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Amadou Hampâté Bâ
Oui, mon commandant ! Mémoires (II)

Paris. Actes Sud. 1994. 397 p.


Table des matieres

Annexe I
Genèse et authenticité des ouvrages L'Etrange de Wangrin et la série des Mémoires

Au cours de différentes rencontres ayant pour thème l'œuvre d'Amadou Hampâté Bâ, en milieux universitaires ou autres, certaines questions sont revenues plus fréquemment que d'autres : Cmment a-t-il été amené à écrire l'Etrange Destin de Wangrin ? Quand et pourquoi a-t-il commencé son autobiographie ? A-t-il scrupuleusement respecté les faits ou les a-t-il plus ou moins romancés ?
Pour l'information des chercheurs et des étudiants, comme pour les lecteurs qui, d'une façon plus générale, s'intéressent à la naissance d'une œuvre, il me parait utile de rapporter ici les faits dont j'ai été le témoin.
Je commencerai par l'Etrange Destin de Wangtin, ouvrage dont la parution en 1973 a provoqué indirectement, on le verra, la rédaction ultérieure des Mémoires. Vers 1971-1972, lors de l'un de ses séjours prolongés à Paris, Amadou Hampâté Bâ me confia un jour qu'il portait en lui le souci d'une promesse faite jadis à un homme, et qu'il n'avait pas encore tenue. C'était d'autant plus grave, me dit-il, que cet homme était mort, et que la promesse due à un mort était chose sacrée. Etonnée, car je connaissais son respect scrupuleux de sa parole, je lui demandai de quoi il s'agissait. Il me raconta alors dans ses grandes lignes l'histoire de “Wangrin”, en terminant par son séjour chez lui à Bobo Dioulasso et la promesse qu'il lui avait faite d'écrire un jour son histoire, “pour servir aux hommes à la fois d'enseignement et de divertissement”. Sa crainte était de quitter ce monde avant d'avoir pu tenir sa parole.
Curieusement, lui qui passait tout son temps libre à écrire des poèmes en fulfulde 1 qu'il improvisait en les chantant à la manière des poètes de son pays, à transcrire des textes hérités de la grande tradition orale ou à rédiger des interventions, il n'avait jamais pu commencer à écrire cette histoire : elle lui semblait différente de ce qu'il avait fait jusqu'alors. Je me permis de lui faire remarquer qu'à mes yeux elle ne différait pas tellement des autres recits historiques qu'il avait déjà rapportés : il s'agissait de l'histoire d'un homme qui avait vécu, qui avait laissé une trace, même modeste, dans l'Histoire, et lui-même s'était livré à une enquête pour recueillir des éléments sur sa vie, comme il l'avait fait pour Cheikou Amadou 2, El Hadj Omar 3 ou tels ou tels autres grands personnages africains. Au lieu de continuer à improviser des poèmes, pourquoi ne pas commencer tout simplement à raconter la vie de Wangrin ? Je déblayai le bureau et installai devant lui une provision de grands blocs de papier et de stylos. Ce simple geste suffit. Il sortit alors de sa valise ses cahiers de notes qui ne le quittaient jamais, et le jour même, tout heureux, il commença son récit…
Le soir, lorsque je rentrais de mon travail, il s'installait dans un fauteuil, me donnait les vingt ou trente feuillets qu'il avait rédigés dans la journée et me demandait de lui en faire la lecture. Il écoutait avec le visage d'un enfant qui entend une histoire pour la première fois, éclatant de rire aux bons endroits, oubliant apparemment tout à fait que, ce récit, c'était lui qui venait de l'écrire… Je m'en étonnai. Il me répondit alors que ce n'était pas son écriture qu'il entendait, mais la voix de Wangrin en train de lui raconter son histoire, et qu'il avait l'impression de se retrouver chez lui, à Bobo Dioulasso, tandis que le griot Dieli Maadi jouait doucement de sa guitare.
Une fois rentré en Afrique, il continua d'écrire le livre d'un trait, m'envoyant ses manuscrits au fur et a mesure pour dactylographie. Des amis cherchèrent un éditeur, mais en vain — à cette époque, nous ne connaissions personne dans ce milieu. C'est finalement Cheikh Hamidou Kane qui lui recommanda Christian Bourgois et sa collection "10-18", où venait d'être réédité son livre l'Aventure ambigüe. L'Etrange Destin de Wangrin parut en 1973 ; l'année suivante, il obtenait le Grand prix de l'Afrique noire de l'Association des écrivains de langue française (ADELF).
Au cours des années qui suivirent, à l'occasion d'interviews ou de conversations privées, on demanda parfois à Amadou Hampâté Bâ s'il s'était inspiré de sa propre vie pour écrire cet ouvrage. Généralement cela le faisait éclater de rire ; car à part le fait d'avoir tous deux grandi dans des milieux de culture traditionnelle, d'avoir servi en Haute-Volta — bien qu'à des époques et dans des corps différents — et rencontré de mêmes personnages, Wangrin et lui différaient sur beaucoup de points et leurs vies personnelles n'avait rien de comparable. Il concluait presque toujours en s'exclamant :
— Ah ! Si je vous racontais la vie de mes parents et la mienne, vous verriez qu'elles sont peut-être encore plus mouvementées que celle de Wangrin !
A la longue, ses proches amis et moi l'incitâmes à passer aux actes, d'autant que, depuis des années, il nous régalait déjà de la plupart des anecdotes savoureuses qui figurent aujourd'hui dans ses Mémoires.
Il reprit donc papier et stylo et commença à écrire. C'était, je crois, vers 1975 ou 1976. Comme il était à la veille de repartir en Afrique, il emporta son manuscrit pour le continuer sur place, et quelques mois plus tard, de retour à Paris, il me remit le début de ce qu'il avait fait. Selon notre habitude, je le lui relus à haute voix. Ce n'était pas tout à fait ce à quoi je m'étais attendue. Plutôt que d'un récit de vie personnelle, il s'agissait d'une sorte de collection d'anecdotes, sans réel fil conducteur et sans que lui-même s'implique vraiment dans le récit. Le plus souvent, il passait sous silence ses propres sentiments ou réactions devant les événements. En fait, il s'était livré par écrit à un travail de “conteur traditionaliste africain” pour qui se raconter soi-même est plutôt indécent et qui s'efface devant la chose transmise, réserve à laquelle venait s'ajouter la traditionnelle pudeur pullo. Chaque anecdote, prise en soi, était un petit bijou, mais tel quel l'ensemble était difficilement publiable.
J'appelai les amis à la rescousse. Au cours d'une conversation on évoqua la nécessité, pour le lecteur moderne (occidental ou africain), de s'identifier à un personnage central dont il puisse épouser les émotions et les réactions, ce qui était d'ailleurs le cas dans L'Etrange Destin de Wangrin. Dans le présent récit, ce personnage central, ce ne pouvait être que lui-même.
Je le vois encore, immobile, posant sur nous un regard ouvert, clair, profond, ne cillant presque pas — signes que je connaissais pour être, chez lui, ceux d'une attention extrême. Il ne se contentait pas d'“écouter”, il se laissait pénétrer par tout ce que nous lui disions. A la fin il dit :
— J'ai compris.
Et ce qui est admirable, c'est que cet homme de plus de soixante-quinze ans se remit au travail et recommença tout depuis le début ! En quelques années d'écriture (qu'il interrompit vers 1979 ou 1980, lorsqu'il consacra presque tout son temps à l'alphabétisation des Fulbhe), cela donna ces merveilleux Mémoires dont la suite reste à publier. Dans cette nouvelle version, l'enfant Amkoullel, puis le jeune homme Amadou Bâ, ont pris vie sous nos yeux, mais l'auteur est tout de même resté fidèle à sa pudeur pullo : les confidences s'arrêtent à la porte de son intimité.
Au départ, le texte n'était pas scindé en volumes différents ; seule son importance a imposé cette solution éditoriale. Les deux titres viennent d'Amadou Hampâté Bâ lui-même. Le premier, d'abord imaginé pour l'ensemble du texte, figurait sous une forme plus longue sur ses premiers cahiers : Amkoullel, ou la vie mouvementée d'un enfant peul (réduit à la demande de l'éditeur) ; le second avait été choisi ultérieurement par lui. Il y tenait beaucoup et l'avait souvent annoncé dans la presse africaine de l'époque.

L'autre question fréquemment posée portait sur la véracité de son témoignage. A cette question, Amadou Hampâté Bâ a répondu lui-même dans une étude portant sur l'authenticité des traditions orales 4 : “Ce qui est en cause derrière le témoignage lui-même, c'est bien la valeur de l'homme qui témoigne. (…) Or, c'est dans les sociétés orales que non seulement la fonction de la mémoire est la plus développée, mais que le lien entre l'homme et la parole est le plus fort. Là où l'écrit n'existe pas, l'homme est lié à sa parole, il est engagé par elle. Il est sa parole, et sa parole témoigne de ce qu'il est.” Et plus loin il cite cette parole d'un enseignement bambara traditionnel : “La langue qui fausse la parole vicie le sang de celui qui ment.”
Toute l'éducation et la formation d'Amadou Hampâté Bâ allaient dans ce sens. Un jour de l'année 1977, à Paris, alors qu'il était alité avec une fièvre très élevée, il décida, malgré l'interdiction du médecin — il avait des antécédents cardiaques et pulmonaires sérieux — de se rendre à Lyon pour y donner une conférence annoncée quelques mois auparavant. Comme ses amis et moi insistions, il nous fit cette réponse que je n'ai jamais oubliée :
— J'irai parce que je l'ai promis. Si je dois arriver à Lyon et y mourir, eh bien! ils verront que j'ai tenu ma parole. Ma parole vaut plus que ma vie.
Tout se passa d'ailleurs très bien, et une fois arrivé à Lyon où je l'avais conduit en voiture, sa fièvre était tombée comme par enchantement. Il aimait à nous rappeler l'adage fulfulde : Il ne faudrait pas que “demain” nous tue.

Comme je l'ai dit plus haut, depuis 1966 je connaissais déjà, pour les lui avoir entendu raconter maintes et maintes fois en famille ou dans des cercles d'amis 5, la plus grande partie des anecdotes qu'il rapporte dans ses Mémoires. Nous connaissions par cœur la vie de son grand-père Paate Pullo, le destin hors du commun de son père naturel Hampâté, les actes de bravoure de l'intrépide Kadidja… Nous l'avions entendu réciter d'une voix d'enfant sa première leçon à l'école française, chanter “Les trois couleurs de France” avec le capitaine du bateau Le Mage, et avions partagé les aventures et les découvertes de sa vie d'adulte ; les commandants “Diable boiteux”, “Boule d'épines” et autres n'avaient plus de secrets pour nous, et je l'entends encore imiter l'appel au clairon qui fit venir le vieux caporal, ou lancer le “Gaaaarde-à-vous !” qui surprit les anciens tirailleurs — sans parler des récits émouvants concernant son maître Tierno Bokar. La plupart de ces anecdotes figurent dans différentes interviews de presse ou radiophoniques, et il en a même raconté certaines lors de séances à l'Unesco ! Or, au fil des années, elles sont toujours restées les mêmes. A quelques détails ou variantes près (que j'ai éventuellement signalés en note), le fond n'en a jamais varié.
Ce dont je puis témoigner, et ses amis avec moi, c'est que si Amadou Hampâté Bâ a pu, parfois, être trahi par sa mémoire sur tel ou tel point de détail, il était toujours et totalement sincère. “Romancer” un récit appartient d'ailleurs à une technique inconnue de l'Afrique traditionnelle, et pour les hommes relevant de la même formation que lui le premier devoir était le respect sacré de la transmission 6. Le désir profond d'Amadou Hampâté Bâ, c'était d'apporter un témoignage authentique non seulement sur sa propre vie, mais, à travers elle, sur la société africaine et les hommes de son temps. Pour lui, inventer, ç'aurait été mentir, et du même coup retirer tout intérêt à son témoignage. Il voulait faire connaître aux autres ce monde dans lequel il avait vécu et qu'il portait en lui, avec ses ombres et ses lumières, et ce tableau n'avait de valeur que s'il était vrai.
Il m'est arrivé d'entendre, dans une émission télévisée, un écrivain déclarer qu'“il n'y a de vraie littérature que dans la fiction” ; ailleurs, un célèbre romancier africain a dit un jour que si un écrivain se contentait de rapporter la réalité, “cela relevait du simple reportage” ; ailleurs encore, un autre Africain, défendant à l'époque la thèse du caractère “romancé” et “imaginaire” de L'Etrange Destin de Wangrin, m'avait écrit que si tout y était vrai, alors “ce ne serait plus que de l'ethnographie”. Par son œuvre, véritable pont entre l'oral et l'écrit, Amadou Hampâté Bâ nous apporte la démonstration du contraire : la Vie aussi peut devenir “littérature”.
“Lorsque j'écris, c'est de la parole couchée sur le papier”, avait-il coutume de dire. Et à Maryse Condé qui l'interviewait un jour sur ses méthodes d'écriture ou les “problèmes” rencontrés à propos de l'Etrange Destin de Wangrin, il répondait, après avoir désigné Wangrin comme le véritable “auteur” de l'histoire :
— Voyez-vous, je suis un homme sans problèmes. Tant que ça coule j'écris, quand ça ne coule plus je m'arrête.
Peut-être unique en son genre, ce conteur inégalable a su faire couler au bout de sa plume, dans son œuvre personnelle comme dans les grands textes traditionnels qu'il a contribué à sauver clé l'oubli, toute la richesse et l'humour de sa parole, mais aussi toute la beauté, la poésie et la vie du “grand parler” africain. En cela sa place est à part, en cela il échappe sans doute à toutes les classifications littéraires habituelles.

Hélène Heckmann
légataire liltéraire d'Amadou Hampâté Bâ.

Notes
1. Toute son oeuvre poétique en fulfulde figure dans ses archives, transcrite soit en caractères latins, soit en caractères ajami (caractères arabes adaptés à la langue pular/fulfulde). En 1985, il a commencé à me dicter la traduction, avec commentaires, des cinq cents premiers vers de ses cahiers de poèmes mystiques (écrits en ajami). Tout le reste est à traduire.
2. Fondateur de l'empire pullo du Maasina au début du XIXe siècle.
3. Ouvrages à paraître sur sa vie et celle de ses fils à partir des données de la tradition orale recueillies par A. H. Bâ et figurant dans ses archives.
4. “La tradition vivante”, Histoire générale de l'Afrique, Jeune Afrique/Unesco, Paris, 1980, t. 1, chap, 8, p. 192.
5. Particulièrement lors de réunions à Paris chez son vieil ami Jean Sviadoc, alors encore fonctionnaire de l'Unesco, lequel a conservé l'enregistrement de tous ces entretiens.
6. En revanche, comme A. H. Bâ l'a lui-même souvent expliqué, la tradition alticaine reconnaissait aux maîtres conteurs, comme aux transmetteurs traditionalistes (ou "traditionnistes"), la liberté d'orner le récit par des descriptions (le paysages ou de personnages, d'y inclure éventuellement des digressions didactiques et de choisir le style, poétique ou non, de leur narration, à la condition expresse de respecter scrupuleusement la trame immuable de l'histoire ainsi que les paroles et les événements qui en formaient l'ossature.

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