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Maasina


Amadou Hampaté Bâ & Jacques Daget
L'empire peul du Macina (1818-1853)

Paris. Les Nouvelles Editions Africaines.
Editions de l'Ecole de Hautes Etudes en Sciences Sociales. 1975. 306 p.


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Chapitre V

Le grand conseil porta un intérêt spécial à l'élevage, en raison de l'atavisme peul et des ressources que la Dina pouvait retirer de cette industrie. Tous les jooro jom huDo et jooro jom tele de l'empire furent convoqués à Hamdallay en l'an III. Réunis en commission, ils dictèrent à des secrétaires désignés à cet effet les listes des campements, des pâturages et des routes de transhumance. A l'aide de ces renseignements, le grand conseil établit une réglementation pastorale qui eut force de loi dans tout l'empire. Aucun pasteur, aucun sédentaire ne pouvait y contrevenir sans encourir une punition sévère. On renforça l'ancienne institution des burti (sing. burtol), passages de transhumance ou traversées de cours d'eau, des biille (sing. wiinnde), campements du gros et menu bétail transhumant, des 'udde (sing. 'uddere), barrages de pêche dont l'approche est interdite aux bêtes, et des hariima, pâturages qu'il était interdit de défricher et de cultiver ou points d'eau uniquement réservés à l'abreuvage des animaux. Toute contestation soulevée au sujet de ces institutions devait être réglée par les jooro jom huDo. Ceux-ci étaient à l'origine des surveillants de prairies institués par les Arɓe. Ils finirent par acquérir des droits sur les terres et les mares qui leur avaient été confiées. Sous la Dina, ils devinrent des arbitres pour toutes les questions pastorales concernant la région soumise à leur contrôle. Du temps des Arɓe, ils percevaient des droits de pacage et de traversée. Ces taxes ne furent pas reconnues par le grand conseil, mais aucune défense formelle de les percevoir ne fut faite. Elles ne devaient toutefois pas dépasser vingt cauris par tête de bétail, les veaux exceptés.
Au retour de transhumance, les animaux de passage pouvaient être répartis entre les champs qui avaient besoin de fumier. Le propriétaire du terrain payait quarante cauris par tête, vingt revenaient à l'armée d'escorte et les vingt autres aux bergers et au jom huDo de la région.
On distinguait trois catégories de boeufs, les garCi, les bendi et les duumti. Le gros du cheptel était constitué par les garCi, bêtes sélectionnées pour assurer la reproduction ; toutes les précautions étaient prises pour les préserver des maladies et les maintenir en bonne condition. Les garCi se déplaçaient perpétuellement sous la surveillance de bergers appelés garCinkoobe. C'étaient des jeunes gens de 17 à 30 ans, souvent célibataires. Durant le garCinkaaku 1, les jeunes peuls menaient une vie sauvage ; poètes par nature ils composaient des chants bucoliques sur des modes variés, toujours en l'honneur de leurs boeufs 2.
Les bendi étaient des vaches laitières que l'on gardait le plus longtemps possible dans la zone d'inondation, à proximité de leurs pâturages habituels. Les bergers qui les gardaient étaient appelés bendinkooBe, c'étaient des hommes de 30 à 45 ans. Les quelques rares vaches laitières qui restaient toute l'année dans les villages étaient dites duumti. Elles étaient nourries dans les concessions durant toute la période des hautes eaux.
L'ensemble du cheptel portait le nom de jaawle 3. Il était divisé en jaajje (sing. jaanje), eux-mêmes subdivisés en Cefe (sing. sewre). Un sewre était placé sous la garde de trois bergers ; il comprenait trois cents têtes. Tout troupeau qui n'atteignait pas cet effectif fut supprimé par le grand conseil. Sept Cefe, constituaient un jaanje conduit par vingt et un bergers et un chef berger appelé amiiru jaanje. Au-dessus des amiraaBe jaajje se trouvaient les amiraaBe jaayle qui dépendaient eux-mêmes d'un amiiru na'i ou chef des boeufs. Chaque territoire, c'est-à-dire Kunaari, Fakala, BooDi, 'UruBBe et Sebera, était représenté par un amiiru na'i résidant à Hamdallay. Ces cinq amiraaBe na'i formaient le batu jaawle qui se réunissait sur convocation du grand conseil. Les amiraaBe na'i étaient choisis parmi les bergers de bonne lignée possédant les plus anciens Cefe ou parmi les bergers du sewre des chefs de territoire ou de la Dina.
L'amiiru jaanje était responsable des Cefe qui composaient son jaande. Les bergers lui devaient soumission et obéissance. Il répartissait le travail : tour de mener le troupeau au pâturage, garde de nuit, surveillance du campement, recherche des bêtes égarées, liaison avec les jawle voisins, etc. L'amiiru jaande pouvait punir et même renvoyer un berger. Cette dernière mesure était la plus infamante qui puisse être infligée à un pasteur peul. L'expulsé s'expatriait en général ; aussi l'amiiru jaande ne prononçait le renvoi qu'après avis de plusieurs amiraaBe jaayle transhumant avec lui. Les chefs des Cefe étaient tenus de lui déclarer au jour le jour tous les incidents survenus soit aux bêtes soit aux bergers. Celui qui omettait de déclarer la mort ou la disparition d'un animal devait en rembourser le prix. L'amiiru jaanje était qualifié pour traiter chaque fois que ses bêtes commettaient des dégâts ou subissaient des dommages. Il pouvait décider la vente d'une tête pour couvrir les dépenses engagées du fait de son troupeau, sans que le propriétaire puisse prétendre à dédommagement. Le choix était fait par tirage au sort. Assisté de ses hommes de confiance, l'amiiru jaanje visitait quotidiennement les Cefe et les daali 4 pour constater les naissances. Il était tenu de déclarer le nombre exact de ses bêtes au moment de la perception de la zekkat. Les percepteurs devaient se baser sur cette déclaration.
Les bergers avaient droit au quart du lait trait ; ils recevaient une gratification d'un taurillon par fraction de quarante têtes et par an. Celui qui, au retour de transhumance, restait tout le temps à la disposition de son employeur, avait droit à la nourriture et à un cadeau pour se marier. En outre, les bergers jouissaient pendant quarante jours du lait des vaches qui mettaient bas pour la première fois, à moins qu'il ne se fût agi d'une bête, unique bien de son propriétaire. Dans ce cas, la durée de jouissance était ramenée à sept jours, comme pour les vaches qui avaient déjà eu une ou plusieurs portées. Les bergers qui ne jouissaient pas du quart du lait trait gardaient pour eux toute la traite de la nuit du jeudi au vendredi et celle du vendredi matin. Après la transhumance, lorsque les troupeaux rejoignaient leurs pays respectifs, le lait était partagé de la manière suivante :

Le chef de chaque village envoyait chercher le lait des wunndumbaare et procédait à sa répartition entre les ayants droit.
Dans les territoires de la Dina, les troupeaux doivent nécessairement effectuer chaque année un cycle de transhumance étroitement conditionné par le régime des eaux. Dès gatamaare 5, les gartinkooBe se préparaient pour le départ. Vivant plus de laitage que d'autres denrées, ils n'emmenaient généralement aucun ustensile de cuisine. Ceux qui allaient vers l'ouest employaient des boeufs porteurs, mais non ceux qui se dirigeaient vers les falaises de l'est. Le départ avait lieu un samedi, jour qui avait porté bonheur à Cheikou Amadou, après le lever du soleil. Chaque berger se faisait bénir par un marabout de son choix ou par son père, voire par sa mère. Tous les animaux quittaient la zone inondable, chassés par la montée des eaux et allaient dans les régions semi-désertiques où les pluies d'hivernage font apparaître mares et pâturages. A la saison sèche, ils revenaient dans la zone d'inondation, pénétrant dans les pâturages de décrue et les bourgoutières au fur et à mesure du retrait des eaux. Les boeufs revenaient les premiers, suivis par les moutons plus sensibles à l'humidité et aux maladies parasitaires qui en sont la conséquence. A l'aller au contraire les ovins, qui suivaient à peu près le même trajet que les boeufs, pouvaient précéder ou suivre ceux-ci.

C'est durant la transhumance, lorsqu'ils étaient loin de leur territoire d'origine, que les troupeaux peuls subissaient des razzias menées par les Maures, les Touareg et les Bambara. Amadou Sambourou Kolado, qui devait protéger les animaux, de la région des lacs, malgré son courage et ses efforts, ne réussit pas à tenir les Touareg en respect. Il s'en ouvrit à Cheikou Amadou. De leur côté, les Bambara de Ségou, pour venger leur défaite de Noukouma, portèrent un coup si rude aux troupeaux du Macina que la Dina, afin d'éviter le retour de pareilles catastrophes, décida de réglementer la transhumance et de faire protéger les bêtes par l'armée.
Da s'était levé de la main gauche 6. Il avait envoyé promener la calebasse qui contenait son moni 7 et refusé de répondre aux souhaits que ses épouses étaient tenues de lui faire chaque matin. Sa première femme envoya aussitôt quérir Tyètigué Banintyèni, le grand griot du trône. Elle la prit à part et lui dit :
— Tyètigué, va vite voir ton lion. Il est irrité pour je ne sais quelle raison et ne veut accepter ni bouillie ni bonjour.
— Tant pis pour le cabri qui ira, par ce matin néfaste, se fourrer dans la gueule du buveur de sang, répliqua le griot. J'ai l'impression que des cous seront tordus et des colonnes vertébrales rompues avant que le fauve brun ne rétracte ses griffes et ne regagne son repaire.
Pendant que la bara muso 8 et Tyétigué Banintyèné échangeaient ces paroles, Da s'était rendu sous le grand abri qui occupait le milieu de sa concession et sous lequel il siégeait chaque fois qu'il avait à traiter de choses graves avec ses conseillers on ses chefs de guerre 9. Il se mit à arpenter le sol en agitant frénétiquement la queue de boeuf agrémentée de grelots et d'amulettes qu'il tenait toujours à la main. Son chien préféré, l'un de ses meilleurs gardes du corps, semblait sentir l'orage suspendu dans l'air. Les oreilles rabattues et la queue entre les pattes, il attendait blotti dans un coin que l'ouragan se déchaîne. Da appela :
— “ Kolõ dyugu yiri, Monè bö m fa la ”, 10 allez chercher Tyètigué et qu'il se dépêche d'arriver, j'ai la bouche amère. Par le cadavre de mon père, je ne me laisserai pas faire !
Tyètigué, qui n'attendait que les ordres de soir maître pour se présenter, s'écria :
— Me voici, Diara ! Le disque du soleil n'était pas encore levé, que j'étais déjà arrivé, mais...
— Mais quoi ?
— J'ai eu peur
— Peur de qui ? de quoi ?
— De toi, ô lion brun à la crinière majestueuse, de toi, foudre qui brise les grands arbres et fend les murs des cases, de toi, ô fils valeureux de Monzon, frère prestigieux de Tyèfolo et de Kalakè !
— Dire que tu as peur de moi, Tyètigué, c'est comme une injure. Puisque je suis un fauve approche que je te torde le cou, manant, poltron, qui croit toujours la mort suspendue sur ta tête.
— O Ton kömö, le proverbe affirme que trois choses ne sont pas sûres :

Si, dans ta colère, tu ordonnais de me couper le cou, les choses ne pourraient plus s'arranger pour moi, même si tu le voulais une fois apaisé. Ne sachant pas ce que Ngala me réserve au pays des morts, je tiens à rester auprès de toi au pays des vivants.
— Assez ! coupa Da. Tu conteras tes sornettes un autre jour. Il s'agit pour l'instant des singes rouges du Macina, les Fulɓe. Je ne puis dormir avec l'idée que ces pieds grêles, à taille de mouche maçonne, réussissent à tenir mes troupes en échec. Ils ont défait mon armée et les plus vaillants de mes guerriers sont restés dans les marais et les buissons du Macina. Cheikou Amadou doit avoir dans sa gourde un talisman de victoire plus efficace que tous ceux du même genre que j'ai fait venir de Sinzani, de Oualata, de Tombouctou et même de Kong. Dis-moi, oui dis-moi, quel est le plus grand mal que je puisse faire aux Fulɓe. Un mal qui leur fera porter un deuil cruel et long.
Tyètigué répondit :
— Les satires bambara contre les Fulɓe disent :

« Ndyobi kelen kes, i fa saara, i ma klo. I ba saara, i ma klo. Misinin saara, i ko : yoyo ! yo, suudu heli » : Ndyobi 10b Kelenkes, ton père est mort, tu n'as pas pleuré. Ta mère est morte, tu n'as pas pleuré. Un menu bovin a crevé, tu dis : Yoyo ! yo, la maison est détruite ! »

Da se dérida :
— Je vois où tu veux en venir. Tu voudrais que je fasse razzier les bœufs des Fulɓe.
— C'est le plus grand mal que tu puisse leur faire. Les femmes peules grinceront des dents et prendront le deuil.
— Oui, Tyètigué, mais tu sais que le lion lui-même, le roi de la brousse, hésite à attaquer les troupeaux peuls et qu'il y laisse souvent sa peau. J'ai entendu dire que les Fulɓe et les bœufs sont des parents très proches : ils ne peuvent vivre les uns sans les autres. On ajoute même que les femmes crient aux hommes, lorsque des guerriers attaquent un de leurs campements : défendez plutôt les troupeaux et laissez-nous razzier, vous nous retrouverez toujours, quand aux jawle ce n'est pas sûr.
Tõ kömö, tu es un Diara. Fais comme ton homonyme le lion qui suit pas à pas les troupeaux allant ou revenant de transhumance. Dissimule tes hyènes 11 dans les hautes herbes, et surgis à l'improviste en rugissant pour effaroucher hommes et bêtes. Fonce sur le gros du troupeau et emmène ce que tu pourras sans donner aux singes rouges le temps de se transformer en panthères pour te déchirer les flancs. Crois-moi, les femmes peules verseront autant de larmes pour la perte d'un veau que pour celle de cent bœufs et ce ne peut être qu'un plaisir pour nous de faire pleurer ces mouches maçonnes.
Da invita tous les chefs de guerre à venir boire à la santé du Dyi tigi. Ce fut une fête exceptionnelle. De très jolies femmes, parées de leurs plus beaux atours circulaient entre les convives, leur lançant des oeillades prometteuses de brûlantes caresses. Elles s'agenouillaient pour offrir de petites calebasses remplies du dolo spécial au Dyi tigi. Ce dolo, qui se buvait le lundi, était coupé de miel pour le rendre plus mousseux et plus pétillant. Les ngonifolalu 12 se mirent à jouer l'air dit Da nyininka, pour accompagner la voix mélodieuse des cantatrices. Les convives se laissaient griser par la boisson et le parfum des serveuses qui se penchaient de plus en plus sur les buveurs pour les enivrer de l'odeur de leur corps de courtisanes expertes. Da et Tyètigué buvaient très modérément afin de mieux surveiller l'assemblée. Bientôt ils constatèrent que le dlo avait rempli l'estomac des convives dont le visage reflétait la joie dite sang de l'agneau 13. Alors s'adressant aux chefs sofa de Banankoro et Mpébala, Da s'écria :
— J'ai fondé Banankoro et Mpébala et j'y ai installé une garnison pour me garantir des injures de mes ennemis, les rois des autres pays. A quoi m'auront servi ces villes fortes si les Fulɓe rouges continuent à me narguer et à boire tranquillement le lait de leurs vaches ?
Une cantatrice apostropha Mpébala Sotigi en ces termes :
— Est-ce que Tõ kömö continuera à voir les peuls vivre libres comme les ciseaux des champs et paître leurs troupeaux entre Sokolo et Diafarabé ?
Demi-ivre, Mpébala Sotigi répliqua entre deux hoquets :
— Que Tõ kömö m'en donne l'ordre et je jure de noircir le lait peul avec de la poudre ou de le rougir avec du sang.
Da le coupa presque en colère :
— Tais-toi ! Je crains que tu n'ailles encore te réfugier à Togou comme tu l'as fait quand je t'avais donné l'ordre de te saisir de Mama Dyentoura pour lui raser la tête en n'y laissant qu'une crinière d'âne.
Le chef de Banankoro agita la queue de bœuf qu'il tenait dans la main gauche et dit :
— Servez-moi à boire et dites de ma part au Dyi tigi que je viendrai demain, quand j'aurai la tête moins lourde, lui parler de l'affaire des Fulɓe. Si un esclave est défaillant, ses camarades doivent le remplacer. Je jure que les Fulɓe ne rentreront pas en paix de leur transhumance.
Buveurs, musiciens et serveuses s'écrièrent en choeur :
— Le chef des tõ dyõu de Banankoro a parlé.
— Je jure de prendre un Peul par l'oreille et de le jeter en pâture aux crocodiles du Dyi tigi s'écria un chef tõ dyõ.
— Quant à moi, voulut surenchérir un autre.
— Silence, cria Da en se dressant face à ses hommes, Vous avez tous l'esprit obscurci par le dlo. Vous faites les fanfarons sous mon abri où vous n'avez de querelle à vider qu'avec des calebasses de boisson. Qu'adviendra-t-il de vous lorsque vous vous trouverez en face des Fulɓe qui sont un liquide d'un tout autre genre ?
— Par la puissance de Ngala et les mânes de nos ancêtres, répondit le chef des tõ dyõu de Banankoro, nous ne sommes pas du liquide et nous nous frayerons une voie à travers les Fulɓe comme le fait un solide qui tombe dans l'eau.
— Ta comparaison ne vaut rien, reprit Da ; apprends donc, homme sans tête, qu'un solide en tombant dans l'eau s'y fait engloutir et finit tôt ou tard par être dissous. Or il ne me plaît pas d'entendre dire que ma puissance sera détruite un jour par les rouges, race de buveurs de lait. Continuez à boire, mais revenez demain matin me parler avec une tête et un esprit plus d'aplomb.
Sur ce, Da quitta ses convives et regagna tyè so 14.
Les tõ dyõu se remirent à boire et à lutiner les courtisanes qui, tout en feignant de s'abandonner, esquivaient à temps les tentatives de leurs galants pour les enlacer, leur prendre la taille ou les chatouiller agréablement. La fête se prolongea dans des cris, des gémissements et de petites tapes jusqu'au moment où, n'en pouvant plus, les buveurs s'effondrèrent sous le faix de l'alcool, dispersés sous l'abri comme des braves tombés sur le champ de bataille.
Le lendemain matin, le chef des tõ dyõu de Banankoro se présenta à Sokolo avec sept chefs de guerre. Ils arrêtèrent avec un plan pour razzier les troupeaux allant en transhumance à Sokolo. Da fit discrètement prévenir ses partisans et amis sûrs de la rive gauche du Niger. Le chef de Monimpé, qui avait des Noukouma, abandonné ses alliés bambara, répondit qu'il existait une convention entre lui et Hamdallay pour laisser libre passage aux troupeaux transhumants. En contrepartie, Cheikou Amadou laissait passer les convois de sel, de cola et autres marchandises, de diverses provenances, transitant par Dienné et passant par Monimpé pour aller vers l'ouest. Cette réponse indisposa Da.
— Je passerai outre, dit-il, et au besoin je raisonnerai Monimpé par la poudre.
Il délivra de la poudre et des balles au chef des tõ dyõu de Banankoro en lui donnant carte blanche pour razzier les boeufs à l'aller ou au retour de transhumance.
Le chef tõ dyõu fit publier partout que des cavaliers de Ségou se rendraient dans le Saro pour des fêtes de funérailles : manière habile d'endormir la méfiance des Fulɓe et de justifier l'envoi d'un convoi de poudre dont le passage aurait été difficile à cacher. Le rezzou bambara, fort de 800 hommes, 200 cavaliers et 600 fantassins, se subdivisa en plusieurs groupes. Les fantassins étaient déguisés en danseurs : ils portaient de soi-disant tambours et masques démontés qui n'étaient en réalité que des fusils et des flèches habilement camouflés. Par petits détachements et par divers chemins, les troupes de Ségou se dirigèrent sur Kara, point de rassemblement fixé par le chef des tõ dyõu de Banankoro. Ce dernier passa par Mpébala, Togou, Gouakoloumba, Kolomi, Mariki, Sédia, Kangorongo et enfin Kara. Des cavaliers de Saro, dont le nombre est inconnu mais ne parait pas avoir été très élevé, se rendirent de leur côté à Ngolofina, tandis que les troupes de Ségou allaient occuper Goro, Quadié, et Mêla ; un détachement se dissimulait entre Tiéla et Sélé et les cavaliers de Saro occupaient Diri. Ce dispositif mis en place 120 cavaliers et 240 fantassins choisis parmi les meilleurs soldats tõ dyõ traversèrent le Niger aux environs de Kongonkourou afin de couper la route aux troupeaux peuls qui allaient sur Tougou ; ils passèrent par Tinama et allèrent camper à Zanfaléma. Ils perdirent plusieurs jours à attendre au bord de la grande mare où ils pensaient surprendre les boeufs. Au dernier moment, le chef du rezzou apprit que les troupeaux partant en transhumance passaient beaucoup plus haut ; il leva alors le camp et remonta le long du marigot qui passe entre Zanfaléna et Filangani, espérant trouver les Fulɓe au campement de Harilla ou à celui de Caabewoy kelle. Arrivé à Harilla, le rezzou releva les traces fraîches des troupeaux se dirigeant sur Filangani. Les Bambara se rendirent dans ce village pour se ravitailler et se renseigner. On leur apprit que tous les boeufs étaient déjà passés et qu'ils devaient se trouver au campement de Konkooje au nord de Tougou. Le chef du rezzou fit occuper militairement Filangani et donna l'ordre de tuer quiconque essayerait d'en sortir ; avec le reste de ses hommes, il prit la direction de Tougou en suivant les traces des boeufs.
Cependant les Fulɓe avaient été avertis du danger qui les menaçait d'une manière tout à fait romanesque d'après la tradition. Amadou Aliou MawDo, de Diafarabé, avait, au départ en transhumance, reçu de ses pairs le titre d'amiiru na'i, Dans les centres et sous les yeux des marabouts, les pasteurs ne pouvaient pratiquer impunément les divinations magiques interdites par le Coran. Mais isolés dans la haute brousse où génies, fauves et brigands règnent en maîtres, ils restaient fidèles aux pratiques de leurs ancêtres païens pour assurer leur sort et celui de leurs animaux. C'est ainsi qu'Amadou Aliou MawDo portait toujours sur lui un fétiche pastoral appelé Konso. C'était une porte miniature, magiquement sculptée et munie d'une fermeture, le tout en bois de nelBi (Diospyros mespiliformis). Ce soir-là, les jayle passaient la nuit au campement de Tuguboofel. Comme d'habitude, Amadou Aliou MawDo avait, avant de se toucher, fermé le Konso. Ce geste avait pour effet d'assurer à ses hommes et à ses bêtes une protection absolue contre toute attaque. A l'aurore, il constata que le Konso s'était ouvert tout seul. Il réunit immédiatement un conseil d'amiraaBe Ceefe et leur dit :
— J'ai invoqué cette nuit, avant de me coucher, les génies protecteurs des bestiaux et de leurs pasteurs. J'ai rituellement placé notre convoi dans un cercle magique inviolable et je viens de constater que ce cercle a été rompu cette nuit. J'ai examiné les quatre clenches de la fermeture du Konso : c'est la première qui est abîmée, elle correspond au danger par le feu. Nous risquons cette année une razzia menée par des hommes armés de fusils. Or il n'y a que trois éventualités possibles : Monimpé, en violation de ses engagements, nous attaque ou nous laisse attaquer par Ségou ; Ségou nous surprend sans s'être concerté avec Monimpé ; les Oulad m'Bareck nous menacent. Mais il y a deux chances contre une pour que le danger vienne des Bambara. Je vous demande de me désigner parmi les jeunes pasteurs de 21 à 33 ans, le plus vigoureux et le plus rapide à la course. Je le placerai à la tête de nos animaux. Il nous faut rebrousser chemin et partir au plus tard demain au point du jour en évitant la route par laquelle nous sommes venus 15.
Hamsaba réunit les 70 chefs de Ceefe et leur rapporta les paroles d'Amadou Aliou MawDo. Tous furent d'accord pour désigner Oumarou Demba Allay, berger du sewre appelé Cukikiriiji, comme l'homme capable d'aller jusqu'au bout sans défaillance. Amadou Aliou MawDo fit mettre à part les Cukikiriiji. Puis se plaçant au milieu des bêtes, il rasa la tête d'Oumarou Demba Allay, roula en boule les cheveux coupés, prononça dessus quelques paroles magiques et les fit brûler. L'odeur des cheveux monta et se répandit parmi les bêtes. Amadou Aliou dit à Oumarou :
— Demain matin, tu choisiras 560 cheikuuji 16 en plus du cheikuuri que tu as le mieux apprivoisé. Dès que le disque solaire jaunira l'orient, tu caresseras ton cheikuuri apprivoisé et tu pousseras trois cris. Tu prendras ensuite la route au pas de course, mais sans forcer l'allure afin de ménager tes forces. Tu ne pousseras tes bœufs à fond qu'au moment où tu te sentiras serré de près par l'ennemi. De Tuguboofel, tu te dirigeras sur Kerké en passant très au nord de Nénébougou, puis sur Findina en passant au sud de Téley et au nord de Soulasandala. Il te sera alors facile d'atteindre Diakourou. Tu éviteras que les bêtes, poussées par leur instinct, ne fassent volte-face vers Komba pour essayer de gagner le campement de Yerde. Ce sera là un moment difficile. Sois prudent et vigoureux. Je te confie, toi, tes compagnons et nos biens à Dieu. Que la vertu du lait et du beurre te sauve 17.
A partir de Diakourou, les animaux pénètrent dans les marais du Diaka et ne courent plus aucun danger. C'est pourquoi Amadou Aliou MawDo n'avait pas cru devoir donner des instructions précises à Oumarou Demba Allay au-delà de Diakourou.
Le lendemain matin, Oumarou Demba Allay, qui avait passé la nuit au milieu de ses 561 cheikuuji, se leva avant le soleil. Il se ceignit de ses trois kumorDi 18 et réveilla ses compagnons. A l'apparition du disque d'or et avant que celui-ci ne se détache de la ligne d'horizon qui semble lui servir de socle, Oumarou entraîna son cheikuuri apprivoisé hors des autres bêtes, poussa trois cris et détala au pas de course. Les 560 cheikuuji se levèrent sur leurs pattes, mais ne parurent guère empressés à suivre leur chef de file, chacun se mettant à tourner sur place. Pendant un moment, ils mugirent en se chevauchant les uns les autres : cela donna le temps à l'ensemble des Ceefe de se mettre en mouvement comme si le branle-bas général avait été donné. Enfin, quelques cheikuuji, voyant filer au loin Oumarou Demba Allay avec un des leurs, foncèrent vers ce dernier et réglèrent leur allure sur la sienne. Un à un, les Ceefe suivirent, flanqués de leurs jeunes pâtres, bien décidés à se faire éclater la rate plutôt que de se laisser distancer à la course par leurs jayle. Amadou Aliou MawDo mit en place ceux de ses pasteurs qui avaient été désignés pour défendre l'arrière des troupeaux.
Le rezzou bambara atteignit Tuguboofel ce même matin, au moment où le soleil arrivait à hauteur des yeux. Il ne trouva plus que quelques bovins malades, abandonnés sur place, mais que quelques bergers firent semblant de défendre pour retenir les assaillants. Les Bambara déchargèrent sur eux un feu de salve. Entendant la décharge, les hommes d'Amadou Aliou MawDo qui étaient déjà à mi-chemin entre Tuguboofel et Nénébougou, s'embusquèrent dans la brousse, tandis que leurs compagnons restés sur place et qui avaient essuyé le feu des Bambara se débandaient vers Nénébougou en poussant le cri de : “ Wururu-ruy! Wururu-ruy ! ” Les Bambara se lancèrent à leur poursuite pour les capturer et les obliger à donner des renseignements sur le gros du troupeau. Mais les Fulɓe étaient très entraînés à la course en terrain varié et filaient rapidement entre les herbes et les épineux ; ils gagnaient du terrain sur leurs poursuivants. Les cavaliers et fantassins bambara avaient toutes les peines du monde à ne pas perdre de vue les fuyards, tout en évitant les embûches de la brousse. Les Fulɓe les entraînaient naturellement du côté où ils savaient que leurs camarades se tenaient embusqués. Lorsqu'ils ne furent plus qu'à une portée de lance, les bergers peuls se démasquèrent et foncèrent sur les Bambara. Le choc fut sévère et les pertes sérieuses de part et d'autre. Les Bambara qui avaient perdu la trace des boeufs durent reconnaître qu'ils avaient été joué et mis sur une fausse piste. Après deux jours d'escarmouches, ils se replièrent sur Nénébougou puis sur Filangani. Ils avaient encore l'espoir de trouver les troupeaux du côté de Sango, mais des renseignements recueillis sur place leur apprirent que les Fulɓe étaient passés plus haut et se trouvaient en sûreté du côté de Diakourou. Dégoûtés, les Bambara descendirent sur Tiéna et Koumara. Ils traversèrent le fleuve et longèrent la rive droite ; ils avaient l'intention de rejoindre leur base Sélé en passant par Doumambougou pour y ramasser quelque menu butin et ne pas rentrer les mains vides.
Quant aux troupeaux peuls, ils étaient arrivés sans encombre à Barkewal ku, sur la rive gauche du Diaka, entre Kéra et Diafarabé. Ils rejoignirent cette dernière localité. Mais ils ne pouvaient y demeurer, car la crue inondant petit à petit les terres et les prairies, oblige les animaux à émigrer pour subsister. Deux jours après leur retour forcé, les jayle appelés Wuro hirnaange, dirigés par Allay Tyêno MawDo, traversèrent le Niger avec l'intention d'aller pâturer aux environs d'une grande mare appelée Dyibana, entre Tamara et Doumambougou. Ainsi, après avoir échappé de justesse sur la rive gauche au rezzou bambara, les jayle de Wuro hirnaange allaient se jeter sans défense sur la rive droite entre les mains du même rezzou. Les Bambara cueillirent les troupeaux sans coup férir et mirent les pasteurs en demeure d'escorter eux-mêmes leurs boeufs jusqu'à Ségou. Le chef des tõ dyõu de Banankoro, plus heureux que Fatoma le vaincu de Noukouma, revint vers Da escorté de plus de cinq mille têtes de bétail.
La nouvelle du désastre parvint à Diafarabé. Tout le monde fut convaincu qu'Allay Tyêno s'était fait tuer en défendant ses bêtes. Sa femme prit le deuil. Une semaine plus tard, Allay Tyêno, faussant compagnie à ses gardiens bambara, revint à Diafarabé. Il arriva chez lui à la faveur de l'obscurité et se présenta à la porte de sa mère, qu'il salua à voix basse.
— Qui es-tu, demanda sa mère surprise ?
— Je suis ton fils, Allay Tyêno.
— Où sont tes bœufs et tes compagnons ?
— Razziés et emmenés à Ségou.
— Et tu comptes au nombre des vivants ! Et chose plus grave, tu profites de la complicité déshonorante de la nuit pour te faufiler comme une vipère et te présenter à ta femme et à moi, qui t'avions fièrement pleuré comme un héros et qui portions ton deuil comme si tu étais tombé martyr du devoir. Un Peul qui perd son troupeau est un prince qui perd sa couronne. Honte à nous ! Sache, berger dénaturé, que le poète pastoral Ilo, frère de Tyanaba 19, roi des bovins, a dit : « ô jeune pâtre aux cheveux nattés, quand un troupeau et un royaume sont mis à l'encan, donne ta vie pour les conquérir, et quand ils sont menacés, donne encore ta vie pour les défendre. »
Allay Tyêno sentit son coeur se gonfler de honte et de dépit. Il sortit en pleurant et s'enfonça dans la nuit à l'aventure. On n'entendit plus jamais parler de lui.

Lorsque la nouvelle de la razzia parvint à Hamdallay, le grand conseil se réunit et décida d'organiser militairement la transhumance. Les troupeaux de tout l'empire furent divisés en quatre groupes, ayant chacun un itinéraire déterminé et leur protection fut confiée à Bori Hamsala, Amirou Mangal, Samba Fouta, Alhadji Seydou, Hamma Mana et ses frères Aliou et Galo.

L'amiiru jaanje pouvait pour des motifs valables prolonger son séjour dans un campement et décaler les dates prévues. Ce cas se présentait le plus souvent lorsque les bêtes avaient été dispersées par les fauves et qu'une partie d'entre elles restait introuvable. Mais jamais le stationnement dans un wiinde, c'est-à-dire un campement, ne pouvait être prolongé plus de trois jours au-delà du délai fixé par le calendrier pastoral. Chaque amiiru jaanje devait aviser le jaanje qui le précédait et celui qui le suivait de tout retard survenu dans sa marche. Cette précaution permettait d'éviter l'embouteillage des troupeaux. L'amiiru jaanje pouvait demander à être escorté au-delà des limites prévues par le grand conseil et même à être surveillé durant toute la transhumance, notamment sur les plateaux du pays dogon. Le ravitaillement des cavaliers devait alors être assuré par les villages environnants aux frais du jaanje qui avait fait la demande, à moins que la Dina n'ait eu des greniers de réserve de zekkat. Si la Dina avait à sa charge le ravitaillement en vivres, le tiers du lait trait lui revenait. Dans les endroits où il était impossible de faire séjourner la cavalerie, les bergers étaient armés aux frais de leurs employeurs. Ils percevaient en outre une indemnité versée par la Dina.
Les fêtes de transhumance furent interdites comme pratiques antéislamiques. Ceux qui organisaient des réjouissances pour le retour des boeufs étaient punis de châtiments corporels. Toutefois, les marabouts bénissaient les animaux au départ, au cours d'une cérémonie spéciale.
Tous les animaux des pays situés entre le Niger et le Bani allaient en transhumance à l'ouest, à quelques rares exceptions près. Amirou Mangal était militairement responsable de ces troupeaux, sur la rive gauche du Bani de Menta à Guembé et sur la rive droite du Niger de Souley à Ngomi. Les animaux des pays entre le Niger et le Diaka, de Sormé à Nantaka, pouvaient à volonté traverser le Niger pour aller sur les plateaux dogons ou descendre jusqu'à Diafarabé pour se joindre aux précédents. Les troupeaux de ce secteur étaient les moins surveillés ; ils ne courraient aucun risque de razzia, la rive droite du Niger étant gardée par Amirou Mangal et la rive gauche du Diaka par Bori Hamsala.
Les animaux de la rive droite du Bani traversaient le fleuve sur plusieurs points, protégés par un détachement de Poromani qui campait à Touara, Bougoula, Soron Tombo et Tomboka, pendant toute la durée du rassemblement des bêtes et de leur traversée. Ces troupeaux étaient ensuite gardés par un détachement de Dienné, qui descendait à leur rencontre et égrenait ses unités le long de la rive gauche du Bani, depuis un point situé en face de Bina jusqu'à Menta. Ce détachement remontait ensuite occuper la ligne Soala, Diéra, Gomitogo. Le plus gros contingent de boeufs était celui qui partait de Sénossa, près de Dienné, et qui groupait à peu près tous les animaux de l'actuelle subdivision de Dienné, moins quelques troupeaux du nord du Fakala et du Sébéra. Lorsque tous les jawle se trouvaient réunis dans les prairies situées entre Wayraka et Siratinti au nord, Roundé Sirou au sud et le marigot de Kouakourou à l'est, les cavaliers d'escorte, sans abandonner Gomitogo, allaient occuper Payaba, Koba et Dyimatogo. Des éclaireurs s'avançaient jusqu'à Ali Samba et Sâmay. Le grand départ était alors donné à Sénossa et les troupeaux s'engageaient dans la région comprise entre Kelloy à l'est et un tronçon du Yonhawol 20 au nord, puis se dirigeaient sur Kelloy et Sâmay. Des détachements de cavalerie remontaient alors sur Tamara en passant par Dyirma, Kotomou et Tontons. Des agents restaient dans chacun des villages afin de pouvoir signaler à temps les mouvements éventuels des bambara de Sakay, Saro et Ségou. Suivant l'état de tranquillité du pays, les animaux traversaient le Niger à Diafarabé même ou entre Tamara et Diafarabé. De toute façon, ils devaient se regrouper au campement de Gumpe, entre Diafarabé et Tiéna. Les retardataires étaient attendus un ou deux jours selon l'importance de leur groupe et la distance qui les séparait de Gumpe.
L'amiiru na'i donnait l'ordre du départ. Les amiraaBe des jaajje se mettaient à la tête des Ceefe qui dépendaient du jaanje de chacun et se dirigeaient sur Tiéna, village marka au nord-ouest de Diafarabé. Ils mettaient deux jours pour y parvenir. Les troupeaux se trouvaient au complet à Tiéna ; ils y passaient une nuit et les bergers y complétaient leurs approvisionnements. La garnison de Ténenkou, désormais responsable de la sécurité, envoyait un détachement camper entre Koumara et Soumouni. Il y restait jusqu'au départ des animaux de Tiéna. Ceux-ci paissaient dans les bas-fonds et se regroupaient le soir à Fokoloore, un toggere situé entre Tiéna et la mare de Nawal. Le détachement d'escorte remontait alors et allait camper entre Tiéna bambara et Sanga. Les troupeaux s'engageaient ensuite dans les bois et les broussailles limités à l'est par Komba, à l'ouest par Filangani. Ils y passaient plusieurs jours, campant tour à tour au bord de la mare de Nawal, sur l'ancien emplacement de village dit Keremali, un peu au nord de Nawal et à Yirde, où il existe une terre salée. Les animaux séjournaient une semaine aux alentours de Yirde. Le détachement de surveillance se divisait alors en plusieurs sections basées à Komba, Soulasandala, Kerké, Nénébougou et Filangani. Les patrouilles se multipliaient en raison de l'étendue de la brousse à surveiller et de la distance séparant les bases de Sanga, Filangani et Kerké. Non seulement les razzia bambara venant du Kala étaient toujours à craindre, mais les hautes herbes pouvaient servir de repaire aux fauves comme aux voleurs. Aussi après la cure de terre salée de Yirde, les troupeaux se dirigeaient le plus rapidement possible vers le campement de Caabewoy kelle.

Les cavaliers basés à Sanga remontaient à Komba ou à Filangani, selon l'état des routes et le nombre des animaux attardés autour des campements situés entre Yirde et Filangani. Les troupeaux restaient deux jours au campement de Sampay, pour attendre les retardataires, puis ils allaient à celui de Harilla, et à celui de Filangani. Dès qu'ils se trouvaient regroupés entre les campement de Filangani et de Caabewoy kelli, les cavaliers de surveillance formaient trois groupes importants ayant pour bases Kerké, Filingani et Nénébougou. En raison du long séjour que les troupeaux effectuaient dans la haute brousse connue sous le nom de Ladde Tugu, où sont échelonnés les campements de Winnde bokki, Tuguboofel, KenkooDe et Caabewoy kelle, les détachements de Kerké et de Nénébougou allaient camper à Malimana et envoyaient des unités jusqu'à NiabesseleeDe, tandis que le détachement de Filangani rejoignait le campement de Bundu Wantiidu ; des éclaireurs déguisés en voyageurs allaient camper à Nono et Karangabougou.
A partir du jour où les animaux atteignaient Caabel Kokoy, la surveillance était exercée par les cavaliers de Nampala, car les Maures qui nomadisaient dans les mêmes régions, mais plus au nord, représentaient un danger plus sérieux que les Bambara. Cependant, pour éviter toute surprise, de petits détachements de Nampala s'échelonnaient depuis Nono sur la route de Ndioura, jusqu'à Niébébougou, sur la route de Sokolo. Ils restaient sur ces positions jusqu'au retour des troupeaux. Ceux-ci, protégés au nord par la cavalerie de Nampala, au sud par les détachements de Nampala et Ténenkou disséminés dans divers villages, et à l'ouest par les chefs du pays de Sokolo, en excellents termes avec Hamdallay, passaient par les campements de Barikoro, Wuro Yero, Mosabugu, Saabeere Boira, 'Urumbele, Lompol. De là, abandonnant la direction nord-nord-ouest qu'ils avaient suivie jusqu'alors, ils piquaient vers l'ouest et s'arrêtaient successivement aux campements de Saabeere Sonyi, Saabeere Ilo, Winnde Julde, Balansani, Naata 'Udda, Gayre Kurma. Ils séjournaient dix jours à Gayre Kurma à cause de la présence d'une terre salée. En quittant ce campement, ils changeaient encore une fois de direction et, allant vers le sud-sud-est, séjournaient à Barguki, Coofibaangal, et Senko Ranhaabe. Repartant vers l'ouest, ils allaient passer dix jours à Runde Seeku, puis remontant vers le nord en laissant sur leur gauche le village de Sokoribougou, rejoignaient Kanafarabugu après avoir séjourné tour à tour aux campements de Felo Abdullay et Ciiliniwel. Après avoir passé six à sept jours à Kaabafarabugu, le départ était donné pour Senendari et Tokobaali. Les troupeaux restaient deux à trois semaines, parfois un mois entre Tokobaali et Filakoloni, avant de se rendre dans le triangle Famabougou, Kolongoloni, Diounka. Les animaux y demeuraient deux semaines, dont plusieurs jours dans les bas-fonds salés à l'ouest de Diourkala et au sud de Kolongoloni. La cure de terre salée terminée, les bêtes suivaient plusieurs pistes pour se trouver toutes réunies à Diaabal, le 7 Adyabaan 21 au plus tard. Les retardataires subissaient une forte amende et faisaient l'objet de satires bucoliques que les jeunes bergers chantaient toute la saison, après leur retour. Aussi chaque sewre faisait-il l'impossible pour être exact au rendez-vous.
Le 8 Adyabaan, les animaux étaient passés en revue, afin de déterminer les pertes et les gains. Puis ils étaient triés pour former deux convois. Le premier comprenait les gros boeufs, les belles génisses et les vaches stériles. Il partait le premier pour frayer la route et la rendre plus facile ; en effet, au moment du retour des troupeaux, les herbes sont hautes et il faut aux bêtes une grande vigueur pour les franchir et les renverser. Les vaches mères, les bêtes jeunes, vieilles ou malades formaient le second convoi, qui rejoignait le premier par petites étapes, en suivant la route déjà tracée. Les cavaliers d'escorte se regroupaient en suivant le chemin qui va de Niébébougou à Karangabougou en passant par Faba et Siango. Les deux convois se retrouvaient à Ndorobara, après avoir fait les campements de Sabari, Jambe, Nhonima, JeenayiDe, Saabeere Edi, Bundu Wamtiindu, Caabewoy kelle, Sabeere guuBe et enfin Ndorobara. Un plénipotentiaire escorté de dix cavaliers se rendait à Monimpé, afin de demander l'autorisation de passer et un guide qui lui indique les terres cultivées à éviter. Pendant ce temps, les détachements d'escorte occupaient Mbébougou, Karangabougou, Bango et Nono. Amirou Mangal massait ses troupes sur la rive droite du Niger, de Touara à Kongonkourou, prêtes à intervenir au cas où Monimpé aurait refusé le passage.
A Monimpé, un conseil bambara se réunissait. Il examinait si les accords avec Hamdallay avaient bien été respectés par les contractants. Le lendemain, un plénipotentiaire bambara se rendait à Galomansana pour y rencontrer l'amiiru na'i et le jom konu. On lui offrait deux ou trois beaux taureaux, du beurre et plusieurs calebasses de lait. Les guides bambara, désignés par Monimpé, se mettaient à la disposition de l'amiiru na'i. Le premier convoi recevait alors l'ordre de partir. Il quittait Ndorobara, passait par Suguba et Santiguébougou. A quelque distance de ce village, le convoi se divisait en deux : une partie passait par le campement de Weninnabugu, l'autre par celui de Kolongo. Il se réunissait de nouveau à Galomansana avant le campement de Jamakobugu, où il attendait le second convoi tout le temps nécessaire. Ce dernier, précédé et flanqué par les cavaliers, marchait sans grande hâte jusqu'à Jamakobugu où avait lieu la première grande fête du retour de transhuman. C'était le plus beau spectacle qui puisse réjouir la vue d'un Peul. Parfois des marabouts venaient de Djenné, de Ténenkou, de Wouro Modi et de Moura pour saluer et bénir publiquement les bergers des troupeaux les plus gras et ceux qui s'étaient le mieux multipliés. Les jeunes bergers étaient libres de danser entre eux et de déclamer leurs poèmes composés au cours de la transhumance. Les animaux partaient ensuite pour Mérou en passant par NaBBe Puneeje, Fokobugu et Ngomo. A Mérou, on attendait que tous les jaayle soient arrivés pour rejoindre Diafarabé.
A Diafarabé, les animaux de Djenné et du Fakala traversaient le fleuve et par la rive droite rejoignaient leur point de départ, protégés par la cavalerie d'Amirou Mangal, Les troupeaux du Wouro Modi et des régions situées entre le Diaka et le Niger jusqu'aux environs de Dialloubé, empruntaient les burti qui sillonnent la plaine d'inondation riche en bourgou.
Les jaayle du Macina et de la région des lacs, partis en transhumance à l'ouest, suivaient l'itinéraire indiqué ci-dessus jusqu'au campement à Saabeere edi. De ce point, ils prenaient la direction de Tougou en passant par les campements de Tuguboofel, Winnde Bokki, Nenebugu, Kerke, Fandina, Kassa, Saamay, Saare Jokko, Toggel Amiiru, Kolodu. Ils traversaient le Diaka à Mayataké et paissaient dans les prairies situées entre Mayataké et NenaaBe. Puis ils retraversaient le Diaka et longeaient la rive gauche, chaque troupeau restant sur place lorsqu'il arrivait à son lieu d'origine.
Les animaux de Nampala venaient passer la saison sèche dans les pâturages du Macina.

Les jaayle du quatrième groupe de transhumance, et qui comprenaient certains troupeaux venant du Kunaari et du JalluBe allaient camper dispersés dans le triangle Sampara, Tomontiéra, Sémina et attendaient sur place que toutes les bêtes soient rassemblées. Les détachements de cavalerie qui devaient assurer l'escorte partaient de Manako et d'Abdou Mougouni. Le premier remontait sur Wouro Gay, Tomontiéra, Foussi et Siengo ; le second sur Déguéné et Sémina. De ce dernier point, il contrôlait toute la brousse qui s'étend entre Dégou et Sure Amadou d'une part, Koni et Wouro Niama d'autre part. Pendant ce temps, les troupeaux quittaient leurs campements, sans trop se presser car ils étaient sûrs d'être bien protégés à l'est et à l'ouest. Ils se dirigeaient tous sur Dengo.
Dès qu'ils y étaient parvenus, le détachement de cavalerie d'Abdou Mougouni se divisait en deux pour aller occuper Moussourou et Abdou Karim. Le détachement de Manako campait à Bogo et recevait un renfort de la garnison de Timé. Des patrouilles s'égrenaient en bordure de la zone d'inondation, entre Bogo et Timé. La liaison entre ces éléments et ceux qui occupaient Moussourou était assurée par les villages de Dianibakourou et Dengo.
Ces dispositions prises, les jaayle pouvaient se disperser sans crainte dans la brousse située entre Abdou Karim et Moussourou et qui est appelée Kessuma ou Petal WolooDe. Ils séjournaient dans ce campement de un à cinq jours. Puis ils remontaient sur le deuxième campement appelé Kankabiima, haute brousse à l'est de Konna et qui appartenait aux habitants de Bima. Le détachement de cavalerie d'Abdou Mougouni allait occuper Koko et Bima ; ceux de Manako et Timé contrôlaient Sendégué, Sandiri et Niondo. Les troupeaux se dirigeaient alors sur les campements de mBeeba et KasseboDeeje, comprenant toute la vaste brousse à l'ouest de Batouma. Cette région était particulièrement dangereuse, étant infestée de fauves agressifs. Les cavaliers de Timé allaient à Tournansongo. Ceux de Manako allaient à Biran relever ceux d'Abdou Mougouni ; ces derniers, rejoints par les éléments détachés à Koko, allaient camper à Batouma.
A partir de KasseboDeeje, deux chemins se présentaient : l'un menant à Geede, l'autre à Nelbal.

Le retour à partir de Durgama s'effectuait par le même chemin que l'aller, mais les troupeaux n'étaient pas astreints à suivre une route déterminée : chaque sewre empruntait la piste qui lui paraissait la plus praticable. Tous les animaux se rassemblaient finalement dans la partie du Kounaari dite Mirn'a ; ils campaient dans les six villages suivants : Nyinagou, Sambéré, Saare Déra, Saare Bambara, Saare Soma et Simina. Le chef du Kounari, ou son représentant, se rendait au devant des troupeaux pour réglementer la traversée du pays. En effet les terres en jachère sont rares dans le Kounari et les animaux devaient attendre dans le Mirn'a que la récolte des céréales fut achevée. Toute contestation qui aurait pu surgir entre agriculteurs et éleveurs était réglée séance tenante par le chef ou son délégué ; la décision était sans appel. Les bergers pouvaient se livrer à des réjouissances pastorales dans le Mirn'a et dès que la récolte était terminée, ils rassemblaient leurs bêtes à Sampara et les conduisaienf ensuite à Manako. Les boeufs des Sidibé marchaient en tête. Ils allaient camper dans les champs de leurs propriétaires. Les bénédictions étaient données à Manako puis les troupeaux se dispersaient, chacun regagnant son pays d'origine en attendant la prochaine transhumance.

Notes
1. garcinkaaku, état du garCinke (pl. garcinkoobe).
2. Voir A. H. Bâ. « Hymne à la vache », in Le Monde noir, n° spécial, 8-9 de Présence Africaine, 1950, pp. 169-184. L'organisation de l'élevage et la vie des berger, n'a pratiquement pas changé depuis l'époque de Cheikou Amadou.
3. Jayle ou jawle (sing. jawdi) signifie biens, fortune et désigne les boeufs, qui sont les biens par excellence des Fulɓe.
4. Daali (sing. daalol), longue corde ou chaîne tendue entre deux piquets et sur laquelle sont fixées les attaches des veaux.
5. Gatamaare, lumière grosse pluie de l'année.
6. Se lever de la main gauche, expression bambara qui signifie être de mauvaise honneur. Cf. en français se lever du pied gauche.
7. Moni, bouillie de mil qui constitue en général le déjeuner du matin.
8. Bara muso, première femme.
9. Da, comme tous les chefs bambara, tenait ses audiences sur une estrade dite bambali, élevée sous un abri dit gwa.
10. Kolõ dyugu yiri, bois du mauvais puits, Monè bö mfa la, affront retire-toi de mon père, noms des deux sofa qui étaient de garde ce jour-là. Da imposait de la sorte à ses sofa des surnoms. Dans le cas présent, les deux interpellés devaient répondre le premier a be bi a yere konö, m'maake, il tombe dans lui-même, mon seigneur, et le second den nguma, m'maake, bon fils, salon seigneur.
10b. Ndyobi est un surnom que les Fulɓe se donnent eux-mêmes, il évoque l'idée d'un homme capable d'exploits qui paraissent au-dessus des forces ; kes est l'intensif de kelen, dur, kelen kes, signifiant ici ceint solidement par la taille, comme le sont en général les pasteurs peuls. Yoyo serait le nom d'une cité mystérieuse où les Fulɓe vécurent durant des siècles sans connaître ni mort d'homme ni mort de bête. Yo est la réponse à un appel.
11. Hyène désigne ici les tõ dyõu.
12. Ngonifolalu, joueurs de luth à 3 ou 4 cordes dit ngoni.
13. On dit symboliquement que le dlo est fait de sang d'agneau, de lion et de porc. Celui qui boit modérément est considéré comme ayant bu le sang de l'agneau ; il est joyeux et rit à tout propos. Celui qui dépasse ce degré devient méchant et querelleur, il est considéré comme ayant bu le sang du lion. Enfin celui qui atteint le dernier degré de l'ivresse vomit et se vautre dans la saleté, il est considéré comme ayant bu le sang du porc.
14. Tyè so, appartement privé.
15. Tous ces renseignements nous ont été fournis par Silla Traoré, Amadou Ali, arrière petit-fils d'Amadou Aliou MawDo et marabout instruit, assure les fonctions de Tapsir à Diafarabé.
16. Cheikuuri (pl. cheikuuji), boeuf âgé de dix ans au moins.
17. Expression magique employée par les Fulɓe pour se garantir contre les hommes et les génies.
18. KumorDi, bandes de cuir servant de ceinture.
19. Tyanaba, python mythique que les peuls considèrent comme le génie des bestiaux. Il a pour jumeau, Ilo Yaladi, un deshérosde la légende pastorale peule. Tyanaba serait venu des bords de l'Océan Atlantique, de la région de Saint-Louis-du-Sénégal. Il aurait suivi le cours du fleuve Sénégal jusqu'à Bafoulabé puis se serait rendu en Guinée, aurait pénétré dans le Niger et l'aurait suivi jusqu'à Sama, en aval de Ségou. Enfin, il aurait quitté cette région pour aller mourir vers le lac Débo.
20. Marigot, partant de Kouakourou, et passant par Pora, Yenga et Toumi Diaka.
21. Ajabaan ou az-zabânâ, tombe en la mi-octobre. Voir « Vestiges d'un calendrier salaire au Soudan français » A.H. Bâ et Th. Monod. 1er C.I.A.O. Dakar, 1945 (1851), II, pp. 227-230.

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