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Islam


Fernand Dumont
L'anti-Sultan ou Al-Hajj Omar Tal du Fouta,
combattant de la Foi (1794-1864)

Nouvelles Editions Africaines. Dakar-Abidjan. 1979. 247 pages


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Conclusions

1. L'homme de religion

Du passé vivant : tel apparaissait, au XIXe siècle, l'Islam en Afrique occidentale. En passant de l'Afrique du Nord à lAfrique subsaharienne — après une longue incubation saharienne et sahélienne — l'Islam a pu tout recommencer, littéralement, avec la foi des premiers temps. De là sa vigueur et sa force d'expansion. Il suffisait de croire et d'imiter, et même, parfois, d'imiter, et de croire ensuite. Cela tient, sans doute, à ce que l'Islam, en Afrique subsaharienne, fut très tôt confié aux Africains. Le grain avait été semé par les cheikhs « blancs » venus du Nord, à travers le Sahara. Ce sont les « hommes de religion », que l'Islam fera surgir en Afrique, tels que 'Uthmân b. Fodiyo, Ahmadou Bamba, et Al-hâjj Omar, qui assumèrent la moisson, et purent ainsi revivre, d'une manière quasi-absolue, pas à pas, la prodigieuse aventure de l'Apôtre d'Allah, Muhammad, leur modèle en toute chose, celui que l'on imite et que l'on aime. En même temps, les cheikhs africains mettaient le Dogme et la Loi de l'Islam, la Parole d'Allah illustrée par l'exemple de Son Apôtre, et commentée par les docteurs, à la portée de leurs frères de race, dans leurs propres sphères d'influence. Dès lors, la religion islamique ne pouvait plus être sentie comme étrangère. Elle semblait, au contraire, faite pour eux, et jaillir de leur tréfonds. Ces cheikhs, cependant, étaient seulement des revivificateurs, avant de devenir des simples continuateurs, puis des imitateurs.
Il y avait, sûrement, pour l'Islam ainsi confié aux Africains, un danger très grand d'altération. Mais, somme toute, cela s'est bien passé, et jusqu'ici, bien terminé, pour peu que l'on fasse abstraction de quelques détails. Comment les cheikhs africains, les « guides », ont-ils procédé ? Ils auraient pu, en restant fidèles à l'esprit, et même à la lettre, du Dogme et de la Loi, c'est à dire en se conformant étroitement à l'exemple du Prophète, en respectant les docteurs les plus éminents, dont les commentaires constituent la jurisprudence islamique, conserver néanmoins une part de liberté et d'originalité, et former leur propre consensus orthodoxe, au sein de la vaste Communauté islamique. Il n'en a rien été. Les seuls éléments vraiment caractéristiques de l'« Islam noir » relèvent, pour l'immense majorité des fidèles, soit de l'ignorance de la langue arabe, qui a pour effet de limiter la compréhension profonde de l'Islam, soit d'une symbiose élémentaire entre l'Islam et l'Animisme. Cela n'est pas particulier à l'Islam. C'est le sort de toute religion, dès là qu'elle se répand hors de son aire géographique d'origine, où elle a, généralement, déjà absorbé certaines croyances antérieures.
Mais, pour l'essentiel, aucune originalité profonde ne peut réellement être signalée, en quoi que ce soit, qui vaille vraiment la peine d'être mise en relief, autrement que par des études très localisées. En matière de mysticisme, où d'ordinaire les individualités se marquent jusque dans leurs propres ethnies, Al-hâjj Omar et Ahmadou Bamba se réfèrent aux mêmes sources, subissent les mêmes influences (plus ou moins directement), et ils écrivent les mêmes choses, au point que les Tidjanes peuvent dire, avec raison, qu'Ahmadou Bamba, fondateur du Mouridisme sénégalais, n'est au fond qu'un disciple de Sayyîdî Ahmad Al-Tidjânî. Le père d'Ahmadou Bamba aurait même suivi les enseignements du cheikh Omar. Et si le nom d'Al-hâjj Omar n'est pas mentionné dans l'oeuvre du fondateur du « Mouridisme » 1, c'est que cela ne se pouvait plus à partir de 1864 2, Ahmadou Bamba ayant toujours fait preuve d'un certain sens de l'opportunité, malgré ses nombreuses années d'exil ou de mise en résidence forcée. Ce que l'on peut dire, en toute hypothèse, c'est que les cheikhs Omar Tall et Ahmadou Bamba sont deux produits de la Tidjâniyya. Cette confrérie, cette Voie, représente le terme du long cheminement de la mystique musulmane confrérique et populaire, amorcé par la Qâdiriya il y a huit siécles, et relayé, avec vigueur, par la Khalwatiyya au 18e siècle. L'un et l'autre cheikhs se sont complus dans les citations de leurs devanciers et des docteurs de l'Islam, Al-hâjj Omar l'emportant par la culture et par l'expérience (il aurait même lu les Evangiles ?), et citant plus souvent ses sources, lesquelles n'en sont pas moins, en général, de seconde ou de troisième main, sinon davantage.
Plagiaires ? Le mot, finalement, est impropre, et peut être serait-il injuste. On ne plagie pas, en arabe. On rapporte, on transmet ce que les autres ont écrit, quand cela est valable, ou simplement utile, pour appuyer une démonstration, ou faire preuve de savoir. L'appropriation des idées d'autrui devient chose naturelle, et même signe d'intelligence. De plus, c'est l'analogie qui est en faveur, dans le raisonnement. Dans ces conditions, la compilation n'est pas jugée répréhensible.
Elle est au contraire à l'honneur, depuis les premiers siècles de l'Islam.
« Le livre des lances » est un exemple de cette compilation, certes méritoire et intelligente. A l'oeuvre de Sayyîdî Harâzim, lui-même n'ayant fait que relater la vie du cheikh Al-Tidjânî en rapportant l'essentiel (jawâhir) de sa doctrine, Al-hâjj Omar n'a fait qu'ajouter quelques traits de sa propre pensée, de sa vie et de son expérience, en citant ses propres auteurs, et en s'efforçant de mettre tout cela à la portée de ses compatriotes les plus éclairés. Le cheikh ajoute donc, à l'œuvre originelle, un amalgame de ses propres cogitations, étroitement issues de la compilation de ses auteurs de référence, une sorte de résumé contenant l'essentiel de la doctrine tidjanite. C'est ce que l'on appelait, parfois, la Omariyya, avant que ne surgissent d'autres continuateurs ou d'autres rénovateurs de la Voie tidjanite. Il y a continuité, on le redit, de la mystique individuelle à la mystique collective, puis « maraboutique ».
Il ne faut voir, dans cette constatation d'une évidence, aucune signification péjorative. L'Anonyme de Fès n'a-t-il pas écrit que, pour Al-hâjj Omar, le cheikh Al-Tidjânî était tout à la fois, « le ckeikh (par excellence) le pôle caché, l'isthme scellé 3, le prince des saints » ? On ne s'écarte pas d'un tel modèle ! Surtout si l'on a conscience d'être son héritier spirituel, et le transmetteur de son charisme. Al-hâjj Omar a écrit que le saint qui atteint la gnose est affranchi des Ecoles juridiques : il peut, à son tour, interpréter la Loi. Le saint est un « témoin » pour les autres. Or, précisément, l'Anonyme a également rapporté ces paroles d'Al-hâjj Omar :

« Je n'ai fait toujours que prescrire le bien et interdire le mal 4. Or le Prophète (P.S.) a dit : Celui qui prescrit le bien et qui interdit le mal, celui-là est le khalife d'Allah sur Terre, le khalife de Son Prophète (P.S.) et enfin le khalife de Son Livre » …

Cela signifie qu'Al-hâjj Omar ne s'est pas contenté, en son intime (sirr) de se considérer comme le khalife investi de la Voie Tidjâniyya en Afrique subsaharienne, mais bien comme « l'héritier parfait » (al-wârith al-kâmil) de l'Apôtre d'Allah, ayant pour Mission de répandre la Parole d'Allah, de défendre Sa religion et d'en étendre le domaine, en imitant, dans sa conduite, au sein de son peuple, celle du Prophète (la Sîra) au sein de sa Communauté. Al-hâjj Omar s'est, en quelque sorte, considéré comme le successeur du Prophète (en tant que khalife tidjanite, détenteur du charisme du Sceau des saints), pour l'Afrique subsaharienne. Al-hâjj Omar agira donc en « instrument entre les Mains d'Allah, pour islamiser le pays » 5.
Une stricte observance des commandements d'Allah, révélés par le Coran, et de la Tradition du Prophète, conservée et transmise par ses Compagnons et par leurs Successeurs, a préservé cet Islam des innovations que l'esprit messianique et mystique des Africains aurait pu favoriser. Le respect quasi-révérenciel à l'égard des commentateurs officiels d'Orient (ceux des quatre Ecoles juridiques), détenteurs et gardiens du savoir islamique orthodoxe, a fait le reste.
D'après M. Puech, le cheikh Omar n'a pas été, pour autant, un véritable mystique. Il est de fait que lui-même ne s'est pas défini comme tel, malgré ses tendances et sa formation. Une certaine forme d'ascèse, la recherche de l'amour d'Allah à travers l'imitation du Prophète, une connaissance profonde de la religion et des mystères ('irfân ou ma'rifa) lui paraissaient, cependant, souhaitables, et accessibles par le fath, ou intuition divinatrice, subite, quasi-divine : une ouverture de l'esprit. C'est cette conviction qui, transposée dans le domaine de l'action humaine, a fait de lui un chef aux décisions promptes, parfois aventureuses, mais presque toujours victorieuses, ses adversaires lui étant, d'autre part, généralement très inférieurs sur les plans de la formation spirituelle et du savoir.
Une autre chose paraît certaine, et contraire aux assertions trop faciles de quelques auteurs. C'est qu'Al-hâjj Omar n'a pas incarné une réaction « noire » contre une Qâdiriyya « blanche », et qu'il ne s'est pas inscrit, avant la lettre, contre l'arabisme.
Lui-même qâdirite d'origine (comme tout le monde autour de lui et avant lui), il a adopté la nouvelle Voie, celle de la Tidjâniyya, parce qu'elle incarnait alors un renouveau, après une période de stagnation, et même d'altération de l'Islam. La conversion de l'Afrique subsaharienne fut, on ne doit pas l'oublier, une chose d'abord très lente et très difficile. Ce n'est qu'au XIXe siècle qu'elle connut cette accélération fulgurante qui fit oublier le passé. Et c'est en Orient, en Egypte et en Arabie, que le cheikh du Fouta est allé chercher, chez des maîtres « blancs », le savoir définitif et la consécration finale. Ce ne fut qu'après son retour chez les siens, qu'il put inférer, de l'exemple de « Uthmân b. Fodiyo, et de la confrontation de son savoir avec les réalités africaines, une théorie et une pratique du prosélytisme militantiste qui lui permirent de lancer le jihâd guerrier que l'on sait, et qui fît de lui un homme d'action, aux antipodes du mystique qu'il promettait d'être jusqu'à son séjour en Orient. Mais, même dans cette action, il demeura fidèle aux enseignements reçus. La Omariyya, transposition de la Tidjâniyya, est également, de son fait, une méthode d'action, autant qu'un guide de la pensée religieuse et mystique. Les Rimâh sont, véritablement, la charte de la Voie Tidjâniyya en Afrique subsaharienne.
Dans le domaine dialectique, Al-hâjj Omar apparaît (sans peine) supérieur à ses prédécesseurs et à ses successeurs, comme à ses contemporains. Il était, en effet, capable de réunir un grand nombre de références, de les citer à propos, de les coordonner même et d'en tirer une argumentation très valable. C'est pourquoi il fut aussi un écrivain fécond, et un bon écrivain, en son temps. Son érudition fait honneur à l'Afrique. Elle présente, cependant, le défaut habituel des écrivains arabes traditionnels : quelques longueurs, des obscurités (opportunes ?), un manque de délimitation dans les citations, un manque de rigueur aussi, d'innombrables redites, un grand acharnement sur les détails. Le tout enrobé dans la nonchalance et la langueur de la pensée classique … après son apogée.
Dans le domaine de la pensée religieuse, Al-hâjj Omar est resté, parfois de justesse, tout comme Ahmadou Bamba, dans les limites tracées par Al-Ghazzâlî, qui donna droit de cité à la Mystique musulmane et concilia la science et l'action, dans une orthodoxie acceptable par les gardiens de la Loi, au sein d'un Islam revivifié. La Mystique demeura, presque jusqu'à la fin de son jihâd, le moyen d'obtenir le fath, et d'accéder à une compréhension fulgurante des choses, mais cette fois dans le seul domaine de la conduite des hommes, et non plus dans celui de la spéculation métaphysique. Au demeurant, n'avait-il pas dit que le gnostique ne saurait se servir de ses dons de prescience et de voyance que pour mieux servir Allah, et non pour pénétrer Ses mystères ?

« Préférer Allah à toute chose, doit être, pour le disciple qui désire l'initiation, le principe et la fin de ses désirs. Pas un seul instant de sa vie ne doit être consacré à autre chose. Penser à autre chose, c'est retrouver l'intérêt et la dissipation. Le disciple doit se réserver à Allah en toute action, dans le seul but de Le glorifier, de Le louer, et de Le remercier ».

L'ascétisme (zuhd) d'Al-hâjj Omar fut un ascétisme « jésuitique », à l'usage des grands hommes : le pauvre qui renonce à ce qu'il n'a pas, a moins de mérite que le riche qui ne se laisse pas emporter par sa richesse 6, et le riche qui use de tous les biens de ce Monde sans y attacher d'importance, peut être un saint. On peut donc profiter de toutes les choses, mais pour ce qu'elles ont été créées, et pourvu que cela ne devienne pas une fin en soi.
Il s'ensuit, bien évidemment, que le retrait total de toute vie sociale reste prohibé 7, et que tout bon musulman doit se rendre utile à la Communauté islamique. Il n'est plus question de solitude, d'extase ni de fusion de l'âme en Allah …
L'évolution du cheikh est nette. Jusqu'à la fin de son petit jihâd, il s'est conduit en homme de religion : du disciple à l'ascète mecquois, et du cheikh murshid 8 au Combattant de la foi. A partir du grand jihâd, il s'est conduit en khalife, certes, mais la guerre absorba, de plus en plus, son temps et ses pensées, et les soucis du « sultan » érodèrent quelque peu son caractère d'homme de Dieu. N'avait-il pas dit lui-même que « ce n'est pas impunément que l'on est sultan » ? S'il pensait encore et se recueillait, c'était pour lui-même et sur lui-même, et non plus pour instruire patiemment un groupe, un « cercle » de disciples assoiffés de science et avides de pureté. En balayant les trônes, il a failli mériter lui-même le titre de sultân, qu'il aurait, d'ailleurs, peut être fini par porter vraiment, si Allah lui avait prêté suffisamment de vie pour assurer, d'une façon durable, sa succession, et pour transformer son pouvoir spirituel en empire temporel. Le religieux le disputait en lui au guerrier, peut être par la force des choses, mais c'est un fait. Et le résultat ne fut pas bon pour lui.
Gérard Ghenet 9 fait dire aux acteurs de sa pièce :

« De la ferveur musulmane, cette entreprise n'a plus maintenant que les apparences », et : « C'est à force de vouloir en imposer aux peuples que ceux de ton espèce deviennent des imposteurs, des ambitieux, et entraînent les hommes avec eux dans l'abîme. Crains qu'on ne parle, un jour, d'Omar le Maléfique ».

Mais, pour l'heure, on n'en parle pas ainsi. On en parle peu, ou pas du tout, en vérité. Ignorance ? Oubli ? Crainte encore vivace ? On ne saurait le dire. Seule la Tidjâniyya est encore bien vivante, et puissante, en ses différents rameaux, dont aucun ne porte le nom de Omariyya, sauf au Mali, où la Légende a effacé l'Histoire. Un mythe se crée chez les adultes, en même temps que la désaffection apparaît chez les jeunes. C'est sans doute ce qui a justifié l'oeuvre de défense de Muhammad Al-Hâfiz Al-Tidjânî, du Caire, tendant à rejeter sur l'émir du Macina, le jugement imaginé par G. Chenet, pour la plus grande gloire d'Al-hâjj Omar Tal du Fouta.

Notes
1. On rappelle que Mouride signifie seulement : disciple. Le cheikh A. Bamba avait des disciples, des Mourides. Ce sont les autorités coloniales qui ont inventé le mot Mouridisme, et ainsi consacré une « confrérie » à laquelle son fondateur n'avait probablement jamais songé.
2. Ahmadou Bamba vécut de 1850 (?) à 1927, et Al-hâjj Omar de 1794 (?) à 1864.
3. Le « sceau des saints ».
4. L'Islam se définit comme « la Commanderie du Bien » (d'après un hadîth du Prophète Muhammad).
5. Puech, D.E.S, déjà cité.
6. Cf. Ahmadou Bamba, même théorie.
7. Cf. Ahmadou Bamba, même théorie.
8. Qui dirige bien les autres: le guide par excellence.
9. 1968, p. 85 et p. 95.

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