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Islam


Fernand Dumont
L'anti-Sultan ou Al-Hajj Omar Tal du Fouta,
combattant de la Foi (1794-1864)

Nouvelles Editions Africaines. Dakar-Abidjan. 1979. 247 pages


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« Al-hadj Omar fut un océan de sciences théologiques …
Il combattit pour Allah comme il convient que l'on combatte pour Lui,
et il a été l'un des khalifes du Prophète à la tête de son propre peuple ».
Anonyme de Fès d'après Jules Salenc (Vie d'Al-hadj Omar)

Avant-Propos

Il ne s'agit pas ici d'une véritable « sîra » ou biographie d'Al-hâj 'Umar ibn Saïd Tâl Al-Fûtî, et pas davantage d'une étude exhaustive de sa pensée religieuse. L'une et l'autre restent à faire, et devront être précédées de la traduction intégrale des oeuvres du Khalife de la Voie tidjanite en Afrique occidentale, et des ouvrages qui lui furent consacrés, notamment en langue arabe.
Il s'agit de camper le personnage, de le situer dans sa sphère d'influence, à sa place et à son rang, dans le cadre de la Mystique musulmane « minimiste » 1, pour essayer d'analyser les motivations de son « combat pour la foi », et d'expliquer la guerre de religion qui s'ensuivit, et qui fut la cause déterminante de sa chute.
La stature du personnage, les profonds bouleversements dont il a marqué les étapes de sa « longue marche » 2, exigent une oeuvre considérable, incombant aux historiens autant qu'aux islamologues.
Cette oeuvre de traduction et de recherche pourrait être, d'autre part, la source d'une production littéraire africaine certainement féconde et enrichissante 3.
On donnera donc seulement, de ce Guide religieux africain hors de pair, une biographie assez succincte, complétée de l'hagiographie traditionnelle de ceux qui ont vanté ses mérites, avant d'étudier la pensée religieuse qui l'animait sur les sentiers de l'étonnant « jihâd » 4 qui en a fait « le modèle, mais non le précurseur, des Samory et des Rabâh » 5. On constatera, en effet, qu'Al-hâjj Omar fut surtout un « combattant de la foi », un « mujâhid », même quand son entreprise le mit, accidentellement, dans une perspective de lutte contre l'hégémonie des nations colonisatrices, ou dans le rôle d'un chef politique. On ne pense plus pouvoir admettre simplement que le Cheikh Omar doive « être considéré avant tout comme un fondateur d'empire musulman africain » 6.
C'est bien ainsi qu'il est désigné, cependant, dans le titre de l'ouvrage en langue arabe de Sayyid Muhammad Al Hâfiz A(l) - Tidjânî, du Caire: « Al-hâj 'Umar Al-Fûtî, Sultan de l'Etat tidjanite de l'Afrique Occidentale », « un peu de son combat pour la foi et de l'histoire de sa vie » 7. Mais les pages de cet ouvrage démentent, d'elles-mêmes, ce titre de « Sultan », qui n'est rien de plus qu'une clause de style consacrée par l'usage. On verra, au contraire, qu'Al-hâjj Omar méprisait les rois et les sultans, et qu'il ne voulait être que le redresseur et le défenseur de la foi islamique, en même temps qu'il en devenait le propagateur.
Les détails hagiographiques rapportés sur sa vie par ses contemporains ou par des historiographes modernes seront recherchés, non seulement pour ce qu'ils sont, mais aussi parce qu'ils peuvent servir à l'ébauche d'un portrait moral du personnage, derrière les éclairs de son rayonnement. Au demeurant, cette hagiographie est très caractéristique des textes écrits par les auteurs arabes ou africains, surtout quand il s'agit de personnalités religieuses.
Charles-André Jullien 8 observe que l'Histoire coloniale ignore « le comportement des peuples indigènes, soit qu'en l'absence de scribes ils ne confient qu'à la tradition orale la garde des événements auxquels ils ont été mêlés, soit que, faute de sympathie, ils se replient sur eux-mêmes et taisent leurs pensées ou leurs états d'âme ». C'est le problème de la « décolonisation de l'Histoire » 9, et c'est la raison pour laquelle on s'efforcera, dans cette étude, comme dans la précédente 10, d'appréhender la pensée du célèbre « combattant de la foi » uniquement à travers ses propres écrits.
Pour établir la biographie du Cheikh, on utilisera, nécessairement, des éléments fournis par l'Histoire coloniale. On le fera avec circonspection, et avec un certain sens critique, rendu possible par les travaux entrepris un peu avant la période de décolonisation, et poursuivis depuis. Le refus de toute passion et de tout engagement, un souci constant de probité et d'exactitude envers autrui 11 compléteront la méthode que l'on se propose d'appliquer, dans ce qui n'est qu'une ébauche de recherche sur un vaste sujet. On pense, en effet, que s'il importe de se garder, pour la « décolonisation de l'Histoire », des mythes du passé, il importe également de résister à la frénésie de contestation systématique de ce même passé, trop souvent jugé, désormais, suivant des critères exclusivement modernistes. Donner un caractère d'actualité aux données anciennes, dans ce domaine, constitue une trahison intellectuelle qui ne peut conduire qu'à des excès symétriques des premiers, comme on peut le constater depuis une dizaine d'années. Ce n'est alors qu'une autre forme de passion, dont la valeur est moindre, car l'idéologie qui la sous-tend est surtout négative. De telles aberrations, pour généreuses et idéalistes qu'elles puissent paraître au départ, conduisent des chercheurs à étayer leurs thèses de vérités qui ne représentent rien de plus que l'accord de leur propre pensée avec la chose étudiée. Ce ne sont plus que des « valeurs de vérité » qu'il est dès lors permis à chacun de considérer comme des « variables »: tantôt vraies, tantôt inexactes, ou même tout-à-fait fausses. Il peut en résulter des contre-vérités, qui laissent perplexes ceux-là même qui sont tout disposés à souscrire à une véritable décolonisation de l'Histoire.
Si l'on suivait entièrement Jean Dresch 12, la tragique période de l'Histoire de l'Afrique n'aurait commencé qu'avec l'ère coloniale des Blancs, « dont la plupart ont ignoré les valeurs africaines de civilisation ». De même, Suret-Canale 13 écrit : « C'est la race noire qui a été la principale victime du racisme, invoqué par les européens à partir du XVIe siècle pour justifier l'esclavage des Noirs dans leurs colonies ; invoqué encore au XIXe siècle en Amérique aux mêmes fins, puis pour légitimer l'infériorité sociale dans laquelle demeurent maintenus les Noirs ; invoqué en Afrique pour fonder la domination coloniale ». C'est incontestablement vrai, mais, ainsi présenté, ce n'est qu'une vérité partielle. Et pour s'en tenir à l'Afrique et aux « auteurs indigènes », quels jugements sont plus susceptibles d'être interprétés dans une perspective de racisme, ou tout au moins de supériorité raciale, que ceux d'Ibn Khaldûn 14, le célèbre historien-sociologue du XIVe siècle, à propos des Noirs ? Que dire encore du jugement porté sur ces Africains par Al-Mas'ûdî 15, dont Ibn Khaldûn lui-même préfère laisser la responsabilité à son auteur ?
Suret-Canale 16 écrit encore: « Ibn Battouta se scandalisait de la liberté dont jouissaient les femmes africaines, y compris chez les musulmans par ailleurs les plus dévots. Ce n'est jonc pas l'Islam qui, depuis, a changé les choses en leur défaveur ! ». Mais ce qu'il faudrait ajouter, pour être plus exact, sinon plus près de la vérité, c'est qu'Al-hâjj Omar, précisément, prêcha la guerre sainte contre les ethnies animistes du Soudan occidental, et tout autant contre les populations islamisées du Macina et d'ailleurs, auxquelles il reprochait, en particulier, la trop grande liberté dont jouissaient leurs femmes. Et tout comme le fera, plus tard, sur ses conseils, son fils et successeur Ahmadou, détenteur du pouvoir à Ségou, le « Combattant de la foi » enjoignait à ses « talibés » ou disciples de voiler leurs épouses, et même de ne plus les laisser sortir du tout, les travaux extérieurs devant être assumés par les vieilles femmes, les esclaves de case, ou les innombrables captives de guerre, ces dernières étant, d'ailleurs, aussi bien des « païennes » que des musulmanes, enlevées à leurs époux ou à leurs maîtres musulmans qualifiés en l'occurrence d'« hypocrites », c'est-à-dire de mauvais musulmans.
Ce n'est pas sans étonnement qu'on lit encore 17, à propos des confréries musulmanes, que « les sectes 18 nouvelles, en règle générale, n'avaient pas un caractère révolutionnaire, principalement et directement tourné contre la domination coloniale. Leur développement répondait bien plutôt à l'aiguisement, par les effets de la colonisation, de contradictions internes à la société africaine. Ainsi, dans la dernière période, le « Hamallisme », comme avant lui le « Mouridisme », et avant la conquête le « Tidianisme omarien », exprima le besoin de libération des anciens captifs, des femmes, des jeunes, contre la tyrannie des cadres traditionnels « féodaux » ou familiaux ».
C'est méconnaître la nature du mysticisme confrérique, né de la grande Mystique musulmane, ainsi que l'histoire des confréries musulmanes, par lesquelles l'Afrique subsaharienne fut islamisée. C'est méconnaître, pour les détails, que le Hamallisme fut une tentative tidjaniste de réformisme, alors que le Mouridisme fut et demeure un mouvement d'inspiration tidjanite pour maintenir la tradition, et que le Tidjanisme proprement dit fut et demeure un combat pour maintenir la pureté des institutions islamiques dans un cadre très strict et suffisamment hiérarchisé. C'est méconnaître, enfin, qu'après la « longue marche » d'Al-Hajj Omar, le nombre des esclaves et des « asservis » — captifs, esclaves de case, ou « hypocrites » soumis par la force 19 — était au moins égal, sinon supérieur, à celui de la période antérieure, qu'il s'agisse des régions où les musulmans vivaient en paix avec les animistes qualifiés de « païens », ou de l'Etat théocratique musulman du Macina, la Dîna, ou qu'il s'agisse du pays des Bambara. Cet inquisiteur de l'Islam en Afrique occidentale, que fut Al-Hâjj Omar, combattit indifféremment les musulmans peuls, accusés d'hétérodoxie sur des points mineurs, et les animistes, qualifiés d'impies. Lui-même, à ce que rapportent les hagiographes africains qui étaient ses contemporains, et même ses Compagnons 20, posait pour son action le principe que les « païens » devaient être exterminés comme étant « des êtres puants qui ne se convertiraient jamais », car c'était de par la volonté divine qu'ils faisaient partie des égarés 21. On verra comment Sayyîd Muhammad Al-Hâfiz Al-Tidjânî, du Caire dans son ouvrage: « Al-hâjj 'Umar Al-Fûti, sultan de l'Etat tidjanite de l'Afrique occidentale », a mis de soin à rapporter tous les arguments juridiques pouvant justifier la lutte contre les armées de l'Emir musulman du Macina, et l'extermination des païens se trouvant déjà sous l'influence des musulmans de Hamdalaye ou de Tombouctou.
La douce liberté constatée par Ibn Battouta chez les Africains islamisés coûta donc très cher aux populations noires. C'est par le fer et par le feu, littéralement, qu'Al-hâjj Omar entreprit de les ramener vers ce qu'il jugeait être une observance plus canonique et plus stricte des pratiques religieuses de l'Islam, dans un souci primordial d'unité, tout comme l'Inquisition a pu paraître nécessaire aux rois catholiques pour épurer l'Espagne reconquise, et cimenter son unité, alors fragile, en extirpant tout danger de schisme qui aurait pu naître de la présence des Israélites et des Arabo-berbères convertis au Christianisme par opportunisme ou sous la contrainte 22. On reviendra sur cet aspect du problème, en insistant sur le fait, capital mais insuffisamment noté jusqu'ici, que c'est en se prévalant de l'investiture des cheikhs de la Mekke, et de la confirmation de sa science religieuse par les oulémas du Caire, qu'Al-hâj Omar entreprit l'épuration de l'Islam en Afrique occidentale et sa croisade contre les infidèles, sans plus se soucier, par la suite, de ses premiers initiateurs tidjanes de Mauritanie ou du Fouta Djallon, qui n'étaient pas tous des « Blancs » …
Mettre fin à une forme de l'Histoire coloniale qui n'est plus conforme à la vérité de notre temps, ne doit pas avoir pour corollaire de dissimuler ou de passer sous silence une partie de « l'ancienne vérité », en répugnant, par exemple, à parler de la tendance historique à l'expansionnisme des arabo-musulmans, fussent-ils d'origine berbère. Les religions sont et valent ce que les hommes sont capables d'en faire, au fil d'une Histoire qui est complexe. Si les Arabes et les Berbères arabisés ne sont pas « racistes », au sens où Gobineau pouvait le paraître à ceux qui se sont servis de ses écrits 23, il est cependant notoire qu'ils considèrent souvent, intimement, les Noirs musulmans avec une certaine condescendance, ou tout au moins avec le sentiment de leur propre supériorité sur ceux qu'ils persistent à appeler « les descendants de Bilâl » 24. Par leur origine et par la langue arabe (le « langage clair » de la Révélation), ils se sentent, eux aussi, un « peuple élu ». Presque tous les grands hommes de religion, en Afrique, saints, marabouts ou chefs de confrérie, ont été nantis d'une ascendance qoréichite, à grand renfort d'arbres généalogiques ou de « chaînes » plus ou moins savamment forgés.
Quoi qu'il en soit, on se gardera, plus que jamais 25, de la tentation de décalquer des concepts modernes sur des données anciennes, ou même des concepts européens sur des réalités africaines qui méritent mieux que cela. Faute de quoi, on aboutirait, le plus souvent, à des résultats surprenants. On en viendrait, par exemple, à expliquer le succès du mysticisme maraboutique et populaire des confréries musulmanes uniquement par des causes et par des caractères « révolutionnaires », puisés dans l'arsenal, apparemment inépuisable, d'un marxisme anachronique, et mal cadré de surcroît. Là, comme ailleurs, on risquerait de falsifier, ou de manquer, la véritable décolonisation de l'Histoire. En fait, on la coloniserait d'une autre manière … Et puisqu'il s'agit, avec Ch. A. Jullien, de ne plus ignorer le comportement des « peuples indigènes », on s'en tiendra, plus que jamais, et pour autant que cela soit possible, aux textes des « scribes » … en pressentant que cela conduira, parfois, à contredire ou à reprendre des opinions dignes de la plus grande considération, mais qui ne s'en trouvent pas moins coupées des sources africaines authentiques.
Ces sources, d'ailleurs, ne sont pas toutes prospectées, il s'en faut. On a souvent entendu parler de documents qui dormiraient dans les coffres des descendants du cheikh Ahmadou Bamba, ou du Cheikh Al-hâjj Omar, à Touba et à Bandiagara 26. Cependant, on croit pouvoir dire que ces documents n'apporteront pas de bouleversements profonds, ou même particulièrement notables, à ce que l'Histoire a déjà rapporté, en ce qui concerne les faits essentiels. Seuls une certaine forme, le ton et la coloration, et quelques détails d'interprétation, pourront être corrigés. Des faits secondaires pourront apparaître, non dénués d'intérêt. La petite histoire se goûte après l'Histoire générale, et peut la compléter. Mais il ne faut nourrir aucune illusion sur ces sources, qu'elles soient orales, ou écrites en caractères arabes, ou en langue arabe, par des Arabes, des Arabo-Berbères, ou par des Africains arabisés ou non. Il n'y a eu qu'un seul Ibn Khaldûn, et il a marqué la limite extrême d'une période féconde et constructive, avant et après laquelle commence et se prolonge une longue décadence. Les géographes et les historiens qui l'ont précédé, et suivi, sont presque toujours décevants, sur le sujet qui nous occupe, c'est-à-dire l'islamisation de l'Afrique. Compilateurs sans esprit critique, ressasseurs sans curiosité scientifique, plagiaires de plagiaires, écrivains se contentant d'approximations sommaires, on ne peut généralement rien en tirer de précis, ni dans le temps ni dans l'espace, même sur des événements importants.
Des historiens africains ou arabes contemporains, de langue arabe ou de langues africaines ou européennes, ont entrepris l'énorme travail de remédier à cet état de choses, et de bâtir sur des bases plus solides une Histoire de leurs pays. D'autres se sont parfois abandonnés à une passion véhémente, explicable et certainement respectable 27, mais qui est gênante pour la recherche et la relation sereines des faits, et pour l'interprétation rigoureuse qui doit en être proposée.
Faire preuve de probité à l'égard des peuples hier colonisés, et aujourd'hui rendus à leur destin, ne consiste pas à les affubler de concepts et de motivations qui leur sont étrangers, du moins en ce qui concerne leur passé colonial et anté-colonial. Le véritable effort, dans ce domaine, doit consister d'abord à maîtriser leurs langages et leurs modes de penser, pour les comprendre du dedans, et non plus du dehors, si l'on veut éviter d'aboutir à des conclusions spécieuses, ou justes mais péremptoires, en nous substituant littéralement à eux, comme l'ont fait trop d'historiens de la période coloniale et postcoloniale, dont les jugements étaient, et sont encore parfois, d'autant plus absolus qu'ils étaient ou sont exprimés de très haut.
La pensée religieuse d'Al-hâjj Omar, dans cet essai, sera celle qui émane de son oeuvre principale, le « Kitâb rimâh hizb a(l)-rahîm 'alâ nuhûr hizb a(l) rajîm », ou « livre des lances [des gens] du parti du Miséricordieux sur les gorges [des gens] du parti du Lapidé ». L'usage s'est établi de dire plus simplement: A(l)-rimâh, « Les lances ». On sait que cette oeuvre est bâtie autour du texte qui lui sert de support, c'est-à-dire le « Kitâb jawâhir alma'ânî wa-bulûgh al-âmânî fi fayd sayyîdi Abî (a)l-'Abbâs a(l)-Tidjânî, ou, plus simplement, le « Kitâb jawâhir al-maânî » 28, par « le savant des savants », « le modèle de pénétration », Sayyîd 'Ali (a)l-Harâzim ibn (a)l-'Arabî Barrada (a)l- Maghribî (a)l Fâ'sî, qui fut le compagnon et le secrétaire du célèbre Imâm fondateur de la Voie Tidjâniyya.
On utilisera également la traduction 29 du livre de Muhammad Al-Hâfiz al-Tidjânî, du Caire, qui a donné de nombreux textes de la correspondance échangée entre l'Emir Ahmadou Ahmadou du Macina et le Khalife de la Voie Tidjâniyya en Afrique occidentale, ainsi qu'un exposé de ce Khalife sur les motifs du combat mené par lui contre les idolâtres et contre les musulmans « hypocrites ».
La pensée du cheikh Omar ne sera traduite, et le cas échéant commentée, qu'en référence à l'évolution de la Mystique musulmane et à sa métamorphose en mysticisme « minimiste » ou confrérique (ou: maraboutique), comme cela a été fait pour dégager la pensée religieuse d'Ahmadou Bamba, fondateur du Mouridisme sénégalais.
C'est là, croit-on, la seule façon de se garder des idées reçues ou préconçues. Cette méthode est en outre susceptible d'être féconde, car elle permet d'approfondir le sujet sans faire appel exagérément à des pensées « étrangères ». Les « textes des Scribes » feront donc l'objet d'un commentaire aussi bien fondé que possible, où l'on se gardera de toute tentation dialectique. Ces textes, au demeurant, — ceux d'Al-hâjj Omar, de 'Alî (a)l-Harâzim, de Thyam, de Muhammad al-Hâfiz, etc… — leur commentaire et leur explication mystagogique, seront simplement proposés.
Pour la commodité de cette étude, et pour éviter l'incessante répétition du nom d'Al-hâjj Omar, on le désignera aussi par le surnom de Mujâhid, « Combattant de la foi »; on l'appellera encore Khalife, puisque c'est le titre que le cheikh Muhammad Al-Ghâlî, khalife de la Voie Tidjâniyya pour l'Orient, avait lui-même conféré à son disciple, qui devenait ainsi, à son tour, son Représentant pour l'Afrique occidentale subsaharienne. La Voie Tidjâniyya avait déjà, en effet, atteint les abords de cette partie de l'Afrique, sous l'impulsion du pieux marabout Muhammad Al-Hâf-iz, surnommé Baddî, fils de Mukhtâr, fils de Habîb, fils de Krish, fils de Hasan. C'est au retour d'un pèlerinage aux Lieux Saints de l'Islam, vers 1780, que Baddî, passant par Fès, fit la connaissance de l'Imâm Ahmad al-Tidjânî, et se fit initier à la Voie de ce cheikh renommé. Il en reçut un wird 30, ainsi que le titre de Khalife de la Voie pour tous les pays maures. En quelques années, les Ida Ou 'Ali, divisés en plusieurs groupements sur des territoires différents (Trarza, Tagant, Adrar), se trouvèrent unis par le lien, mystique et fraternel à la fois, de l'appartenance à une même confrérie religieuse. On dit depuis lors: « Un homme des Ida Ou 'Ali ne peut être que tidjanite » 31. On verra plus loin que c'est par un Mauritanien, Mouloud (Mawlûd) Fal, des Id Eïqoub du Trarza, qu'Al-hâjj Omar reçut sa première initiation à la Voie tidjanite. Cette initiation ne semble pas l'avoir marqué profondément, puisque, par la suite, il médita les principes de la Khalifatiyya, avant de revenir à la Tidjaniyya, sous l'égide de Muhammad AlGhalî, khalife tidjanite en Orient. Il est à noter que cette première formation « de base » khalwatie fut également celle du Fondateur, l'Imâm Ahmad Al-Tidjânî: c'était devenu une tradition.
Cette initiation finale à la Tidjâniyya par Al-Ghalî, dont on recherchera les véritables motivations, semble faire justice de l'opinion, émise autrefois et quelquefois reprise, concernant une prétendue réaction d'un Islam « noir » contre un Islam « blanc », ou la revanche de Bilâl sur ses anciens Maîtres, traduite dans une « éviction » du Qâdirisme par le Tidjânisme, alors qu'il ne s'agit, selon toute vraisemblance, que d'une évolution conforme à toute l'histoire du Soufisme confrérique 32.
Une fois de plus, on constatera la remarquable continuité et la profonde unité de la pensée mystique musulmane, même sous ses formes confrériques les plus éloignées.

Notes
1. Celle des confréries, où l'imitation et l'amour du Prophète Muhammad ont remplacé la quête exclusive et l'amour d'Allah.
2. Vincent Monteil, 1964, p. 85.
3. On peut citer la pièce à thèse de Gérard Chenet, « El-hadj Omar » (ou « Chronique de la guerre sainte »), très intéressante, bien que l'auteur ait repris à son compte la thèse colonialiste (et aventurée) d'un Tidjanisme « noir » s'inscrivant en réaction contre un Qadirisme « blanc », ce qui ne résiste pas à un examen rigoureux des choses.
4 « Effort », « Combat » (pour la foi, par exemple) d'où « guerre sainte ». Le Combat pour la foi peut-être non-violent (guerre sainte de l'âme - prosélytisme pacifique).
5. Robert Delavignette, 1947, p. 83.
6. R. et M. Cornevin, 1964, p. 258,
7. Le Caire, Zâwiya principale Tidjâniyya, 9 rue Husayn Al-Magharbilin, 1963, Egypte. Traduit en français et annoté par F. Dumont (Dakar, 1971).
8. « Colonies et Empires », I: Les techniciens de la Colonisation. Introduction, p. 1. P.U.F., Paris, 1947.
9. Vincent Monteil, 1962.
10. Cf. « La pensée religieuse d'Ahmadou Bamba, fondateur du Mouridisme sénégalais », par Fernand Dumont, N.E.A., 624 p.
11. Louis Gardet, 1958, a, p. 142.
12. Suret-Canale, « Afrique Noire Occidentale et Centrale » (Préface, p. 53), t. 1: Géographie, Civilisations, Histoire. Editions Sociales, Paris 1961.
13. Suret-Canale, 1961, p. 53.
14. Ibn Khaldûn (1332-1406), Cf. 3e et 4e Muqaddimât (Prolégomènes), Livre I de la Muqaddima du « Kitâb al-'ibar wa diwân al-mubtada'i wa(a)l- khibar fî ayyâm al-'arab wa (a)l-'ajam wa(a)l -barbar ». Edition du Caire, pp. 82-86, et 86-87.
15. Al-Mas'ûdî (Abû (a)l, Hasan 'Alî (i)bn (a)l-Husayn) « Kitâb murûj a(l)-dhahab wa ma'âdin al-jawhar », 1861, t. III, ch. XXXII (« Les laveries d'Or », achevées en Nov.-Déc. 947, première édition en 1956, plus connues sous le nom de « Prairies d'Or »).
16. 1961, p. 119, note 1.
17. Suret-Canale, 1961, pp. 128 et 129.
18. Sic.
19. Comme au temps du Prophète, on distinguait les ralliés de la première heure (les Compagnons) de ceux qui vinrent à lui par la suite (les Auxiliaires). Puis venaient les esclaves convertis et les « sofas » (partisans enrôles), qui constituaient une troisième catégorie.
20. Cf. Muhammad 'Alioun Thyam: « La vie d'Al-hâj Omar », poème en pular, traduit par Henri Gaden, 1935.
21. Cf. Coran, traduction Blachère, notamment: Allah arrête le destin des hommes — Allâh ne saurait diriger les incroyants — Allâh égare qui Il veut, égare sans remède — Allâh scelle l'ouïe, le coeur, les yeux des infidèles, des impies, des « hypocrites » — etc…
22. Cf. Jean Descola, 1959, pp. 264-267.
23. Comte de Gobineau: « Essai sur l'inégalité des races humaines ». Paris, Firmin-Didot et Cie, 1940.
24. Bilâl, esclave abyssin noir, puis « affranchi » du Prophète Muhammad, fut chargé, par son Maître, d'appeler les fidèles à la Prière, et devint ainsi le premier en date des « muezzins », après avoir prêté sa voix au Prophète pour transmettre les ordres et les exhortations de celui-ci dans les combats. De son origine ethnique, et de sa première condition, provient ce que d'aucuns ont appelé le « complexe de Bilâl » qui est d'ailleurs à double sens. Les Arabes — ou prétendus tels — qui veulent faire preuve de haute fraternité musulmane envers les Noirs, disent: « n'oublions pas que ce sont des descendants de Bilâl. Cf. par exemple, la Revue en langue arabe « Al-'Arabî » (Koweït) no. 129, Août 1969, pp. 87 et suivantes, un article sur les doléances des Mauritaniens à l'encontre des Noirs,
25. Cf. « Essai sur la pensée religieuse d'Amadou Bamba, fondateur du Mouridisme sénégalais ». II, ch. I, I.F.A.N. Dakar.
26. Conversation en décembre 1970 avec un arrière-petit-fils d'Al-hajj Omar, Procureur général près de la Cour suprême du Mali.
27. Leur propos étant de donner, aux masses populaires de leurs pays, conscience d'un passé trop souvent ignoré, et de faire connaître les grands hommes de ce passé.
28. Les perles des significations, ou mieux: les précieuses pensées de.
29. Traduit par Fernand Dumont, Dakar, 1970.
30. Oraison liturgique d'initiation (en général, des versets choisis du Coran, accompagnés de litanies jaculatoires).
31. Cf. « Revue du Monde musulman », t. 31 (1915-1916), pp. 239 et suivantes, texte de Paul Marty. Cf. également: Paul Marty, « l'Islam au Sénégal », 1917, tome premier.
32. Cf. Pensée d'Ahmadou Bamba, déjà cité.

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