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Maasina


Amadou Hampaté Bâ & Jacques Daget
L'empire peul du Macina (1818-1853)

Paris. Les Nouvelles Editions Africaines.
Editions de l'Ecole de Hautes Etudes en Sciences Sociales. 1975. 306 p.


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Chapitre XIII

A la mort de Cheikou Amadou, les Touareg et les Kounta avaient commis la maladresse de se réjouir publiquement. Le grand conseil, pour répliquer, dicta des mesures plus sévères et le blocus de Tombouctou, qui commençait à s'adoucit, redevint plus serré. Cheik Sid el Mouktar essaya de nouer personnellement des relations avec Amadou Cheikou, élevé à la dignité d'imam à la place de son père. Il lui demanda d'accomplir ce que Cheikou Amadou avait promis de faire s'il avait vécu plus longtemps, c'est-à-dire débloquer Tombouctou. Amadou Cheikou, tout en témoignant à Cheik Sid el Mouktar son estime et sa considération, lui fit comprendre qu'une décision ne pouvait être prise que par le grand conseil. Il fit part à ce dernier des démarches du chef kounta, mais le grand conseil resta sur sa position et Cheik Sid el Mouktar mourut en 1263 (1847), laissant Tombouctou dans une situation des plus critiques. Cette mort fut, pour la ville, le point de départ d'une regrettable anarchie qui précipita sa décadence et, pour la famille Kounta, le début d'une division intérieure douloureuse.
En effet, à partir de 1263, la famille Kounta, sous la conduite d'El Bekkay Ahmed le combatif, verra tantôt ses propres membres opposés entre eux, tantôt opposés aux Peuls, tantôt alliés à ceux-ci pour lutter contre les Toucouleurs d'El Hadj Oumar, le grand maître de l'ordre Tidjaniya en pays noir. La boucle du Niger connaîtra alors une longue période de guerres et de misères. Ceux qui auraient dû naturellement être d'un même parti se combattront avec une férocité sauvage et se réclameront de guerre sainte, alors qu'il ne s'agissait même pas d'une lutte d'intérêts justifiée. Les chefs périront tous dans des conditions plus ou moins horribles et comparaîtront devant Dieu lavés dans leur propre sang 1.
La mort de Cheik Sid el Mouktar posa le problème de sa succession. Cheik Sid el Bekkay Ahmed, se targuant d'être son plus proche parent, s'empara du titre de cheik el Kunti. Ce titre revenait de droit à Cheik Sid Hammâda, son frère consanguin, qui était plus âgé que lui et menait à Lakhba, dans le Gourma, une vie d'ermite. Cheik Sid Hammâda vint à Tombouctou pour recueillir la succession de son frère. Il avait compté sans l'ambition dévorante qui poussait son cadet Cheik el Bekkay à prendre le commandement. Il réunit un conseil de famille et dit à ses frères :
— Je suis votre aîné. Notre père, avant de mourir, m'avait livré le secret du « grand nom de Dieu. » Grâce aux vertus de ce puissant nom, j'ai mené une vie toute de prière et de paix. Le devoir me commande, aujourd'hui, de venir prendre la succession de mon frère, celui dont nous pleurerons longtemps la mort, Cheik Sid el Mouktar, l'étoile brillante de notre famille, l'ascète avisé des choses célestes, le grand visionnaire de l'ordre sans rival fondé par notre ancêtre Cheik Omar ben Sid Ahmed el Bekkay le Grand.
Après un silence long et pesant, Cheik Sid el Bekkay Ahmed répondit :
— Tu es certes mon aîné, mais Tombouctou est une forteresse dont je tiens, envers et contre tout, à garder les clefs. J'ai secouru la population par mes prières. J'ai assisté mon aîné, Cheik Sid el Mouktar, contre les méchants. Mon cœur ne serait plus jamais dans l'allégresse si je cédais le commandement à qui que ce soit, fut-ce à toi Hammâda .
— Ainsi tu n'écoutes ni la voix de la raison, ni celle des supplications fraternelles, ni celle de la justice ! Rien de tout cela ne trouve écho dans ton coeur ! s'exclama Cheik Sid Hammâda. Je suis soufi, ajouta-t-il, et je venais empêcher que tu deviennes un artisan de l'iniquité. Je ne nie pas ton érudition ni même ta sainteté, mais ta langue est un sabre aiguisé au service d'un cœur violent. Si je n'avais pas craint que tu ne deviennes un feu qui brûle tout sur son passage, je ne me serais pas dérangé, car, bien que le plus âgé de vous tous, je ne vous disputerai ni un honneur ni un bien matériel. Mais je sais que tu mets facilement ta plume et tes prières au service de la discorde et j'ai peur que l'Histoire ne nous accable un jour.
— Dieu couvrira d'ignominie la face de mes ennemis, répondit simplement Cheik el Bekkay.
Parmi les notables convoqués pour assister à cet entretien se trouvaient Sidi Babakar, Sidi Abdallah, Tâli Zoubeyrou Koreïch, Tâli Mahamman Ould Abdarahmane Talmouz qui étaient les plus influents des Arma. Ils essayèrent vainement de raisonner Cheik Sid el Bekkay. Ce dernier, qui se savait soutenu par un nombre considérable de partisans et par tous les Touareg, laissa entendre qu'il prendrait au besoin les armes contre celui qui voudrait lui disputer le commandement de la famille Kounta. Personne ne pouvait affronter la colère de Cheik Sid el Bekkay. Pour le flatter en public, les chanteurs de caste disaient de lui :

« O vipère élevée dans les faveurs divines. Quand tu frôles quelqu'un ou que tu te frottes à lui, tu le mords. Quand quelqu'un te frôle ou se frotte à toi, tu le mords ; et ta morsure est douloureuse et mortelle. Quand tu entres en colère, Dieu se met en furie pour t'appuyer et même si ta crise s'apaise, la sienne continue à faire rage. Poète lyrique aux accents vibrants, ta malédiction raye tes ennemis de la liste des saints et des élus. Quand toi, Sid el Bekkay, tu prends ton luth, et que, dans la profondeur des nuits calmes, tu te mets à parler aux astres qui scintillent au firmament, les vers mélodieux que tu composes ne charment-ils pas les puissances célestes qui se mettent à tes ordres, sans souci de l'équité ou de l'iniquité de tes desseins ? Frère de Cheik Sid el Mouktar Séghir, frère de Cheik Sid Hammâda, frère de Cheik Bekkay Hamman Lamine, ô père d'Abidine et oncle d'Abidine, où caches-tu ta sagesse héritée de Cheik Sid Mahamman ton père et de Cheik Sid el Mouktar Kébir, ton grand-père ? O grande énigme de la famille Kounta, la foudre tue mais nul ne peut nier qu'elle lance des éclairs. Montagne gigantesque surgie au milieu des grandes dunes de sable, souris pour nous afin que le ciel nous soit favorable et que Tombouctou ne soit jamais ébranlé. Que la ville soit une forteresse imprenable et que le choeur de ses habitants rende gloire à Dieu en chantant des cantiques d'action de grâces, composés par ton esprit et écrits par ton calame fin et alerte. »

Les notables arma décidèrent Cheik Sid Hammâda à retourner à Lakhba et à laisser la zaouia kounta de Tombouctou sous la direction de Cheik Sid el Bekkay Ahmed. Ainsi la famille Kounta se divisa sans effusion de sang en deux maisons-mères de tendances opposées : celle de Lakhba devint un centre spirituel rayonnant, tandis que celle de Tombouctou s'engluait dans la vase de la politique temporelle en vue de fonder un empire kounta.
L'ingérence de Cheik Sid el Bekkay dans le commandement de Tombouctou, ainsi que son caractère agressif et peu conciliant, aggravèrent la situation. La ville bloquée depuis trois ans par les Peuls ne pouvait plus tenir : elle était prête à se rendre sans condition. Les Touareg eux-mêmes voulaient en faire autant, car, ne pouvant plus descendre dans les pâturages de la rive gauche du Niger, leur cheptel dépérissait avec une rapidité inquiétante. Des murmures désapprobateurs circulaient dans la ville à l'adresse de Cheik el Bekkay. D'aucuns allaient jusqu'à déclarer publiquement que l'on avait eu tort d'éconduire Cheik Sid Hammâda, et les plus affamés étaient sur le point de renier Cheik el Bekkay. Ce dernier se décida à tenter une démarche pour sauver sa réputation : il demanda une entrevue à Amadou Cheikou pour traiter avec lui l'affaire de Tombouctou (1263/1847).
Amadou Cheikou soumit la requête au grand conseil. Après délibération, l'assemblée émit un avis défavorable et envoya au chef Kounta une lettre dans les termes suivants :

« Le conseil des marabouts peu illustres et de peu de science qui ne se maintiennent et ne dirigent les affaires de la Dina qu'assistés des faveurs émanées de la sagesse divine que Dieu répand sur ceux qui se recommandent à Lui, collaborateurs de l'éminent Amadou, fils de l'excellent Cheikou Amadou, imam juste de Hamdallay et dépendances, à Son Excellence très sainte et très considérée Cheik Sid el Bekkay Ahmed.
L'imam de la Dina, Amadou Cheikou, nous a fait part de votre désir de venir à Hamdallay pour discuter avec nous et trouver une solution aux affaires de Tombouctou. La concorde entre frères, les bonnes relations entre voisins et parents sont des choses qui comptent au nombre de celles qui plaisent le plus à Dieu et c'est pourquoi Il a dit : “Les croyants sont seulement des frères. Etablissez donc la concorde entre vos frères et soyez pieux envers Allah ! Peut-être vous sera-t-il fait miséricorde (XLIX, 10).” Nous aurions volontiers accordé l'entrevue demandée, si de son vivant le grand imam Cheikou Amadou n'avait demandé expressément aux descendants directs de Cheik Sid el Mouktar el Kounti le Grand, de ne jamais essayer de venir dans le Macina. En retour, Hamdallay s'engageait à leur envoyer, sur leur demande ou non, des subsides et des cadeaux pour leur marquer sa sympathie et son respect envers la famille Kounta. Pour que le grand Cheik ait pris de telles mesures, il fallait qu'il ait des raisons solides. Ces raisons sont toujours valables, et nous ne pouvons vous autoriser à venir dans le Macina. Mais nous sommes, illustres et modestes, prêts à examiner vos doléances et à vous satisfaire dans la mesure permise par la Châria. A cet effet, écrivez-nous ou envoyez-nous un homme qui vous soit dévoué et dont la mémoire soit fidèle. Nous traiterons avec lui sur ce qu'il convient de faire. Wa salam. »

Cheik Sid el Bekkay reçut cette lettre et se fâcha. Il dit :
— Je vais voir comment on me reconduira hors de Hamdallay que je m'en vais visiter !
Il fit des préparatifs rapides et partit discrètement. Mais, malgré le soin qu'il prit à cacher son voyage, les agents de renseignements de Hambarké Samatata furent vite au courant. Amadou Cheikou et le grand conseil étaient exactement renseignés sur tous les faits et gestes de Cheik Sid el Bekkay. Le jour où il devait entrer à Hamdallay, le chef kounta fut très surpris de rencontrer sur son chemin 5.000 sur les 10.000 cavaliers qui constituaient la garde de la capitale, en vêtements de parade pour fêter son arrivée. On le conduisit dans un appartement pour la construction duquel les maçons de Dienné avaient dépensé toutes les ressources de leur art. Ce logement, composé de plusieurs pièces, était réservé aux hôtes de marque. L'intérieur était meublé à l'arabe, avec des objets donnés par les riches commerçants de Dienné et Tombouctou.
Lorsque Cheik Sid el Bekkay fut installé dans ce domicile, le plus magnifique de la ville, tous les notables vinrent, un à un, présenter leurs respects au grand maître kounta. Ces visites durèrent six jours pleins. Le septième jour, un vendredi, après la grande prière, les quarante membres du grand conseil reçurent Cheik el Bekkay dans la salle aux sept portes. Après la présentation des membres de l'assemblée, l'illustre visiteur alla prier sur la tombe de Cheikou Amadou ; il visita le « grenier de livre » 2 et les écoles de la ville.
Dans la nuit du vendredi au samedi, Cheik el Bekkay fit mander Amadou Cheikou et lui dit :
— O Amadou, fils d'Amadou, en venant vers toi, je n'avais l'intention de discuter que d'une seule chose ; mais maintenant que je suis à Hamdallay, je désirerais formuler auprès de toi sept voeux et te poser six questions. Cependant, je voudrais que notre conversation ait lieu en privé.
Sans se départir de la courtoisie respectueuse qu'il n'avait cessé de manifester à Cheik el Bekkay, Amadou Cheikou répondit :
— Je ne puis accorder une entrevue privée sans y avoir été, au préalable, autorisé par le grand conseil.
— Et pour quelle raison ?
— Tu es une personnalité marquante ; tu as derrière toi un état spirituel à gérer et un peuple à conseiller. De mon côté, je suis le représentant d'un ensemble de musulmans sur les intérêts desquels je dois veiller.
Cheik el Bekkay sourit pour masquer sa gêne et répondit :
— Qu'il soit fait selon ta parole.
Amadou Cheikou fit part du désir de Cheik el Bekkay au grand conseil. Ce dernier, s'en remettant à la sagesse d'Amadou Cheikou, autorisa une entrevue sans témoins.
— Tu as demandé à ce que nous puissions parler en tête-à-tête, fit dire Amadou Cheikou à Cheik el Bekkay. Le grand conseil m'y autorise. Le jour et le lieu que tu choisiras seront les miens. Agissant comme s'il était le maître absolu, le chef kounta attendit une semaine. Le huitième jour, à l'heure la plus chaude de la journée, il demanda à Amadou Cheikou de venir lui parler. Amadou Cheikou se leva aussitôt et suivit le messager qui était venu le prévenir. En le voyant arriver en sueur, Cheik el Bekkay lui dit, plus pour se moquer que pour s'excuser :
— Je me repends, ô Amadou fils d'Amadou, d'avoir choisi une heure aussi accablante pour t'avoir fait sortir de sous l'ombre.
— La morale et la justice de tous les pays imposent à l'homme le respect de la parole donnée. Manquer à cette dernière, c'est violer le droit divin et se rayer du rang des honnêtes gens. Cette heure que tu as choisie, si chaude qu'elle soit, ne l'avais-je pas acceptée à l'avance ? Je n'ai donc rien à te reprocher et je ne vois pas pourquoi tu aurais à te repentir puisque tu n'as commis aucune faute.
Cheik el Bekkay était assez fin pour savoir que la meilleure façon de dégoûter un moqueur ou un provocateur, est de ne pas faire attention à ses propos. Comprenant qu'Amadou Cheikou répondrait du tac au tac à toutes ses pointes, il lui dit :
— Trêve de coups de langue. Je vais te parler de ce qui m'amène ici. Je désirerais :

  1. Que tu lèves l'interdiction que tu as faite de cultiver du tabac sur tout ton territoire.
  2. Que tu contractes une alliance avec Ségou et que tu entretiennes de bonnes relations avec les chefs bambara de ce royaume.
  3. Que tu me confies la direction des affaires de Tombouctou et dépendances ou que tu me donnes une armée sur la rive droite du Niger et une flottille sur le fleuve, afin que je tienne les Touareg en respect et les oblige à reconnaître Sawel 3 comme leur chef. Je n'aime pas dépendre de Sansirfi.
  4. Que tu permettes aux femmes des nomades de Katawane 4 à Douentza de ne pas observer la retraite ni le port du voile imposés par la Dion, Cette coutume est contraire à leurs habitudes et les gêne considérablement car ils ne cultivent pas et vivent avec leurs troupeaux.
  5. Que tu affranchisses les pêcheurs hombalBe 5 de l'esclavage et que tu permettes aux vieilles femmes veuves de Hamdallay de sortir pour aller au marché, vaquer à leurs affaires et gagner leur vie. Elles n'ont rien de séduisant.
  6. Que tu cesses d'envoyer des lettres interprétant les lois et imposant des mesures rigoureuses.
  7. Que tu m'attribues des terrains à Tombouctou, car je désire m'y fixer avec ma famille et abandonner la vie nomade.
Quant aux six questions que je tenais à te poser, les voici :
  1. Pourquoi les Dogons de la montagne et les pêcheurs hombalBe sont-ils réduits en esclavage ?
  2. Pourquoi les captifs sont-ils régulièrement levés pour combattre dans les armées de la Dina alors que la loi ne les y astreint pas ?
  3. Pourquoi attribue-t-on une part de butin aux captifs combattants, alors que la loi ne leur y donne pas droit ?
  4. Pourquoi fait-on payer le murgu 6 et le karaaje ?
  5. Pourquoi fait-on payer le karaaje aux uns et pas aux autres ?
  6. Pourquoi Hamdallay va faire la guerre sainte aux Touareg jusque dans le Gourma, alors qu'il y a encore tant de Dogons animistes à soumettre aux environs ?»

Amadou Cheikou, qui avait écouté Cheik el Bekkay avec un recueillement presque religieux, lui répondit :
— Tout ce qui se trouve sur la terre et dans les cieux glorifie Dieu. Je le glorifie aussi par piété et reconnaissance. Dieu déteste qu'on ne fasse pas ce qu'on a promis de faire et il aime ceux qui procèdent avec ordre. La vérité est un matériau de qualité dont il faut avoir le courage de se servir pour construire un édifice solide. La vérité ne saurait offenser les hommes de Dieu ; je vais donc répondre à tes questions, ô vénérable cheik, en suivant l'ordre que tu as choisi.

  1. Les marabouts du grand conseil, d'accord avec Cheikou Amadou en son vivant imam de Hamdallay, ont trouvé que le tabac faisait plus de mal que de bien. Il empeste l'haleine, noircit les dents et ne remplit pas l'estomac. Sa consommation abusive tend à se répandre et sa culture à s'étendre aux dépens de cultures vivrières indispensables à l'économie du pays. Ils ont proscrit le tabac. Dieu me garde de rapporter une décision que je trouve sage et utile, et de voir la culture de cette plante se développer dans notre territoire.
  2. Quant à l'alliance que tu me demandes de contracter avec Ségou, le grand conseil, sur l'intervention de ton aîné, le vénérable Cheik el Mouktar, y avait consenti. Mais Ségou n'a aucunement respecté les clauses. Cette alliance nous a coûté plus cher qu'une guerre. Nous en sommes venu aux armes pour remettre Ségou à sa place, il ne saurait plus être question de nous allier de nouveau 7.
  3. Pour nous, Sansirfi, bien qu'expulsé de Tombouctou par les Touareg reste l'imam et le cadi nommé par le grand conseil. Personne autre que toi ne nous a fait parvenir une plainte contre lui. Ta prévention à son égard est affaire de sentiments personnels. En ce moment où Tombouctou nous échappe, je ne peux proposer au grand conseil la destitution de Sansirfi. Je te conseille donc de t'arranger avec lui car nous le replacerons à Tombouctou, incha Allah. Si tu ne peux souffrir la juridiction de cet homme, tu auras la ressource d'interjeter appel pour les jugements qu'il rendra, ou bien de t'adresser à un autre cadi hors de Tombouctou.
    Pour ce qui est de l'armée et de la flottille que tu me demandes, tu les obtiendras dès que tu me prêteras serment de fidélité à la mosquée de Hamdallay.

Cheik el Bekkay ne put masquer sa colère et s'écria avec l'accent d'un homme outragé par un inférieur :
— Moi, prêter serment à un Peul ! Que Dieu ne me fasse jamais voir un tel jour !
Amadou Cheikou imperturbable, reprit d'un ton mi-poli, mi-moqueur :
— Comment veux-tu, ô Cheik el Bekkay, que je mette une armée et une flottille à la disposition d'un homme qui a le pouvoir occulte de lancer les forces célestes contre ses adversaires, alors qu'il refuse de me prêter serment de fidélité, c'est-à-dire de me prouver ses bonnes intentions ? D'autre part, il ne t'incombes pas de tenir les Touareg en respect. N'étant pas encore le chef temporel du pays, les nominations et les destitutions aux postes importants ne sont pas de ton ressort. Jusqu'ici, Hamdallay a laissé les nomades choisir leurs chefs comme ils l'entendaient et je ne comprends pas pourquoi tu voudrais intervenir à main armée.
— Tu n'as que des refus à opposer à mes doléances, remarqua Cheik el Bekkay.
— Ce sont plutôt des mesures de prudence ou de justice, dont tu dois apprécier l'opportunité.
— J'attends les autres réponses.
Les voici, précédées de mes respects :

  1. En ce qui concerne ta demande de permettre aux femmes nomades de Katawane à Douentza de ne pas observer la retraite ni le port du voile imposés aux musulmanes de condition libre, si tu n'étais pas Cheik el Bekkay et si tu n'étais pas venu de si loin après avoir supporté privations et fatigues, je ne me serais même pas donné la peine d'écouter et encore moins de répondre. Je ne comprends pas qu'on me demande de violer une des bases de la bienséance musulmane à laquelle les femmes de notre seigneur Mohammed lui-même furent astreintes. Mon père et ses conseillers ont imité notre Modèle. Les choses resteront telles jusqu'au jour où Dieu en décidera autrement. Les transformations dépendent de Lui et tout est soumis à cette loi, sauf son Essence et son Unicité.
  2. Les Somono n'ont été libérés de l'esclavage par aucun acte fait à Hamdallay du temps de mon père. Je ne puis changer leur condition. Mais il va sans dire que tout Somono qui viendra franchement à l'islam ou qui se rachètera entre les mains de son maître, ne sera plus considéré par nous comme esclave. Une libération accordée aux Somono sur ton intervention ne saurait être valable au regard de la loi.
    Quant aux vieilles femmes veuves de Hamdallay, ce n'est pas à cause de leur physique séduisant que nous les obligeons à garder la retraite, mais pour deux raisons : la Dina pourvoit à tous leurs besoins et si largement que certaines arrivent à amasser des biens avant de mourir ; on ne peut donc pour les autoriser à sortir, invoquer la nécessité de gagner leur vie et d'aller au marché. D'autre part, si la vieillesse et la décrépitude les protègent de la concupiscence des hommes, la retraite que nous leur imposons évite aux vieillards de se remémorer leur jeunesse en rencontrant leurs camarades d'âge. Notre sage Bouréma Khalilou se plaît à dire : « Deux coeurs de même âge gardent éternellement le même élan l'un vers l'autre.»
  3. Nous n'envoyons des lettres pour interpréter les lois que dans les territoires soumis par les armes et dont les habitants mettent une mauvaise volonté manifeste à comprendre les prescriptions légales les plus simples. Nos lettres sont des mises en demeure précises et toute violation de la loi après leur réception, nous donne le droit de punir sans que les délinquants puissent invoquer aucune excuse. Peut-on raisonnablement nous demander de renoncer à ce qui peut être la justification de notre conduite au point de vue juridique, dans un domaine où le droit de Dieu et celui de l'homme s'entremêlent et parfois s'opposent à embarrasser le juge?
  4. Ton désir de fixer les tiens est bien compréhensible, car la vie nomade est rude. Le fleuve immense et limpide que tu es, désaltérera certainement beaucoup plus d'hommes en se fixant dans une ville comme Tombouctou. Mais un grand fleuve a besoin d'un lit considérable, et je ne peux t'attribuer des terrains à Tombouctou sans l'avis des habitants de la ville. Je verrai cela quand Tombouctou sera revenu dans le giron de la Dina.

— En définitive Amadou Cheikou me refuse tout, dit Cheik el Bekkay. Je n'ai plus qu'à écouter la réponse à mes six questions.
— La Loi seule peut refuser quelque chose à Cheik el Bekkay. Quant à tes six questions, voici les réponses :

  1. Les Dogons et les HombolBe ont été réduits en esclavage par un acte bien antérieur à Hamdallay. Ce sont en effet les juristes musulmans des temps anciens qui ont dressé la liste des groupements soudanais qui peuvent être contraints à la servitude. Le Tarikh el Fattach la cite ainsi : Hombolbé, Tombo, Tangaratibé, Diara Korobakari, Korongoy, etc... Comme l'établissement de cette liste n'a été basé ni sur les lois instituées par nous, ni sur des instructions données par nous, nous ne pouvons ni en endosser la responsabilité, ni y apporter de modifications.
  2. Le grand conseil a décidé l'enrôlement des captifs dans les troupes régulières pour deux raisons :
    Dieu nous demande de mettre nos personnes et nos biens à son service ; nos captifs sont nos biens et nous les enrôlons à ce titre pour plaire à Dieu.
    De plus, Dieu fera briller au milieu de ses semblables un captif qui aura combattu aux côtés de son maître pour empêcher la lumière de la Dina de s'éteindre. Cet éclat lui vaudra le mérite d'être libéré par son maître.
  3. Nous attribuons une part de butin aux captifs combattants pour leur prouver que nous les traitons sur un pied d'égalité quand ils savent partager nos peines et nos épreuves. Ce sont là les meilleurs liens pour nous attacher nos captifs qui, même libérés, restent nos frères dévoués.
  4. Nous ne pouvons citer aucun texte justifiant le murgu et le karaaje, et nous confessons que ce sont là des impositions supplémentaires à celles qui sont légales. Mais il n'y a non plus aucun texte interdisant à un état de chercher le moyen d'alimenter son trésor en vue du bien public. Il n'y a pas de doute que le murgu et le karaaje peuvent être imposés aux pays vaincus par les armes et cela tant que leur conversion à l'Islam n'est pas devenue sincère et totale. Le Prophète de Dieu a imposé d'une façon identique les habitants de Kaybara. L'exemple du grand Modèle constitue notre justification.
  5. Le Sébéra seul est exempté du payement du murgu et du karaaje et cela sur la demande de Cheikou Amadou, qui ne fit qu'imiter le Prophète. En effet, la tradition nous enseigne que notre seigneur Mohammed a demandé à la communauté musulmane d'exempter la ville de Médine de toute corvée et contribution que les nécessités du temps ou les besoins de la cause, imposeraient aux peuples musulmans et protégés. C'était dans l'esprit du grand Sage, la meilleure manière d'être reconnaissant envers Médine de l'hospitalité offerte par cette ville aux musulmans durant les jours d'adversité. Or le Sébéra a joué dans ce pays le rôle de Médine au temps de Mohammed.
  6. Les Dogons se sont soumis à Hamdallay qui accepta leur alliance. Ce peuple, laborieux et fidèle à la parole donnée, nous a dit : « Laissez-nous venir librement à votre Dieu, nous ne vous ferons jamais la guerre si vous ne nous la faites pas. » Le grand conseil a jugé bon d'accorder une large tolérance à ce peuple sans malignité, afin de l'amener sans heurt à l'Islam. Pourquoi la violence quand on peut user de douceur et de persuasion ? Le Prophète de Dieu n'a-t-il pas dit à son gendre : « Je préfère une conversion par la douceur qui amène un homme à croire en Dieu, à la prouesse d'un guerrier qui par son sabre y amène mille hommes. » Si Hamdallay n'a pas contraint tous les Dogons à l'Islam et les tolère dans ses environs, c'est par imitation du traité de paix conclu entre Mohammed et les Korêichites. Si notre Prophète leur a accordé une trêve de dix ans, pourquoi Cheikou Amadou et le grand conseil n'en auraient-ils pas accordé une aux braves Dogons ? Notre éminent Cheik el Bekkay, en nous reprochant cette mesure, ne fait qu'imiter Seydina Omar ben el Kettab qui, voyant l'Apôtre de Dieu traiter avec les Korêichites animistes à Hodaïbia, s'écria avec une nuance de reproche respectueux : « O Apôtre de Dieu, ne sommes-nous pas musulmans ? » Nous avons heureusement à opposer à la surprise de Cheik el Bekkay la réponse que le Prophète fit à son fidèle compagnon : « Je suis le serviteur de Dieu et son Apôtre ; croyez bien, Omar, que je ne serai jamais rebelle à ses commandements 8. » Si nous portons la guerre contre les Touareg jusque dans le Gourma et même le Haoussa, c'est par nécessité. Ils ont plus d'une fois razzié nos boeufs et le droit de défendre son bien contre un voleur est la justification de notre action contre eux. Je ne pense pas que tu approuves les Touareg et que tu leur reconnaisses le droit de nous piller tout en nous contestant celui de nous défendre et de reprendre notre bien volé en punissant les coupables. Dieu n'aime pas ceux qui l'offensent et Cheik el Bekkay est certes parmi les grands maîtres qui ont mission de sanctifier la Dina en redressant ceux qui agissent mal.

Cheik el Bekkay dit :
— Amadou Cheikou, j'ai été attentif, de tout mon esprit. Notre entrevue est terminée.
Amadou Cheikou sortit et rentra chez lui. Il fit immédiatement venir Hambarké Samatata et lui rapporta fidèlement les propos échangés avec Cheik el Bekkay. Hambarké jugea nécessaire et urgent d'en rendre compte au grand conseil. Les quarante furent discrètement convoqués et se réunirent tard dans la nuit. Amadou Cheikou prit la parole ; il énonça les voeux émis par le chef kounta, puis les questions posées et enfin les réponses qu'il avait faites. Un conseiller remarqua :
— Tes réponses sont excellentes, mais elles seront une cause de rupture entre nous et les Kounta. Je propose que chacun de nous étudie d'ici demain un moyen de nous réconcilier avec Cheik el Bekkay ou de nous préparer à une guerre sans merci.
— Certes, dit un autre conseiller, en mettant en question la condition servile des HombolBe, Cheik el Bekkay agite une idée qui peut être pour nous une cause de désordre intérieur. Adroitement présentée, cette défense des pêcheurs est de nature à les faire passer sous son obédience ; ils deviendront ses clients au même titre que les Touareg. Il nous faut porter toute notre attention sur ce problème.
Le grand conseil désigna Hambarké Samatata, Bouréma Khalilou et cinq autres de ses membres pour liquider l'affaire de Cheik el Bekkay.
Bouréma Khalilou vint trouver Amadou Cheikou et lui dit :
— Pour moi, l'affaire de Cheik el Bekkay est grave. Aucun marabout n'osera en face discuter avec lui, pour beaucoup de raisons. Il a donc sur nous des atouts décisifs. Je propose de lui donner 160 Bozo et HombolBe dont 80 très jeunes et belles filles et 80 gaillards aptes aux travaux de force. Ces captifs seront concentrés sur deux points, Konna et Saréfara. Ils seront remis à Cheik el Bekkay comme étant sa part de butin. J'ai entendu dire que notre maître et cheik Ousmane Dan Fodio, avant de mourir, avait dit à son fils et successeur :

« Tu auras à gouverner trois sortes d'hommes : des Raneeɓe, des Fulɓe et des Ɓaleeɓe 9. Voici comment tu dois agir pour les dompter. Aux premiers, tu feras des cadeaux répétés : leur cupidité est telle qu'ils sont prêts à toutes les bassesses pour acquérir la richesse. Ils auront de la vénération et se feront tuer pour celui qui leur donne. L'argent prime la foi dans leur coeur : tu leur parleras de gain d'abord et de Dieu ensuite. Envers les Peuls il faut des égards. Ils tiennent plus aux marques d'estime qu'aux cadeaux si somptueux qu'ils soient, et ils sont capables des pires folies si l'on blesse leur amour-propre trop délicat. L'amabilité, la douceur, le dévouement sont inhérents à l'âme peule, mais ces qualités sont recouvertes d'une pelure d'irascibilité presque morbide. Celui qui saura dépouiller l'âme peule sans écorcher son honneur, trouvera en elle un appui qui ne se dérobera jamais et une source qui ne tarira pas. Quant aux Nègres, il faut toujours leur faire sentir la mesure de ta puissance. Par nature, ils admirent et respectent tout ce qui est fort, brillant et tapageur. Pour les visiter, tu te feras escorter de cavaliers tirant des coups de fusil, de griots battant des tambours, de suivants amplement vêtus marchant avec des airs de grands seigneurs et gardant leurs distances. Il faut offrir des fêtes, laisser danser la masse, fermer les yeux sur la tiédeur de la foi des notables, ne jamais violer leurs femmes et, le cas échéant, augmenter le nombre de celles-ci pour les plus influents. »

Amadou Cheikou remercia Bouréma Khalilou et envoya des ordres à Konna et Saréfara.
Pendant une semaine, Cheik el Bekkay ne voulut recevoir personne. Il resta enfermé chez lui où, disait-on, il pratiquait une retraite spirituelle qui l'empêchait de communiquer avec l'extérieur. Le vendredi matin, huitième jour après son entrevue avec Amadou Cheikou, Cheik el Bekkay demanda à ses serviteurs si Amadou Cheikou était venu le saluer chaque jour comme de coutume.
— Il est venu quotidiennement prendre de vos nouvelles, accompagné de Hambarké Samatata et d'une délégation de marabouts, lui répondit-on.
Alors il fit venir Amadou Cheikou et lui dit : «
— Sais-tu qu'il ne pleuvra pas cette année sur Hamdallay ?
— Non, mais je sais que Dieu y fera mûrir du mil plus que toutes les autres années 10.
Cheik el Bekkay salua son visiteur et le reconduisit à la porte de son vestibule.
Après la grande prière, Cheik el Bekkay fit le prône et souligna les grâces sans nombre que Dieu réserve à ceux qui sont justes et charitables. Puis il sortit en demandant à ne pas être accompagné jusqu'à son domicile. La raison en était qu'il avait donné l'ordre de seller son dromadaire et qu'il avait décidé de quitter Hamdallay sans prévenir pour marquer son mécontentement. Tout le monde crut que le chef kounta avait quelque prière surérogatoire à faire hors de la ville quand on le vit sauter sur le dos de sa monture et se diriger vers l'une des portes de Hamdallay.
Mais Cheik el Bekkay avait compté sans Hambarké Samatata qui, avec son flair de policier, se douta que le marabout cachait ses intentions. Il le fit suivre discrètement et donna des ordres dans toutes les directions pour que tous ses actes lui soient rapportés. C'est ainsi qu'avant le coucher du soleil Hambarké Samatata put venir affirmer à Amadou Cheikou que Cheik el Bekkay avait définitivement quitté Hamdallay, et avait pris la route de Kentia. Ils décidèrent aussitôt de se lancer sur ses traces avec un détachement de cinquante cavaliers. Ils marchèrent une partie de la nuit. Le samedi matin, informé que Cheik el Bekkay avait passé la nuit à Fâtema, Amadou Cheikou se précipita dans le village. Le chef kounta était déjà sur son dromadaire et partait pour Manako. Amadou Cheikou le rejoignit non loin de la sortie du village. Cheik el Bekkay, fièrement campé sur sa monture et suivi de quelques serviteurs, ne voulut ni détourner la tête pour voir venir la troupe des Peuls, ni s'arrêter pour l'attendre. Arrivé à quelques pas de lui, Amadou Cheikou fit mettre pied à terre à tous ses compagnons en signe de déférence. Cheik el Bekkay continua sa marche, ignorant la présence des Peuls jusqu'au moment où il fut entouré par ceux-ci. Amadou Cheikou salua. Cheik el Bekkay répondit sans s'arrêter. Amadou Cheikou essaya en vain d'engager la conversation avec le chef kounta. Finalement ce dernier trancha :
— Nous nous sommes tout dit; je ne vois pas la nécessité de me retarder davantage.
Il venait, sans s'en douter, de blesser l'amour-propre des Peuls : il pourra les avoir comme alliés, plus comme serviteurs religieux dévoués jusqu'à la mort.
Hambarké Samatata monta sur son cheval et barra la route à Cheik el Bekkay en lui disant :
— Quelle que soit la hauteur à laquelle tu te tiennes sur ta monture, Dieu est encore plus haut que toi. Daigne donc t'arrêter pour parler à des hommes qui sont comme toi des créatures de Dieu et qui ont passé toute la nuit à te chercher afin d'accomplir leur devoir. Nous n'avons pas couru après Cheik el Bekkay, mais après un hôte qui a violé les bonnes traditions.
Le chef kounta, qui avait pris les Peuls pour une délégation de Hamdallay, venue se jeter à ses pieds et présenter des excuses, fut désillusionné. Il comprit que l'intimidation n'avait aucune prise sur les Peuls et que la crédulité de ceux-ci n'allait pas jusqu'à le considérer comme un dépositaire de la puissance divine dont il faut souffrir toutes les humeurs. Il déclara :
— Eh bien, vous autres Peuls serez toujours les mêmes. Nés proches parents des bovidés, ainsi vous mourrez. Je vous écoute. Abreuvez-moi d'amertume car vous n'avez eu ni égard pour ma lignée, ni admiration pour ma science, ni crainte pour la sainteté des ancêtres que je représente.
Amadou Cheikou lui dit :
— Cheik el Bekkay, en venant dans le Macina, tu as logé dans ton corps une âme qui est loin d'être celle de l'illustre descendant du grand Cheik Sid Mahamman le célèbre. Tu es venu voir si après la mort de son ami et disciple Cheikou Amadou, Hamdallay était passé en bonnes mains. Or tu as pu constater que rien ne peut nous faire dévier de la rectitude.
Cheik el Bekkay leva les mains et dit :
— Dieu en soit loué. Je suis effectivement venu vous mettre à l'épreuve. Je suis fixé. Je rentre, croyez-le, très satisfait, car vous m'évitez l'obligation de venir chez vous rénover la Dina. Amadou Cheikou, Hambarké Samatata et tous les conseillers, êtes des personnalités capables de maintenir la renommée de Hamdallay et de continuer à marcher dans la voie de Dieu. Puisse ce dernier vous assister et la grâce de mon ancêtre Sidi Mouktar el Kebir vous secourir.
Amadou Cheikou reprit :
— J'ai couru après toi pour te demander une faveur. Je me suis rappelé que toute personne qui te refuse une chose ne survit pas longtemps. Or moi, je t'en ai refusé six à la fois. La longueur de la vie importe peu quand elle a été bien remplie. Mais que je meure bientôt ou non je voudrais que tu récites sur moi la prière des morts.

Cheik el Bekkay y consentit. Il pria sur Amadou Cheikou comme l'on prie sur un cadavre. Amadou lui fit donner séance tenante 10 vaches laitières, 40 chevaux, 40 ânes, 40 moutons et 10 chèvres. Avant de remonter sur son dromadaire, Cheik el Bekkay dit :
— Il n'a manqué au don qui m'est fait que 40 gros d'or 11, si Amadou Cheikou me les avait donnés en même temps que le reste, Hamdallay aurait duré des milliers d'années. Mais quoi qu'il advienne, Amadou Cheikou ne verra pas les ruines de sa capitale.
Amadou Cheikou écrivit à Gouro Seydou pour qu'il donne à Cheik el Bekkay, lors de son passage à Koufra, 80 captifs pêcheurs, 40 garçons et 40 filles, 80 disaaje DialluBe 12, 10.000 sawal de grain, 10.000 noix de cola, 8.000 coudées de bandes de coton et cinq grandes pirogues. Puis il reprit le chemin de Hamdallay. Arrivé à Konna où il comptait s'embarquer, Cheik el Bekkay trouva une véritable flottille qui l'attendait avec tous les captifs, et les présents qui lui étaient offerts. A Saréfara, il fut reçu par tous les notables qui, chacun selon ses moyens, lui firent un don pieux en exécution des ordres reçus de Hamdallay. En outre, le chef du territoire lui amena, comme étant sa part de butin, 10 filles bozo et somono de 15 à 20 ans et autant de jeunes gens. Cheik el Bekkay formula des prières pour la gloire d'Amadou Cheikou, mais ne manquer pas de souligner à nouveau l'absence d'or, métal roi et symbole de pérennité 13. Il ajouta :
— Dans quelques années, Hamdallay chancellera, des jeunes gens y prendront le pas sur les Conseillers. Les poils noirs se moqueront des vieillards. Un homme de rien dirigera l'imam et lui fera opprimer ses administrés par plaisir. On n'entendra plus : « Venez à la prière! » mais : « Hamdallay est rempli d'or, venez vous y amuser ! Le pays regorge de chevaux et de jeunes guerriers, pourquoi écouter ce que bavent les anciens ? » Alors des hommes fougueux viendront du couchant ; ils arracheront les boucles d'oreille des femmes et leur déchireront le lobe pour prendre leur or ; ils leur casseront les poignets pour prendre leurs bracelets ; ils dépouilleront les pauvres...
Après cette prophétie, Cheik el Bekkay regagna Tombouctou. On n'entendit plus jamais aucune protestation au sujet de la condition servile des Somono. Une fois de plus Bouréma Khalilou avait vu juste.
Cheik el Bekkay conseilla aux Touareg et aux gens de Tombouctou de se soumettre à Hamdallay.
— C'est pour peu de temps, ajouta-t-il. Un ouragan se prépare qui sera causé par la mort d'Amadou Cheikou. Les ambitions de Ba Lobbo et d'Abdoullay Cheikou y formeront des tourbillons et leur opposition fera exploser des passions impétueuses. Le pays ne finira pas de compter un nombre d'années égal à celui des doigts des deux mains qu'un cataclysme, venant de l'ouest, s'abattra sur Hamdallay et alors tous nous grincerons des dents 14.
Tombouctou se soumit sans condition 15. Le grand conseil y renvoya Sansirfi et Gouro Seydou. Ce dernier fut ensuite remplacé par Abdoullay Cheikou, frère d'Amadou Cheikou et qui s'entendait bien avec Cheik el Bekkay.

Après un magnifique règne de huit ans, pendant lequel les institutions de Cheikou Amadou furent rigoureusement respectées, Amadou Cheikou fut pris d'un malaise dont il sentit du premier coup la gravité ; il demanda que l'on fasse venir ses frères Abdoullay et Mohammoudou pour l'assister et régler des affaires de familles. Ba Lobbo, qui était la seconde personnalité de l'empire, et qui jouissait auprès du grand conseil d'une autorité incontestable, ne voulut rien en faire. Il expliqua à la famille du malade qu'une fièvre n'est pas mortelle et qu'il n'y avait aucune raison de s'alarmer.
On a va plus haut qu'à l'avènement d'Amadou Cheikou, son cousin Ba Lobbo Bokari, de quelques années plus âgé, s'était estimé lésé. Son élévation au commandement suprême de l'armée n'avait pu apaiser sa rancoeur. Il était entré au grand conseil à la mort d'Alfa Samba Fouta dont il avait repris les charges civiles et militaires. Grand guerrier, merveilleux orateur, il avait su se concilier par ses qualités de coeur tous les grands de l'empire. Mais après la mort de Cheikou Amadou, il se servit de son prestige comme d'un atout décisif pour diviser ses cousins, descendants de Cheikou Amadou dit Amadou Hamman Lobbo et ruiner leur crédit, tout en élevant ses frères descendants de Bokari Hamman Lobbo. La maladie d'Amadou Cheikou fut pour Ba Lobbo une occasion propice d'imposer sa volonté au grand conseil. Il ne pouvait demander ouvertement la succession qu'il convoitait, mais s'il arrivait à éliminer ses rivaux les plus redoutables, Abdoullay Cheikou, gouverneur civil de Tombouctou et Mohammoudou gouverneur du Hayre et résidant à Douentza, il pensait avoir les mains libres. Pendant les trois premiers jours de la maladie d'Amadou Cheikou, il déploya tant d'habileté qu'Amadou Amadou trouva Ba Lobbo le meilleur et le plus dévoué des oncles ; n'ayant pas décelé les mobiles du zèle de ce dernier, il embrassa sa politique.
Amadou Cheikou mourut quatre jours plus tard, le 16 dioumadou 1er 1269 (27 février 1853). Ba Lobbo demanda au grand conseil de confier le commandement à Amadou Amadou, premier fils du défunt. Cette demande se heurta à la loi établie par Cheikou Amadou qui voulait que l'imam, c'est-à-dire le chef suprême de l'empire soit élu par le grand conseil et les amiraaBe gouverneurs de province. Les marabouts appliquant cette loi, dressèrent comme suit la liste des candidats autorisés à se présenter :

Ba Lobbo, incertain d'être choisi de préférence à Abdoullay dont Cheikou Amadou lui-même se plaisait à vanter la science, la foi et la conduite, prit Amadou Amadou à part et lui dit :
— Je désire que tu succèdes à ton père comme celui-ci a remplacé le sien. Je suis le plus âgé de la famille et le premier nommé des ayants-droit à l'imamat. Je vais te céder ma place à condition que tu t'engages à me nommer gouverneur du Macina en plus de mes attributions actuelles 16.
Amadou Amadou était un jeune homme gâté par sa grand-mère Adya qui, âgée et vénérée de tous, l'avait élevé avec beaucoup trop d'indulgence. Il n'aspirait nullement au commandement et fut effrayé de la hardiesse des projets de Ba Labbo. Il voulut décliner les propositions de son oncle, mais les assurances de ce dernier eurent raison de ses hésitations et firent taire ses scrupules. La vieille Adya, première femme de Cheikou Amadou et grand-mère paternelle d'Amadou Amadou fut travaillée et disposée en faveur de son petit-fils contre ses propres fils.
— Je désire, déclara hypocritement Ba Lobbo, que notre famille reste unie et que la compétition à l'imamat ne soit pas chaque fois une occasion de division. Je cède ma place à mon neveu. Il faut que mes cousins Abdoullay et Mohammoudou en fassent autant. Ainsi la branche aînée des descendants de Cheikou Amadou aura seule droit à l'imamat à partir de maintenant.
Cette proposition trouva des défenseurs au sein du grand conseil. Bouréma Khalilou approuva sous réserve du consentement d'Abdoullay.
— Ba Labbo, dit-il, peut disposer de ses droits mais il n'est pas juste qu'il dispose de ceux de ses deux cousins sans leur consentement patent.
On fit intervenir la vieille Adya. Au nom de ses deux fils, elle demanda au grand conseil d'entériner la proposition de Ba Lobbo. Elle assura que Abdoullay et Mohammadou accepteraient la décision : elle s'en portait garante. Elle ajoutait qu'il fallait prendre rapidement une décision car elle ne voulait pas voir son fils pourrir. Pendant toutes ces tractations, en effet, la dépouille d'Amadou Cheikou attendait. On ne devait l'inhumer que sous la conduite de son successeur ou de son représentant légal.
Amadou Amadou reçut le bonnet, le turban, le sabre et le chapelet du défunt. Il présida l'inhumation et reçut le serment de fidélité du grand conseil. La tombe d'Amadou Cheikou avait été creusée au pied de celle de son père.

Notes
1. Ces événements sanglants seront relatés, dans le volume II.
2. C'est le grenier dans lequel Cheikou Amadou rangeait ses livres.
3. Sâwel, chef targui grand ami et protégé de Cheik el Bekkay.
4. Katawane ou Haoussa Kattawal, voir chapitre X, note p. 200
5. Les pêcheurs bozo sont appelés en peul SeBBe ; les HombalBe, sont des captifs installés au bord du fleuve par les anciens chefs pour pêcher. On peut traduire HombalBe par Somono, mais dans le Macina la plupart sont d'anciens captifs des chefs marka.
6. Murgu, contribution extraordinaire pour aider à faire la guerre ou renflouer le trésor de l'état ; karaaje (voir chapitre IV).
7. La tradition est muette sur cette alliance avec Ségou, suivie d'une rupture. Da était un ennemi irréductible des Peuls. Tiéfolo, qui régna jusqu'en 1839, et ses successeurs furent peut-être mieux disposés entre Ségou etHamdallay, si elle ne fut véritablement conclue, ne dut pas durer longtemps.
8. Cet événement eut lieu au mois de djulkâda, an VI de l'hégire.
9. Raneeɓe ou Woɗeeɓe, littéralement des Blancs, désigne à la fois les Maures, les Touaregs, les Berbères, etc. ; Fulɓe, Peuls, s'applique ainsi aux JawamBe ; Ɓaleeɓe, Noirs, à toutes les races noires.
10. Le manque de pluie est une malédiction appelé par Cheik el Bekkay sur Hamdallay. Amadou Cheikh, sans se démonter, répond que par ses prières il est sûr de faire mûrir le mil, même sans pluie. La tradition rapporte que cette année-là la rosée fut suffisante pour que la récolte mûrisse et le mil ainsi obtenu fat appelé amaduuri.
11. Donner de l'or à quelqu'un, c'est reconnaître sa souveraineté. Amadou Cheikou avait intentionnellement évité d'en offrir à Cheik el Bekkay.
12. Il doit plutôt s'agir de kaasaaji que de disaaje car le DialluBe est un pays où l'on ne tisse pas de coton. On sait en effet que ce ne sont pas les mêmes maabuuBe qui tissent les diisaaje et les kaasaaji (sing. kaasa).
13. Les humoristes peuls font remarquer que Cheik el Bekkay en acceptant les captifs bozo et somono qu'on lui offrait, ne fit aucune objection sur la légitimité de leur réduction en esclavage.
14. Prophétie de l'arrivée d'El Hadj Oumar que Cheik el Bekkay connaissait bien (voir chapitre XI), mais qui ne fit la conquête du Macina qu'en 1862. Or Cheik el Bekkay dut venir à Hamdallay en 1847.
15. Barth, Voyages en Afrique, 1853-54, IV, p. 33, écrit : « En 1846, il fut conclu par les soins de Cheik el Bekkay, une convention en vertu de laquelle Tombouctou serait soumis au Foulbé, mais sans être occupée militairement, tandis que les impôts seraient recueillis par deux cadis, l'un Poullo, l'autre Songhay. Ces deux fonctionnaires devaient de commun accord juger toutes les questions secondaires, tandis que les autres devaient être déférées à l'autorité de la capitale. »
16. Etant chef suprême de l'armée et gouverneur du Fakala et du Macina, les deux territoires les plus importants de la Dina, Ba Labbo aurait pu renverser facilement Amadou Amadou qui n'avait pas l'étoffe d'un chef et prendre sa place sans que personne n'y fasse opposition.

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