit d'argent, ne t'en fais pas. J'en gagne assez, je pourrai te donner ce qu'il faut.
Ses paroles me touchèrent :
— Rassure-toi mon bon frère. Ma virilité n'est nullement en danger, mais je n'éprouve aucune envie de fréquenter des filles qui s'exposent au marché comme de la marchandise à vendre à la criée. La seule femme qui me dit quelque chose est non seulement trop âgée pour moi, mais en plus elle est volontairement, je ne sais pourquoi, « descendue du lit ». C'est Aissata Banngaro, la “Blanche de l'acacia”.
Derrière cette belle contenance, en fait j'étais mortellement vexé, et mon orgueil d'homme durement blessé. Comment confondre mes calomniateurs, sinon en me transformant en étalon de village et en “tombant” toutes les femmes rencontrées sur mon chemin, comme l'ouragan renverse les tiges de mil et les arbrisseaux ?
La voix de Demba Sadio me tira brusquement de mes pensées.
— Que comptes-tu faire ?
— Je ne sais pas. Je vais y réfléchir.
A mon retour à la maison, je demandai à Kola Sidi de s'informer pour voir qui était à l'origine de cette campagne menée contre moi.
Pendant ce temps, je continuais ma vie de néophyte zélé et de fonctionnaire ponctuel, mais je n'avais plus la quiétude intérieure qui faisait auparavant de moi un garçon sans problème et toujours souriant. Il suffisait que quelqu'un me regarde fixement pour que je le soupçonné de penser a ma prétendue impuissance, et il me fallait toute ma force pour m'empêcher de lui demander pourquoi il me regardait ainsi.
Je profitai d'un dimanche pour exposer à mon oncle Babali Hawoli Bâ la peine que me causaient ces suppositions malveillantes.
— Estime-toi heureux, me dit-il, car beaucoup de saints ont été calomniés de la même manière dans leur jeunesse. Méprise avec force cette calomnie, et surtout garde-toi d'écouter le mauvais suggestionneur» (Satan) qui va t'inciter malicieusement à te choisir des amantes, pour prouver ta virilité. Si tu faisais cela, tu tomberais dans le grand gouffre de l'impudicité d'où l'on ne remonte que très difficilement. Désormais, après chacune des cinq prières de la journée, tu réciteras onze fois les deux sourates de protection qui figurent à la fin du Coran. Leurs onze versets ont la vertu de chasser de nos cœurs les mauvaises pensées, de nous garantir contre les envoûtements et de neutraliser les effets des philtres qu'on nous ferait prendre à notre insu.
Opposer un royal mépris aux cancans est le meilleur moyen d'émousser leur tranchant. Si tu continues à t'imaginer que tous les sourires, les moues et les murmures que font les gens quand tu passes s'adressent à toi, tu tomberas d'abord dans l'orgueil de te croire le centre du monde, puis dans un état de mélancolie, prélude à la folie. Puisque tu es sûr d'être physiquement normal, que t'importent les déclarations mensongères de gens sans aveu, oui, sans aveu ! car répandre ou répercuter un mensonge n'est ni plus ni moins qu'un manque avéré clé moralité. Quant à toi, fais comme la caravane des arabes : les chiens aboient, la caravane passe 6 ! Réfugie-toi en la grâce d'Allah dont seule la Miséricorde peut nous purifier, et laisse les méchants jaser. Le jour où tu te marieras, autant ils avaient éprouvé de plaisir à dire du mal de toi, autant ils seront embarrassés et éhontés de voir briller ta réputation qu'ils avaient voulu ternir.
Cette exhortation me calma et je retrouvai mon entrain habituel. De ce jour j'appris à tourner mon regard et mon écoute vers moi-même, pour voir ce qui se déroulait en mon intérieur. Je réussis à m'ériger en arbitre entre mon âme passionnelle, qui m'invitait aux plaisirs matériels et égoistes, et mon esprit qui me mettait en garde contre mes appétits. La lutte entre ces deux parties de mon être était âpre, et en fait, sous une forme ou sous une autre, elle n'a amais cessé de l'être.
A cette époque un état spirituel très profond, presque permanent, me recouvrit comme un manteau. Sans que ce fut orgueil ou mépris, je ne voyais ni ne sentais plus mon entourage ; je vivais parmi les hommes, certes, mais sans être concerné ni par eux ni par les événements qui se déroulaient autour de moi, je commencais à comprendre le sens mystique des expressions “mourir au monde matériel” et “ressusciter dans le monde spirituel”. Je ne cessais de penser à Dieu, au Prophëte et aux grands maîtres et saints de notre lignée spirituelle : Cheikh Ahmed Tidjani, le fondateur de l'ordre (tariqa, “Voie”) auquel appartenait toute ma famille ; Cheikh Muhammad el Ghali, le maître d'El Hadj Omar à Médine ; El Hadj Omar lui-même, Grand maître de la Tidjaniya en Afrique noire, dont les écrits spirituels sont, hélas, moins connus que les exploits guerriers ; et enfin mon maître Tierno Bokar. Ils étaient les quatre points cardinaux, le zénith et le nadir de mon univers spirituel.
Une nuit, alors que je me trouvais dans un état qui n'était ni celui du sommeil profond ni celui de la veille normale, je me sentis transporté dans un monde indescriptible, comme au cœur des espaces célestes. Une opération mystérieuse s'exerça-t-elle sur moi pendant que j'étais dans cet état ? Je ne saurais le dire, mais dès le lendemain je constatai que mon esprit avait découvert une veine de poésie mystique. Dès la première semaine, je composai un long poème en langue peule en l'honneur du Prophète, que j'intitulai Mi yettoyan laamiiɗo : “je louerai l'Omnipotent”. Entre la fin de l'année 1922 et le premier trimestre de 1923, je composai quatre autres longs poèmes, dont l'un en l'honneur de Cheikh Ahmed Tidjani.
Cette explosion poétique me valut l'affection spontanée des marabouts, des étudiants d'écoles coraniques et de tous les musulmans fervents de Ouagadougou, surtout de langue peule. Ils devinrent aussitôt mes défenseurs et déclaraient à qui voulait les entendre :
— On ne peut pas être à la fois inspiré de Dieu et du diable ! Quand on est habité par la poésie mystique, on ne peut être obsédé par les hanches des femmes galantes !
En croyant convaincu, je ne doutais pas que Dieu lui-même m'était venu en aide.
Pendant que la riposte s'exerçait en faveur de ma bonne réputation, la ligue des filles de joie et des femmes légères de Ouagadougou — à qui je devais, comme je l'appris entre-temps, la calomnie me taxant d'impuissance — passa à la contre-attaque. C'est Kola Sidi qui découvrit le nouveau complot.
Dès qu'elles furent informées par Aminata Sidibé que je n'étais pas l'amant de Aissata Banngaro, la “Blanche de l'acacia”, elles jurèrent de tout mettre en œuvre pour me faire trébucher, afin de me prouver qu'un homme seul ne saurait tenir tête à une cohorte de jeunes femmes âgées de moins de trente ans. Pour elles, ma réserve n'était rien d'autre qu'un défi méprisant et insultant qu'il fallait relever à tout prix. Elles décidèrent que la fille qui réussirait à me faire tomber serait élue “cheffesse des femmes”… Une véritable chasse à l'homme fut ouverte contre moi par toutes les vendeuses d'amour de Ouagadougou. Et chacune se jura de me conquérir, quel qu'en soit le prix !

Un adjudant hors cadre des télécommunications de l'armée, M. Sourgens, avait été affecté à Ouagadougou comme chef comptable à la direction des Postes. Maigre comme un clou, il avait les fesses si plates que, lorsqu'il marchait, le fond de son pantalon se balançait derrière lui comme une musette à grains ballottant sous la tête d'un cheval. Son visage allongé, barré d'une longue moustache et prolongé par une barbe drue, achevait de lui donner une allure caractéristique. Les jeunes blancs-noirs de la ville l'avaient irrévérencieusement baptisé “Fil de fer habillé”.
Demba Sadio et moi avions fait la connaissance de “Fil de fer habillé”. En fait, c'était un homme juste, droit, sans complexe, et qui s'efforçait toujours de rendre service aux Africains qui le lui demandaient. Nous l'avions rebaptisé “Canne à sucre”, car de sa forme allongée il ne sortait que choses douces et agréables.
“Canne à sucre” avait deux grandes passions : la chasse, qui le tenait parfois éloigné de chez lui pendant des journées entières, et la photographie. Il nous avait promis, à Demba Sadio et à moi-même, de tirer de nous une photo dès qu'il aurait reçu un lot de pellicules qu'il avait commandé. Nous brûlions d'impatience, car cette photo de nous serait la première de notre vie !
Or, l'adjudant avait ramené de Côte-d'Ivoire, où il était affecté auparavant, une jeune femme baoulé 7 très coquette, mais aussi très coquine. De formes plutôt généreuses, sa silhouette contrastait si fort avec celle de “Canne à sucre” que les jeunes fonctionnaires blancs-noirs de la ville, toujours insolents et moqueurs, l'avaient baptisée “Gros melon”, ce qui était tout de même excessif.
Un dimanche, alors que nous étions en plein mois de ramadan, je pris mon vélo pour me rendre au bureau, car c'était mon tour d'assurer la permanence. A un certain endroit, la route m'obligeait à contourner la villa occupée par l'adjudant et son “épouse coloniale” 8. Je pédalais tranquillement quand, arrivé à la hauteur de la villa, je m'entendis héler par une fillette. Je m'arrêtai. La fillette avança en courant et vint s'accroupir auprès de moi en signe de politesse. Emu par cette preuve de bonne éducation, je lui demandai :
— Que me veux-tu, ma fille ?
— Moi je ne veux rien. C'est Monsieur qui m'envoie pour vous dire de venir le voir. Il veut vous charger d'une commission pour papa Demba Sadio à propos d'une photo.
Je ne doutais pas un instant que l'adjudant m'appelait pour me parler de cette photo que Demba Sadio et moi attendions comme des enfants attendent le Père Noël. Je descendis de ma bicyclette, la posai contre la murette d'enceinte et suivis la fillette dans la cour. Je gravis derrière elle les marches de la véranda et pénétrai dans un grand salon ou se trouvait non l'adjudant mais Madame Gros melon en personne, habillée négligemment et sa gorge généreuse presque à nu. Elle me sourit, me tendit la main dans un geste gracieux et me dit :
— L'adjudant t'attend dans son laboratoire photo. Suis-moi, je vais te montrer le chemin.
Et prenant les devants, elle marcha doucement devant moi, balançant tout son corps en un mouvement voluptueux des plus provocateurs.
Un peu étonné, je la suivis docilement, comme un mouton de case 9. Pour arriver au cabinet noir ou l'adjudant était censé travailler à ses clichés, il fallait traverser toute la chambre à coucher ; c'était dans l'ordre des choses possibles, aussi me laissai-je guider sans inquiétude. Arrivée au milieu de la pièce, elle se retourna et me dësigna une porte fermée :
— C'est là.
Pendant que j'avançais vers la porte, elle ramena doucement le battant de la porte de la chambre à coucher et le boucla d'un tour de clé. J'étais fait comme un rat dans une souricière. J'essayai d'ouvrir la porte du cabinet noir, mais en vain. Elle aussi était fermée à clé. Bêtement j'appelai :
— Mon adjudant ! Mon adjudant !
Madame Gros melon éclata de rire :
— Ton adjudant n'est pas là ! Il est parti à la chasse, il ne reviendra que dans la nuit. Ce n'est pas lui qui t'a fait appeler, c'est moi. Tu as devant toi une femme qui t'aime et qui veut te le prouver tout de suite.
Et tout en parlant, elle se débarrassait peu à peu de ses boubous et de ses pagnes, pour ne garder finalement sur elle qu'un petit pagne qui lui couvrait le corps de la taille aux genoux. Médusé, je ne savais plus si j'étais éveillé ou si je révais. Je ne pus que bégayer :
— Mais… mais.…
Elle s'accroupit alors à mes pieds, prit mes deux mains dans les siennes et me dit en langue bambara, d'une voix charmeuse qui contrastait avec ses paroles :
— Homme pullo, viens avec moi sur ce grand lit, et nous serons heureux en toute impunité ! Sinon je déchirerai mes vêtements et enverrai ma petite servante au dehors crier et appeler au secours, et je dirai que tu as pénétré jusque dans ma chambre à coucher pour me violer !
Elle appela alors sa petite servante dont le visage se présenta à la fenêtre grillagée, et lui parla en baoulé. Jamais piège ne fut plus adroitement disposé, et pour une prise bien bonne…
Ma surprise première fit place à une peur indescriptible de ce qui m'attendait si cette femme réussissait à nie faire surprendre chez elle, dans sa propre chambre, et avec des habits en lambeaux. Si elle ameutait la foule, je passerais sans aucun doute possible pour un voleur ou un violeur de femme mariée, de surcroît épouse d'un Blanc ! Comment qualifier le crime d'un blanc-noir se permettant de violer le domicile d'un blanc-blanc pour tenter de coucher avec sa femme ou de voler ses affaires ? Ce serait presque un crime contre la République française ! A l'époque, en effet, le plus petit des Français n'était pas “Jean”, “Jacques”, “Paul” ou “Pierre” mais “la France” elle-même… Je me voyais déjà traîné devant les assises des tribunaux français avec la corde au cou. Je pensai à ma mère, à ma famille, à ma fiancée Baya Diallo que je risquais de perdre à tout jamais… Et quelle serait ma face devant les femmes fulɓe si moqueuses de la ville ?
Les pensées se bousculaient dans ma tête. Pour sauver mon honneur public et m'éviter un désastre, je n'avais pas le choix : il fallait me déshonorer avec cette mâtine…
Je la regardai fixement. Ainsi à moitié dévêtue et assise sur ses talons teints au henné, on aurait dit quelque statue d'ébène sombre. Tout à coup, la nudité de son corps et le parfum de yan-van et de madia 10 qui s'en exhalait m'enivra. Je perdis tout mon contrôle. Je la relevai et l'attirai vers moi quand ma voix intérieure s'écria : “Malheureux, tu vas commettre le plus abominable des péchés ! Non seulement tu es en état de jeûne pendant le mois sacré de ramadan” 11, mais tu vas coucher avec la femme d'autrui, dans la maison de son mari et sur son propre lit conjugal ! Réfugie-toi auprès de Dieu qui sauva Joseph de la femme de son maître, lorsque celle-ci l'attira dans sa chambre et lui dit : “Je suis à toi.” Tout cela se présenta à mon esprit en un éclair et provoqua en moi comme un choc électrique. Je continuai de trembler, non plus de désir cette fois-ci, mais de la peur du péché que j'allais commettre et dont le souvenir honteux risquait de troubler toute mon existence.
Je me souvins sur-le-champ d'une formule islamique que Tierno Bokar m'avait enseignée, à réciter dans les cas graves : “O Seigneur ! Je suis vaincu, viens à mon secours !” 12 Et alors que je tenais la jeune femme haletante dans mes bras, je récitai à mi-voix cette formule, de toute la force de ma conviction intérieure. La flamme qui me brûlait un instant auparavant s'éteignit d'un seul coup, comme soufflée par le vent. La jeune femme, qui s'abandonnait dans mes bras les yeux fermés, un sourire aux lèvres, comme perdue dans un sommeil bienheureux, perdit soudain tout attrait pour moi ; j'avais l'impression de soutenir une sorte de corps cadavérique.
Brusquement, j'eus l'inspiration d'un subterfuge qui me permettrait de me sortir de cette situation apparemment sans issue.
J'éclatai de rire. Tirée de sa béatitude, la femme me fixa de ses grands yeux fendus en amande. Peut-être me crut-elle devenu fou, et pensa-t-elle que j'allais lui plonger un poignard dans la poitrine ?… Les Fulɓe passent pour être très irritables, orgueilleux et jouant facilement du couteau quand on les offense. Je lui dis alors, d'une voix si douce que j'en étais étonné moi-même :
— Vraiment, le devenir de l'homme est insondable. Comment, toi, dans mes bras ? Jamais je n'aurais pu imaginer qu'un tel bonheur m'arriverait, et cela si facilement ! Depuis que je suis à Ouagadougou, tu es la seule femme qui ait ébloui mes yeux et rempli mon cœur de désir ; mais je redoutais ton mari, et plus encore ton refus. Ce qui vient de se passer me donne une idée de la femme que tu es, et du bonheur que tu vas me faire connaître. Mes voeux les plus intimes se trouvent exaucés… Mais il est une chose que tu n'ignores certainement pas : je suis de la tribu peule des Bâ, et notre interdit le plus rigoureux est de coucher avec une femme mariée sur le lit de son époux, et sous son propre toit. La foudre de Dieu tomberait la même année sur la tête des deux amants qui commettraient un tel acte ! Or je demande à Dieu de nous laisser vivre longtemps, afin que je puisse être heureux avec toi et, peut-être, te demander en mariage quand l'adjudant rentrera en métropole…
Et puis je ne voudrais pas que notre première union soit comme celle d'un coq et d'une poule, qui ne dure que le temps d'un clignement de paupières. Malheureusement je suis de permanence aujourd'hui, et je suis déjà en retard. Tout le monde sait que mon chef de service ne badine pas avec la ponctualité ; si je tarde davantage, il va me punir sévèrement. Est-ce ce que tu veux ?
– Non, non ! protesta-t-elle.
— Si tu m'aimes comme je t'aime, laisse-moi partir aujourd'hui, et préparons comme il faut notre nouvelle rencontre.
Elle s'écarta de moi, pinça sa lèvre inférieure et me regarda fixement. Je retenais mon souffle, attendant sa réaction. Finalement elle desserra les dents et se détendit :
— Que comptes-tu faire ? demanda-t-elle.
Donnons-tious rendez-vous ici dimanche prochain, et arrange-toi pour que ton mari soit absent toute la journée. Arrange un lit dans l'une des maisonnettes annexes à votre villa. Je viendrai dès dix heures du matin, et nous resterons ensemble jusqu'au soir. Tu auras de moi ce qu'aucune femme de Ouagadougou n'a pu obtenir, et pour cause !
Toute joyeuse, Gros melon m'étreignit dans ses bras parfumés et me pressa contre sa vaste et moelleuse poitrine.
— Je n'ai pas besoin de ruser, dit-elle ; à partir de mercredi prochain mon mari va effectuer une tournée de vérification dans les bureaux des PTT du Nord. Il en aura pour quinze ou vingt jours.
Pour toute réponse, je levai les bras en l'air comme quelqu'un qui se réjouit, puis les posai sur ses épaules — ce qui, en Affique où le baiser n'était pas courant, était déjà un geste d'une grande intimité. Je la fixai dans les yeux et m'exclamai, avec une sincérité qui ne laissait aucun doute :
— Dieu est avec moi, et il vient de me le prouver. Qu'il en soit loué à jamais! Se méprenant sur le sens de ces paroles, la jeune femme tout heureuse me donna son mouchoir, sa bague, un flacon de parfum et cinquante francs. Je lui rendis son argent :
— Achète plutôt avec cela quelques bonnes friandises pour dimanche prochain, et surtout fais-moi une bonne purée d'igname avec une sauce au mouton !
Souriante, elle ouvrit la porte de la chambre et s'effaça pour me livrer passage. Je n'en croyais ni mes yeux ni mes oreilles et dus faire appel à tout mon contrôle de moi-même pour ne pas prendre mes jambes à mon cou. Je réussis à sortir dignement de la villa, traversai la cour avec la rapidité de l'éclair et regagnai la route. Comme je me retournai, je vis Mme l'adjudant debout sur les marches de sa véranda, qui me faisait des signes avec sa main droite. Je lui répondis de la main gauche. Si elle avait été une fille peule, à ce simple geste elle aurait compris que nous étions en total désaccord…
Avec la sensation d'un prisonnier franchissant le seuil de sa prison, je sautai sur la selle de ma bicyclette et me mis à pédaler avec la vigueur d'un coureur aspirant au maillot jaune, poursuivi par toute la colonne de ses concurrents… Je ne m'arrêtai que devant mon bureau.
Je ne sais comment j'arrivai à travailler correctement ce jour-là, mais une chose était sûre : jamais on ne m'y reprendrait !
Le dimanche suivant, jour du rendez-vous, arriva. Je m'habillai un tenue de fête : grand boubou de basin riche orné de broderies raffinées, chemise blanche en popeline, gilet en drap couleur chocolat, culotte bouffante en drap de même couleur que le gilet et agrémentée de ganses en soie, chaussettes noires, souliers vernis et chéchia fez petit modèle.
Je ne savais pas trop encore, à ce moment-là, quelle attitude adopter. Une lutte se livrait en moi-même. Devais-je aller jusque devant la porte de la jeune femme, la narguer et lui dire une méchanceté bien sentie, ou bien la laisser attendre en vain ? Ou encore me contenter d'envoyer quelqu un lui dire de ne pas m'attendre, car je ne viendrais chez elle ni ce dimanche ni aucun autre dimanche suivant ? La première solution me parut davantage de nature à lui donner une bonne leçon ; c'était aussi un moyen d'assouvir l'indignation qui m'emplissait encore contre le guet-apens qu'elle m'avait tendu et sa cynique tentative de me salir en m'accusant à tort.
Finalement, l'inclination vengeresse de mon âme l'emporta. J'enfourchai mon vélo et pris la route qui passait devant la maison de l'adjudant. La petite servante, postée près du mur pour me guetter, m'aperçut de loin. Je la vis franchir les marches de la véranda et entrer dans le salon. Immédiatement, parée comme une nouvelle mariée, silhouette plantureuse de sa maîtresse se dessina dans l'ouverture en arcade cintrée de la véranda. Je continuai de pédaler, baissant la tête comme pour me protéger du, vent, et passai devant la porte d'entrée sans in'y arrêter. Elle me fit signe que je me trompais. Je lui répondis non de la tête et de la main. Pensant que j'allais entrer un peu plus loin, après le tournant de la rue, en sautant par-dessus la murette qui entourait la concession, elle traversa la cour presque en courant et vint à ma rencontre. Je m'arrêtai, tout en restant sur mon vélo.
— Pourquoi veux-tu sauter par-dessus le mur au lieu de passer par la porte ? me demanda-t-elle. Par souci de discrétion ?
— Je ne vais pas sauter le mur.
— Ah bon ? Et comment feras-tu alors pour entrer chez moi ?
— Je n'en ferai rien, ni aujourd'hui ni demain, car je ne reviendrai plus jamais chez toi. Et ne viens pas me dire encore que tu m'aimes ! continuai-je en m'échauffant. Tu n'es rien d'autre qu'une gourmande sexuelle doublée d'une belle prétentieuse. Si tu as voulu me forcer à coucher avec toi, c'était uniquement pour pouvoir te vanter partout d'avoir réussi là où les autres filles de Ouagadougou avaient échoué… Ton piège était savant, je le reconnais, mais il était laid, déloyal et perfide. Je ne suis pas au-dessus des rapports sexuels, la nature ne m'a pas fait différent des autres, mais il me répugne de m'y livrer avec une “Madame tout le monde”. Tu m'as menacé d'ameuter le quartier et de crier que j'étais allé forcer ta porte pour te violer ?… Eh bien, vas-y ! Crie, hurle, ne te gêne pas !
Je posai mon pied sur la pédale :
— Et si jamais je te retrouve encore sur mon chemin, j'écrirai à ton mari pour lui dire qui tu es et comment tu le bafoues. Il est vraiment dommage qu'une belle créature comme toi soit aussi dévergondée ! Adieu ! …
Et je repris la route, laissant la pauvre Gros melon pétrifiée sur place. Enfin mon âme était assouvie, toute à la joie d'avoir blessé celle qui avait voulu ma honte et la destruction de ma carrière, sinon de ma vie tout entière !
Une fois revenu chez nioi, la voix de mon esprit, que j'avais réussi à étouffer tout au long de cette scène, reprit le dessus, comme à son habitude : “Eh bien, me dit-elle, en quoi le méchant langage que tu as tenu à cette pauvre femme t'a-t-il avantagé ? Tu oublies que celui qui aboie contre un chien parce que ce dernier a aboyé contre lui vaut moins que le chien lui-même, parce que le chien, lui, ne fait que suivre sa nature. Et puis, est-ce toi qui t'es tiré tout seul des griffes de cette femme, ou Dieu qui est venu à ton aide ? L'homme qui veut aller vers Dieu doit aimer toutes ses créatures, à commencer par l'être humain. Tu ne dois donc en flétrir aucune. Ton âme s'est pâmée de plaisir parce que tu t'es vengé, mais moi je m'attriste parce que tu as manqué de charité. Dieu s'est montré miséricordieux pour toi, alors que toi tu ne l'as pas été pour cette femme. Souviens-toi de l'adage : “On ne doit pas se servir d'une souillure pour en laver une autre.”
Autant j'avais éprouvé de plaisir à voir la perfide Gros melon écrasée sous le poids de mes paroles, autant je me sentis étreint par les réprimandes de mon esprit. Certes, je n'avais pas à retourner chez la jeune femme, mais pourquoi l'insulter ? Le Seigneur n'a-t-il pas dit dans le Coran: “Ma Miséricorde embrasse tout” ? De toute évidence, aucun être ne saurait être exclu de ce tout universel… Aujourd'hui encore, je continue de regretter cet acte irréfléchi de mon jeune âge.
Toute la journée, je restai enfermé dans ma chambre, à réfléchir sur ma conduite. Je n'en sortis que le lendemain pour me rendre au bureau.

La femme de l'adjudant entreprit une nouvelle campagne de calomnie contre moi à travers la ville, déclarant partout que mon abstinence n'était due ni à ma piété ni à ma fierté, mais à une tare congénitale. Mon aventure se trouva donc ébruitée. Mes amis s'inquiétèrent à nouveau pour moi. Aissata Banngaro me manda chez elle pour lui confirmer ce qui s'était réellement passé. N'ayant rien à cacher à celle qui était devenue une vraie grande sœur pour moi, je lui racontai tout. Jamais je ne la vis rire autant !
Le dimanche suivant, je me rendis chez mon oncle Babali Hawoli Bâ pour prendre ma leçon. Dès que je fus assis en face de lui, le vieux marabout me dit :
— Amadou, j'ai appris ce qui s'est passé entre toi et une femme qui t'avait attiré chez elle. Tu en es sorti par la bonne porte. J'ai cependant un conseil à te donner : écris tout de suite à Tierno Bokar et à Beydari Hampâté de bénir ton mariage à Bandiagara et de t'envoyer ta femme sans tarder. Un célibataire, homme ou femme, est un potager sans clôture, à la merci des animaux qui divaguent. Etant donné ta jeunesse et ta situation, les filles des rues ne s'écarteront pas de ton chemin jusqu'à ce que tu sois marié.
J'envoyai immédiatement un courrier à Tierno Bokar et à Beydari Hampâté à Bandiagara, afin qu'ils avertissent ma belle-famille que je voulais faire bénir au plus tôt mon mariage religieux avec ma cousine Baya. Je précisais que je la ferais venir à Ouagadougou le plus rapidement possible, dès que je serais en état de la recevoir dans une maison digne d'elle. Les sept jours de fête traditionnelle africaine qui suivent la consommation du mariage auraient lieu à Ouagadougou après son arrivée.

Le mariage

La cause fut entendue avec une bonne oreille et mon mariage religieux, “attaché” dans les formes à Bandiagara en présence des hommes représentant les deux fainilles et de quelques notables qui servaient de témoins publics, fut béni par Tierno Bokar. Je rappelle qu'en Afrique niusulmane, une fois les deux familles d'accord, le mariage islamique est “noué”, ou “attaché”, au cours d'une cérémonie très simple, qui suffit pour valider l'union : un marabout récite la Fatiha 13 et les prières de circonstance en présence des témoins (uniquement masculins), la dot est donnée par la famille du mari, les modalités du contrat éventuel de mariage précisées, et tout est dit. Les “noix de cola de mariage” sont distribuées à travers la ville pour officialiser l'événement.
Les jeunes époux n'assistent jamais à cette cérémonie. J'étais moi-même retenu par mes fonctions à Ouagadougou, et Baya se trouvait alors à Douentza, au nord-est de Bandiagara. En revanche la grande fête traditionnelle, héritage de la coutume africaine, commence le jour de la consommation du mariage et dure généralement une semaine, durée de la retraite des deux époux.
La bénédiction de mon mariage à Bandiagara me sortait du rang des célibataires et faisait de moi un chef de famille. Je ne pouvais donc continuer d'être logé chez Tidjani Tall. Il me fallait une concession.
A l'époque, rien n'était plus facile que de se faire construire une habitation à Ouagadougou : les terres étaient vacantes et n'appartenaient à personne. Il n'y avait pas encore de cadastre pour le quartier des noirs-noirs, qui était aussi celui des blancs-noirs. Derrière la maison de Tidjani se trouvait un terrain vague qui me convenait. Je le pris pour en faire ma concession et décidai d'y construire ma demeure. Il me fallait deux grandes cases rondes jumelées par un grand hangar pour ma propre famille, trois cases rondes isolées pour les parents et amis de passage, une cuisine et une case-toilette, le tout entouré d'une palissade.
Au cercle de Ouagadougou, un service spécial était chargé de faciliter la construction d'habitations pour le personnel indigène. A l'époque, le cercle n'était pas seulement une subdivision administrative (comparable à un arrondissement en France), c'était aussi un magasin, voire une usine, et un centre de recrutements en tous genres, les travailleurs étant soit payés, soit recrutés au titre des prestations de travail obligatoires. Le fonctionnaire, qu'il soit blanc ou noir, étant “au service de la France”, il la représentait ; il avait donc droit à toutes les facilités. Le cercle recrutait un “chef de travaux”, sorte d'entrepreneur local, et fournissait travailleurs et matériaux. La facture était établie sous forme d'un “contrat administratif”, généralement payable à tempérament.
Je formulai, à l'adresse du commandant de cercle, une demande officielle de construction d'habitation, en indiquant la liste des matériaux nécessaires. Ma requête fut transmise par M. Jean Sylvandre avec avis favorable. Trois jours plus tard, je recevais l'avis de rester à la maison pour réceptionner la livraison.
Le chef de travaux désigné par le cercle mesura le terrain et fit des croquis.
— J'en ai pour vingt jours de travail, dit-il. Cela te coûtent cent cinquante francs, payables en trois tranches. Si tu es d'accord, tu signes le contrat administratif que voici et tu verses immédiatement la somme de cinquante francs représentant le montant du premier paiement exigé. L'étanchéité des toitures en chaume est garantie pour un hivernage.
Je ne pouvais en croire nies oreilles ! Ainsi, dans vingt jours, j'aurais une concession à moi, regroupant une famille dont je serais le chef ?
Sans réfléchir, je signai immédiatement le contrat que me présentait le chef de travaux. A peine l'avais-je fait que je regrettai ma précipitation.
— En signant ton contrat avant d'avoir obtenu l'avis de mon grand frère Tidjani Tall, lui dis-je, je viens de commettre une faute traditionnelle. Comment vais-je faire pour réparer cette omission…?
— J'ai été moi-même l'élève de Tidjani Tall quand il était encore moniteur de l'enseignement, me répondit-il. Je lui dois donc respect et obéissance autant que toi, et nous partageons le manque de courtoisie commis envers un aîné. Voici ce que nous allons faire : allons le trouver, expose-lui les faits comme si rien n'était décidé et demande-lui son avis.
Le soir même il m'accompagna chez Tidjani. Je parlai à ce dernier du projet, de son coût, et lui montrai le croquis des pièces à bâtir. Il l'examina, puis leva les yeux vers le chef de travaux, qui s'appelait, je crois, François Ouédraogo :
— Ali, petit brigand ! Si tu fais payer à mon frère le même prix que tu exiges des Européens quand ils te font construire des habitations pour leurs épouses indigènes, je vais te tirer les oreilles !
Instinctivement, comme mû par un vieux réflexe, Ouédraogo rentra le cou et porta la main vers son oreille.
— Maître, dit-il, je vous demande pardon, mais ce n'est pas moi qui fixe les prix. La direction des Travaux publics a établi un barème, et je suis obligé de le respecter.
— Alors peux-tu faire quelque chose en plus pour mon frère sans le lui faire payer ?
— je peux faire damer 14 sa cour, peindre ses murs et lui aménager une toilette privée avec puits perdu.
— Merci mon petit ! s'écria Tidjani. Il se tourna vers moi :
— Tu peux signer le contrat que François te soumettra. As-tu les cinquante francs demandés ? Sinon je te les avancerai.
— Merci deede (grand frère), mais je dispose de cette somme.
— En tant que grand frère, j'en prendrai néanmoins le cinquième à mon compte. C'est dit…
En ce temps-là, une hiérarchie naturelle, fondée sur l'âge, la naissance ou les qualités, régissait encore toute la vie africaine traditionnelle et déterminait les comportements : égards, courtoisie et obéissance envers les aînés, soutien et assistance de la part de ces derniers. Chacun avait le sens de son devoir et l'accomplissait sans contrainte, presque religieusement.
Vingt jours plus tard, le terrain vague avait fait place comme par enchantement à une belle concession aux cases rondes et spacieuses, peintes en ocre jaune sur plinthes bleu ciel et recouvertes de chaume gris.
Beydari Hampâté, que j'avais prévenu de la date approximative de fin des travaux, me fit envoyer une lettre pour me donner la composition du convoi qui accompagnerait ma femme et m'indiquer la somme nécessaire aux dépenses.
L'escorte de Baya était composée de :

Ces dames étaient précédées par mon ami d'enfance le griot Mouktar Kaawu, qui avait été mon témoin à Bandiagara chez Tierno Bokar, le soir de ma conversion.
Ma famille assurait le transport jusqu'à Ouahigouya, après quoi je devais prendre le relais. Je rédigeai aussitôt une lettre par laquelle je demandai à l'administration la mise à ma disposition de seize porteurs, trois chevaux et un goumier d'escorte, de Ouahigouya à Ouagadougou.

Le voyage s'effectua sans inconvénient. A Ouahigouya, le cortège fut hébergé chez Mamadou Konaré, “écrivain expéditionnaire” comme moi, ami de Tidjani Tall. Dès qu'il me télégraphia le départ du cortège nuptial, j'adressai une circulaire de faire-part aux autorités religieuses musulmanes de Ouagadougou, à tous les blancs-noirs de la ville ainsi qu'aux commerçants et notables locaux. Quatre chanteurs sillonnèrent les rues pour annoncer mon mariage et inviter hommes et femmes à venir danser et manger en l'honneur de la nouvelle mariée.
La nouvelle fit d'autant plus de bruit que, jusque-là, j'avais réussi à tenir secret tout ce qui avait trait à mon mariage…
Quand le convoi arriva à sept kilomètres de Ouagadougou, Mouktar Kaawu le fit camper et vint lui-même nous aviser de l'arrivée de Baya et de son escorte. Mon épouse devait nécessairement arriver à Ouagadougou un jeudi soir, afin d'entrer au domicile conjugal dans la nuit sacrée de jeudi à vendredi 16. La coutume voulant que des amis du mari aillent au-devant de la nouvelle mariée pour lui souhaiter la bienvenue et la conduire en pompe au domicile conjugal, le jour venu près de quarante cavaliers, réunissant mes propres amis et ceux de Tidjani Tall, se portèrent à cheval au-devant du cortège.
Avant le départ, Djénéba Sera et Diko Dassi firent prendre à Baya le bain nuptial selon les rites. Elles la vêtirent de blanc, puis la recouvrirent d'un grand pagne également blanc qui ne devait laisser voir aucune partie de son corps. Mon ami Mama Passam la prit en croupe, les autres chevaux entourèrent sa monture, puis ils s'ébranlèrent vers Ouagadougou où le gros du cortège parti de Bandiagara les avait devancés.
Pendant ce temps, un groupe de sept marabouts avait béni ma concession. Ils y avaient récité la totalité du Coran, brûlé des encens et formé des vœux de bonheur pour la future famille.
Afin de me dépouiller symboliquement de ma “peau de célibataire”, le marabout Amadou Sidiki “teint noir” m'avait fait prendre à moi aussi un bain rituel. Mes bagues, mes vêtements et tout ce que je portais sur moi devaient être donnés aux pauvres. il m'habilla de blanc et plaça sur moi une grande pièce d'étoffe blanche qui devait me recouvrir comme un burnous de la tête aux pieds ; mais contrairement à la nouvelle mariée, mes mains, mes pieds et mon visage pouvaient rester découverts. On me ceignit d'une bande d'étoffe rayée de rouge, noir, jaune et blanc, couleurs des quatre clans peuls correspondant aux couleurs de base des robes des bovins. Un sabre était suspendu à mon épaule gauche, et je tenais une grande lance de ma main droite. Ainsi rituellement préparé, je fus conduis dans la cour de Tidjani Tall. On me fit asseoir à sa droite, au milieu d'une compagnie d'honneur de douze camarades. Des chaises et des nattes avaient été disposées sur la place qui s'étendait devant la maison; une centaine de personnes, hommes et femmes, venues de tous les quartiers de Ouagadougou, y étaient déjà installées. Des musiciens jouaient de leurs instruments, des griots chantaient, dansaient, ou déclamaient les devises des nobles qu'ils apercevaient dans la foule.
Comme le voulait la coutume, le convoi nuptial, flanqué d'une quarantaine de chevaux, attendit le coucher du soleil et la célébration de la prière du crépuscule (maghreb) pour entrer en ville. La “nuit de vendredi” venait de commencer. Tous les cavaliers et les porteurs allumèrent des torches. En les voyant approcher de loin, on aurait presque dit la retraite aux flambeaux du 14 juillet…
Quand Mama Passam, qui portait ma femme en croupe, et sa cavalerie d'escorte arrivèrent devant la porte de Tidiani, le griot Mouktar Kaawu s'avança et cria d'une voix forte :
— O Tidjani Tall, fils de Amadou Tall, de Hady, El Hadj Omar, Seydou et Ousmane Tall ! Le cortège parti de Bandiagara et convoyant Baya Fatoumata Diallo, fille de Amadou Diallo de Kakagna, cousine et épouse de Amadou, fils de Hampâté, Hammadoun, N'Djobdi, Bakari et Hamsalah, est là devant ta maison. Je t'apporte le salut de Tierno Bokar, de Beydari Hampâté et de Tidjani Tall le chef de Bandiagara. Enfin je t'apporte, unis en un faisceau amical, les saluts parfumés de tous les habitants de Bandiagara de toutes classes, autochtones et étrangers, croyants et incrédules.
Tidjani exprima ses remerciements et ses souhaits de bienvenue par la bouche de son griot, Sori Babbarou.
On descendit Baya du cheval pour la placer sur le dos de Dinkadi Karambé, l'épouse de Beydari Hampâté. Elle se débattait, poussant les cris traditionnels de protestation de la jeune épousée pour exprimer sa tristesse de quitter sa famille et ses amies d'enfance. La portant dans le dos comrne on porte un enfant, Dinkadi Karambé amena Baya jusque devant Tidjani. Mouktar Kaawu s'écria encore :
— Tidjani Tall ! Voici Baya Amadou Diallo, épouse de ton petit frère Amadou Hampâté Bâ, donc ta “femme platonique” 17. Je te la confie !
Par l'intermédiaire de son griot, Tidjani souhaita la bienvenue à “sa femme” et annonça que, pour l'honorer, il lui offrait une vache laitière allaitant une génisse de trois mois. Il ajoutait quinze francs pour Dinkadi Karambé, la captive qui l'avait portée, “afin de se payer des ingrédients défatigants”. Immédiatement, les cadeaux de bienvenue affluèrent de partout. Les chefs des cantons fulbhe de Kourougou et de Barakoundouba avaient envoyé quatre taureaux pour nourrir les invités pendant les sept jours de réjouissance. Le Moro Naba Kom II, empereur des Mossis et beau-frère du mon oncle Babali Hawoli Bâ, envoya dix paniers de riz blanc, deux gros moutons de case et la somme de cinq cents francs. Chacun des quatre grands ministres du Naba envoya du riz, des poulets et une somme d'argent. Mes plus proches amis, Demba Sadio Diallo, Mama Passam et quelques autres, apportèrent eux aussi leur contribution.
En peu de temps, la somme fabuleuse de deux mille francs se trouva réunie sur la natte de Tidjani Tall ; on alla la déposer sur le seuil de la chambre de Tidjani. On ordonna à Baya d'enjamber la somme et de rentrer dans la chambre. Tout cet argent devait être entièrement distribué le septième jour après le mariage, jour où Baya porterait pour la première fois sa coiffure de femme.
On servit à manger à tout le monde. Vers vingt-deux heures, on transféra Baya dans la chambre nuptiale de ma concession. Nous devions y rester cloîtrés pendant toute une semaine. Le lendemain matin, selon la coutume, les preuves de la virginité de mon épouse furent rendues publiques — preuves qui, traditionnellement, lui donnaient beaucoup de droits sur son époux.
La tradition veut que durant sept jours, tandis qu'au dehors se poursuit la fête, les deux époux restent enfermés dans la chambre nuptiale. Le mari, toujours revêtu de son drap blanc, peut sortir dans la journée sur le devant de la chambre et parler avec ses amis, mais personne ne doit voir son épouse.
Le septième jour, Baya sortit de la chambre. Quand elle eut terminé les trois mois de demi-retraite pendant lesquels elle ne devait pas trop s'éloigner de la concession, elle revêtit des boubous de fine étoffe brodée, orna ses tempes, ses oreilles et sa poitrine de ses plus beaux bijoux, se drapa adroitement une coiffure savante, puis, flanquée de ses quatre compagnes, toutes parées comme des déesses, elle alla rendre une visite de courtoisie à toutes les familles qui l'avaient reçue à son arrivée.
Au retour, elle passa par la place du marche, où sa beauté fit sensation. On en parla longtemps en ville. Sa seule apparition avait suffi pour justifier ma longue attente, et les ragots qui avaient couru sur mon compte s'évanouirent comme brume au soleil.
A partir de ce jour, les filles de Ouagadougou me laissèrent en paix. Pour elles, j'étais devenu un fonctionnaire pas tout à fait comme les autres : “le fonctionnaire marabout”. Plutôt que de me proposer leurs charmes, elles venaient me demander des prières ou des conseils. Je prenais très au sérieux cette qualité de marabout qu'on me prêtait, et que je préférais de beaucoup à celle de “commis expéditionnaire”. La preuve ? Je marchais, parlais, mangeais, regardais, riais et m'habillais comme je l'avais vu faire aux grands marabouts. En un mot, je les singeais avec beaucoup de sérieux et d'application. A l'époque, Tierno Bokar ne m'avait pas encore suffisamment pris en main ; je n'avais pas appris à faire la différence entre “paraître” et “être”.

Une séance mémorable

Grâce à ma parenté avec le vieux Babali Hawoli Bâ et à mes liens d'amitié avec Kola Sidi, fils du grand traditionaliste Sidi de Ouahigouya, il m'a été donné de rencontrer des traditionalistes mossis qui m'ont transmis de précieuses informations sur l'histoire de l'empire du Yadiga, dont la capitale était Ouagadougou, et sur l'organisation interne de la cour de l'empereur de cet Etat.
Un jour, je demandai à Kola Sidi ce qu'il fallait faire pour connaître de bonne source l'histoire de l'empire du Yadiga.
— Je vais t'amener le « roudouga » en chef du Moro Naba, me dit-il — autrement dit le violoniste royal. C'est son chanteur généalogiste personnel et le chef de ses soixante musiciens. Tu lui offriras en cadeau de quoi s'acheter une tenue mossi complète, mais tu ne lui demanderas rien, pas même de jouer un peu de musique pour toi. Nous sommes tous trop petits pour demander à un musicien royal de venir jouer pour nous ; mais lui, s'il veut honorer quelqu'un, peut venir le voir de sa propre volonté et dire, par exemple “Le Moro Naba nous envoie te saluer.”
Je suivis les conseils de Kola. Quand il m'amena le violoniste royal, je donnai à celui-ci vingt francs :
— Voici un cadeau pour t'acheter une tenue en souvenir de notre rencontre.
Le roudouga parut touché de ma largesse. Il me remercia, et resta un bon moment avec nous à parler de choses et d'autres. Puis il prit congé et rentra chez lui, sans avoir touché à son instrument ni évoqué une autre rencontre. Kola l'accompagna et l'entraîna chez Pougoubila où il lui offrit un petit canari de bon toosi.
Une deuxième fois, Kola fit venir le musicien à la maison. Toujours sur son conseil, je donnai à ce dernier cinq francs, mais, cette fois-ci, “en l'honneur du Moro Naba!” Il en fut visiblement ému, et je lus sur son visage une joie plus grande que lors de notre première rencontre, malgré la modicité de ce dernier cadeau. Pour lui, l'hommage rendu au Moro Naba avait plus de valeur que n'importe quoi au monde ; cela me donna une idée de l'attachement des Mossis à leur empereur, qu'ils aimaient plus qu'eux-mêmes.
Le roudouga me remercia plus chaleureusement que la fois précédente, puis il prit congé et rentra chez lui.
Une troisième fois Kola l'amena à la maison. Ce jour-là, le roudouga était accompagné de son assistant, lui aussi violoniste du Moro Naba. Après un moment de conversation, je lui donnai à nouveau une somme de cinq francs, mais je précisai alors : “en l'honneur du Naba Oubri qui a été le vrai fondateur de l'empire mossi de Ouagadougou”. Les deux roudougas poussèrent un long cri de joie, puis, dans l'attitude traditionnelle des Mossis, ils se jetèrent genoux à terre pour me remercier, frappant à plusieurs reprises le sol de leurs avant-bras.
Quand ils se remirent sur leur séant, ils me “demandèrent la route” — c'est-à-dire l'autorisation de se retirer. Au moment de nous séparer, le chef roudouga se tourna vers moi :
— Tu viens de mériter notre confiance et notre amitié, me dit-il. Tu es digne d'entendre la devise de Ouagadougou. Nous viendrons te la réciter au cours d'une séance récréative que nous donnerons dans ta maison dans la nuit de samedi à dimanche prochain. Prépare-nous une place en conséquence.
Et ils s'en allèrent.
Kola Sidi exultait de plaisir ! Il venait d'obtenir pour moi une faveur que les violonistes impériaux n'accordaient que très rarement aux non-Mossis. J'en parlai à Tidjani Tall.
— Une telle séance se doit d'être une très grande fête, me dit-il, car elle ne peut se donner qu'avec le consentement explicite de l'empereur. C'est la première fois que je la verrai donner chez un fonctionnaire non-mossi, à plus forte raison chez un Peul ! Je me rendis chez le vieux Babali Hawoli Bâ pour l'informer de l'affaire et lui demander ce qu'il en pensait.
— C'est une occasion à ne pas manquer, me dit-il, surtout pour un Peul !
Je ne pouvais, à moi seul, faire face dignement aux frais qu'une telle veillée musicale allait entraîner. Demba Sadio et Mama Passam promirent de partager la dépense avec moi.
Le bruit se répandit partout en ville que les roudougas de la couronne impériale allaient donner une veillée musicale chez le commis Amadou Hampâté Bâ. Kola Sidi se mit en campagne. Il sensibilisa tous les commerçants non-mossis, et réussit à faire de la réussite de cette veillée une question d'honneur pour tous les résidents étrangers.
Dès le samedi matin, Aissata Banngaro amena dix jeunes femmes fulbhe pour aider Baya à cuisiner les plats destinés au festin. A titre d'aide personnelle, elle m'offrit un mouton de case presque aussi gros qu'un jeune veau et un grand panier empli de condiments précieux. Tidjani Tall offrit un taureau et vingt-cinq kilos de riz. De mon côté j'achetai un taureau, cinquante kilos de riz et cent kilos de mil. Demba Sadio et Mama Passam tinrent largement leur parole. L'aide générale fut si considérable qu'avant l'ouverture de la séance une somme d'environ deux mille deux cents francs était réunie. Je n'avais donc aucun souci d'ordre financier.

La séance commença par la consommation d'un dîner somptueux. Il y avait au moins cent assistants, qui débordaient jusque dans la rue. Le grand roudouga était venu accompagné de quatre autres violonistes. On les servit à part. Dès leur repas terminé, ils allèrent s'installer sur deux grandes nattes étendues au milieu de la cour. En quelques minutes, les invités formèrent un cercle autour d'eux. Le silence s'établit.
Dès que tout le monde fût confortablement installé, le grand roudouga donna ordre aux deux calebassiers de jouer le prélude rythmique habituel. Ceux-ci poussèrent un long cri et attaquèrent leurs instruments ; il s'agissait de vastes calebasses renversées sur le sol, plus ou moins emplies de tissus ou de vêtements afin d'atténuer leur sonorité, et sur lesquelles on frappait comme sur un tambour. Battant des doigts et de la paume avec une dextérité étonnante, d'un mouvement si rapide qu'on le distinguait à peine, ils arrachèrent à leurs instruments des cascades de notes précipitées que venaient scander des tonalités plus graves. La matité du son n'empêchait point les notes de répandre au loin leur rythme irrésistiblement enivrant. Puis ils s'arrêtèrent. Le silence était total. Chacun tenait ses yeux fixés sur les musiciens, particulièrement sur les violonistes.
Tout à coup, le grand roudouga jeta en l'air son archet. Il le rattrapa au vol et s'en servit pour racler les cordes de son violon qui émit un court et profond gémissement. Ses trois compagnons l'imitèrent, puis tous trois attaquèrent leur thème avec un ensemble qui prouvait combien ils avaient la main précise et sûre, et une expérience consommée de leur art.
A tout seigneur tout honneur, les musiciens entamèrent le thème de l'hymne impérial de Ouagadougou intitulé manyaare, “L'Etalon gris”, du nom du cheval du Moro Naba. Après dix bonnes minutes de musique sans paroles, le grand roudouga, tout en continuant de jouer, commença à déclamer. De sa voix sonore et bien timbrée, tour à tour il étirait les sons ou précipitait le débit, faisant chanter les phrases poétiques qui semblaient portées par la musique comme une pirogue épousant le cours d'un fleuve. Ne pouvant traduire le récit dans l'intégralité de ses détails et de ses images poétiques, je n'en donnerai ici que la traine essentielle, où l'on retrouvera, sous une forme plus développée, certains des éléments que j'avais déjà entendus à Ouahigouya.

« Honneur et gloire à Naba Oubri, fils de Naba Zoungrana, fils de Ouédraogo ! Ouédraogo, le grand confluent humain des Dagombas du Sud et des Mandingues des rives supérieures du fleuve Niger, naquit il y a de cela bien longtemps, un temps d'une longueur non pas de mille jours ou de mille mois, mais de mille hivernages 18 ; il vit le jour à l'orée des forêts touffues et giboyeuses du bassin central de la Volta, en un lieu nommé Bitou.
Sa mère, la princesse Niennega ou “Svelte gracieuse”, avait été une amazone intrépide. En ce temps-là elle avait fait reculer bien loin les frontières des Etats de son père Nédéga, roi des Dagombas de Gambaga.
Quant à Riyallé, père de Ouédraogo, c'était un prince venu du pays mandingue. Evincë par les siens, il avait quitté son pays et s'était mis à errer d'ouest en est, au gré des points d'eau et du gros gibier. Il se fixa dans la jungle de Yanga ou, tel un roi, il imposait son joug à tous les animaux, même aux lions les plus féroces.
Un jour, fuyant la cour de son père, la belle Niennega fut emportée par son étalon blanc “Ouédraogo” jusqu'à la jungle où régnait sans partage le chasseur Riyallé. Ils s'épousèrent, et baptisèrent leur premier fils du nom de l'étalon providentiel.
Ainsi Ouédraogo, rejeton d'une princesse guerrière et d'un prince chasseur et guerrier, hérita-t-il des qualités nécessaires pour fonder un empire. Celui qu'il fonda était immense, et Tenkodogo, la ville-mère, en fut la capitale.
Ouédraogo, qui prit le titre de “Tenkodogo Naba” (roi de Tenkodogo), engendra trois fils : Zoungrana, Raoua et Diaba. Il en fit des rois et les plaça à la tête de trois Etats de son vaste empire. Ces trois Etats furent appelés empires de l'Ouest, du Nord et de l'Est, en fonction de leur situation par rapport à Tenkodogo.
L'empire de l'Ouest échut à l'aîné, Zoungrana ; ce sera plus tard l'empire de Ouagadougou où régnera le grand Moro Naba. Raoua, le puîné, reçut en partage l'empire du Nord, qui deviendra l'empire du Yatenga et dont Ouahigouya sera la capitale. Quant à Diaba, le cadet, il régna sur l'empire de l'Est, ou empire de Gourma, avec Fada N'Gourma pour capitale.»

Après de nouveaux développements historiques, poétiques et musicaux, le grand roudouga se tut un montent, comme s'il voulait apprécier l'effet produit sur son auditoire. Aussitôt, des exclamations rompirent le silence :
— Roudouga ! Cennde ! Cennde ! Roudouga ! Salut ! Salut !
— Merci à vous tous, répondit-il. Maintenant, je me dois de vous dire pourquoi nous avons proposé de plein gré de donner cette séance. Nous l'avons fait pour ne pas être en reste avec le commis Amadou, fils de Hampâté, du clan pullo Bâ. Il a spontanément honoré Naba Kom et Naba Oubri. Or pour nous Mossis, et particulièrement pour nous, violonistes et généalogistes du trône, si Wounam, le dieu suprême, est au ciel, Moro Naba est sur la terre. C'est lui qui détient les clés du pouvoir sacré et des sciences secrètes de la terre, comme ses ancêtres détiennent, depuis leur mort, les clés des sciences célestes.
Le roudouga se racla la gorge et reprit sa déclamation, accordant sa voix à la musique des violons, déroutant de son ton chantant le fil du récit, dans un langage poétique et rythme qu'aucune traduction, même littérale, ne saurait rendre…

« Naba Oubri, petit-fils de Ouédraogo le chasseur qui fonda un empire, fut un grand conquérant. il passait plus de temps à cheval, assis entre le troussequin et le pommeau de sa selle et les pieds dans ses étriers, que couché dans son lit aux côtés de sa femme. Il fonda Oubritenga, “la ville de Oubri”, et en fit la capitale de l'Etat mossi de l'Ouest. Il prit le Lâ, réputé imprenable. Il conquit le Gangado qui avait voulu le défier. Il attaqua Yako le téméraire, défit ses guerriers qui n'avaient jamais été battus et fit de son pays une province vassale, vassale mais toujours redoutable. Boussouma broncha, Boulsa se rebella, mais Oubri le héros, qui chevauchait son grand étalon gris légendaire, marcha contre eux et les réduisit.
Quand Zoungrana, le grand Naba de l'Ouest, qui résidait dans la capitale originelle Tenkodogo, mourut, Naba Oubri fut intronisé à sa place. Il devenait ainsi le suzerain de ses deux oncles paternels, Raoua le roi du Nord et Diaba le roi de l'Est, ainsi que de son frère Séré qui régnait sur Tenkodogo.
Laissant Tenkodogo à son frère Séré, Naba Oubri resta à Oubritenga. Il conquit le pays de l'actuel Ouagadougou, qui appartenait aux Noniossés et aux Nounournas, en vue d'y transférer sa résidence. Après quarante années de règne, il mourut à Koudougou, sans avoir jamais résidé à Ouagadougou. L'idée de faire de Ouagadougou une capitale avait été conçue par Naba Oubri lui-même, mais il avait omis de demander le consentement des dieux et l'aide des mânes des ancêtres qui l'avaient précédé sur le trône. Aussi son idée resta-t-elle suspendue dans son propre « vouloir » comme dans celui de ses successeurs, et elle resta ainsi suspendue entre terre et ciel durant deux cent trente années !
Plus tard, quand Naba Niandeffo fut intronisé à la place de son père Naha Zettembousma, il fit demander aux dieux et aux mânes des ancêtres de lui épargner le sort de son père, lequel n'avait jamais eu de résidence nulle part dans son vaste empire où il errait comme un nomade, au point qu'on l'avait surnommé “le Naba errant”.
Les devins et les grands sacrificateurs consultèrent l'occulte. Inspirés par les forces tutélaires, ils conçurent une constitution fondée sur les lois du royaume invisible dont le Moro Naba est la matérialisation sur la terre des hommes et le dépositaire de ses pouvoirs.»

Ici le roudouga déploya pour nous toute la structure hiérarchique des Nabas, ou dignitaires, du grand empire de Ouagadougou. Il développa la nature de leurs fonctions dans le domaine temporel comme dans celui de l'occulte, alors qu'à Ouahigouya le cordonnier Sidi s'était contenté d'évoquer leur rôle administratif au sein de l'empire du Yatenga. Je crois utile d'en rapporter ici le schéma simplifié, afin de donner au moins un aperçu de la richesse et de la complexité des structures du pouvoir dans certains anciens empires africains.

« Le Moro Naba, nous dit-il, communique avec l'invisible par seize portes dont chacune est symboliquement gardée par l'un des seize dignitaires qui constituent les membres de la cour impériale administrant le pays. Le premier groupe est composé de quatre dignitaires :

Ces quatre grands dignitaires symbolisent les forces des quatre éléments : la terre, l'eau, l'air et le feu. ils veillent sur les quatre grandes portes par lesquelles le Moro Naba entre en relation avec les forces tutélaires. En vertu des forces qu'ils représentent et qui sont appelées “forces-mères”, ils ont le droit de décider, en réunion secrète, qui sera le Moro Naba suivant 19.
Puis vient le deuxième groupe, composé lui aussi de quatre dignitaires :

Ces quatre dignitaires gardent les quatre portes secondaires par lesquelles entrent ou sortent les enfants impériaux.
Les dignitaires du groupe suivant :

Les dignitaires suivants :

Le Moro Naba lui-même entre toujours par cette porte, qui se trouve à part des quinze autres portes. »

Telle était la trame de base du grand récitatif traditionnel que le roudouga du trône déclama pour nous au son des instruments royaux, avec quelques autres récits que je n'ai pu rapporter ici.
Cette nuit fut plus éclatante encore que celle de mon mariage. Dès le lendemain, je n'étais plus un anonyme nassaara seblaga (blanc-noir), titre donné par les Mossis à tous les Africains lettrés ou travaillant dans des bureaux, mais un naba zuwa, un “ami du Naba”, dont le nom se répandit à Ouagadougou et, m'assura-t-on, dans tout le pays mossi…

Le commandant “Porte-baobab”

Arrivé début février au bureau de l'Enregistrement et des domaines en tant qu'“écrivain temporaire à titre essentiellement précaire et révocable”, je n'avais pas tardé à laisser derrière moi ce titre original mais plutôt aléatoire. Dès le 10 mars 1922, grâce à un concours interne, j'étais entré dans le cadre local des fonctionnaires indigènes de la Haute-Volta avec le titre prometteur d'“écrivain expéditionnaire de 3e classe”, première marche vers le cadre envié des “commis expéditionnaires”, alors sommet de la hiérarchie administrative indigène !
Après six mois de travail intensif aux côtés de M. Jean Sylvandre pour ouvrir, puis faire fonctionner les nouveaux services composant le bureau de l'Enregistrement et des domaines, j'étais devenu un vrai professionnel. M. Sylvandre m'accorda son entière confiance, allant même jusqu'à me déléguer certaines signatures. Je travaillai ainsi sous ses ordres pendant toute l'année 1922.
M. Sylvandre fut alors désigné pour occuper le poste de receveur de l'Enregistrement et des domaines à Bamako afin d'y remplacer M. Gaston Bourgeois. Ce dernier, auquel je devais ma formation initiale dans le métier, venait en effet d'être nommé inspecteur et avait été affecté au ministère des Colonies à Paris.
A l'époque, l'administration de l'AOF (ex-Afrique occidentale française) ne regorgeait pas de receveurs de l'Enregistrement. Faute de trouver un homme du métier pour remplacer M. Sylvandre à Ouagadougou, le gouvernement de la Haute-Volta désigna à titre provisoire l'administrateur adjoint des colonies Teyssier, qui conservait par ailleurs ses fonctions d'adjoint au commandant de cercle de Ouagadougou.
L'administrateur Teyssier n'était pas un homme commode. Il n'était tendre ni pour lui-même ni pour les autres. Grand bâtisseur, il s'était spécialisé dans la construction des routes et des ponts, tâche qui requérait énergie et autorité. On savait ce qu'à l'époque ces réalisations coûtaient en travail et en souffrances aux travailleurs locaux, plus souvent menés à la chicotte qu'à coups de bonnes paroles, et qui devaient s'estinier heureux quand les lanières des chicottes n'étaient pas nouées avec du fil de fer qui leur labourait la peau. Teyssier ne manquait ni de l'énergie ni de la poigne nécessaires, mais il faut reconnaître qu'il ne se ménageait guère lui-même. Plus d'une fois on l'avait vu rester toute une journée sur un chantier sans déjeuner, ne se désaltérant qu'avec un peu d'eau car il évitait de boire de l'alcool quand il était au travail.
A la suite d'un événement demeuré célèbre dans le pays, les Mossis lui avaient donné le sobriquet peu flatteur de Touk-toiga : “Porte-baobab”.
Un jour, le tracé d'une route tomba sur un très vieux baobab, dont l'ampleur justifiait bien son surnom d'‘éléphant des végétaux. Teyssier, qui aimait les lignes droites et entendait montrer qu'aucun obstacle ne l'empêcherait de réaliser son travail, ordonna de couper l'arbre séculaire et de le transporter à tête d'hommes jusqu'au prochain village. Pour y parvenir, il mobilisa les habitants de dix villages environnants ! A la façon africaine, le travail se fit au son des tam-tams, des flûtes et des violons. Teyssier avait tout de même pris soin d'offrir aux porteurs cinq cents canaris de bière et, pour une fois, un déjeuner copieux.
Depuis ce jour, les ménestrels mossis chantèrent :

Si un baobab s'entête à barrer le chemin à Teyssier,
celui-ci le fera couper
sans égard ni pitié pour son âge
et sans peur de son envergure !
Gare au baobab
qui se mettrait en travers de sa route !
Teyssier rassasiera et désaltérera dix villages
et leurs babitants débarrasseront sa route de tout obstacle,
y compris le plus énorme des baobabs,
même si c'est la demeure des diables !

Quand j'appris que Touk-toiga en personne allait devenir mon nouveau chef, j'éprouvai une telle frayeur que je décidai de me sauver de Ouagadougou pour retourner au Soudan. Je confiai mon projet à Tidjani Tall.
— Rassure-toi, me dit-il, Touk-toiga ne fera rien pour te rendre la vie impossible, pour la bonne raison qu'il ignore tout du fonctionnement du service qu'on vient de lui confier ; il n'aura même pas le temps de s'en occuper, puisqu'il conserve ses anciennes fonctions ! S'il veut que tout marche bien, il sera obligé de se reposer sur toi.
De son côté, M. Sylvandre assura à M. Teyssier qu'il n'aurait aucune difficulté à faire marcher son service s'il m'accordait sa confiance et me laissait faire.
Le premier acte de M. Teyssier fut de transférer les bureaux de notre service à son domicile, où la place ne manquait pas.
— Installe les choses comme tu le jugeras bon, me dit-il. Désormais, considère-toi officieusement comme faisant fonction de receveur de l'Enregistrement, des domaines et des autres services du bureau. Je te fais entière confiance et te donne carte blanche. M. Sylvandre m'a dit que je pouvais compter sur toi les yeux fermés. Mais si tu me déçois et m'obliges à ouvrir les yeux, alors tu sentiras de quel bois je me chauffe !
De ce jour il me laissa toute liberté de m'organiser à ma guise, ce qui, moralement, me contraignait bien souvent à travailler plus que ne me l'imposaient les horaires officiels. Je ne remettais jamais au lendemain le travail que je pouvais finir le jour même, et veillais à ce que tout soit en ordre. Peu à peu, j'acquis la réputation d'un “auxiliaire indigène modèle”, un de ceux sur lesquels les “patrons” ne tarissaient pas d'éloges au cours de leurs rencontres privées. Même les grandes maisons de commerce de la ville (SCOA, CFCI, commerçants libanais, etc.) m'offrirent des carnets de bons qui me permettaient de commander à tempérament tout ce dont j'avais besoin dans leur magasin.
Malgré toute la paix que me laissait M. Teyssier, je n'avais pas perdu mon appréhension ; un homme comme lui était tel un ouragan, on ne pouvait savoir ni quand ni comment il allait se déchailner. Ce que j'entendais dire de son comportement sur les chantiers de construction ainsi qu'au tribunal indigène du le, degré, dont il était chargé, ne contribuait guère à me rassurer.
De jour en jour, l'envie montait en moi de changer de service, et même de quitter Ouagadougou, où pourtant ma vie n'était pas désagréable. J'avais dans la tête d'aller à Dori, région essentiellement peule où, pensais-je, je serais un peu comme chez moi. Dori ! Qui, au Soudan, en HauteVolta ou au Niger, n'avait pas entendu parler de Dori ! Pour les Fulɓe, c'était un paradis ; pour les Touaregs, une oasis ; pour les Maures et les Haoussas, une foire interterritoriale ; et pour les marabouts musulmans, une véritable ville sainte. Tout le monde voulait aller à Dori ! Et puis, là-bas, il y avait du lait, cette substance plus indispensable aux Fulɓe que leur propre sang, très rare à Ouagadougou, et que ma femme, enceinte depuis peu, me réclamait chaque jour.
je m'ouvris de mon idée à mon ami Demba Sadio Diallo, secrétaire particulier et homme de confiance du gouverneur Edouard Hesling. Il ne me cacha pas que le poste de Dori était un morceau de roi, une chasse bien gardée par le commandant de cercle François de Coutouly, et que l'accès en serait difficile. De plus, il craignait que M. Teyssier ne veuille pas me laisser partir en raison des services que je lui rendais. “Quand on souhaite une chose ardue, me dit-il, il faut la demander d'abord à Dieu, et ensuite seulement aux hommes.”
Le soir même, nous nous rendions tous deux chez mon oncle le saint homme Babali Hawoli Bâ. Je lui exposai mon projet et lui demandai, lui dont les prières étaient presque toujours exaucées, de prier Dieu pour moi. J'étais jeune, impulsif, impatient… Je n'avais pas encore compris qu'il est plus important de remercier Dieu pour ce que l'on a, que de demander ce que l'on n'a pas… Et qui peut savoir si ce qu'il demande ne se révélera pas néfaste pour lui ?…
— Je serai bien triste de te voir partir, me dit mon oncle, car je quitterai bientôt ce monde et j'aurais aimé que tu sois présent à mon enterrement, mais je ne m'opposerai pas à ton départ. Ta femme et toi serez moins dépaysés en pays pullo qu'ici à Ouagadougou. Revenez me voir tous les deux demain soir, je vous dirai ce qu'il faut faire.
Le lendemain soir, dès la sortie du bureau, nous étions chez lui. Il était assis à côté de son fils Ibrahim, qui l'assistait dans son travail. C'était un spectacle touchant que de voir le vieil homme aveugle, la tête couronnée de beaux cheveux blancs, coinniuniquer avec son fils complètement sourd en traçant de son doigt, sur l'avant-bras de ce dernier, des mots en arabe…
— Amadou, me dit-il, tu m'as demandé de prier Dieu afin qu'il te vienne en aide pour aller à Dori sans difficulté. J'ai prié en conséquence. Dieu petit tout : « Lorsqu'il a décrété une chose, il lui dit seulement : “Sois !” Et la chose est. » 21 Il prit à côté de lui une petite tige de bois dont la
surface était littéralement recouverte d'inscriptions en arabe, et nous la tendit.
— Prenez cette tige, dit-il. Elle a été taillée dans un morceau de caïlcédrat très dur, et j'y ai fait inscrire par mon fils des prières spéciales accompagnées de noms divins sacrés. Quand la nuit sera tombée, allez l'enfoncer doucement dans le tronc d'un baobab à l'aide d'une pierre. Si vous réussissez à la faire pénétrer totalement sans la casser, cela signifiera que la prière inscrite sur elle sera exaucée contre vents et marées, et Amadou ira à Dori. Si au contraire elle se brise, inutile d'insister, Amadou ne pourra pas partir. Ensuite, venez me rendre compte.
Nous connaissions un gros baobab, juste à côté de la cathédrale de Ouagadougou. Quand la nuit fut bien obscure, Demba Sadio et moi, recouverts d'un burnous anonyme pour ne pas risquer de nous faire reconnaître par des passants attardés ou des Pères blancs, nous nous approchâmes de l'arbre, du côté opposé à l'église. Je pris la tige de bois et, avec l'aide d'une petite pierre, la clouai doucement dans l'écorce du vieil arbre. Elle s'y enfonça totalement, comme dans du beurre…
Nous retournâmes immédiatement chez mon oncle pour lui annoncer le résultat heureux de notre opération.
— Al Hamdoulillâh ! Louance à Dieu! s'exclama-t-il. Amadou, ajouta-t-il, si tu tombes malade avant la fin de la semaine, ne t'inquiète pas, et ne prends aucun des remèdes que le médecin te donnera. Ton mal passera sans médication, s'il plaît à Dieu. Maintenant, va, et des demain donne à un pauvre l'un de tes vêtements les plus riches, et de la nourriture pour une journée à une pauvre femme mère de jumeaux.
— Et à toi, mon oncle, que pourrais-je te donner pour te remercier ?
— Le nom de Dieu ne se vend pas, me répondit-il. Il n'a pas de prix. Seuls les charlatans font payer leurs prières, les initiés les donnent. Ils ne sont que des dépositaires qui mettent leurs capacités au service de ceux que Dieu dirige vers eux. Mais quand tu seras là où tu veux aller, souviens-toi de ton vieil oncle enlisé dans la mort jusqu'au cou, et prie pour son âme qui ne fait plus que jeter un dernier regard sur les hommes et les choses d'ici-bas.
Trois jours plus tard, quand je m'éveillai le matin et voulus sortir de mon lit, impossible de bouger ! Flasques comme une chair sans os, mes jambes ne me répondaient plus. M. Teyssier, avisé aussitôt, me fit envoyer un médecin, le Dr Maës. Celui-ci m'ausculta rapidement, puis me fit hospitaliser pour examen plus approfondi. Après avoir fait procéder à toutes les analyses et examens nécessaires, il vint me trouver. Assis sur le bord de mon lit, il me regardait d'un air pensif.
— Amadou Bâ, me dit-il, tu es un vrai cas pathologique. Selon tes analyses, tu n'as rien. Et pourtant, te voilà cloué au lit par une sorte de crise de rhumatisme polyarticulaire aigu, ce qui est fort étonnant chez un jeune homme de vingt-trois ans. Y a-t-il une nourriture particulière à laquelle tu es habitué et dont tu serais privé à Ouagadougou ?
— Oui, répondis-je. Il me manque le lait, qui est la base de la nourriture des Fulɓe. Les Mossis n'en buvant jamais, on n'en trouve pratiquement pas à Ouagadougou.
Immédiatement, le Dr Maës commanda qu'on me fournisse deux litres de lait par jour. Une voiture de l'hôpital allait s'approvisionner dans un campement pullo situé à vingt kilomètres de là. Rien n'était de trop pour le commis du commandant “Porte-baobab” !… Tandis que je me gavais de lait, je me débarrassais, grâce à la complicité de l'infirmier-major — un compatriote — de tous les remèdes que l'on m'apportait.
Après dix jours d'hôpital, je sentis mes jambes reprendre de leur vigueur, au plus grand plaisir du Dr Maës.
— Est-ce que je ne vais pas retomber malade ? lui demandai-je.
Il répondit en riant :
— Si tu restes à Ouagadougou, tu ne feras pas de vieux os ! Il va falloir que je t'envoie dans un des postes du Nord, moins humides, et où tu trouveras beaucoup de lait. J'ai constaté l'heureux effet de cet aliment sur ta santé.
Il rédigea immédiatement un certificat médical en bonne et due forme, ainsi libellé :

« Je soussigné Auguste Maës, docteur en médecine, médecin de l'Assistance médicale indigène de Ouagadougou, certifie que l'écrivain expéditionnaire de 3e classe Bâ Amadou est actuellement en traitement à l'hôpital pour rhumatisme poly-articulaire grave, que son état s'améliore, et que pour l'avenir il serait nécessaire de l'affecter dans un cercle moins humide afin d'éviter de nouvelles rechutes.
Ouagadougou, le 4 août 1923,
signé Maës. »

Je formulai le jour même une demande de mutation pour l'un des trois cercles du nord de la Haute-Volta : Ouahigouya, Kaya ou Dori. Je précisai que ne parlant pas parfaitement la langue mossi, je rendrais plus de services à Dori, pays pullo, qu'à Kaya ou Ouahigouya. J'ajoutai que le climat de Dori était plus sec et que j'y trouverais plus de lait que partout ailleurs.
Quelques jours après, à la plus grande surprise du Dr Maës qui y perdit une bonne partie de son latin, je m'éveillai un matin complètement guéri de ma paralysie, et sans aucune séquelle. Je rentrai chez moi et repris mon travail, attendant la réponse à ma demande de mutation. Contrairement à ce que j'avais craint, l'administrateur Teyssier avait transmis ma requête avec avis favorable.
— Ton départ du service va y creuser un grand vide, me dit-il. Mais je ne puis, en raison des risques que tu cours, m'opposer à ta mutation ; ce serait non seulement égoïste, mais inhumain.
Je le remerciai de sa compréhension, réfléchissant une fois de plus au bien-fondé de l'adage soudanais : « Les personnes de la personne sont multiples dans la personne. »
— Après tout, reprit-il du ton bougon qui lui était davantage familier, si l'administration tient à ce que son bureau de l'Enregistrement marche comme il faut, elle n'a qu'à faire venir un receveur de carrière !
Le 9 août 1923, grâce aux bons offices de Demba Sadio qui avait fait diligence auprès du gouverneur Hesling, court-circuitant toutes les étapes administratives d'usage, la décision m'affectant à Dori était signée et enregistrée sous le numéro 496. Un télégramme fut envoyé à Dori pour ordonner la mise en route immédiate de mon remplaçant, un écrivain expéditionnaire nommé Amadou Mahmoudou Dicko. Celui-ci arriva une semaine plus tard. Je restai encore un mois à ses côtés pour le mettre au courant de son nouveau travail, qu'il assimila avec facilité.
Mon départ fut fixé pour le 18 septembre. L'administration mit quatre porteurs à ma disposition ; j'en engageai quatre autres à mes frais pour porter le hamac de ma femme, alors enceinte de six mois.
Il me fallut plusieurs jours pour prendre congé de tous les amis que je comptais en ville. Le jour du départ venu, tôt dans la matinée, je me rendis avec Demba Sadio chez mon vieil oncle Babali Hawoli Bâ, pour le saluer une dernière fois et lui demander de bénir mon voyage. Au-dessus de mes mains ouvertes, il récita la Fatiha et des prières tidjanes, puis traça dans mes paumes quelques signes coraniques, comme l'avait fait Tierno Bokar à Bandiagara. Très ému, je lui souhaitai bonne santé et longue vie. Je me demandais si je le reverrais un jour…
Notre petit convoi s'ébraffla en direction du nord. Demba Sadio nous accompagna à cheval pendant près de quatre kilomètres, puis il prit congé de nous. Il me serra fortement contre sa poitrine, et je l'embrassai avec effusion. Après avoir fait ses adieux à Baya qui venait d'échapper sans dommage à une chute, il s'en retourna à Ouagadougou.
Je m'éloignais d'amis précieux, mais j'avais le cœur léger. J'allais dans le pays des Fulɓe, je retournais chez moi.

 

Notes
1. En 1946, il sera élu député à l'Assemblée nationale à Paris.
2. Expressions signifiant qu'il y a interdit de relations sexuelles.
3. Les lobes des oreilles sont très importants pour la coquetterie féminine, particulièrement peule, puisque c'est l'endroit où l'on suspend ses plus beaux bijoux.
4. L'Islam connaît quatre grandes écoles juridiques, du nom de leurs fondateurs : l'école malikite (de l'imam Malik ibn Anas), l'école shafi'ite (de l'imam ash-Shafi'y), l'école hanafite (de l'imam Abou Hanifa), et l'école hanbalite (de l'imam Ahmad ibn Hanbab. Chacune présente un précis juridique et rituel émanant de son fondateur. Les différences qui les séparent sont minimes et ne portent que sur des points de détail : position des bras pendant la prière (croisés sur la poitrine ou ballant le long du corps), quelques points relatifs à la succession, etc. C'est donc improprement qu'on les appelle parfois “rites”, car elles ne modifient en rien les rites de base de l'Islam qui sont les mêmes pour tous les musulmans.
5. D'autres passages coraniques ou tirés des hadith (paroles du Prophète) évoquent, en symétrie, Sa présence immanente : “Où que vous tourniez vos regards, là est la Face de Dieu” (sourate 2, v. 115), “Il est plus près de vous que votre veine jugulaire” (sourate 50, v. 16), etc.
6. Ce proverbe arabe était très connu chez nous.
7. Ethnie du nord de la Côte-d'Ivoire, appartenant au groupe akan. Cette ethnie est celle du président Félix Houphouët-Boigny.
8. Mariage coutumier provisoire, non légal, contracté par des officiers, administrateurs des colonies ou fonctionnaires français pour la durée de leur séjour à la colonie avec des femmes du pays, et sur lequel les autorités françaises fermaient les yeux. [Cf. Amkoullel, note 22.]
9. Mouton vivant dans une concession comme un animal familier, particulièrement bien traité, et ne pouvant être sacrifié que pour des circonstances exceptionnelles.
10. Racines odoriférantes et aphrodisiaques.
11. Pendant toute la durée du jeûne quotidien rituel du ramadan, c'està-dire depuis l'aube jusqu'au coucher du soleil, le musulman doit s'abstenir non seulement de toute nourriture ou boisson, mais aussi de toute colère, de toute mauvaise parole et de tout acte sexuel.
12. Traduction littérale du texte arabe : “Seigneur (Maître) ! Certes, je suis vaincu, à toi (seul appartient) la victoire.”
13. Voir note p. 64.
14. Niveler et compacter le sol en le frappant à coups de “dame”, sorte de pelle de bois à l'extrémité aplatie.
15. Ethnie foulaphone de langue fulfulde, vivant auprès des Fulbhe depuis des temps très anciens. Extrêmement intelligents et grands hommes d'affaires, les diawambhe (pluriel de diawanɗo) jouent souvent auprès des Fulbhe un rôle d'intermédiaires ou de porte-parole. [Les Jaawambhe sont une caste, et non une ethnie. Lire à ce sujet Yaya Wann — Tierno S. Bah]
16. La veille du vendredi, appelée “nuit du vendredi”, est une nuit sacrée en Islam. Les musulmans ont coutume de réciter cette nuit-là des prières particulières, et d'y placer de préférence certains événements importants.
17. Les beaux-frères et les amis du mari sont considérés comme les “maris platoniques” de la femme de ce dernier. Ils sont unis à elle par l'alliance appelée denɗiraku en fulfulde et sanankunya en bambara (traduite en français par “parenté à plaisanterie”), ce qui leur donne le droit de parler assez librement avec elle — en s'arrêtant aux limites de la bienséance et du respect dû a une femme mariée. En revanche, ils lui doivent soutien, conseil et assistance. Les relations entre un mari et les sœurs et amies de sa femme sont identiques.
18. Les historiens situent ces événements vers le XIe siècle ; pour la tradition orale, ils seraient beaucoup plus anciens. Le mot “mille” ne correspond toutefois à aucune mesure de temps précise, c'est simplement l'évocation poétique d'une période très longue.
19. Quand la place du Moro Naba est vacante, tous les descendants de Ouédraogo peuvent présenter leur candidature. 20. L'Islam est en effet représenté dans la cour du Moro Naba. Il y a toujours une mosquée dans la cour du palais. L'imam fait panie des hommes qui ne font pas le salut du kantiga, où l'on frappe le sol de ses avant-bras.
21. Coran, sourate 2, v. 117.

Table des matieres