webPulaaku


Amadou Hampâté Bâ et Germaine Dieterlen
Koumen. Texte initiatique des Pasteurs Fulɓe.

Cahiers de l'Homme. École Pratique des Hautes Études, VIe section. Mouton et Cie. Paris, 1961, 95 pages.


      Table des matieres      

Conclusion

Les commentaires que nous avons pu apporter au texte de Kumen ne constituent qu'une très minime partie des explications qui sont données aux futurs initiés et qui demandent des années d'études.
Car l'initiation est connaissance 1 : connaissance de Dieu et des règles qu'il a instaurées ; connaissance de soi, aussi, car elle se présente comme une éthique ; connaissance également de tout ce qui n'est pas l'homme, « puisqu'il lui a été donné de connaître ce qui n'est pas lui ». Et cette science doit atteindre l'universel, chacun de ses éléments et de ses aspects faisant partie d'un tout ; les Fulɓe disent : « Tout ne se sait pas. Tout ce qu'on sait, c'est une partie de tout » (kala 'andatako. ko 'anda kala, yo yoga kala) 2.
Actuellement, même dans les familles fulɓe du Djolof de la vallée du Sénégal, il n'y a plus de vrai silatigi. Mais il se trouve encore, parmi les Fulɓe instruits de leurs traditions, comme l'étaient Ardo Dembo, Semba Mboderi, Aliw Essa, des individus conscients de la science et du pouvoir dont ils sont détenteurs et qu'ils dissimulent, selon leur expression, « dans les plis des haillons dont ils sont affublés ». Ils ne craignent pas de «pointer l'index », c'est-à-dire de lancer un défi, sur le plan de la connaissance, à quiconque, fût-ce un marabout instruit. Ou bien, s'ils jugent leur interlocuteur incompétent, c'est-à-dire n'étant pas dans le statut physique, moral, intellectuel et social nécessaire pour recevoir, comprendre et assimiler, de « fatiguer le profane », de « mettre l'indigne dans la paille », « en clignant de l'œil gauche » et en lui faisant un long récit qui ne contient aucune parcelle de vérité initiatique valable.


Planche A1 — Représentations diverses du serpent Caanaba


Planche A2. Caprins et ovins émergeant du bovidé sacré (Jabaren, 183). (Clichés H. Lhote)

La connaissance de la tradition pullo exige de recueillir textes et commentaires. Il faut souhaiter que l'on poursuive et développe l'œuvre entreprise par des enquêtes systématiques, pendant qu'il en est encore temps, au Sénégal et en Gambie, et que l'on étende ces recherches au Fuuta-Jalon, au Soudan, en Haute-Volta (acuel Burkina Faso) 3, au Niger, au Nord du Nigeria et du Cameroun, au Tchad. Il faut recueillir les légendes et les contes, humoristiques ou merveilleux, dont le sens profond recèle l'enseignement traditionnel 4. Il faut mener une enquête approfondie de la vie pastorale dans les rares groupes restés nomades, notamment chez les Bororo. Il faut enfin étudier les initiations propres aux artisans, aux castes, et qui diffèrent de l'initiation pastorale. Les travailleurs du bois, du cuir, les tisserands, les forgerons reçoivent, comme les pasteurs, des instructions particulières, nécessaires à l'exercice de leur art.
Une telle recherche permettra probablement d'apporter à l'érudition des lumières sur l'origine et les migrations des Fulɓe. En effet, la connaissance du texte de Koumen a permis d'attribuer sans aucun doute à des Fulɓe les fresques de l'époque bovidienne recueillies au Tassili par H. Lhote et son équipe 5. Les scènes diverses qu'elles présentent, construites et répondant à un objet précis, offrent toutes les caractéristiques des représentations liées aux conceptions initiatiques traditionnelles. On y retrouve toutes les variétés de robes des bovidés, en transhumance ou dans le parc 6, les instruments et autels du pastorat (kaggu, bâtons de berger, cordes des veaux …), la traite du lait, le sacrifice du bœuf, etc. Les bonnets des personnages sont identiques à ceux portés traditionnellement par les pasteurs. Dans des figures complexes apparaît Caanaba, sous forme de serpent, accompagnant un bœuf stylisé, image du bovidé hermaphrodite (pl. A, 1 et 2) : de son poitrail, émergent les têtes des animaux domestiques qui sont, selon le mythe, issus de lui ; y apparaissent aussi deux bœufs superposés qui représentent, dans la tradition, les jumeaux Caanaba et Ilo. Enfin, on retrouve la « clairière » de l'initiation, figurée par un grand cercle, avec, au centre, le soleil et sur le pourtour des têtes de bovidés et différentes phases de la lune (pl. B, 2). La datation de ces fresques constituera un jalon sûr de l'histoire des Fulɓe dans le continent africain.


Planche B1. Les robes des bovidés ; le matériel du pastorat (piquets, cordes des veaux, bâtons de berger) (Sefar, 497).

Planche B2. Le soleil au centre d'une « clairière » d'où émergent des têtes de bovidés ; les phases de la lune (Tisoukaï). (Clichés H. Lhote.)

L'analyse du texte de Kumen et son étude philologique permettront probablement de dégager les relations des Fulɓe avec la Méditerranée et l'Orient, ou de préciser les influences subies au contact des peuples de l'antiquité classique, et dont témoignent, par exemple, les allusions à Salomon. D'autre part, bien que l'initiation pullo soit axée sur des préoccupations fondamentales différentes de celles d'autres peuples d'Afrique Occidentale — agriculteurs, ou pêcheurs — elle n'en présente pas moins de grandes analogies de structure avec celles-ci 7. Nous avons relevé quelques parallèles dans les commentaires qui précèdent ou qui suivent le texte ; bien d'autres auraient pu être établis qui auraient nécessité de trop grands développements pour trouver place dans le cadre de cette étude. Mais ces nombreux rapprochements posent également la question des influences subies par les Fulɓe au contact des peuples qu'ils ont trouvés sur place lors de leur arrivée dans cette région.
Nous souhaitons que ces études soient menées, conjointement avec celle des fresques sahariennes, par des spécialistes et avec des Fulɓe instruits de leurs traditions initiatiques et des règles du pastorat.

Notes
1. Dans le sens de ce que les Bambara nomment « connaissance profonde » (cf. G. Dieterlen, Essai sur la religion bambara, p. xvii, n. 1) et les Dogon « parole claire » (cf. M. Griaule, Le savoir des Dogon, p. 27).
2. Les mêmes caractéristiques sont valables pour l'initiation dans d'autres populations soudanaises, notamment les Dogon, les Malinké, les Bambara, les Bozo. Elle implique non seulement des notions approfondies d'anatomie, de physiologie, de psychologie — individuelle et collective —, de morale — personnelle et sociale —, mais aussi des connaissances étendues de botanique, de zoologie, de minéralogie, de géographie, etc. Les enquêtes récentes ont révélé l'importance de l'astronomie (et des calendriers) et de notions spécifiques sur les nombres.
3. A. Hampaté Bâ a assisté à Yé (cercle de Tougan) en 1929 aux funérailles du plus vieux bœuf du troupeau. Après l'enterrement, la cérémonie s'est prolongée pendant plusieurs jours ; elle s'est terminée par une veillée pendant laquelle un texte en langue fulfulde/pular, inintelligible pour lui, a été récité.
4. G. Calame-Griaule a mené une enquête sur le sens ésotérique des contes chez les Dogon, les Bambara et les Bozo : cette étude a révélé une complète identité entre les thèmes des contes, où interviennent souvent des animaux, et ceux du mythe initiatique (cf. G. Calam-Griaule, Ésotérisme et fabulation au Soudan).
5. H. Lhote avait formulé l'hypothèse de l'attribution des fresques d'époque bovidienne dans sa thèse (inédite) : Les peintures rupestres préhistoriques du Sahara, au chapitre intitulé : « Le problème ethnographique peul ; identité des pasteurs à bovidés préhistoriques et des Fulɓe soudanais actuels ». Cf. également du même auteur : Les Peul.
6. Les fresques présentent des bovidés sans bosse, alors qu'actuellement le cheptel du Sénégal et du Soudan est à bosse. Ce problème ne relève pas de nos compétences. Cependant nous signalons que les Fulɓe instruits déclarent tous que leurs ancêtres avaient perdu leurs troupeaux lorsqu'ils sont arrivés au Sénégal et qu'ils ont acquis un nouveau cheptel sur place. D'autre part, les jouets modernes de terre cuite présentent des bovidés à bosse démesurément grossie, tandis que les objets analogues recueillis dans la boucle du Niger et relevant de l'époque préhistorique représentent des bovidés sans bosse. (Renseignements communiqués par Z. Ligers et recueillis au cours d'enquêtes menées à bord du Mannogo, Vedette-Laboratoire du C.N.R.S.).
7. C'est ce qu'expriment les Fulɓe lorsqu'ils disent: « la “vache” des Dogon est le pegu (Lannea Acida) ; celle des « hommes scarifiés » le karité ; celle des Bozo le poisson tineni (Alestes Nigri Lineatus). »