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Fuuta-Tooro


Yaya Wane
Les Toucouleur du Fouta Tooro : Stratification sociale et structure familiale

Université de Dakar. Institut Fondamental d'Afrique Noire
Collection Initiations et Etudes Africaines. N° XXV. Dakar. 1969. 250 p.


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Chapitre III
Famille toucouleur et dynamique sociale

La parenté par alliance, la parenté consanguine et utérine, et la parenté par l'ascendance-descendance, telles sont donc avec leurs annexes et ramifications les relations fondamentales de la famille toucouleur.
Mais, par delà ces relations séparées par l'analyse, il convient maintenant d'essayer de cerner le fait global, à savoir l'ensemble familial concret. Autrement dit, quels sont les caractères généraux qui donnent à la famille cette structure finalement identique pour toutes les régions du Fouta Tooro, quoique telle relation de parenté varie quant à l'appellation tout en conservant un sens univoque, ou, inversement, que l'appellation soit unique mais recouvre plusieurs nuances selon le terroir.

I. La famille traditionnelle étendue.

La famille toucouleur traditionnelle est une famille étendue (large family), groupant effectivement un nombre fort important de personnes. L'on a rapidement fait allusion, au début de la deuxième partie du présent travail, à la notion de famille-lignée (lenyol), c'est-à-dire l'ensemble des descendants vivants ou morts qui procèdent d'un ancêtre commun, et sont toujours associés dans une même entité entendue comme famille, au sens achevé du mot. D'autre part, il a été noté en cours d'analyse combien tel lien de parenté déterminé pouvait être extensif à la communauté de classe d'âge, voire au simple voisinage. De sorte qu'il est trop aisé à l'observateur non averti de tomber dans l'erreur, en se persuadant simplement que les habitants d'un quartier, voire d'un village tout entier, sont parents stricto sensu, parce qu'ils s'abordent par le truchement des termes de parenté. Sans doute, il arrive fréquemment que la famille concrète se confonde avec le quartier, c'est-à-dire que les dimensions de la première recoupent, par exemple, intégralement celles du second, chaque concession périphérique étant une simple ramification de l'unique famille originelle et centrale.
Ce sont là des données immédiates, qui attestent la dimension spatio-temporelle étendue de la famille toucouleur : elle est unilinéaire dans la durée, et extensive dans sa configuration spatiale. Précisément, le carré familial — lui-même étant un simple segment du lignage — groupe en son sein le père-fondateur, ses épouses, ses enfants et ses esclaves. Parfois, le fondateur est rejoint par ses frères, qui s'installent à côté de lui dans la même concession ; d'autres fois, c'est la soeur en rupture de ménage ou la cousine consanguine, qui s'agrège au groupement, avec ses enfants en bas âge. Il est encore possible que dans ce même carré une place soit faite à l'un ou l'autre des vieux parents, voire aux deux géniteurs, leur âge ne leur permettant plus de se suffire et faisant à leurs enfants l'obligation de les prendre en charge complète. Les filles du fondateur sont destinées à d'autres segments du lignage ou d'autres carrés, à moins que certaines d'entre elles ne demeurent dans ce carré où elles ont vu le jour, parce qu'elles y sont épousées par leurs cousins consanguins qui appartiennent également audit carré. Tandis que les enfants mâles du fondateur accroissent la population du même carré, en y amenant les femmes épousées à l'extérieur. Quant aux esclaves, ils demeurent dans le carré et s'y marient entre eux, jusqu'à ce que leur grand nombre oblige à les installer dans une concession spéciale, mais qui sera une simple dépendance de la maison de leur maître. Sinon et sans cesser aucunement de dépendre de cette maison, les esclaves s'en trouvent brusquement exclus parce que la case qu'ils occupent est affecté à un membre authentique de la famille, membre devenu adulte et requérant par conséquent l'installation autonome de son foyer (fooyre). En effet, l'esclave ne possède sa case qu'autant que la taille encore réduite de la famille le permet : autrement il vit dans la cour du carré familial.
Il n'y a par conséquent d'autre limitation au nombre de personnes constituant une famille que dans le seul espace dont celle-ci dispose pour vivre. Si la famille se segmente, c'est que l'espace initial est devenu trop exigu. Mais cette segmentation laisse pour ainsi dire intact le sentiment d'appartenance au même tronc, d'autant que la segmentation crée très exceptionnellement distance entre les segments, car ceux-ci demeurent socialement contigus et en outre associés par la communauté des biens (joowre), comme par l'échange matrimonial (isolat).
La configuration spatiale de la concession familiale est la manifestation habituelle du caractère étendu de cette famille. Les cases les plus rapprochées de la ruelle, celles que l'on atteint sitôt franchi le seuil de la concession, étaient généralement réservées aux esclaves-serviteurs de la famille. Les suivantes — placées à distance approximativement égale entre l'entrée de la maison et l'extrémité opposée de cette entrée — appartenaient à la génération des adultes et adolescents. Enfin, tout au fond de la concession, s'érigeaient les cases de la génération la plus ancienne. En fait, dans une concession familiale actuelle les générations sont disposées à proximité de l'entrée ou éloignées de cette même entrée, selon leur ancienneté relative et leur activité ou inactivité. Toutefois, les cases forment habituellement un cercle autour d'une cour commune leurs portes ouvrant sur cette cour, tandis qu'elles tournent le dos à la clôture (kalasal galle) de forme géométrique toujours irrégulière. L'espace compris entre chaque case et la portion de clôture correspondante constituent les sanitaires de cette case, espace utilisé également pour cultiver quelques pieds de mil et autres plantes utilitaires. La case a une véranda couverte, partiellement close, faisant office de « salle de séjour » , et pouvant également être utilisée pour dormir durant les nuits torrides. Chacune des portions de la grande famille dispose d'une case identique pour vivre avec ses enfants et recevoir les visiteurs particuliers, la cour étant le trait d'union permanent entre toutes les portions familiales, parce que les enfants y jouent, les femmes y travaillent à la confection des repas, et les hommes s'y rassemblent sur une immense claie de bois (dankki) surplombée par une sorte de hangar (caali).
La famille concrète c'est avant tout cette configuration spatiale, c'est-à-dire l'ensemble des hommes, femmes et enfants, groupés dans l'enceinte d'une même « clôture » , obéissant au clivage tantôt des sexes tantôt des générations, mais soumis à l'autorité du plus ancien habitant de cette « clôture » . L'anthroponyme de ce dernier permet d'identifier tous les habitants de ladite « clôture » , ainsi que ceux d'autres concessions du quartier ou du village qui procèdent de cette « clôture » , et continuent d'en dépendre d'une certaine manière.

Actuellement, sans doute, l'effectif de la famille est de plus en plus notablement réduit par un certain nombre de facteurs convergents. Tout d'abord, les esclaves ont été généralement affranchis, ou sont en rupture ouverte d'avec les maîtres. De toute manière, quand bien même le lien de dépendance subsisterait encore tant soit peu, en revanche il n'est plus du tout de règle que l'esclave demeure intégré à la famille: il dispose de sa propre concession et mène une vie familiale séparée, avec le sentiment consécutif de liberté et de responsabilité sociales. Les rares esclaves, qui se trouvent actuellement dans la concession de leurs maîtres, sont très souvent âgés, de sexe féminin, et sans progéniture Il est par conséquent tout à fait exclu qu'elles quittent cette concession, car elles ne sauraient où aller ni comment vivre.
Les conceptions ancestrales sont en train de s'émousser, du fait même de l'évolution certaine des mentalités, le groupe se trouvant dans le même temps progressivement dessaisi de ses moyens traditionnels de coercition, qui auraient peut-être permis le maintien de l'organisation sociale ancienne. C'est ainsi que les frères, même quand ils acceptent encore le droit de séniorité de leur aîné, ne consentent pas à le voir se substituer vraiment à leur père défunt pour exercer l'autorité sur l'ensemble de la famille. Ils consentent certes à vivre dans la même concession familiale, mais simplement juxtaposés, chacun d'entre eux étant son propre maître et veillant jalousement sur le sort de son îlot — surtout quand ils sont demi-frères consanguins. L'impôt de capitation et le recrutement militaire de la colonisation ont de toute manière consacré ce fractionnement des familles en foyers bien distincts. D'un autre côté, les cadets ont acquis l'habitude d'abandonner volontairement dès leur mariage, une concession dont l'héritier est déjà tout désigné, pour aller implanter ailleurs leur case, et gagner ainsi leur indépendance relativement à la tutelle de l'aîné.
Au demeurant, la maison familiale semble aujourd'hui quelque peu privée de ce caractère sacré d'antan, qui en faisait la demeure exclusive, le toit où l'on était né, et où l'on souhaitait mourir. Jadis, en effet, le galle baaba (résidence patrilocale) était l'unique refuge de toute personne, qui y savourait ses joies et s'y consolait de ses peines. Le fils se faisait honneur de maintenir son galle baaba, tout en en améliorant fièrement le confort, ou en le rénovant complètement selon les moyens acquis par l'élévation de sa condition sociale.
La femme ne devenait effectivement épouse qu'autant qu'elle quittait dûment ses parents, pour aller solennellement résider (kurtungu) avec son mari dans le galle baaba de celui-ci, qui y devenait à son tour baaba puis plus tard joom galle. Divorcée ou veuve, si cette même épouse devait sortir de la résidence conjugale patrilocale, c'était pour regagner son propre patriclan, c'est-à-dire son galle baaba.
Certes, la résidence patrilocale est encore de règle — à défaut de quoi elle sera virilocale, n'étant uxorilocale qu'exceptionnellement et très provisoirement — mais, certaines tendances plus ou moins marquées sont actuellement observables, quant aux changements intervenus. L'on s'est en effet volontiers soustrait du galle baaba abandonné à la ruine, pour aller s'installer en ville et y accéder progressivement à la propriété d'une maison. Ces dernières années, les faubourgs de Dakar (Grand-Dakar, Pikine 1, Grand-Yoff, etc.) portent amplement témoignage à cet égard. La population de ces agglomérations inclut en effet une forte proportion de Toucouleur, appartenant à des catégories professionnelles très modestes, mais de toute manière sédentarisés par la permanence de leur emploi. Ces Toucouleur ont acquis des parcelles et monté des « baraques » , voire construit des maisons « en dur » qu'ils occupent généralement avec leurs familles. Ces migrants-là n'envisagent la réintégration éventuelle de leur village qu'après leur admission à la retraite.
L'on s'est soustrait d'autant plus aisément et massivement du galle baaba, que l'économie monétaire semble désormais seule habilitée pour satisfaire les besoins sociaux croissants. Or, cette économie monétaire a élu domicile fixe dans les villes et à leurs abords immédiats, au détriment des zones rurales généralement déshéritées.
Cette disparité économique condamne d'une certaine manière le galle baaba rural, et contient en germe la dislocation de la famille étendue, laquelle aura donc propension à se transférer dans les villes à la recherche du numéraire. Mais, ce passage d'une économie rurale collective de subsistance à une économie urbaine individuelle et salariale entraîne corrélativement une concentration accrue de population au plan urbain, et par conséquent des difficultés de logement. Quand ces difficultés se trouvent résolues, c'est beaucoup trop partiellement en fait, et l'exiguïté de la demeure urbaine permet rarement de reconstituer la famille rurale étendue. Le plus souvent l'on aura affaire au plan urbain à une simple famille conjugale, c'est-à-dire au père, sa ou ses épouses, et leurs enfants — et il s'agit de privilégiés. En raison de l'exiguïté de l'espace disponible, la famille urbaine toucouleur inclut rarement d'autres personnes outre les parents et les enfants, sinon il s'agit de passagers (hoBBe) venus vendre ou acheter, chercher des vêtements ou prendre des soins. On les installe souvent dans une chambre de location proche de la maison des hôtes, où ils viennent prendre leurs repas. C'est évidemment une situation très provisoire, malaisément supportée, d'autre part, par les passagers dépaysés et conscients d'être une trop lourde charge, comme par les hôtes qui ne se lassent pas de les prendre à témoin des difficultés de l'existence urbaine.
Quand les hôtes appartiennent aux cadres moyens, voire à l'élite moderniste, les difficultés sont d'une autre nature. Le logement est alors généralement de type européen, comme le rythme de l'existence quotidienne: non seulement les hoBBe redoutent de vivre dans un cadre si différent (galle tuubaak) du leur, mais les hôtes eux-mêmes n'acceptent pas facilement des parents dont le séjour va contrarier leurs habitudes de confort et de repos, sans compter que ce séjour peut se prolonger indéfiniment.
Il est en tout cas clair que dans l'esprit de l'élite moderniste la famille étendue est condamnée à disparition, et le processus en est au reste fortement engagé. Car mentalement et affectivement, l'élite moderniste tendra à récuser plus ou moins nettement le communautarisme familial traditionnel (baptisé parasitisme social) 2, sinon à réduire ledit communautarisme à des proportions « raisonnables » . C'est que le niveau de vie est certainement élevé au plan urbain où cette élite est précisément concentrée. Par ailleurs, les besoins sociaux plus nombreux sont également davantage dispendieux: ainsi, par exemple, le fait de posséder une voiture particulière n'apparaît plus guère comme un luxe disproportionné, mais comme une simple nécessité, de même que la propriété d'au moins une villa résidentielle. Mais, cette luxueuse demeure sera rarement occupée par son propriétaire, qui préfère plutôt en tirer rapport au moyen de la location. Il est de fait que, mises à part l'ostentation, la contestation et la compensation dont procèdent les conduites d'acquisition et accumulation de biens, une véritable « obsession du standing » s'est emparée de tous, et mobilise pour très longtemps les énergies. En tout état de cause, le salaire normal que l'on tire de sa compétence professionnelle étant à peine suffisant aux charges ordinaires du petit ménage — à cause sans doute d'un progressif enchérissement de la vie — comment résoudre ce lancinant problème du « standing » ? Est-ce là le motif majeur de ces retentissants reniements doctrinaux des intellectuels » , de leur sens du compromis politique, à savoir la dégradation des moeurs qui a noms concussions et créances rarement honorées, dégradation que J'élite moderniste semble orchestrer avec brio ?
Dans ces conditions d'évolution économique et sociale, où la volonté du « standing » est universelle, comment accepterait-on encore de s'embarrasser de la famille si étendue dont on est issu ? Ou bien l'on se résout à l'ignorer complètement et intégralement, ou bien, pareille solution s'avérant décidément impraticable, l'on « comprime » sa famille jusqu'à la ramener à l'irréductible couple des géniteurs, qu'il est tout de même difficile de renier. Mais encore, c'est à la condition que les deux jinnaaBe demeurent au village, et ne s'avisent pas de venir trop souvent importuner leur enfant — à peu près régulièrement membre de l'élite, et résolument tourné vers la modernisation — qui ne saurait où les mettre, et s'estime bien bon de se souvenir quelquefois de leur lointaine existence sans devoir constamment s'embarrasser d'elle.
En réalité, cette quasi-rupture des élites modernistes d'avec la famille traditionnelle semble affecter toutes les ethnies sénégalaises. Et si le fait apparaît davantage prononcé chez les Wolof que chez les Diola, Serer et Toucouleur, c'est probablement parce que les premiers ont été plus fortement marqués par la colonisation, dont ils furent paradoxalement les « victimes » et les donataires directs. En effet, la grande majorité des villes sénégalaises sont situées en territoire wolof, et l'enseignement français fut longtemps dispensé aux Wolof avant de s'adresser aux autres ethnies sénégalaises...

II — La filiation et ses incidences.

Selon le terroir, c'est un grand nombre de mythes d'origines qui se disputent l'explication de la formation de J'ethnie toucouleur. Il apparaît par conséquent quelque peu aléatoire de se poser la question de savoir si l'actuelle filiation patrilinéaire est issue d'un lointain passé pré-islamique confirmé par l'Islam, ou bien si c'est au contraire à la très ancienne islamisation qu'est exclusivement imputable l'introduction dudit mode de filiation masculine.
De toute manière, cette question se trouve soulevée par le fait que la filiation est utérine chez les Serer — considérés comme ethniquement liés aux Toucouleur, mais beaucoup moins islamisés que ces derniers — tandis que cette même filiation est bilatérale chez les Wolof, aussi musulmans que les Toucouleur, quoique l'étant devenus postérieurement.
Pourquoi cette communauté, de religion avec les Wolof, et d'ethnie avec les Serer, ne correspond-elle nullement à similitude quant au mode de filiation, mais au contraire s'en écarte délibérément ? A cet égard, la différence entre Toucouleur et Serer est à tout le moins vraisemblable s'il est admis l'hypothèse selon laquelle les premiers auraient constitué le segment patrilinéaire, et les seconds le segment matrilinéaire d'un seul et même lignage originel. En revanche, plus difficilement explicable apparaît la différence du mode de filiation entre les Toucouleur et les Wolof également islamisés. A moins de postuler provisoirement la corrélation directe entre filiation masculine et religion musulmane ? Ainsi, précisément seraient surmontées les oppositions apparentes entre les systèmes familiaux de ces trois ethnies de référence. En effet, l'on pourrait songer que le système toucouleur a progressivement évolué vers sa, forme patriarcale actuelle, en raison directe de l'ancienneté de l'islamisation des Toucouleur, le système bilatéral wolof étant en cours de mutation vers le même patriarcat, à cause d'une islamisation plus récente, tandis que l'islamisation très limitée et partielle des Serer justifierait le fait que leur système familial soit demeuré au stade du simple matriarcat.

Quoi qu'il en soit, la filiation toucouleur présente plus d'une apparence bilatérale. Tout d'abord, il y a cette manière de concevoir l'hérédité comme parfaitement « anarchique » , et aux termes de laquelle conception il est possible de retrouver chez l'enfant, soit la prédominance consanguine, soit la primauté utérine, à savoir l'identité physique et morale entre père et enfant quel que soit le sexe de ce dernier, ou bien la similitude mère-enfant dans les mêmes conditions, alors que dans chacun des cas l'autre géniteur apparaît comme effacé. Mais, l'hérédité serait également susceptible de tenir pour ainsi dire la balance égale, autrement dit faire de l'enfant une synthèse physique et mentale vivante de ses deux ascendants. A moins que l'enfant n'apparaisse comme la « réincarnation » de l'un quelconque de ses ancêtres paternels ou maternels indifféremment, mais non sans avoir cependant effectivement reçu le « sang de son père » et « l'esprit de sa mère » .
Encore, du point de vue pratique, il ne paraît pas sans intérêt de rappeler que la fille est façonnée par sa mère, et le garçon par son père, ce qui signifie répartition des compétences entre les géniteurs, donc d'une certaine manière partage équitable de la filiation.
D'autre part, en cas de divorce, il est de coutume que les filles, dont l'entretien incombe au père, soient placées sous la garde de leur mère jusqu'à leur mariage, ou jusqu'à ce que la mère elle-même se remarie. Quant aux garçons, ils doivent demeurer avec le père à compter du sevrage. En cas de veuvage cette répartition de la progéniture reste sensiblement la même, le clan du disparu se substituant à celui-ci pour la garde ou la prise en charge de ceux des enfants ayant même sexe que lui. Cependant, la veuve qui se remarie hors du clan de son défunt époux doit rendre ses filles audit clan, dans la mesure où elle s'en trouve désormais exclue. Le veuf mettra généralement fin à la garde de ses enfants — assurée conjointement par sa mère et sa belle-mère — pour les confier avec les appréhensions habituelles 3 à sa nouvelle épouse, quand bien même celle-ci serait totalement étrangère à la famille de la défunte première.
Quant à l'enfant qui commence à prendre conscience de soi, il semble qu'il ait plutôt propension à s'identifier au clan du jinnaaɗo de son sexe. Quand bien même le garçon n'accorderait intérieurement que mince considération au clan de son père, il y va pour ainsi dire de son honneur masculin de l'intégrer dûment, alors que la fille inclinera davantage à estimer le clan maternel auquel elle est, bien sûr, plus intimement liée.

Tels seraient donc les faits qui donnent à la filiation toucouleur une certaine assise bilatérale. Toutefois, il s'agit probablement d'apparences, sinon de séquelles d'un passé fort ancien. Car, s'il n'est guère possible de tenir la femme pour étrangère complète à la famille, à cause surtout du mariage consanguin, l'on peut en revanche avancer que la filiation toucouleur, quant aux faits, est essentiellement masculine. A cet égard, tous les critères sont généralement réunis, qui donnent la primauté complète au clan du père. L'autorité sociale et religieuse, l'éducation des enfants, le pouvoir de donner les femmes en mariage, la propriété comme la transmission du patrimoine dépendent du seul patriclan (gorol ou lignée masculine), et assurent par conséquent sa domination sur l'autre moitié familiale (dewol ou lignée utérine), que son nom seul définit déjà comme secondaire et destinée à la soumission. Sans doute, cette lignée utérine — qui détient combien justement la fonction de gardienne des traditions matrimoniales à inculquer aux filles — est généralement caractérisée par l'attachement singulier que ses membres savent se manifester les uns aux autres. Précisément, cette tendresse du matriclan est la preuve, s'il en était besoin, d'une filiation masculine.
La filiation étant essentiellement rapport de consanguinité entre géniteur et engendré, il est significatif que ledit rapport soit établi par le Toucouleur seulement entre l'homme et ses enfants, à l'exclusion pour ainsi dire absolue de la mère. La filiation est conçue uniquement en termes de JiiJam (sang) et duhol (cordon du pantalon, autrement dit attribut mâle), tandis que la femme apparaît comme un récipient (loonde). Lorsqu'elle est ostensiblement en état de grossesse, la femme est définie « personne qui a reçu un autre sang » (JiiJam ngoDam inay makko) 4. La grossesse avortée sera coutumièrement exprimée au moyen de l'image verbale : l'on dira que le récipient a versé son contenu (ndiyam rufi), mais qu'il est demeuré indemne (loonde daDi), et par conséquent en état de jouer encore ce rôle de contenant qui lui est essentiellement dévolu.
L'enfant est par le fait même d'oeuvre pour ainsi dire exclusivement mâle, d'autant plus effectivement que si l'homme commet un rêve humide l'on estimera qu'il a semé en vain (woppude BiBBe), parce que la terre est imaginaire. Précisément, l'homme est par rapport à sa progéniture assimilé au cultivateur qu'il est habituellement dans la production économique, tandis que la femme sera le champ. Or, il demeure entendu qu'un champ ne parvient jamais à produire sans impulsion du dehors : le rôle de la terre au propre et au figuré c'est la médiation, et nullement la création.
Le sang comme procréation de l'enfant est conçu en tant qu'il est originaire du seul homme ; le sang de la femme est du reste impur (dunŋiiɗo) à tous égards, car il est exclusif du sacré et altère le tempérament comme le travail de la personne. En conséquence, le sang féminin est inapte à participer au surgissement de l'enfant, ou alors celui-ci recevant par improbable celui-là verrait sa viabilité sûrement compromise, sinon ses tares innombrables telle est du moins la croyance populaire couramment répandue.
En tout état de cause, nous savons que si la femme participe à ce rapport de géniteur à engendré, c'est toujours de manière indirecte et pour ainsi dire détournée, en somme par la vertu de sa qualité de soeur du père (gorgol), qualité qui en fait un « père féminin » et aucunement une mère.
En réalité, ce rapport du père à son enfant — du géniteur unique à l'engendré — apparaît si puissant qu'il demeure intact lorsque c'est le frère du père qui est considéré, c'est-à-dire un autre individu. Ce rapport sera également maintenu malgré le décès du père, parce que les enfants consécutifs au lévirat sont encore attribués au défunt. La consanguinité est en effet telle que deux frères seront à la fois pater comme genitor de leurs enfants, ce qui fait de tout défunt le genitor des enfants issus de son frère et de sa veuve.
La filiation masculine comme représentation mentale est, par ailleurs, attestée dans la manière sociale d'identifier la personne. Lorsque la question de savoir « de qui elle est l'enfant » (mo jibinn ma?) lui est posée, la réponse attendue — et spontanément fournie — à cette interrogation, est le seul nom du père, à savoir le géniteur ou le frère aîné de ce géniteur. Au reste, ce n'est pas le hasard si l'anthroponyme de chaque personne est invariablement associé à celui du père, sans quoi le prénom serait incomplet. La présence de l'anthroponyme maternel — ce qui n'accorde nulle place de génitrice à la mère — apparaîtra au contraire comme phonétiquement moins compliqué, sinon comme une mauvaise habitude que l'on aura prise (woosi), ou encore comme un hommage déguisé à la personnalité marquante de cette mère.

En définitive, pour ce qui est de la filiation la femme n'est rien, et l'homme est tout. Car la seule caste de ce dernier sera prise en considération pour l'insertion des enfants dans telle catégorie sociale. L'homme libre ou non transmet automatiquement sa condition à l'enfant, dont la mère peut être indifféremment nyeenyo (castée) de la pire espèce, voire simple concubine (taara). Alors que la noblesse certaine d'une femme est à jamais oblitérée et perdue pour ses enfants lorsque cette femme s'est mariée en dehors de sa caste.

1. Famille et vie religieuse.
Le fait religieux toucouleur n'est guère différent de la filiation, en ce sens qu'il y a primauté intégrale de l'homme au sein comme en dehors de la famille. Sans doute, la pratique religieuse toucouleur est exclusivement islamique, quand bien même les fidèles se trouveraient répartis dans les deux confréries tijaan et khadr. La première confrérie, de très loin majoritaire, ne semble pas obéir à un seul chef, mais se partagerait plutôt entre l'influence souvent divergente de quelques foyers ayant à leur tête de fortes personnalités Toucouleur, ou d'origine toucouleur 5.
La religion de la famille sera celle de l'homme placé à sa tête, épousant obligatoirement le choix confrérique de celui-ci, comme sa préférence pour l'une des nombreuses personnalités qui président aux destinées de ladite confrérie. La femme n'a jamais d'autre confession que celle de son mari, et le fait est au demeurant d'autant plus radical que le mariage musulman fait obligation aux futurs conjoints de fournir la preuve de leur allégeance à la religion de Mahomet, préalablement à toute célébration. S'il en est ainsi, l'enfant ne saurait évidemment disposer de la liberté de son choix, car au sein comme en dehors de la famille la confession toucouleur est unique, et n'offre donc pratiquement aucune occasion d'abstention 6 quant à la pratique religieuse.
L'homme détient par conséquent la prééminence religieuse, étant relativement au groupe familial ce que le marabout (ceerno) est au village, et l'iman (almaami) à la mosquée, c'est-à-dire un prêtre. Le chef de famille en effet est, par le fait même, chef religieux dans sa maison. Il veille au respect des obligations prescrites, réveille son monde pour la prière d'entrée du jour que lui-même va effectuer à la mosquée (jamaa), avec ses frères et ses fils en âge de se conformer au rite. Et si pour telle raison impérieuse — mosquée absente ou trop distante, par exemple — le culte doit être rendu à domicile, il le sera collectivement et sous la direction à peu près exclusive du chef de famille, sinon d'un substitut (naayibu) qu'il désigne lui-même, en la personne de l'un de ses frères ou fils. Pendant le mois de Ramadan, le chef de famille se préoccupe également de la manière dont chaque membre de la concession accomplit le jeûne requis, accordant ou refusant les dispenses, après avoir consulté le marabout local lorsque sa propre compétence est en défaut. C'est encore au seul chef de famille qu'incombent les sacrifices rituels (mouton de l'aïd-el-kebir), l'aumône aux pauvres (sadak), la dîme sur tout bien acquis (asakal ou zakaat initialement destinée aux indigents), et le don exceptionnel aux démunis (muddo), pour obtenir du Tout-Puissant la rémission collective des fautes individuelles de l'année.

2. Famille et vie politique.
Le chef de famille apparaît aussi comme le chef politique de son clan, en ce sens que dirigeant les âmes il influe certainement sur les consciences. Par exemple, lui seul se prononçait jadis sur l'opportunité d'une guerre politico-religieuse d'El Hadj Omar, décidant de suivre volontairement le leader dans sa marche (fergo) vers l'Orient ou s'en abstenant, sinon offrant sa participation sous la forme d'esclaves-combattants, soigneurs de chevaux de l'expédition et porteurs de ses bagages (sufaa). La désignation du chef de village (joom wuro) comme celle du maître de l'une des provinces, voire celle du chef des sept provinces du Fouta (almaami), était directement ou indirectement soumise à une certaine délibération des chefs de familles. Encore qu'en ce domaine des fonctions politiques et religieuses électives, certaines familles fussent comme spécialisées donc destinées au commandement (fileteeBe), tandis que d'autres fournissaient l'électorat ou bien se portaient garantes de la constitutionnalité de l'investiture, et intronisaient en conséquence (filooBe).
Mais, le rôle politique prédominant du chef de famille est certainement plus apparent aujourd'hui. En effet, à l'occasion de ces consultations électorales ouvertes à tous depuis la fin de la dernière guerre mondiale, non seulement c'est le chef de famille qui décide du sens unique des suffrages de ceux qui dépendent de lui — vote sentimental et non doctrinal — mais encore, pour être certain de cette unanimité, lui seul ira au scrutin porteur de l'ensemble des cartes de son foyer, Pris en charge dès l'entrée du bureau de vote par les crieurs-scrutateurs de la faction qui s'est hissée au pouvoir, le chef de famille-électeur en reçoit autant de bulletins que lui-même détient de cartes. Ces bulletins sont déjà sous enveloppes et il ne reste plus au votant qu'à les glisser dans l'urne, sans nécessité d'aucun passage à l'isoloir, lequel est au demeurant inexistant. De toute manière le chef de famille-électeur n'aurait que faire d'un isoloir: il tient à ce que nul n'ignore pour qui il a voté et fait voter sa maison, car il redoute fort cette faction dont la « victoire » est d'avance certaine, et qui peut se montrer impitoyable pour exercer des représailles sur les électeurs dont l'infidélité aura été constatée par les scrutateurs.
Le rôle politique dominant du chef de famille est si connu du candidat aux suffrages (laartoowo), qu'en Période électorale celui-ci chargera celui-là de toutes les vertus, lui fera maintes visites, et n'oubliera pas les cadeaux rituels qui sont devenus combien déterminants pour orienter l'option politique. Le fait est que pour rallier à telle cause le carré familial (galle) tout entier, voire plusieurs carrés (hinnde), il suffit simplement d'agir sur son chef et de le gagner à cette cause.
Toutefois, il advient couramment que le ralliement du chef de famille se trouve désavoué par certains membres récalcitrants de sa maison, qui ont pris par devers lui des engagements contraires, En l'occurrence, il peut s'agir de ces affrontements traditionnels entre les consanguins (BiBBe-baaba), ou de ces banals conflits de générations, mais qui se traduisent également au plan extra-familial par une incompatibilité politique prolongée entre les personnes. Ces adversaires pour ainsi dire familiaux, avant que d'être adversaires sociaux, trouvent simplement dans l'action politique un moyen providentiel pour se combattre à visage découvert. En conséquence, la famille concernée épouse les querelles des factions politiques extérieures — ou celles des clans d'une même faction — qui se proposent aux suffrages populaires.
Au demeurant, de tels clivages intra-familiaux reflètent généralement la situation du village où ils s'observent, et ont souvent des conséquences aussi graves qu'inattendues. Des divorces retentissants déchirent les ménages, tandis que la religion n'est guère épargnée, car pour manifester son opposition sommaire mais irréductible l'on n'hésite pas à renoncer avec éclat à la mosquée commune, ou à refuser de prier sous la direction du même iman, trop « compromis » ou « pas assez engagé » au gré variable des adversaires politiques.
Le Toucouleur du Fouta Tooro, semble-t-il, ne peut se priver d'adversaire; il ne vit pleinement pour ainsi dire que s'il s'oppose à quelqu'un, pour le contester ou pour lui prêter des intentions malveillantes. Est-ce par refus militant d'être en reste (moneede), par volonté d'égalité avec les autres, ou simplement le fait d'une agressivité naturelle ? Quoi qu'il en soit, il est notoire que les factions politiciennes ont trouvé leur terrain d'élection au Fouta Tooro. A cet égard, les Toucouleur pratiquent fort bien leur adage : yoo woodɗo neɗɗo heetiri — « être c'est prendre parti » (opter) : chaque village comportera en conséquence ses deux factions rivales, mais qui se réclameront sans paradoxe du même parti politique national unique, dominant. Toutefois, le choix de la faction politique ne s'embarrasse pas de doctrine ou programme, les deux étant à peu près totalement étrangers à l'esprit de n'importe quel militant : l'on se détermine sentimentalement, en s'opposant toujours au choix de l'adversaire réel ou imaginaire, héréditaire ou simplement occasionnel. Et l'option
Mais, ces oppositions et contemptions villageoises toucouleur ne sont certainement pas spécifiques de l'ethnie, car elles se retrouvent encore à l'échelon pour ainsi dire national, où les « leaders » sont fort loin d'être exempts du séparatisme en politique.

Sans doute, depuis la fin de la dernière guerre mondiale, la lutte politique — au sens qu'elle semble avoir pris en Afrique noire, à savoir électoralisme et course aux prébendes — a sérieusement ébranlé entre autres groupements ethniques, la société toucouleur du Fouta Tooro. De ce fait, la structure familiale de cette société a notamment subi d'importants remaniements. C'est ainsi que le chef de famille s'est trouvé progressivement dépouillé de l'éminente dignité ancestralement attachée à la fonction. Au plan de la société globale, la conséquence de cette perte de prestige est assurément une dégradation avancée de la gérontocratie, qui était le fondement du système politique traditionnel, en même temps que la source de toute autorité familiale.

3. Famille et économie domestique.
Quant au point de vue économique, l'entreprise familiale traditionnelle n'a pas davantage été épargnée par cette effervescence sociale consécutive à la Seconde Guerre mondiale, mais dont les origines réelles remonteraient plutôt au début de l'ère coloniale.
Les latifundia toucouleur de jadis — généralement originaires des répartitions opérées par la dynastie païenne des Satigi — ont d'abord été morcelés et redistribués par la colonisation française, qui expropriait ses adversaires pour récompenser ses alliés et affidés.
En outre, les ruptures intervenant périodiquement au soin des familles avaient eu pour conséquence de provoquer le partage des terres entre parents désunis. Sans compter ces aliénations abusives, et ces appropriations contestables du bien d'autrui, soutenues discrètement mais efficacement par le pouvoir colonial, voire postcolonial.
Actuellement la République sénégalaise vit sous le régime de la « loi relative au domaine national » , qui a été votée et promulguée en 1964 7. Aux termes de cette loi, toute terre non immatriculée est réputée appartenir à l'Etat, les anciens propriétaires traditionnels — tous également dépourvus d'un titre domanial — pouvant toutefois continuer de semer et récolter, mais sur une superficie limitée. En conséquence de cette loi, toutes les redevances de particulier à particulier pour l'
En tout cas, si les latifundia ont vécu, l'entreprise familiale est encore battue en brèche par les mutations intervenues au sein de la famille, comme à l'intérieur de la collectivité sociale. Le travail servile n'a plus cours nulle part au Fouta, ce dernier refuge sénégalais où il semblait pourtant s'être maintenu jusqu'à très récemment encore. Outre que l'esclave s'est affranchi (coottiiɗo), à moins qu'il n'ait simplement récusé son état (libarte), voire que son maître ait unilatéralement renoncé à lui (ɗaccaaɗo), il est devenu bien évident que chaque peine mérite et exige désormais son salaire. Libre ou esclave, chacun a la charge d'une famille dont l'entretien incombe à la force des bras de son chef, bras qui ne seront plus prêtés gratuitement, par conséquent.
Par ailleurs, les fils — qui apportaient jadis une main-d'oeuvre non négligeable à l'entreprise familiale — émigrent fort jeunes dans les villes, parce qu'il faut sacrifier à la mode, devenue générale, de quitter provisoirement le village, et parce qu'en outre, il est indispensable d'aller très tôt à la recherche de ce numéraire, sans lequel l'on risque entre autres inconvénients de demeurer indéfiniment célibataire.
L'entreprise familiale périclite par l'absence conjuguée de terre et de main-d'oeuvre pour la faire fructifier. De toute manière, cette terre s'est appauvrie à force d'être si longtemps cultivée, sans nulle jachère ni amélioration technique des méthodes agricoles traditionnelles. Même les « métayers » ont depuis longtemps abandonné la partie, et restitué à leurs propriétaires les parcelles louées. Ou bien ces mêmes locataires de terrain, se plaignant de la médiocrité des rendements, en excipent alors pour se dispenser de payer les redevances convenues. Il semble que ces dernières années, les juridictions locales aient eu davantage à connaître des redevances toujours plus difficilement encaissées par les propriétaires traditionnels de la terre.
Dans ces conditions de faillite avancée de l'entreprise familiale, qui est une faillite générale de l'économie domestique (subsistance), le chef de famille sera le plus souvent réduit à des situations dramatiques sinon fort difficiles. Encore heureux s'il peut en appeler à la solidarité tournante des villageois (ɗoftal), au moyen de laquelle le champ de chacun sera cultivé par tous. Mais pour en appeler à cette solidarité sociale il faut pouvoir la compenser, c'est-à-dire assurer le repas de tous les participants, et ce n'est pas un repas ordinaire puisqu'il est toujours nécessaire d'engager des dépenses notables pour y pourvoir (sac de riz, mouton, colas, etc.).
Le chef de famille peut également s'assurer l'aide d'un ou plusieurs de ces maures affranchis (hardaneeBe), qui louent saisonnièrement leurs bras moyennant argent comptant. Mais, où le chef de famille prendrait-il donc cet argent ? Quand il en reçoit parfois de ses enfants émigrés, la destination de cet argent est alors toute trouvée : il achètera (jiggoore) l'excédent de la production des cultivateurs plus heureux, pour assurer sa nourriture. Et quand il subsiste quelque chose de cette somme providentielle, il s'acquittera complètement ou partiellement de son impôt de capitation.
La liquidation de la propriété familiale semble suivre ce même régime de l'entreprise, et c'est aussi du même coup la fin prochaine du rôle de propriétaire initialement dévolu au chef du groupement familial. Néanmoins, jadis le chef de famille — aîné de la génération la plus ancienne de la lignée masculine (mawɗo galle) — n'était pas un propriétaire stricto sensu des biens familiaux (la maison, la terre, le bétail, les esclaves, et, d'une certaine manière, les femmes). Il en était seulement le dépositaire transitoire, plutôt le gestionnaire. C'était tout de même un puissant gérant, qui ne pouvait être démis de sa fonction que par la mort ou l'incapacité physique achevée. Pendant tout le temps de son « règne » , il était maître de décider à sa guise et sans consulter personne ; ou bien, s'il consentait à réunir sous sa présidence le conseil de famille, sa voix était de toute manière prépondérante, et nulle majorité voire unanimité du conseil, d'ailleurs exclues, n'y pouvaient faire obstacle. Il louait certains lopins de terre dont les redevances lui revenaient de droit, et fournissait aux membres de la famille les surfaces nécessaires à la production de leur subsistance. Le chef de famille décidait souverainement du sort des esclaves et du bétail, et lui seul donnait les femmes en mariage, et estimait quelle alliance était opportune pour tel membre masculin de la famille.
Toutefois, cette prépondérance du chef de famille en matière de propriété avait certaines limites. Il ne pouvait aliéner la plus infime partie des biens familiaux, soumis au régime de l'indivision (joowre), et il n'était pas davantage en mesure de déshériter un quelconque membre du groupe à cause des règles immuables de transmission du patrimoine, que le chef de famille se devait plutôt d'accroître durant son « règne » .

4. Famille et code successoral.
Parmi les caractéristiques distinctives de la famille toucouleur, seule la t
La succession coutumière du patrimoine foncier distingue deux sortes de propriétés, donc deux manières de les transmettre. La propriété familiale collective (surtout les terres inondées dites waalo) demeure indivise, aussi longtemps que la communauté n'en décide pas autrement : elle passe donc automatiquement aux mains de l'aîné actuel, lequel se substitue simplement à son, frère consanguin ou cousin consanguin défunt. L'aîné de sexe masculin, issu de la lignée masculine (gorol), est seul qualifié pour recevoir dépôt de la propriété collective.
Quant aux lopins, parcelles, maisons et autres biens fonciers, dont le droit de jouissance est exclusivement reconnu à tel membre particulier de la famille — d'où tacite propriété — ils sont transmis aux descendants mâles le cas échéant, sinon ils reviennent à un autre membre de la collectivité familiale. En tout état de cause, la femme est généralement exclues de la propriété foncière, autrement cette propriété risquerait de passer en des mains étrangères.
La dévolution des biens collectifs ou individuels s'opère donc en ligne masculine, argument supplémentaire quant à la descendance agnatique effective ou filiation masculine.

En ce qui concerne les biens individuels non fonciers, tels que les instruments de production, l'or, l'argent, le mobilier, les vêtements, les animaux de trait ou de boucherie et les esclaves, c'est-à-dire tout ce qui en fait relève d'une acquisition strictement privée, parce que produit par le travail personnel, la dévolution obéit également à la filiation masculine (Biɗɗo ronat baamum). Sans doute, pour cette seconde catégorie de propriété, la codification formelle de la loi koranique a depuis longtemps substitué ses règles strictes à une tradition antérieure, sur laquelle de toute évidence l'on ne possède à peu près nul renseignement. La loi koranique est-elle venue coïncider avec un code successoral informel de la période païenne, dont les derniers représentants furent les Satigi issus de Koli Tengela ? Ou bien est-ce que cette même loi aurait mis un terme à une période d'anarchie sociale, durant laquelle ni la famille ni à plus forte raison l'individu n'avaient d'autre garantie que la seule raison du plus fort ? 8 est sans doute davantage probable que le code successoral païen traditionnel, dûment investi par la loi koranique, a été en conséquence profondément remanié.
Quoi qu'il en ait été, la loi koranique n'est pas toujours parvenue à changer les hommes, surtout quand leurs intérêts matériels sont en question. Ainsi, par exemple, de l'atmosphère passionnelle encore observable aujourd'hui, consécutive à tout décès de riche ou présumé tel. Ses héritiers parviendront rarement à masquer leur « convoitise » , sous les dehors du chagrin qu'impose la circonstance : il se produit plutôt une sorte de « curée primitive » , qui fait se ruer la famille sur les biens de son défunt, et le partage intervient sans délai sitôt accomplie l'inhumation. Bien souvent, tout se passe comme si rien n'était plus urgent que de procéder à la répartition des dépouilles, comme si l'on redoutait la spoliation en différant le partage, tandis que chaque héritier subodore en l'autre, et réciproquement, un dangereux captateur. C'est, sans doute, la raison pour laquelle l'on dira couramment que « périr est un grand malheur pour celui qui disparaît » (mayɗo ko boraaɗo), parce que ceux qui demeurent ne se soucient plus de lui que pour supputer leurs chances d'obtenir une part de ce qu'il détenait. Ou bien, le défunt sera blâmé dûment, parce qu'il n'aura rien laissé (ala koo Dali) qui vaille le déplacement ou le déchirement entre ses héritiers.
Quoique toute succession fournisse l'occasion de protestations véhémentes à des héritiers s'estimant plus ou moins gravement lésés, c'est toujours la seule loi koranique 9 qui sera appliquée par les marabouts. Il semble que ceux-ci s'accordent généralement pour parvenir à une interprétation unique de cette loi, étant informés par les mêmes textes (sharia, hadiths et sunna). En tout cas, là où le cadi fait défaut le marabout est notaire de fait, payé comme tel sur chacune des successions dont il assure l'exécution, la dixième partie lui appartenant de droit.
Aux termes de cette loi koranique, et sous certaines conditions précises, les descendants, les ascendants, les conjoints, voire les frères et soeurs constituent les principaux héritiers du défunt. A l'exclusion de l'enfant naturel, tout descendant direct a vocation privilégiée pour hériter des biens de son ascendant mâle. A la condition, toutefois, pour cet héritier d'être encore vivant au moment de la succession. Car autrement ses droits disparaîtraient avec lui, étant strictement personnels et ne donnant pas lieu à représentation, celle-ci n'étant à la rigueur admise que sous la forme de renonciation au bénéfice des tiers. Par contre, l'enfant posthume a sa part d'héritage 10, à l'instar de ses frères et soeurs aînés. La fille obtient la moitié de toute part dévolue à son frère, et cette disproportion entre les sexes est un principe invariable dans tous les cas. C'est ainsi que la fille unique recevra encore la moitié de l'héritage, l'autre moitié allant soit aux parents en ligne masculine du défunt père, soit à la puissance publique. Il semble que le frère n'hérite pas de la soeur, bien que l'inverse soit courant : en effet, quand le défunt est sans progéniture, ni ascendants ou veuves, ses biens seront dévolus par ordre d'importance décroissante à ses frères et soeurs, siblings, consanguins et utérins.
Pour marquer l'effacement définitif de la précédente génération, il est de coutume que l'aîné des descendants se voit attribuer la case de son père. Et ce même aîné des descendants directs reçoit en outre tous les attributs du pouvoir paternel (fusil par exemple), et se substitue également au père pour exercer certaines autres prérogatives. En cas d'évidente minorité de l'héritier, la tutelle sera légalement assurée par le frère sibling ou consanguin du défunt, lequel frère héritant normalement des veuves. Toutefois, il est fort probable que cette coutume du lévirat soit antérieure au droit koranique : elle n'a nul caractère impératif, et le refus de la veuve n'est assorti d'aucune sanction, à part l'invitation à quitter la maison conjugale en y abandonnant les enfants.
La dot qui a permis d'établir les liens du mariage est de toute manière acquise à la veuve, qui a par ailleurs droit à 'a huitième partie des biens laissés par son défunt époux, cette part étant doublée (le quart de l'héritage) quand le mari est mort sans progéniture.
Lorsque la femme meurt, le mari a option sur l'une des soeurs de la défunte, le cas échéant, et dans les mêmes conditions que le lévirat, en ce sens que la coutume du sororat laisse également une certaine latitude aux protagonistes qui sont libres de s'y conformer ou non. La dot est en tout cas censée transférable à la personne qui remplace sa soeur défunte, les vêtements, les bijoux et les instruments culinaires de celle-là revenant à celle-ci. En cas de non accomplissement du sororat, par refus de la famille voire l'absence de remplaçante effective, les vêtements de la défunte sont répartis à sa parenté, ses bijoux allant aux filles qui sont nées d'elle. En fait, vêtements et bijoux apparaissent généralement comme l'unique et véritable propriété de l'épouse, et encore à la condition majeure que l'époux dont ils procèdent décide librement d'y renoncer.

III. — Attitudes familiales prescrites et réalité.

L'étude des relations de parenté aura, chemin faisant, permis d'appréhender aussi bien les appellations en usage que les types prescrits de conduite interpersonnelle, autrement dit les attitudes idéales entre parents selon le lien particulier de la parenté.
La famille toucouleur nous sera donc apparue doublement: d'une part, comme un système d'appellations, et en tant que système d'attitudes, d'autre part. Mais, l'accent aura évidemment été davantage porté sur le modèle traditionnel édicté que sur l'aspect évolutif, c'est-à-dire sur la réalité actuellement observable.
C'est celle-ci qui va donc retenir l'attention, le moment étant venu de cerner certains aspects saillants des mutations relatives aux rapports inter-individuels à l'intérieur de la famille toucouleur. Naturellement, une réserve s'impose en ce qui concerne les appellations de parenté. Ces appellations n'ont probablement guère varié, mais l'on observe en revanche une certaine propension sociale et familiale à la réduction de leur portée traditionnelle, singulièrement quand lesdites appellations concernent les rapports sociaux de domination-soumission.

Ainsi la primauté complète du géniteur sur l'enfant a beaucoup évolué. A partir du moment où l'enfant prend conscience de lui-même, il redoute beaucoup moins son père, qui a d'ailleurs cessé depuis longtemps de s'identifier à l'homme-justicier. Le père a perdu le droit de vie et de mort sur sa progéniture, et il traite ses enfants en conséquence. Il leur marque des égards, évite d'être péremptoire quand il leur parle, surtout quand ils se sont à leur tour établis en ménage et ont donné naissance à d'autres enfants.
Quand elle existe, la soumission de l'adolescent ou de l'adulte à l'égard du géniteur n'est pas aussi radicale qu'elle devait l'être jadis, car non seulement le premier a pris l'habitude d'avoir une opinion et de s'y tenir — donc de refuser éventuellement ce qui lui est commandé — mais le second sait qu'il ne dispose plus des moyens antérieurs de coercition, ou que ces moyens sont devenus inopérants. La malédiction paternelle ou maternelle (kuddi jinnaaBe), recours suprême, s'avère de jour en jour moins effrayante, puisque maints exemples attestent à l'envi que cette malédiction n'a pas fatalement produit les résultats escomptés. Quant à être chassé du toit paternel, la perspective n'amène à résipiscence que la seule femme. L'homme, qui est devenu par la force des choses ce migrant si souvent éloigné du village pour trouver le numéraire, est trop habitué à rompre périodiquement et de manière prolongée avec sa famille, pour envisager non sans sérénité une rupture définitive. Il est d'ailleurs préparé à celle-ci, sachant parfaitement qu'il doit un jour prochain fonder son foyer autonome qui ne sera pas fatalement fixé sous le toit paternel. En outre, l'homme n'ignore pas le recours qu'il peut faire aux tribunaux non coutumiers, pour en appeler contre l'injustice (dépossession) ou l'abus de pouvoir du géniteur, et les faire légalement condamner par la puissance publique.
Assurément, la domination totale du géniteur sur sa progéniture appartient au passé, et les deux protagonistes en ont progressivement pris acte. Mis à part le cas somme toute particulier de la femme, il semble qu'un tacite modus vivendi soit intervenu d'une certaine manière : le parent n'entend plus voir en son fils un inférieur définitif, et le fils qui ne s'estime pas encore l'égal de son géniteur — assez souvent encore appelé respectueusement père — a néanmoins cessé de le considérer comme l'être absolument sacré, puisqu'il peut s'opposer impunément à lui. Sans compter que le fils n'écoute que d'une oreille plutôt distraite les conseils du père : la sagesse passéiste de celui-ci n'est plus en harmonie avec l'univers de celui-là, qui est tout entier tendu vers l'avenir. Le géniteur connaît des modèles de comportement et des préceptes 'éprouvés. Mais, ils sont d'un autre âge, et le fils qui appartient à une génération-charnière aux horizons moins limités n'entend pas reprendre à son compte les traditions ancestrales, qu'il n'a pas toujours assimilées et qui ne sont pas fatalement adaptées à son époque. Il est à cet égard significatif que le mariage du fils ait, d'une certaine manière, cessé de dépendre étroitement des parents. Le principal intéressé s'est vu reconnaître progressivement le droit de choisir sa future compagne. Et quand bien même ce choix ne serait encore opéré que sur « proposition » des parents, le décalage est cependant manifeste relativement au régime antérieur qui fiançait l'homme et le mariait à son insu complète, avec une femme dont il ne découvrait le visage et la personnalité qu'à l'issue de ses noces... Il est vrai que le droit de choisir son épouse a pour corrélatif le devoir de prendre en charge une part notable des prestations matrimoniales. Alors que jadis, c'était au géniteur qu'il incombait intégralement pour ainsi dire d'établir son fils en ménage, et de lui assurer un gîte (hoɗorde) autonome dans sa maison. De même qu'au moment de rejoindre la case conjugale la fille avait droit à une aide substantielle de ses père et mère, sous la forme de vêtements et bijoux, voire têtes de bétail. Mais cette tradition est en éclipse, à cause précisément de l'indépendance acquise par les enfants relativement à leurs parents.

Cette même indépendance est encore affirmée dans le détachement croissant de la progéniture à l'égard de la profession ou condition des ascendants. Quand ce ne sont pas les parents eux-mêmes qui donnent le ton en matière d'exode rural, et conversion consécutive dans une activité urbaine et salariale, les enfants n'ont plus le goût de rester enfermés dans le terroir natal. Ils s'en évadent au plus tôt, encouragés en cela, au demeurant, par des parents même traditionalistes et casaniers. Ceux-ci semblent redouter beaucoup moins les risques de « perdition » urbaine, qui leur paraissent encore préférables à l'oisiveté, à laquelle la vie du village condamne ses jeunes habitants. Car les besoins sociaux sont en croissance, et l'économie domestique n'est plus adaptée à leur satisfaction. Il n'est plus guère possible de se passer d'argent pour vivre : il convient donc d'aller le chercher où il se trouve, d'aller louer sa force partout où elle peut être requise, au besoin à plusieurs milliers de kilomètres de son village. La conséquence de cette tradition d'exode, même provisoire et sans rupture effective avec le milieu d'origine, est l'intériorisation de valeurs sociales différentes, et corrélativement la propension à une moindre intégration dans ledit milieu originel, autrement dit la « détribalisation » et une plus grande résistance à la tutelle familiale.

La relation de domination-soumission semble encore plus sérieusement menacée d'éclipse dans le ménage, à savoir entre le mari et sa femme. Jadis, l'épouse se savait la servante attitrée de l'homme auquel l'attachait le mariage, et elle tenait en haute estime de se sacrifier totalement pour lui donner satisfaction, et se soustraire ainsi à l'infamie de la répudiation. La femme était pour ainsi dire l'être entièrement soumis à son époux et maître. Il existait évidemment des exceptions à cette règle sociale, par exemple la domination opérée par telle forte personnalité féminine sur un mari faible (bawaaɗo), pour s'en faire effectivement obéir. Mais le fait paraissait si peu naturel à l'entourage que celui-ci, le cas échéant, l'attribuait spontanément à l'action d'une puissance magique ou maraboutique extérieure, dont la femme s'était assuré les services pour usurper sinon annihiler le rôle naturellement dévolu au mari, c'est-à-dire la haute main sur le ménage.
Actuellement, en tout cas, si la femme ne s'est pas encore substituée à son mari pour la direction du ménage, il est de fait qu'elle a cessé de s'identifier à cette soumission intégrale, qui constituait en somme le critère d'une valorisation effective de l'épouse toucouleur.
Tout d'abord, il est à peu près certain que nul parent n'ose plus pour ainsi dire marier sa fille sans consultation préalable de celle-ci, à laquelle l'on semble donc reconnaître au moins en apparence le droit d'opter pour tel prétendant, de préférence à tel autre. La jeune fille est de plus en plus hostile à la perspective d'être unie à un homme d'âge supérieur, et dont la maturité marque par conséquent un trop grand écart avec sa juvénilité. Sans doute, J'expérience d'un tel homme et sa patience sont sans commune mesure avec celles d'un jeune époux. Mais, la jeune fille préfère néanmoins le dernier, parce qu'elle se persuade de manière intuitive ou raisonnée que si elle devait porter le deuil de ce jeune mari, ce serait logiquement dans un délai plus éloigné. Tandis qu'avec un vieux mari, elle vivrait au contraire sous la menace permanente du veuvage prématuré, à la suite duquel il est bien connu que le prétendant devient rare. Car il est clair que l'on subodore habituellement en la veuve une sorcière (sukunya) déclarée, qui ne peut donc manquer de réserver à chacun de ses maris un sort funeste identique...
Sans compter que le jeune époux, probablement plus ouvert aux us et coutumes de ce temps, est plus facilement amené à consentir certains accommodements avec le modernisme, et à accepter de satisfaire les goûts dispendieux de la femme actuelle : mariage retentissant quant aux sommes et cadeaux engagés, atours en quantité illimitée pour la satisfaction d'en changer tous les jours, et attirer ainsi l'envie des congénères lors des rencontres quotidiennes au marché, ou en tous autres lieux de rassemblement public.
Le comportement féminin de cette nature est en fait la traduction d'un phénomène psychologique plus profond: l'épouse toucouleur a pris conscience de la valeur individuelle et sociale qu'elle représente. Elle résiste consciemment à son statut social traditionnel antérieur d'objet utilitaire, revendique sa personnalité et s'avise même d'exiger le prix de ce qu'elle représente dans le consensus familial. C'est la raison pour laquelle une femme se satisfera de moins en moins d'attendre que le mari veuille bien lui donner périodiquement une certaine somme d'argent. Elle ira au contraire au-devant de ce cadeau, qu'elle considère comme un dû (nyamaande), et qui lui permet d'affirmer un semblant d'indépendance économique, puisque aussi bien elle détient de ce fait un certain titre de propriété.
La tendance féminine à pratiquer certains petits commerces dénués cependant de toute envergure, comme de revendre des pagnes achetés au tisserand spécialisé ou de s'établir teinturière, est à inscrire au compte de la même volonté d'indépendance économique. La femme se résout assez difficilement à la clause du mariage traditionnel qui lui faisait obligation de réserver sa capacité entière de labeur à l'époux : elle entend aujourd'hui distraire à son profit exclusif une part de plus en plus élevée de ce labeur.
Ce fait est davantage frappant en milieu urbain, où il prend parfois la forme dissolue des conduites adultérines ou commerce extra-conjugal de ses charmes. Car il est évident qu'en ville les tentations de luxe sont légion, et de là à recourir à la luxure rémunérée pour leur satisfaction il n'y a généralement qu'un pas, d'autant plus vite franchi que les barrières traditionnelles à la liberté sexuelle se trouvent abolies par l'anonymat ambiant, aussi bien, semble-t-il, pour les femmes elles-mêmes que pour les hommes.
Beaucoup moins grave, sans doute, apparaîtra le fait que la femme toucouleur du milieu urbain (migrants), non seulement se dispense soigneusement de piler le mil à la manière villageoise 11, pour la préparation du cous-cous — qu'elle achète tout fait au marché — mais encore attende souvent du modeste salaire de son mari qu'il prenne en charge les honoraires d'une aide familiale, pour s'occuper des travaux domestiques estimés trop débilitants par celle à qui ils incombent pourtant intégralement au village d'origine.
Qu'est-ce à dire, sinon que l'époux a perdu à plus d'un égard cette maîtrise traditionnelle sur le ménage, où ses droits absolus d'antan se trouvent battus en brèche par les revendications féminines de tous ordres, et singulièrement par la liberté croissante que s'y arroge sa compagne. Et, à cet égard, il n'y a même pas eu, par exemple, de fréquentation féminine toucouleur de l'école française, pour établir le moindre rapport entre cette fréquentation et l'émancipation actuellement observable.
Faut-il voir à ce changement progressif mais radical du statut féminin toucouleur la conséquence normale des mutations économiques et sociales, qui sont intervenues depuis si longtemps au sein de la collectivité ethnique ? L'égalité pour ainsi dire institutionnelle, entre l'homme et la femme, est certainement au nombre de ces mutations si elle n'en apparaît pas plus précisément comme l'une des plus essentielles. En effet, l'homme et la femme ont été en même temps « libérés » de la tutelle coloniale, et ont obtenu le même jour le droit démocratique d'exprimer leur suffrage électoral. Et si pour le moment la femme use de ce droit de manière moins entière et passionnelle que l'homme, il n'en demeure cependant pas moins vrai qu'elle a désormais intériorisé irréversiblement les possibilités offertes ainsi à son émancipation. Le problème est de savoir si elle parviendra, et dans combien de temps, à tirer toutes les conséquences qui découlent de ce fait, ou bien si au contraire l'homme réussira à maintenir sa tutelle en surmontant les difficultés, c'est-à-dire en apportant chemin faisant tous les aménagements requis par les circonstances sociales variables ?
Quoi qu'il en soit, l'actuelle condition de la femme toucouleur — c'est-à-dire non soumission intégrale aux parents, insoumission à l'égard du mari, voire sentiment d'égalité avec celui-ci — n'expliquerait-elle pas la plus grande facilité, sinon la trop grande fréquence du divorce parmi les Toucouleur ? Il semble en tout cas probable que les femmes toucouleur craignent beaucoup moins que leurs aïeules d'être en rupture de ménage. Ces dernières auraient préféré mourir d'injustice conjugale plutôt que d'être répudiées pour aller rejoindre la cohorte des mauvaises femmes, « ces proies de l'Enfer parce que divorcées » , et par le fait même en situation irrégulière avec la loi divine, qui veut qu'elles demeurent soumises à l'homme et ne méritent jamais sa répudiation. Le spectre de cette répudiation était si puissant à l'esprit féminin qu'il semblait indispensable de l'exorciser à l'avance, en n'admettant au bain nuptial de la mariée que la seule présence bénéfique de quelques vieilles femmes du village, qui s'étaient distinguées à l'attention publique par la durée prolongée de leurs ménages sans incident ni rupture.
Non seulement à l'heure actuelle ce spectre a perdu jusqu'au droit de cité, mais encore l'on estime que « mariage et divorce sont intimement liés comme l'endroit et l'envers » (dewgal e ceergal ngonndi). La patience féminine illimitée n'est donc plus de mise, et mieux que d'attendre sa répudiation la femme précède l'événement, en demandant à la juridiction coutumière voire à la Justice de paix de trancher le lien qui l'unit à son mari, celui-ci absent depuis plusieurs mois n'ayant en outre laissé nul moyen de subsistance à celle-là. Les tribunaux 12 donnent le plus souvent droit à ces requêtes des épouses « aux torts et griefs des maris » , tout en accordant aux plaignantes des dommages et intérêts par surcroît, afin de réparer le préjudice subi du fait de l'abandon conjugal et de la privation d'entretien.
Voilà, toutefois, autant de concepts juridiques insolites eu égard à la codification informelle de la tradition toucouleur. La femme toucouleur devait jadis garder la maison conjugale durant tout le temps d'absence de son mari, et elle n'avait pas le droit de réintégrer le domicile de ses parents sans en avoir préalablement obtenu l'accord. Elle ne pouvait non plus rejoindre l'absent, à moins d'y avoir été dûment invitée par celui-ci qui envoyait l'argent nécessaire au voyage. Et, finalement, l'entretien de la femme par le mari présent ou absent était d'une certaine manière facultatif, la trop grande pauvreté de celui-ci pouvant lui accorder le bénéfice de la dispense, et n'étant à la rigueur l'occasion que d'infimes convulsions internes du ménage, mais non un motif suffisant de rupture.
Il n'est guère douteux que l'insoumission déclarée des enfants relativement aux parents, comme l'indépendance croissante de la femme à l'endroit de son mari concourent également au même fait, c'est-à-dire une inadaptation de plus en plus nette du régime du communautarisme familial, et l'émergence progressive de son substitut triomphant qu'est l'individualisme. Il y a peut-être une aspiration collective profonde de libération par rapport à l'étroite tutelle familiale et sociale sur l'individu, qui était pris en charge de la naissance à la mort, et dont chaque événement de l'histoire individuelle n'avait de sens que dans son contexte collectif, car aussi bien c'était la collectivité sociale tout entière qui assurait l'effectuation rituelle de cet événement.
Il est alors fort probable que cette « solidarité mécanique » de l'ethnie traditionnelle soit en train de se transmuer en « solidarité organique » . La mutation du groupement communautaire initial en société plus complexe serait par conséquent en voie de réalisation, et par-là même le passage progressif de l'individu emprisonné dans le réseau des coutumes ancestrales, à la personne qui s'en détache. Au reste, cette mutation toucouleur est rendue pour ainsi dire fatale par le fait que l'horizon social de l'ethnie se trouve élargi aux dimensions d'une nation sénégalaise en gestation, où les Toucouleur constituent une simple partie d'une totalité plus étendue. Or, qu'il se tisse des relations entre les parties constitutives d'un tout, et que lesdites relations apportent une certaine modification aux parties, le fait n'est guère surprenant.

Notes
1. A propos de la concentration urbaine toucouleur, consulter Thoré (L.), « Mariage et divorce dans la banlieue de Dakar » , Paris, Cahiers d'Etudes africaines, vol. IV, n, 16, 1964, p. 479-551.
2. Ce qui est ainsi baptisé n'est peut-être au fond que simple détérioration du communautarisme traditionnel, selon lequel le pauvre a sa juste part à la prospérité de son parent ou concitoyen plus aisé. La religion musulmane est venue codifier cette disposition pour en faire la dîme, l'aumône aux pauvres et autres manifestations de solidarité sociale.
3. La marâtre est socialement réputée pour son absence complète d'aménité à l'égard des enfants du premier lit, qu'elle considère souvent comme des intrus, car elle se situe habituellement comme co-épouse et rivale irréductible de leur mère répudiée voire défunte.
4. Il est vrai que l'euphémisme est de règle pour parler de grossesse, sans quoi la mention trop directe de son état peut attirer le mauvais sort sur la femme enceinte, et davantage encore sur l'enfant qu'elle porte en son sein...
5. Il s'agit essentiellement, à cet égard, des foyers

  1. de Tivaouane où s'installa jadis Maalik Sy, dont l'héritier Abdul Aziz Sy est l'actuel khalif
  2. de Dakar où réside Saydu Nuuru Taal, descendant du Shaykh Umar Taal (El haaj Omar)
  3. de Madina Gounas (Tambacounda) où prêche Mammadu Sayau Baa
  4. de Kaolack fief des Nyaseen, dirigé aujourd'hui par Ibrahima Nyas, qui a succédé à son père Abdulaay Nyas.

Le troisième foyer, récemment créé par son chef actuel, passe pour un modèle de principauté islamique où le travail et la prière constituent les seules règles d'existence des habitants.
Il existe évidemment quantité d'autres foyers tijaan au Sénégal, foyers dont se réclament les Toucouleur. Mais, leur rayonnement est limité (Tiénaba par exemple) comparativement aux quatre « grands » mentionnés.
6. A l'exclusion des villes, où l'anonymat et l'absence d'une certaine « promiscuité » sociale permettent bien souvent aux jeunes Toucouleur urbanisés de prendre maints accommodements avec le Ciel...
7. Loi n° 64-46 du 17 juin 1964 relative au domaine national, J.O. de la République du Sénégal, n° 3692 du 11 juillet 1964, p. 905 et 906.
8. « Mais dans le Bosséa (Boseya) en particulier, et quelques autres localités du cercle [de Matam] la coutume admet les femmes au partage des terres laissées par leurs ascendants... selon la loi coranique, à la femme la moitié de la part d'un homme. » Abdou Salam Kane, « Régime des terres du Fouta sénégalais » , in Bulletin du Comité d'études historiques et scientifiques de l'A.O.F., t. XVIII, 1935, p. 459. Consulter également sur cette question foncière: Gaden et Vidal (même bulletin), Cheruy (J.O. A.O.F., 1911), Labouret, Paysans d'Afrique occidentale, Paris, 1941, etc.
9. Koran, sourate IV, versets 9, 9, 12, 13, 14, 15-, 37, 175.
10. Abdou Salam Kane, « Coutume civile et pénale toucouleur » , p. 85, in Coutumiers juridiques de l'A.O.F., t. 1, Sénégal, 1939, p. 63-115. Ce texte sera consulté avec profit pour une information détaillée sur le code successoral toucouleur.
11. Il est vrai que certains villages toucouleur privilégiés disposent de pileuses à moteur (masin gunoowo) : les femmes n'y hésiteront donc pas à déserter totalement mortiers et pilons habituels pour faire moudre le grain par la machine providentielle, moyennant 5 à 10 F le kilo de mil.
12. Archives de justice des tribunaux de Matam et Podor, 1960 à 1963.

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