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Amadou Hampâté Bâ
Contes initiatiques Fulɓe. Njeddo Dewal, mère de la calamité

Paris, Abidjan. Stock, NEI-EDICEF. 1984. 396 pages


      Table des matieres       

La grande quête de Baa-Wamnde l'homme de bien

Un rêve annonciateur

Au village de Hayyoo 1, situé au pied de l'une des sept montagnes de Heli et Yoyo et dont le chef était Hammadi Manna, vivait un homme très bon nommé Baba Waamnde : « Père du bonheur ». On l'appelait Baa-Wamnde. La plupart des habitants de la région de Hayyoo n'avaient pas pêché mais, sans conteste, le plus sage et le plus vertueux de tous était Baa-Wamnde.
Il ne comptait pas parmi les grands fortuné de Heli et Yoyo, mais il était cité comme un modèle de droiture. Jamais il n'avait trompe personne et jamais il n'avait quémandé. De nombreux pauvres venaient prendre des crédits 2 auprès de lui, mais jamais il ne réclamait son dû. Lui-même, pourtant, ne s'endettait pas, bien que très souvent, depuis la venue des grands malheurs, sa petite famille eût passé la journée sans manger et se soit endormie sans souper.
La compagne de Baa-Wamnde se nommait Weldho Hoore : « Tête-douce-chanceuse ». On l'appelait Weloore. Elle était encore plus patiente que son mari, d'aucuns disaient même plus amène et plus généreuse. Chaste comme une sainte, elle réunissait en elle les quatre qualités qui font qu'une femme est considérée comme parfaite et ne saurait être doublée d'une coépouse (31). Elle n'était pas envieuse et n'importunait jamais son mari.
Une nuit, Weloore fit un songe. Elle rêva qu'elle mangeait un plat dont elle avait cuit le riz dans le soleil et la sauce dans la lune 3. Une fois le plat terminé, elle se vit accoucher d'un petit taurillon blanc comme du lait.
Ce rêve l'ayant fort intriguée, elle en parla à son père. Ce dernier s'en fut trouver le grand devin Aga-Nucciyooru (32) qui savait à merveille interpréter les songes. Il lui conta le rêve de sa fille.
Aga-Nucciyooru, après l'avoir bien écouté, s'accouda, le menton appuyé sur sa main droite. Son visage s'épanouit. Il se mit à rire. Il rît longtemps, puis dit au père de Weloore : « Ta femme Weloore mettra au monde sept garçons et une fille, mais aucun des sept garçons n'engendrera. Seule la fille concevra un enfant mâle qui sera un garçon prédestiné. Avant sa conception, cet être mystérieux s'incarnera d'abord en une grande étoile. Chaque soir, cette étoile apparaîtra à l'est quand le soleil se couchera à l'ouest et chaque matin elle disparaîtra à l'ouest au moment où le soleil se lèvera à l'est 4. Dès que ta fille sera enceinte, l'étoile n'apparaîtra plus ni au levant ni au couchant. Elle sera dans les entrailles de ta fille où elle s'incarnera en un garçon.
« Ce sera un garçon providentiel, car son destin est de lutter âprement avec Njeddo Dewal la grande calamiteuse. Leur conflit durera sept ans. Durant ces sept années, le pays continuera de subir le grand malheur dont l'a frappé Njeddo Dewal en retenant les pluies bienfaitrices qui ne viennent plus revivifier les plantes et les pâturages, en empêchant les animaux de se reproduire, en tarissant les cours d'eau au point que le voyageur assoiffé ne trouve pas une seule gorgée d'eau pour se désaltérer ou faire boire sa monture.
« Mais après ces sept années, la terre, surchauffée par le souffle de Njeddo Dewal au point de brûler les talons, recouvrera sa fraîcheur.
« Les arbres cesseront de s'envoler à tout vent comme s'ils étaient pourvus d'ailes : ils ne voltigeront plus pour aller tout à coup s'enfoncer sous la terre et s'y perdre.
« Par l'effet des sortilèges de la grande sorcière, chaque toiture de chaume, à peine tissée, hérisse dès le lendemain sa paille comme une toison de porc-épic, laissant le soleil brûlant envahir l'intérieur de la case ; mais les ombres qui avaient fui l'intérieur des demeures y reviendront et l'atmosphère y sera a nouveau respirable et reposante.
« Lorsque Njeddo Dewal a enchanté le pays, elle a enfermé le grand fétiche peul (33), source de ses pouvoirs, dans une gourde métallique ; elle a incrusté cette gourde dans une pierre, enfoui la pierre dans un monticule de terre, puis placé ce monticule au milieu d'un îlot. Ensuite, elle a jeté l'îlot au centre d'un immense lac salé 5, qu'elle a anime de vagues furieuses plus hautes que de hautes montagnes et qui rejettent au loin tout ceux qui tentent d'aborder. »
Informé par son beau-père de la signification de ce songe, Baa-Wamnde, l'époux de Weloré, s'en fut demander à Aga-Nuccooru s'il existait un sacrifice propitiatoire propre à empêcher Njeddo Dewal de faire avorter son épouse lorsque celle-ci serait enceinte.
Aga-Nuccooru dressa un thème géomantique qu'il examina avec soin. Les résultats des seize maisons du thème concordaient. — Voici le sacrifice que tu dois faire, dit-il. Tu chercheras un mouton kobbu-nollu et tu le donneras en charité à un sourd-muet-borgne. »
Baa-Wamnde fut quelque peu embarrassé, car il ignorait ce que pouvait être un tel mouton.
— Je t'en prie, dit-il, sois bon, explique-moi ce qu'est un mouton kobbu-nollu.
— Le kobbu-nollu, répondit Aga-Nuccooru, est un mouton dont la robe est blanche et dont les deux yeux sont de couleurs différentes : l'un est brun, l'autre lacté.
— Est-ce la seule définition de ce mouton ?
— Non. Sa robe doit toujours être blanche 6 ainsi que l'un de ses yeux, mais l'autre œil peut être soit brun, soit rouge.
Baa-Wamnde remercia chaleureusement Aga-Nuccooru, puis rentra chez lui joyeux comme un nouveau marié. S'étant muni d'une provision de cauris, il se rendit au marché des moutons pour y chercher un kobbu-nollu bien en chair et de belle teinte blanche. Il eut la chance de trouver très vite l'animal qu'il cherchait. Contrairement à l'usage il le paya sans marchander.
Traînant derrière lui son kobbu-nollu attaché à une corde, il se mit alors à la recherche d'un sourd-muet-borgne. Ce n'était certes pas un genre d'homme facile à trouver, mais quand les prières sont exaucées, les choses les plus rares peuvent venir à portée de la main car le ciel y est pour quelque chose ! Après quelques heures de déambulation à travers les rues et ruelles de la cité, Baa-Wamnde rencontra non pas un sourd-muet-borgne, mais un bossu-borgne-boiteux-cagneux. Il le salua avec beaucoup de respect et lui dit :
— Mon frère, peux-tu me donner un renseignement ?
— Pourquoi ne ris-tu pas de moi comme le font d'habitude ceux qui me rencontrent ? s'étonna le bossu-borgne-boiteux-cagneux.
— Et pourquoi rire de toi ?
— Parce que je suis mal bâti et que ma forme curieuse est, semble-t-il, hilarante. Ne me trouves-tu pas cocasse ? N'y vois-tu pas une occasion d'épanouir ta rate ? Pourquoi ne me persifles-tu pas comme les autres hommes ? »
Plus porté à la pitié qu'au rire, Baa-Wamnde, les larmes aux yeux, répondit :
— Mon frère, tu ne t'es pas fabriqué toi-même, et l'état qui est le tien, tu ne l'as pas acheté au marché. Celui qui rit de l'apparence d'une chose rit indirectement de celui qui l'a façonnée. Pour ma part, je ne vois nullement en toi un homme à tourner en ridicule, car tu es comme Geno a voulu que tu sois. »
Le bossu-borgne-boiteux-cagneux éclata d'un rire heureux et dit :
— Quel renseignement as-tu à demander ?
— Je cherche un sourd-muet-borgne.
— Pour quoi faire ?
— Pour lui offrir ce mouton qu'Aga-Nuccooru m'a conseillé de lui donner à lui seul et à nul autre.
— Peux-tu me donner une noix de kola pour dégourdir mes dents et une pincée de tabac à priser pour dégager mes narines ? demanda l'infirme.
Comme par hasard, Baa-Wamnde avait justement sur lui un paquet de quelques noix de kola et une tabatière remplie d'almu-njalla, un tabac à priser très finement moulu et aromatisé. Au lieu de n'offrir qu'une pincée de tabac et qu'une seule noix de kola, Baa-Wamnde donna toute la tabatière et le paquet entier de noix à l'infirme. Celui-ci ouvrit en deux la plus grosse des noix, dont chaque moitié suffisait à emplir la bouche. Il prit l'une des moitiés, la mâcha à belles dents et tendit l'autre à Baa-Wamnde, l'invitant a en faire autant.
Puis, la bouche pleine de kola, il se saisit de la main droite de Baa-Wamnde et l'entraîna dans un coin.
— Asseyons-nous là, lui dit-il ; quelle que soit la durée réduite de la position assise, elle est toujours préférable à la position debout, on s'y repose mieux.
Les deux hommes s'assirent à même le sol l'un en face de l'autre. Le bossu-borgne-boiteux-cagneux ouvrit alors la tabatière que venait de lui offrir Baa-Wamnde. Entre le pouce et l'index, il prit une pincée de tabac qu'il aspira longuement des deux narines avec un sifflement caractéristique. Deux larmes coulèrent de ses yeux. Il les essuya du revers de sa main gauche et dit :
— Ainsi, tu cherches un sourd-muet-borgne et tu n'as pas dédaigné de me questionner. L'as-tu fait parce que je suis moi même bossu-borgne-boiteux-cagneux ou pour un autre motif ?
Baa-Wamnde répondit :
— Combien de fois n'est-il pas arrivé que l'on trouve une perle rare dans une petite mare alors que l'on a cherché vainement dans le grand océan 7
— Eh bien, Baa-Wamnde ! Celui qui ne méprise pas de s'informer auprès de tout le monde est sûr de découvrir ce qu'il cherche. Ta bienveillance et ta considération m'ont obligé grandement. Aussi vais-je te dire où tu pourras trouver l'homme qui t'a été indiqué.
Njeddo Dewal la calamiteuse, mère de la misère et de la désolation, a construit une ville mystérieuse qu'elle a appelée Weli-weli, “Tout doux-tout doux”.
Elle y retient mon frère jumeau Siree, car il détient un secret qui pourrait causer sa perte. Or, de même que moi, Abdu, je suis bossu-borgne-boiteux-cagneux, mon frère Siree, lui, est sourd-muet-borgne. Njeddo Dewal le garde dans un vestibule où elle voulait nous emprisonner tous les deux, mais j'ai réussi à fuir. Elle a mis mon frère aux fers, et pour être sûre qu'il ne pourra s'échapper dans les rues de la ville, elle le laisse tout nu, sans boubou et sans pantalon. Ainsi nu et enchaîné, chaque jour il est fouetté à mort par les serviteurs de Njeddo. C'est donc à Weli-weli que tu trouveras celui que tu cherches.
Après avoir révélé à Baa-Wamnde tous les secrets occultes se rapportant à son frère Siree, Abdu le bossu-borgne-boiteux-cagneux sortit de l'une de ses poches un talisman.
— Porte-le à ton cou, dit-il. Il te permettra de te rendre sans dommage à Weli-weli.

En route pour Weli-weli

Ba-Wam'ndé remercia Abdu comme il se devait, puis il rentra chez lui. Là, il se prépara au voyage. Le lendemain matin de bonne heure, son sac en bandoulière, tirant après lui le kobbu-nollu, il quitta sa maison et prit le chemin de Weli-weli où il était sûr de trouver Siree le sourd-muet-borgne à qui il devait remettre son mouton.
Baa-Wamnde marcha. Il marcha depuis le matin jusqu'au moment où le soleil, parvenu au zénith, déversa sur la terre une chaleur si épuisante qu'elle obligeait tout voyageur à chercher un abri.
Il alla se reposer sous l'ombre d'un arbre bien touffu. A peine y était-il depuis quelques instants qu'il vit s'approcher un grand vol de sauterelles. Les bestioles envahirent la zone d'ombre et se mirent à danser autour de lui.
— Baa-Wamnde, Baa-Wamnde ! scandaient-elles ; où t'en vas-tu comme cela ?
— Je m'en vais à Weli-weli, la cité mystérieuse de Njeddo Dewal.
— Et que vas-tu chercher dans cette ville détestable et infernale, totalement dépourvue de femmes sinon des sept filles de Njeddo la calamiteuse ? Les puits de Weli-weli. ruissellent de sang. Le sol y est aussi brûlant que du feu. Chaque jour, Njeddo Dewal termine ses repas en buvant le sang des jouvenceaux.
Baa-Wamnde répondit :
— J'y amène ce mouton kobbu-nollu que vous voyez pour l'offrir à Siree le sourd-muet-borgne, frère d'Abdu le bossu-borgne-boiteux-cagneux. Oui, kobbu-nollu sera le mouton de la délivrance de Siree le sourd-muet-borgne. Seuls Siree et son frère Abdu tiennent tête à Njeddo Dewal, car Siree détient le secret qui enlèvera toute efficacité aux pouvoirs de la sorcière et la privera des moyens qui lui ont permis de ravager Heli et Yoyo.
Oui, par l'effet de ses sortilèges, les gens de Heli et Yoyo sont plongés dans une misère sans nom ! Les enfants y ont cessé de courir et de gambader. Chacun est épuisé comme s'il avait passé la journée à transporter un pesant fardeau de bois mort. Les gens de Heli et Yoyo accomplissent sans répit un travail harassant et infructueux et, au retour, aucun d'eux ne trouve de repas qui l'attend à la maison. Njeddo Dewal les place dans une situation comparable à celle d'un homme a qui l'on demanderait de pétrir de l'argile non mouillée.
La doyenne des sauterelles s'écria 8 :
— Ohè, Baa-Wamnde ! Nous avons été créées par Geno qui a réuni en nous les caractéristiques de plusieurs animaux (34). Laisse-nous te conter une chose.
Un jour, nous avons pris notre vol, assemblées comme en un grand nuage. Nous nous sommes posées dans ton champ familial et dans ton lougan personnel, et y avons tout dévore. Nous n'avons épargné les feuilles d'aucun arbre fruitier. Nous avons troué la terre de ton champ et y avons déposé nos œufs afin de pouvoir recommencer notre ravage l'année suivante. Or, malgré cela, le jour où tu as trouvé des enfants en train de malmener de petites sauterelles sans ailes, donc sans défense, tu as délivré nos rejetons. Cet acte de générosité dont tu as usé pour payer le mal que nous t'avions fait nous oblige, aujourd'hui, à te témoigner notre reconnaissance. Nous savons que tu vas à Weli-weli. Les risques de mort auxquels tu t'exposes ne sont pas minces ; aussi t'offrons-nous notre aide : prends de nos excréments et garde-les précieusement dans ton sac. Un jour, ils pourront te servir à quelque chose.
Baa-Wamnde suivit leur recommandation. Il remplit un petit sachet d'excréments de sauterelles et le rangea dans son sac. Puis il prit congé des ravageuses et continua sa route, tirant son mouton derrière lui.
Le deuxième jour de son voyage, Baa-Wamnde tomba sur un mariage de tortues. La population de la gent tortuesque était si nombreuse qu'on ne pouvait passer. La plus vieille des tortues s'adressa à lui :
— Ô homme au mouton ! T'es-tu égaré ou as-tu perdu la tête ? Quelle malchance t'a-telle poussé à venir là où personne ne doit accéder ? Il est sûr et certain que ta mort est cuisinée à point, sinon tu ne serais pas là en ce jour !
Sur ce, une petite tortue, qui était la fille du roi des tortues, s'avança et dit à son père :
— Ô papa! Je prends Baa-Wamnde sous ma garde et lui garantis la vie sauve. Un jour, cet homme m'a trouvée dans un fossé où je mourais de faim et de soif et d'où je ne pouvais sortir par mes propres moyens. Eh bien ! Il a interrompu son voyage, m'a sortie de ma prison et transportée jusqu'à une mare qui communique avec notre fleuve. Là il entra dans l'eau et me déposa à la profondeur voulue afin que je sois hors de portée de prédateurs éventuels.
Le roi des tortues s'exclama :
— Ohé, tambourinaires ! Battez à grands coups bien cadencés mon hymne royal en l'honneur de Baa-Wamnde !
Et tandis que s'élevaient joyeusement les cadences de l'hymne, le roi des tortues se saisit de la main de Baa-Wamnde, la souleva bien haut et, la secouant amicalement, s'écria :
— Loué sois-tu, Baa-Wamnde, sauveur de mon enfant unique, héritière de ma couronne ! Nous savons que tu vas à Weli-weli, la cité de Njeddo Dewal la calamiteuse. Considèretoi comme allant vers des épreuves terribles, sinon vers une mort certaine.
Ayant dit, le roi se fit apporter un tesson de carapace de tortue contenant un peu de terre glaise. Il le tendit à Baa-Wamnde :
— Tiens ! Mets ceci dans ton sac, ne le perds pas et veille à ce qu'il soit constamment à portée de ta main. Un jour où tu seras en difficulté, brise-le et jettes-en les morceaux dans du feu. C'est un cadeau que nous te faisons en signe de reconnaissance pour ta bonté' et ta générosité.
Baa-Wamnde remercia grandement le roi des tortues 9. On lui ouvrit un chemin et il reprit sa marche vers Weli-weli, toujours accompagné de son mouton.
Le soleil venait de disparaître derrîère l'horizon. Baa-Wamnde n'arrêta pas sa course pour autant. Il continua de marcher jusqu'au premier chant du coq. Alors, epuisé, tombant de sommeil, il s'écroula sur le sol.
Etait-ce un rêve ? Etait-ce la réalité 10 ? Il vit un grand attroupement de chiens tournant autour d'une termitière. Les chiens, le découvrant, se mirent à aboyer. Babines retroussées, crocs à nu, ils se précipitèrent sur lui, prêts à le mettre en pièces. C'est alors qu'un gros chien de berger sortit de la troupe et s'écria :
— Halte, mes frères ! Ce voyageur se nomme Baa-Wamnde, l'homme de bien et de charité. Un jour, il m'a trouvé réfugié dans un vestibule, malade à mourir, envahi de gale et de tiques voraces qui suçaient le peu de sang qui me restait et me rendaient la vie impossible. On m'avait chassé de partout, car personne n'aime un chien malade. Eh bien ! Baa-Wamnde que voici me recueillit, m'amena chez lui et me donna à manger.
— Cache-toi sous mon grenier à mil, me dit-il. Je m'y réfugiai, et tout le temps que j'y demeurai il ne me laissa manquer de rien, ni de viande ni de lait.
Je mangeai à satiété et me reposai tout mon soûl. Baa-Wamnde me soigna. Quand je fus guéri, il m'affecta à la garde de son troupeau composé de moutons et de grands cabris. Ainsi, je pus me refaire santé et vigueur jusqu'au jour où l'envie me prit de revenir parmi vous.
Même là, il n'opposa aucune difficulté à mon départ.
— Ô Baa-Wamnde ! Sois donc le bienvenu au pays des chiens qui tournent autour de la termitière merveilleuse (35). Mon oncle, roi de mon peuple, viendra te saluer.
Sur ce, un vieux canidé malade et édenté, dont les yeux laissaient couler de grosses larmes tandis qu'une longue bave pendait de sa gueule, s'avança tout tremblant. Il lècha les mains et les pieds de Baa-Wamnde et dit :
— Celui qui vient de parler est l'enfant de ma sœur. Tu as été bon pour lui. Je tiens à t'en remercier car le paiement du bel-agir ne doit être, chez les braves gens, que le bel-agir. Je sais que tu vas à Weli-weli. Oui, Njeddo Dewal la calamiteuse a bâti cette ville occulte qu'elle a nommée Weli-weli (Tout doux-tout doux) alors qu'elle aurait dû l'appeler Heli-heli (Brise-tout brise-tout) !
Le vieux chien (36) préleva les humeurs qui s'étaient coagulées au coin de ses yeux et les tendit Na Baa-Wamnde :
— Prends cela, lui dit-il. Enveloppe-le dans un chiffon et cache le paquet dans ton sac. En allant vers Weli-weli, tu te diriges, sans t'en douter, vers une mort mâle. Un jour où tu seras dans l'embarras et sans ressources, il se peut que tu aies à mettre dans certains yeux, après l'avoir mélangée à de l'antimoine amère, la matière que je viens de te donner (37).
Et il ajouta au paquet un peu de poudre d'antimoine amère et de cendre provenant de la cuisine.
Baa-Wamnde accepta le tout avec reconnaissance. Il remercia chaleureusement le roi des chiens, puis il prit congéet continua son chemin.
Après un certain temps, il déboucha inopinément sur une crapaudière. Les anoures, qui se rendaient à une foire, sautaient de tous côtés. Découvrant la présence de Baa-Wamnde, ils s'écrièrent :
— Que t'arrive-t-il, homme au mouton ? Où t'en vas-tu comme cela ? Est-ce la trame de tes jours qui a touché à sa fin ? Sinon il ne te viendrait jamais à l'idée d'aller à Wéli-wélii et surtout d'emprunter le chemin qui passe chez nous. Tu vas payer de ta vie ton audace ou ton étourderie.
— Une jeune femelle crapaud s'approcha de Baa-Wamnde en sautillant.
— Ne me reconnais-tu pas ? lui dit-elle. Un jour tu m'as fait crédit d'un bienfait, c'est à mon tour de te le payer.
— Je ne me souviens plus de t'avoir rencontrée, fit Baa-Wamnde.
— Il est habituel que l'auteur d'un bienfait oublie sa bonne action et cela est admissible, répliqua la jeune crapaude. Ce qui est condamnable et inqualifiable, c'est que le bénéficiaire de ce bienfait l'oublie. Tel n'est pas mon cas.
Un jour où la chaleur était écrasante, mourant de soif, je fus mise au supplice. J'aperçus en effet, posé à l'ombre d'un arbre, un canari (marmite en terre) rempli d'eau fraîche.
Pleine d'espoir, je m'en approchai pour m'y désaltéreri, mais l'ouverture était trop haute et trop étroite pour moi. Chacun de mes bonds pour l'atteindre se terminait par une glissade. Je dégringolais, roulais et me renversais sur le dos à ne plus voir que le ciel.
C'est alors que survint un gros gamin, sans doute le fils du propriétaire du canari. Il me trouva épuisée, gisant à terre, presque morte. Je haletais comme un chien altéré. Le gros gamin se saisit de mes pattes, les attacha avec une corde et serra si fort que mes oreilles en bourdonnèrent. Il souleva la corde à laquelle je me trouvais suspendue la tête en bas, et se mit à courir en me balançant. Et, croyez-moi, ce balancement n'avait rien d'un bercement à faire s'endormir un bébé, c'était plutôt des secousses à faire vomir ses entrailles ! Mon ventre s'emplit d'air à en éclater, mes pieds entravés enflèrent. Le gamin se plaisait fort à me voir dans cet état misérable.
C'est alors, Baa-Wamnde, que tu intervins et me délivras. Tu me détachas et réprimandas le gamin, lui interdisant de récidiver. Je ne me souviens plus de ce que tu lui as donné pour mon rachat, mais je sais que tu lui as donné quelque chose. Ce que je ne puis oublier, c'est l'action que tu as accomplie en ma faveur et qui m'a empêchée de périr.
La maman de la jeune crapaude sortit des rangs et, cahin-caha, s'approcha de Baa-Wamnde. Elle vomit entre ses pieds une pierre blanche arrondie de la grosseur d'un œuf d'oiseau mange-mil.
— Ô bienfaiteur des bêtes et des bestioles, compatissant même pour les têtards des eaux fétides et des mares bourbeuses ! dit-elle. Les animaux terrestres et aquatiques, les bêtes des cités et des forêts te sont reconnaissants et tous les oiseaux des champs gazouillent tes louanges dans les branches des arbres de la haute brousse ! Ô Baa-Wamnde ! Prends cette pierre et range-la dans ton sac. Elle te servira à quelque chose en un jour difficile vers lequel tu t'avances sans t'en douter, car aller à Weli-weli, C'est aller à la mort !
Baa-Wamnde rangea la pierre dans son sac. « L'adage veut, dit-il, que celui qui est reconnaissant ait autant de mérite, sinon davantage, que celui qui a fait le bien, car l'ingratitude est le propre de l'homme. »
Puis il remercia la mère-crapaud de sa bonté, salua tous les anoures assemblés et poursuivit son chemin.

Il était encore bon matin. L'air était frais. Toujours tirant son mouton, Baa-Wamnde marcha, marcha de longues heures, profitant de la fraîcheur matinale. Le soleil était voilé par des nuages, mais quand il se fut élevé dans le ciel à la hauteur de quatre hampes de grandes lances, ses rayons ardents percèrent les nuages et répandirent une chaleur si torride qu'elle sembla immobiliser l'atmosphère. Plus le moindre souffle de vent ! Baa-Wamnde se mit à transpirer abondamment. Malgré la chaleur qui l'étouffait, il avançait encore mais bien péniblement car, de surcroît, le chemin devenait de plus en plus mauvais, tantôt ondulant, tantôt défoncé, tortueux, raboteux ou encaissé si étroitement qu'il se demandait comment passer avec son mouton.
Pour comble de malheur, il aperçut au loin, à l'horizon oriental, un vaste amas de nuages semblables à des montagnes entassées. Certains de ces nuages étaient blanchâtres, d'autres noir indigo, d'autres teintés de bleu. Ils avançaient lentement comme des moutons qui paissent dans la plaine. Sans doute était-ce une tornade qui se préparait, car Baa-Wamnde vit de grands éclairs illuminer l'espace. Le ciel allait ouvrir ses vannes pour inonder la terre.
Subitement, le vent souffla. Il s'engouffra dans les feuillages et gonfla le boubou de Baa-Wamnde, ce qui ne facilitait guère sa marche. Pour avancer, il fut obligé de se pencher si fortement en avant qu'il paraissait prêt a tomber sur la face d'un moment à l'autre. Il inclinait la tête comme pour parer aux gifles que de violentes bourrasques lui assenaient sur les tempes. Tirant son mouton de la main droite, il se servait tant bien que mal de sa main gauche pour appliquer contre son corps les extrémités de son boubou et l'empêcher de gonfler davantage.
Baa-Wamnde leva les yeux pour regarder l'horizon. Des éclairs sinueux éclatèrent horizontalement entre deux nuages, puis un grand éclair arborescent illumina la nue. Assurément, un orage allait éclater.
Ce n'était certes pas le moment, ni pour lui ni pour son mouton, de se faire tremper. Epuisé, ne pouvant continuer sa marche tant son boubou gonflé d'air entravait ses pas, il se réfugia sous un arbre et se mit à prier. : « Ô Geno ! Empêche le ciel de pisser sur la terre ! » Le vent soufflait toujours avec rage. L'arbre sous lequel Baa-Wamnde s'était réfugié se trouvait dans une dépression boisée d'épineux. Des oiseaux ébouriffés étaient rivés sur les branches tendres. Selon l'humeur des vents, celles-ci s'élevaient comme des vagues en furie ou plongeaient dans le vide comme une embarcation qui chavire. A chaque plongée, le vent hérissait les plumes des oiseaux et déployait leur queue en éventail.
La prière de Baa-Wamnde fut-elle entendue ? Toujours est-il que la foudre rengaina ses flèches de feu qui menaçaient d'incendier la terre et que le vent s'apaisa. Comme pour marquer sa sollicitude envers l'homme au cœur empli de charité, Geno ne voulut pas que Baa-Wamnde et son mouton fussent trempés. Le tonnerre S'assourdit et se réduisit à un écho lointain ; les vents chasseurs de pluie avaient éloigné l'orage. Les gros nuages sombres qui, un instant auparavant, obscurcissaient le ciell s éclaircirent comme une boisson coupée d'eau. Ils s'amincirent, s'étalèrent, se dispersèrent en ondulant à la manière de dunes sablonneuses. Les petits nuages les suivirent en se tortillant, plissant leur dos comme pour former un chemin ondulé.
Baa-Wamnde quitta alors son abri et continua sa route avec son mouton vers Wé'li-wéli. A peine sorti du chemin encaisse et tortueux 11, il déboucha d'une manière inattendue dans une plaine encore plus difficile à franchir : c'était une immense étendue de sable très fin. Le marcheur s'y enfonçait jusqu'aux genoux. Au moindre souffle de vent, des grains de sable l'aveuglaient et mordillaient sa peau comme des milliers de fourmis rageuses.
Geno voulant et aidant, Baa-Wamnde, après bien des efforts et des souffrances, réussit à franchir la zone meurtrière sablonneuse qui, avant lui, avait englouti plus d'un homme et plus d'une monture 12.
Hélas ! A peine en était-il sorti qu'il tomba sur un village de porcs-épics où, justement, siégeait un conseil du trône. Un conseil peu ordinaire, à vrai dire : c'était plutôt un tribunal. Chose étrange, l'accusé êtait le roi lui-même.
L'audience se tenait sur la place publique où, tous les sept ans, avait lieu une grande foire. Toute la population avait été conviée à la séance. Le roi, amarré comme un fagot de bois et transporté comme un vulgaire cadavre d'animal, fut placé au milieu du cercle qui s'était formé afin d'y subir un interrogatoire préliminaire.
Quel crime le roi avait-il donc commis pour être ainsi maltraité et déféré honteusement devant le tribunal de son peuple ? Il avait ordonné, un jour où il était de mauvaise humeur, de tuer tous les singes qui peuplaient son royaume, car, disait-il, c'étaient des êtrangers indésirables, des parasites qui suçaient le pays et en appauvrissaient les natifs.
Baa-Wamnde ne put en croire ses oreilles, et moins encore ses yeux. Un roi déféré devant le tribunal de son peuple, cela pouvait encore s'admettre ; mais y paraître attaché comme un fagot de bois mort et, en plus, à cause de singes qui, de toute évidence, n'étaient en rien des porcs-épics, cela passait l'entendement ! Mais les choses sont ce qu'elles sont et il faut savoir s'y adapter. Si la coutume des temps est que les convives se frottent le ventre avant de prendre un repas, celui qui ne se frottera pas le ventre avant de manger risque d'avoir une indigestion, et il ne devra s'en prendre qu'à lui-même !
Le griot des porcs-épics avait aperçu Baa-Wamnde. Il S'avança vers lui et dit :
— Qui es-tu, toi qui n'es pas un porc-épic ? Tu n'es pas de ce pays. D'où viens-tu ? Et où vas-tu si étourdiment ? Je crois que tu as oublié ta raison quelque part et suspendu ta chance à une branche du bosquet de ton village ; sinon, tu ne viendrais pas ici aujourd'hui. En effet, tout étranger qui voit ce que tu viens de voir doit périr à l'heure et à l'instant. Ô toi, étranger et fils d'Adam, le roi que tu vois ainsi amarré n'en est pas moins encore roi. Il a pouvoir d'ordonner sur tout étranger, et cela jusqu'à sa destitution qui n'est pas encore prononcée. Or, il m'a ordonné de te flécher à mort. Avance ! Je vais te mener à notre lieu de supplice, et là, je hérisserai mes piquants et les lancerai sur toi tous à la fois. Ils te transperceront et tu mourras !
Baa-Wamnde prit docilement les devants ; le piqueur le suivit, le guidant de la voix. Quand ils furent arrivés sur les lieux, le porc-épic se secoua énergiquement et ses aiguilles jaillirent comme des traits en direction du corps de Baa-Wamnde. Mais, ô miracle, elles tombèrent toutes en deçà de son corps et se fichèrent en terre, formant comme une haie tout autour de lui. Qu'est-ce donc qui avait pu ainsi arrêter les flèches ? Avaient-elles ricoché sur un mystérieux bouclier, un bouclier qu'aucun œil ne pouvait voir ?…
A l'instant même un hérisson jaillit de l'invisible et dit :
— Ohé, porcs-épics ! Si Baa-Wamnde avait péri ce jour par votre faute, vous seriez tous exterminés par une male mort.
Le roi porc-épic, bien qu'attaché comme un fagot de bois, lui demanda :
— Qui est donc Baa-Wamnde ? Quand et où l'as-tu connu ?
Le hérisson raconta :
— J'ai connu Baa-Wamnde un jour de grand malheur, un jour ou je me suis trouvé bloqué au milieu d'un incendie de brousse. Le feu, qui pétillait avec rage, avançait rapidement vers moi ; ses flammes dévoraient voracement tout ce qui se trouvait à leur portée. J'éprouvais une si grande peur et mon cœur battait si fort que mes pattes se paralysèrent comme si elles avaient enflé tout à coup. Baa-Wamnde, qui avait vu la scène, sauta par-dessus les flammes pour me rejoindre. Il me prit, me mit dans son sac et derechef s'élança audessus du feu pour sortir de la zone d'incendie. Puis il alla me placer dans un trou. C'est en reconnaissance de ce bienfait que, pour le protéger, mes frères hérissons, invisibles à vos yeux, se sont mis en cercle autour de lui. Chacun de nous a arrêté l'une des flèches lancées par votre bourreau et l'a fichée en terre. Quant à vous, porcs-épics, vous connaissez le pouvoir magique qui est le nôtre, à nous hérissons. Si vous ne réparez pas joliment votre faute, nous vous infligerons une punition sévère !
Sur ce, un porc-épic borgne, aux membres à moitié brisés, avança péniblement, traînant son corps délabré. Il dressa son cou et vomit un fruit de foogi (38).
— Ô Baa-Wamnde ! dit-il. Prends ce fruit et mets-le dans ton sac.
Puis il s'adressa aux autres porcs-épics :
— Vous avez toujours eu une mauvaise opinion de moi. Chaque fois que je vous ai donné un conseil, vous avez refusé de m'écouter, me prenant pour un imbécile. Mais le fait d'être laid et d'avoir un corps difforme n'est en aucune façon une preuve d'imbécillité ; cet état extérieur ne saurait éteindre la bénédiction intérieure de Geno une fois qu'il l'a donnée 13.
Ô Baa-Wamnde, continua-t-il, consomme ce fruit dès que tu auras faim, puis gardes-en les noyaux dans ton sac. Ils te seront utiles un jour de difficulté, et ce jour viendra pour toi puisque tu vas à Weli-weli.
Baa-Wamnde remercia le hérisson et prit congé des porcs-épics, auxquels il pardonna gracieusement leur mauvaise intention. Poursuivant son chemin, il arriva devant un fleuve. Celui-ci avait tellement grossi qu'il commençait à sortir de son lit et menaçait d'inonder une partie de la plaine. Déjà il avait provoqué l'éboulement d'une partie de ses hautes berges, déraciné de nombreux arbres et noyé les broussailles. Sa haute crue avait presque avalé les bosquets des îlots qui n'étaient plus visibles qu'à moitié. Sous les coups répétés des vagues, une écume blanchissait les lèvres du fleuve 14, comme l'on voit parfois se couvrir d'une écume blanchâtre les lèvres desséchées d'un homme altéré qui a beaucoup parlé.
A la vérité, ce fleuve était différent de tous les autres fleuves de la terre : c'était Gayobélé, le fleuve magique des Fulɓe 15. Il alimentait de grands lacs et possédait par endroits d'immenses profondeurs. Chacune de ses poches d'eau contenait des variétés innombrables de poissons de toutes formes et de toutes tailles. Les gros poissons qui vivaient au plus profond des eaux se nourissaient des poissons moyens qui les surplombaient. Ceux-ci à leur tour, mangeaient les plus petits qui nageaient au-dessus d'eux, les siiwuuji. Pendant les périodes sans lune de la saison froide, les siiwuuji quittaient leur poche d'eau et remontaient le courant du fleuve. Leur voyage se poursuivait jusqu'à l'étang dit du jujubier. Là, ils profitaient de la crue du fleuve et de l'inondation pour s'éparpiller dans la plaine, chaque femelle sachant très exactement ou aller déposer sa ponte. Le retrait des eaux coïncidant avec l'éclosion des œufs, les jeunes poissons se trouvaient drainés vers le lit du fleuve. Ils redescendaient son cours en aval, se separaient de leur maman et allaient vivre leur vie d'adulte, chacun se retirant dans l'une des 113 poches de Gayobeele, à l'exact niveau de profondeur qui était celui de son espèce (39).
Baa-Wamnde entra dans le fleuve magique et entreprit de le traverser à la nage avec son mouton. Ngudda, le crocodile à la queue écourtée (40) qui a reposait non loin de là aperçut le kobbu-nollu et son maître qui nageaient vers la rive opposée. Tout heureux, le grand reptile aquatique à l'épaisse cuirasse crut avoir ainsi à portée de ses dents une provision de nourriture pour de nombreux jours. Serrant fortement les mâchoires, il redressa bien droit ce qui lui restait de queue et entra dans le fleuve. Son nez, qui pointait à la surface, fendait leau comme un couteau déchire une étoffe. Deux larges bandes blanches semblaient s'écarter après son passage. Il avançait rapidement, bien décidé à se saisir du mouton aux yeux multicolores ou de son imprudent propriétaire, ou même, pourquoi pas, des deux à la fois.
Baa-Wamnde et son mouton nageaient tranquillement, ignorant le danger qui les menaçait. Au moment où ils atteignaient la berge et s'apprêtaient 'à sortir de l'eau, le carnassier aquatique à la peau brune et aux dents en forme de scie les rejoignit. Il ouvrit tout grand sa gueule. Bien que sa queue fût écourtée, il la recourba et la lança pour accrocher d'une seule prise Baa-Wamnde et son mouton ; après quoi il ne lui resterait plus qu'à les entraîner dans les eaux profondes pour les y étouffer et les y noyer.
Si Ngudda le crocodile avait pu prévoir comment allait se terminer sa manœuvre, jamais il ne s'y serait lancé avec autant d'empressement et de décision. En effet, Ngabbu l'hippopotame se trouvait justement posté à proximité. Et lorsque le caïman lança sa queue avec force, celle-ci, au lieu de happer Baa-Wamnde et son mouton, se trouva saisie au vol par les deux puissantes mâchoires de Ngabbu. Le grand quadrupède amphibie des fleuves referma d'un seul coup les deux immenses pièces osseuses, fortes comme deux battants de fer, qui supportaient ses dents, poussa un terrible hennissement et, tenant fermement sa proie, se hâta de regagner la terre ferme. Le pauvre crocodile était suspendu à sa gueule comme un vulgaire fruit de baobab, sa queue faisant office de pédoncule.
Bâ-Wâ'm'ndé sortit de l'eau tout tremblant. Son mouton et lui venaient de l'échapper belle ! Ngabbu l'hippopotame balança le crocodile et le jeta le plus loin qu'il put. Le pauvre Ngudda, voltigeant comme une pierre éjectée par une fronde, fut arrêté dans son vol par un baobab planté à quelques mètres de là et resta accroché entre ses branches. En s'abattant sur l'arbre, il avait heurté l'un des fruits du baobab qui tomba à terre en tintant comme une cloche. Ngabbu l'hippopotame s'écria :
— O Baa-Wamnde! Ramasse le fruit qui vient de tomber et ouvre-le !
Baa-Wamnde se précipita, prit le fruit et l'ouvrit avec une pierre. Le fruit ne contenait pas, comme à l'accoutumée, du pain de singe, mais, ô merveille, il contenait un crâne, oui, un crâne, celui-là même que Buytoorin avait placé dans la case-nombril de l'hexagramme et qui avait conté et vaticiné (41)
Ngabbu s'ecria :
— Ô Baa-Wamnde le bienheureux ! Si un autre fruit était tombé, ç'aurait été le signe de ta mort. Prends ce crâne et mets-le dans ton sac, car il te servira un jour où tu seras dans l'embarras. Interroge-le, et il te parlera comme il a parlé à ton ancêtre Buytoorin et à son fils Helleere.
— Qu'ai-je fait, s'exclama Baa-Wamnde, pour mériter d'échapper ainsi au grand danger qui me menaçait ? Sans ton intervention, Ngabbu, les dents pointues du carnassier à la peau brune ne m'auraient pas manqué !
Ngabbu, qui était en fait une maman hippopotame, répondit à sa question :
— Un jour, dit-elle, alors que j'allaitais un tout petit bébé, il m'est arrivé d'aller fourrager dans les rizières de ton village. Des chasseurs à l'affût se préparaient à me tuer, mais tu les en empêchas, leur rappelant qu'il est interdit par la coutume de tuer une femelle qui allaite, fût-ce une maman hippopotame.
Tout à l'heure, ajouta-t-elle, je t'ai vu entrer dans le fleuve avec ton mouton et je savais que le gourmand à la queue écourtée chercherait â te tuer. Aussi me suis-je postée au bon endroit, ce qui m'a permis de happer sa queue avant qu'elle ne se saisisse de toi ou de ton mouton.
Baa-Wamnde remercia chaleureusement Ngabbu la maman hippopotame. Puis il ramassa le crâne, le mit dans son sac et reprit son chemin vers Weli-weli.
Après une demi-journée de marche, il pénétra dans une plaine rocailleuse où il vit ce qu'aucun œil n'avait jamais vu ni aucune oreille jamais ouï conter. Dans cette plaine, des œufs d'araignée étaient en train d'écraser des cailloux ! Dès qu'une pierre se trouvait touchée par un œuf, elle se réduisait en poudre et devenait comme de la farine de terre. Baa-Wamnde, au comble de l'étonnement, observa ce phénomène extraordinaire. En effet, que peut-il y avoir de plus étrange que des œufs d'araignée, symbole même de la faiblesse et de la fragilité, en train d'écraser des pierres 16 ?
Une grosse araignée noire (42), suspendue à un arbre par un fil invisible de sa fabrication, dit au voyageur :
— Bonhomme, d'où viens-tu et où vas-tu ?
— Je viens du pays de Heli et Yoyo et me dirige vers Weli-weli, la cité magique de Njeddo Dewal.
— Et que vas-tu chercher à Weli-weli ?
— Je cherche Siree, le grand sourd-muet-borgne, frère d'Abdu, le petit bossu-borgneboiteux-cagneux.
— Prends une provision de mes œufs, dit alors l'araignée, et emporte-les avec toi. Un jour difficile, leur pouvoir te servira à quelque chose.
Baa-Wamnde ne se le fit pas dire deux fois. Il ramassa une bonne provision d'œufs, les enveloppa et les mit dans son sac.
Il possédait maintenant dans sa gibecière sept choses insolites :

Oui, voilà les sept choses plus ou moins extraordinaires qui se trouvaient dans le grand sac que BâWàm'ndé portait en bandoulière.
Continuant sa marche, Bâ-Wàrn'ndé déboucha sur une plaine qui ressemblait à une immense futaie : mais au lieu d'être hérissée de grands arbres, elle était plantée de pitons rocheux etroits et pointus comme des aiguilles qui semblaient vouloir transpercer la nue. Sur chaque pointe, une aigrette se tenait sur une patte, scrutant l'horizon d'un air méditatif. Certaines étaient de couleur cendrée, d'autres d'une teinte pourprée, d'autres encore d'une blancheur éclatante. Le faisceau de plumes qui ornait leur tête était lisse comme de la soie et brillant comme une pierre précieuse. A chaque brin de duvet qui garnissait leur jabot ou leurs flancs pendait une perle qui aurait pu servir de dot à une reine.
A la vue de Baa-Wamnde, toutes les aigrettes (43) déployèrent leurs ailes et s'écrièrent :
— Salut à Baa-Wamnde ! Salut, salut et encore salut à Baa-Wamnde, le conducteur de Kobbu. Mais ô Wâm'ndé, où t'en vas-tu comme cela ?
— O aigrettes du Village des aigrettes ! répondit Baa-Wamnde, je vais à Weli-weli, la cité de Njeddo Dewal.
— Baa-Wamnde ! s'exclamèrent les gracieux volatiles. Alors tu vas vers la mort, car Njeddo Dewal badine avec la vie des jouvenceaux. Maintenant, tu n'es plus très loin de ton but.
Non loin de là, nichant sur quelques pitons, des cigognes noires à ventre blanc étaient occupées à gaver de vipères et de rats leurs cigogneaux aux duvets semblables à des brins de paille. Quand elles entendirent Baa-Wamnde déclarer qu'il se rendait â Weli-weli, elles claquèrent du bec.
— Qu'est-ce donc qui t'est passé à travers la gorge et te fait désirer la mort ? dirent-elles. Car aller chez Njeddo Dewal la méchante, C'est aller vers une mort certaine.
Pour toute réponse, Baa-Wamnde leur dit :
— Ô cigognes de bon augure ! Indiquez-moi où se trouve Weli-weli ; et pour le reste, que la volonté de Geno soit faite !
— Weli-weli se trouve derrière une montagne située non loin d'ici, répondirent les oiseaux au long bec (44) ; mais cette montagne, dont la crête effleure les nues, est une muraille infranchissable. Aussi, quand tu seras parvenu auprès d'elle, fouille dans ta besace et consulte le crâne qu'avaient consulté tes ancêtres. Il te dira ce qu'il faut faire pour triompher de cet obstacle.
Baa-Wamnde remercia grandement les cigognes et poursuivit son chemin. Après quelques heures d'une marche facile, brusquement il se trouva au pied de la montagne-muraille. Il sortit alors de sa besace le crâne parleur et le supplia :
— Ô crâne conseiller de mes ancêtres ! Je t'en conjure, au nom du baobab dans le fruit duquel tu t'étais retiré, dis-moi ce que je dois faire pour pouvoir traverser cette muraille de pierre infranchissable.
— Cherche du bois de foogi, répondit le crâne, et sers-t'en pour allumer un feu. Dès que tu auras obtenu des braises ardentes, place-les dans le tesson de carapace de tortue, verses-y les excréments de sauterelle, brûle le tout et tu verras ce que tu verras !
Baa-Wamnde partit à la recherche de bois de foogi. Il trouva assez rapidement un pied de cet arbuste entouré de quelques branches mortes. Il les cassa, les rassembla et, avec son silex, enflamma le bois sec. En peu de temps il obtint les braises nécessaires.
Ouvrant son sac, il en sortit le tesson de carapace de tortue et les excréments de sauterelle. Il mit les braises ardentes dans le tesson et y jeta les excréments desséchés, qui s'enflammèrent. Il s'en dégagea une fumée blanchâtre qui monta droit dans l'air, s'épaissit, se solidifia et s'arrondit à son extrémité comme une barre à mine.
Cette énorme barre miraculeuse se mit à cogner avec force sur la muraille pierreuse. Après plusieurs coups, elle y perça une ouverture assez large pour laisser passer Baa-Wamnde et son mouton, qui s'y engagèrent aussitôt. La galerie souterraine ainsi ouverte était longue et obscure mais, en fait, sa traversée demanda plus de temps que d'efforts aux deux voyageurs.

Où Baa-Wamnde atteint son but

Une fois sorti de ce tunnel, Baa-Wamnde aperçut la ville de Wélî-wéli qui s'étirait devant lui d'est en ouest, si immense qu'il ne pouvait en discerner les limites. Il ne sut jamais comment, tout à coup, il se trouva transporté dans une grande avenue de la cité !
Chose curieuse, malgré la beauté des maisons dont beaucoup étaient à étages, il ne vit ni ne perçut aucun signe de vie ni de présence humaine. Sans savoir où il allait, il continua sa marche. Après avoir longtemps déambulé, il finit par déboucher sur ce qui, apparemment, était la place du marché. Mais au lieu d'y voir assemblée, comme il eut été normal, une foule de vendeurs et d'acheteurs, il ne vit que des animaux, et, de surcroît, des animaux qui se livraient à des activités tout à fait bizarres : sous un hangar, des chiens présentaient du mil à des singes ; ailleurs, des guenons offraient du lait de bufflonne à des porcs, des boucs puants parlaient haut à des oiseaux géants, des tortues s'adressaient en murmurant à des panthères.
Plus loin, un âne installé devant une forge fabriquait des houes, des couteaux, des clous et des aiguilles. Un petit hérisson actionnait la soufflerie. L'âne, qui se servait de sa bouche pour saisir les outils avec lesquels il forgeait à chaud ou à froid, lançait, avant chaque operation, un braiment spécial.
Devant tant de choses plus extraordinaires les unes que les autres, Baa-Wamnde resta interloqué, ne sachant que faire. « Certainement, se dit-il en lui-même, il s'agit là d'êtres métamorphosés par sortilège » Alors, se souvenant tout à coup de l'alliance sacrée qui existe entre Fulɓe et forgerons (45), il se dirigea vers l'atelier de l'âne.
— Bonjour, forgeron aux grandes oreilles qui manie ses outils au moyen de ses mâchoires ! s'écria-t-il.
— Bonjour, gandin de Pullo ! répliqua l'âne. Je parie qu'au lieu de te trouver ridicule toi-même, tu crois que c'est moi qui le suis ? Et d'ailleurs, que viens-tu faire ici avec ce mouton ?
— Il n'est pas pour toi, repartit Baa-Wamnde. Je le destine à quelqu'un qui se trouve dans cette ville, je ne sais exactement où. Si tu peux me donner quelque indication à ce sujet, les mânes de mes ancêtres et des tiens t'en sauront gré, car ton geste te sera peutêtre utile, à toi et à tous les êtres que je vois ici bizarrement métamorphosés.
— Alors, dit l'âne, tiens-toi bien, car je vais dégager un vent qui vous emportera, toi et ton mouton, dans un endroit où tu verras ce que tu verras.
Baa-Wamnde saisit fermement la corde de son mouton. L'âne sortit alors de son fondement un pet aussi puissant que tonitruant. La violence du souffle fut telle que nos deux compagnons furent soulevés et projetés au loin. Ils allèrent retomber sur une charge de piments. Sous le choc, les gousses s'écrasèrent. Une fine poudre s'éleva, enveloppa Bâ-Wâmnde et lui piqua douloureusement les yeux et les narines. Ses larmes coulèrent en abondance. Aveuglé, il voulut s'essuyer les yeux du revers de la main. Il lâcha la corde du kobbu. Aussitôt, celui-ci s'échappa et se précipita dans une rue voisine, bêlant de toutes ses forces.
Après avoir recouvré la vue, Baa-Wamnde; constata la disparition de son mouton. Entendant au loin les bêlements de l'animal, il s'élança dans la rue, tendant l'oreille, regardant à droite et à gauche, s'arrêtant de temps en temps pour mieux s'orienter. Arrivé devant une fourche où deux voies s'offraient à lui, il ne sut laquelle prendre car il n'entendait plus rien. Il récita alors la formule peule jalinga jalinga 17. Le dernier mot lui ayant indiqué la voie de droite, il s'y engagea sans hésiter. Un peu plus loin, il trouva le mouton tout occupé à se gratter.
Au fur et à mesure que l'animal raclait sa toison de laine, des étincelles en jaillissaient pour aller retomber sur une sorte de vestibule métallique qui donnait accès à on ne savait quel édifice. Baa-Wamnde s'approcha du mouton. Au même moment, un être bizarre apparut : doté d'une tête humaine surmontant un tronc de caïlcédrat, il était porté par deux gigantesques pattes d'autruche. Cet être a la fois humain, végétal et animal (46), s'adressa à Baa-Wamnde :
— Bonhomme malchanceux ! Qu'est-ce qui a pu t'amener en ce lieu interdit à tout être vivant sous peine de mort violente ? Si Njeddo Dewal apprend que tu es là, elle enverra son bourreau pour te castrer, te suspendre par les pieds et déchirer ta chair en lambeaux avant de te trancher la tête ! Si tu veux éviter ce malheur, donne-moi ton mouton.
Au lieu de s'exécuter, Baa-Wamnde demanda à l'étrange créature quel était ce lieu et dans quelle pièce donnait ce vestibule métallique.
— Le vestibule, répondit la créature hybride, donne sur une pièce où Njeddo Dewal séquestre ses ennemis et ceux qui refusent de la servir.
— Je te remercie de ton information, dit Baa-Wamnde. Quant au mouton que tu me demandes, je ne puis te l'offrir car il ne m'appartient pas. J'ai été chargé de l'amener à Weli-weli pour le donner à Siree, le sourd-muet-borgne qui s'y trouve emprisonné. Or, à ce que je vois, tu es loin d'être cet homme.
— En effet, répondit l'homme-plante-animal. Je ne suis ni Siree, ni Abdu son frère puîné le bossu-borgneboiteux-cagneux.
Et tout à coup, sans en dire plus, il disparut.

Pendant tout ce temps, le mouton avait continué a se gratter. Les étincelles qui jaillissaient de sa toison se focalisaient sur la porte du vestibule. Elles finirent par en faire fondre la serrure, mais le battant restait toujours fermé. Il était si lourd que trois éléphants n'auraient pas réussi à l'ébranler. Alors, à la manière d'un bélier prêt à charger, kobbu-nollu recula, puis fonça sur le battant qui céda miraculeusement. Suivi de Baa-Wamnde, il pénétra dans le vestibule.
Celui-ci donnait sur une cour parsemée de clous pointus qui en tapissaient le sol aussi drument que des épines sur le dos d'un hérisson. Une voix se fit entendre :
— Malheur! disait-elle, à celui qui vient d'ouvrir la porte du vestibule pour pénétrer dans la cour interdite !
Au même moment, un bruit semblable à un coup de tonnerre éclata, assourdissant Baa-Wamnde. Comme par enchantement, son mouton disparut. Il était à nouveau bien embarrassé. Que faire ? Que dire ? Où aller ? A peine se posait-il la question que le ciel s'obscurcit au-dessus de sa tête. Un éclair en jaillit, suivi d'un grondement de tonnerre si violent qu'il fit trembler la terre et s'évanouir Baa-Wamnde.
Encore à moitié inconscient, il sentit qu'on le transportait, puis qu'on le déposait sur le sol. Quelque chose lui léchait le bras. Il entrouvrit les yeux. C'était son kobbu-nollu, tout aussi miraculeusement réapparu, qui le réveillait ainsi avec douceur 18.
Il vit qu'il avait été déposé au pied d'une termitière géante, tout entière façonnée d'argile jaune clair, sculptée de reliefs puissants terminés par des sortes de pinacles, comme on en voit au faîte des maisons ou au sommet de certaines collines. La reine tourna le dos à Baa-Wamnde, lui présentant son abdomen aussi énorme qu'une grosse tortue de fleuve salé. Quant au roi, dont la tête était aussi volumineuse que celle d'un éléphanteau, il fit face à Baa-Wamnde. Le temps de quelques clignements de paupière et sans qu'on sa comment, les deux termites géants avalèrent le mouton kobbu-nollu sans en laisser de traces. Puis ils rotèrent, comme font certains après un bon repas.
Les ouvrières-termites, dont chacune était aussi grosse qu'un énorme crocodile, sortirent de leur cité avec affolement, cherchant un endroit où se cacher. Chacune se mit à creuser un trou dans le sol, malgré les cris du roi et de la reine leur ordonnant de rester sur place. Tous les termites finirent par disparaître sous terre.
Brusquement, la reine se jeta sur son mâle, le dévora, puis courut vers la termitière pour s'y réfugier. Mais celle-ci, comme rongée par l'action d'une pluie persistante, s'effondra sur elle-même, découvrant aux regards Siree, le sourd-muet-borgne, qui se tenait en son milieu. Baa-Wamnde constata que ce dernier était non seulement borgne, sourd et muet, mais encore bossu par-devant et par-derrière. Son cou était pris dans un carcan et ses membres chargés de chaînes rivés à un gros tronc de caïlcédrat. Son corps était couvert de brûlures et de plaies où des vers se nourrissaient de sa chair.
La reine des termites vint auprès de Siree.
— Mon salut dépend de toi, dit-elle, et de toi seul. C'est notre maîtresse Njeddo Dewal, la grande magicienne aux yeux rouges comme un soleil couchant, qui nous a donné l'ordre a mon mari, mes compagnons et moi-même, de te charger de fers et de maçonner notre demeure autour de ton corps afin que personne ne puisse te délivrer. Elle a ensuite fait entourer notre termitière d'une muraille si haute et si lisse que même un lézard n'y peut grimper sans glisser et retomber à terre.
Cette enceinte n'a qu'une entrée : un vestibule métallique magiquement fermé par une porte dont le battant est si épais et si lourd que la foudre elle-même ne peut le transpercer.
Siree — dont la langue et l'ouïe s'étaient déliées comme par enchantement dès l'instant où le mouton kobbu-nollu avait pénétré à l'intérieur de l'enceinte — lui demanda :
— Pourquoi Njeddo Dewal me séquestre-t-elle et me fait-elle maltraiter nuit et jour au fouet et au fer rouge ?
— Tu es détenteur d'un secret mortel pour elle, répondit la reine. Or elle n'a réussi ni à te l'arracher, ni à te faire accepter de devenir son allié pour l'aider à parfaire son œuvre, qui est la destruction du pays de Heli et Yoyo et l'extermination de ses habitants par le feu, l'eau, le vent et la sécheresse. Le seul pouvoir qu'elle a eu sur toi a été de t'emprisonner comme elle l'a fait.
Ta libération équivaut à sa perte. Le vestibule a 'été miraculeusement ouvert je ne sais comment ni par qui. C'est l'heure de ta délivrance qui vient de sonner, car il était dit que celle-ci surviendrait quand mes ouvrières auraient disparu sous terre et que j'aurais dévoré mon mari après que tous deux nous aurions avalé un mouton kobbu-nollu. Je ne sais qui a introduit le kobbu-nollu dans notre demeure ni comment on s'y est pris pour le faire. Quoi qu'il en soit, nous sommes devant le fait accompli et maintenant, pour mon salut, je dois trouver une cachette sûre.
Siree eut pitié de la reine des termites. Non seulement il lui pardonna, mais il oublia à l'instant même tout le mal qu'il avait subi par sa faute 19.
— Que puis-je faire pour t'éviter les représailles de Njeddo Dewal ? lui demanda-t-il.
— Presse sept fois mon abdomen avec les trois premiers doigts de ta main gauche en tenant repliés les deux derniers, répondit-elle.
Siree s'exécuta sans se le faire répéter deux fois. Sous la pression de ses doigts, l'abdomen de la reine creva comme un abcès mûr. Il en sortit deux gros nuages, l'un sombre et 'épais comme la nuit, l'autre léger et clair comme la lumière. Tous deux s'élevèrent rapidement dans l'atmosphère. Le premier rejoignit la nuit et augmenta son obscurité, le second rejoignit le jour et intensifia sa clarté.
Les chaînes et les carcans qui rivaient Siree fondirent comme beurre au soleil. D'un seul coup, il fut non seulement délivré de ses liens mais miraculeusement guéri et de ses plaies et de ses infirmités. Ces dernières n'étaient dues en effet, tout comme celles de son frère Abdu, qu'à un charme de Njeddo Dewal, et ce charme se trouvait rompu.
Une fois recouvrées sa santé et sa forme normale, Siree se révéla être un homme bien bâti et fort comme un taureau.
Voyant devant lui Baa-Wamnde, il lui dit :
— O Baa-Wamnde ! Voilà sept ans que je t'attends. A chaque soleil qui se levait, j'espérais te voir arriver avec le mouton providentiel kobbu. Et chaque fin de journée, chaque fin de semaine, de mois et d'année ne faisaient qu'augmenter mon désespoir. Mais mieux vaut tard que jamais. Tu es là, et me voici non seulement libéré de ma prison mais aussi guéri de mes infirmités.
Cela dit, il se secoua énergiquement et s'étira comme un homme qui vient de se réveiller d'un long et lourd sommeil. Puis il reprit :
— Partons d'ici sans attendre, car Njeddo ne tardera pas à apprendre ce qui vient de se passer. Or, c'est un signe de malheur pour son pouvoir !

Nouvelle étape vers l'inconnu

Siree et Baa-Wamnde quittèrent les lieux en courant. Dès qu'il eurent gagné la rue, Siree arracha deux poils de ses aisselles, un à gauche et un à droite. Il les noua et souffla dessus. Les deux poils se métamorphosèrent en un boa long de quatorze coudées et gros comme un tronc de baobab.
— Bâ-Wâni'ndé, s'ecria-t-il, monte sur ce serpent et frappe ses deux flancs de tes talons. Il lui poussera des ailes et il s'envolera dans les airs (47). Il sera aussi rapide que l'éclair. Ne t'effraie pas des bruits que tu entendras et pour rien au monde ne te retourne pour regarder en arrière. Et si d'aventure quelque chose te frôle et semble prêt à se saisir de toi, n'éprouve aucune peur. Et surtout, je te le répète, ne te retourne pas, à aucun prix ! Il y va de ton salut » !
Baa-Wamnde enfourcha l'énorme boa et le piqua des talons, comme l'aurait fait un cavalier de ses éperons. Aussitôt, le reptile géant prit les airs comme un oiseau. Il s'éloigna rapidement dans le ciel avec son passager 20.
A l'instant même, Njeddo Dewal, dans sa demeure, fut prise d'un malaise terrible. L'air lui parut anormalement lourd, sa respiration devint difficile, sa poitrine se rétrécit. Elle se mit à se trémousser sur sa couche, pressentant que quelque chose se passait au vestibule métallique. Pour s'en assurer, elle envoya l'un de ses esprits serviteurs vérifier sur place si tout était en ordre.
Une fois parvenu sur les lieux, l'esprit-serviteur trouva la lourde porte du vestibule entrebâillée. Il entra et constata la disparition de la termitière jaune clair. Ce que voyant, son ventre se remplit du désir d'informer 21 Il prit le chemin du retour avec hâte, craignant que son ventre trop rempli ne se déchire 22 et que les informations qui y étaient contenues ne s'échappent. Hélas, malgré toutes ses précautions, son ventre se déchira et les nouvelles se répandirent sur la terre. Il les ramassa à la hâte, les remit dans son ventre et cousit la déchirure. Sept fois, sur le trajet qui sépare le vestibule métallique de la demeure de Njeddo, son ventre se déchira et sept fois il le recousit. Lorsqu'il arriva enfin en face de Njeddo, il se mit à bégayer de frayeur :
— Nje… Nje… Njeddo Dewal ! J'ai trouvé le vestibule ouvert. La termitière a disparu et les clous se sont rétractès sous la terre comme des griffes de félin au repos.
A cette nouvelle, Njeddo Dewal poussa sept cris stridents. Une brusque chaleur lui parcourut tout le corps. Une sueur chaude détrempa son visage. Ne pouvant rester en place, elle s'agitait, se trémoussait, elle en vint même à souiller ses vêtements. Quand elle fut un peu calmée, elle appela sept esprits qui faisaient partie de ses serviteurs dévoués.
— Allez voir immédiatement ce qui se passe au vestibule métallique, commanda-t-elle. Si d'aventure Siree le sourd-muet-borgne se trouve sur les lieux, emparez-vous de lui et tranchez-lui la tête avec le sabre que voici.
Et elle remit au chef des sept esprits un sabre dont la lame était faite d'un alliage de sept métaux.
— Avant d'exécuter Siree, ajouta-telle, allez ouvrir les sept cratères des sept monts volcaniques qui entourent Weli-weli. Commandez aux montagnes de vomir les feux de leurs entrailles. Que les flammes consument les nuages du ciel et carbonisent tout sur la terre, jusqu'aux grains de sable, et que tout soit réduit en cendre grise ! Que le feu ne laisse aucune vie subsister, qu'il empêche toute respiration, que rien ne demeure sur sa base ni dans son état naturel ! Allez !
Comme une flèche, les esprits s'élancèrent, prêts à exécuter les ordres donnés par Njeddo Dewal. Arrivés devant le vestibule métallique, ils cherchèrent des yeux Siree, mais ils ne le virent pas.
— Peut-être, se dirent-ils entre eux, Siree s'est-il caché dans un coin du vestibule ? Allons nous en rendre compte.
Se suivant à la queue leu leu, ils se rapprochèrent craintivement du vestibule, hésitant à y pénétrer bien que le battant en soit entrebâillé. Ils étaient en train de se concerter, quand Siree surgit tout à coup derrière eux. Il leur ordonna sur un ton incantatoire :
— Entrez dans le vestibule malgré vous ! Telle est la volonté de Geno 23.
Les sept esprits se sentirent attirés comme par un aimant. Malgré leur résistance, ils furent précipités à l'intérieur du vestibule. La salle s'enflamma aussitôt et tous les sept périrent dans le feu. La lourde porte se referma et, miraculeusement, le vestibule et la muraille d'enceinte disparurent sous terre. A ce moment, Baa-Wamnde et sa monture volante n'étaient plus qu'un petit point noir à l'horizon.
Njeddo Dewal, dans sa prescience, ressentit en elle ce qui venait de se passer. Furieuse comme un grand feu de brousse, elle se leva et prononça sept paroles magiques. Immédiatement, le firmament rougit comme s'il venait d'être teint avec du sang. Le soleil s'obscurcit, se détacha de son embasement, se rapprocha de la terre et déversa sur elle une chaleur infernale.
La sorcière fit alors venir un gros oiseau auprès d'elle. Les uns disent que C'était un aigle pêcheur de très grande envergure ou un aigle chasseur, d'autres que c'était un aigle de haute montagne qui ne descend que rarement dans la plaine. Toujours est-il que Njeddo fixa sur le dos de l'oiseau gigantesque un siège dans lequel elle s'assit confortablement.
Elle commanda à son gardien de tam-tam de battre de son tambour de sorcier recouvert de peau humaine. Au fur et à mesure que les sons du tam-tam se répandaient dans l'espace, les bêtes les plus méchantes de la terre sortaient de leurs nids ou de leurs terriers pour se lancer à la poursuite de Siree et de Baa-Wamnde, qu'elles avaient mission de rechercher. Njeddo Dewal avait su, en effet, que le mouton kobbu-nollu avait été amené par Baa-Wamnde. — Il faut coûte que coûte que vous attrapiez ces deux hommes, hurla-t-elle. Sinon, c'est la fin de mon pouvoir !
Avant de partir, elle prit soin d'installer ses filles dans les branches touffues d'un grand caïlcédrat entouré d'un bosquet d'acacias 25. Puis elle commanda à son oiseau de prendre les airs.
Siree, après avoir vu périr les sept esprits et disparaitre sous terre muraille et vestibule, avait prononcé quelques paroles magiques. Aussitôt le mouton kobbu-nollu — qui avait, on s'en souvient, été avalé en un clin dœil par la reine et le roi des termites — ressuscita et apparut devant lui, mais beaucoup plus grand qu'auparavant. Il avait la taille d'un pursang des sables 25. Siree l'enfourcha et ils s'élancèrent dans la direction qu'avait prise Baa-Wamnde. Ils fonçaient au galop sur la terre tandis que, perché sur son boa ailé, Baa-Wamnde fendait les airs.
Njeddo Dewal se lança à la poursuite de Baa-Wamnde. Son coursier ailé' étant particulièrement rapide, elle eut tôt fait de le rattraper. Elle toussa plusieurs fois. Aussitôt, un essaim de guêpes et d'abeilles sortit de ses narines. Elle leur ordonna d'aller piquer le boa volant jusqu'à ce que ses contorsions fassent tomber son cavalier, puis de descendre piquer Siree qu'elles trouveraient non loin de l'endroit où s'abattrait Baa-Wamnde.
Armés de leur dard, les insectes prirent leur vol, si nombreux qu'ils en obscurcissaient le ciel. Ils donnèrent la chasse à Baa-Wamnde, mais celui-ci disparaissait régulièrement derrière des nuages semblables à des montagnes, les uns noirs comme du fer, les autres blancs comme des flocons de coton.
L'oiseau de Njeddo flottait sur les airs comme une embarcation sur l'eau. Tantôt il s'êlevait si haut qu'il paraissait frôler les nues, tantôt il descendait si bas qu'il semblait vouloir balayer la terre. Quant à sa maîtresse aux yeux rouges, ses cheveux étaient ébouriffés comme de l'herbe folle, ses ongles aussi pointus que des javelots, ses talons épais comme une masse de forgeron, ses bras tranchants comme des sabres, sa bouche aussi grande qu'une caverne, ses dents plus grosses que celles d'un hippopotame. Son costume était fait d'un treillis métallique.
Les abeilles et les guêpes avaient rattrapé Baa-Wamnde. Elles s'attroupèrent autour de lui, prêtes à le piquer ainsi que sa monture. Siree, qui suivait la scène de loin, récita quelques paroles magiques. Ces paroles donnèrent naissance à une fumée tourbillonnante qui s'éleva rapidement dans le ciel. La fumée enveloppa les insectes voltigeurs, puis se transforma en un feu ardent qui leur brûla les ailes. Privées de leurs ailes, les porteuses d'aiguillon devinrent tels de gros vers maladroits et tombèrent sur le sol comme de vulgaires grêlons.
Njeddo Dewal, persuadée que son armée d'insectes avait réussi à désarçonner Baa-Wamnde éperonna son oiseau et piqua vers la terre pour s'attaquer à Siree. Elle l'aperçut monté sur Kobbu. Aussitôt, elle comprit intuitivement qu'il venait de sauver Baa-Wamnde. Elle piqua sur lui, mais Siree fonça vers une montagne qui se trouvait à l'horizon. Arrivé devant la montagne, il l'incanta. Elle s'ouvrit et il s'y réfugia avec sa monture. L'ouverture étant restée béante, Njeddo et son oiseau s'y engouffrèrent. Immédiatement, les deux parois du tunnel se resserrèrent et happèrent l'oiseau, le serrant si fort qu'il en pondit un œuf. L'oeuf se cassa et il en sortit une colonie de fourmis dont chacune était armée de dents en fer trempé, plus tranchantes qu'un taillet 26 de forgeron. Les fourmis se ruèrent sur la montagne. Le temps de quelques clignements d'yeux, elles la grignotèrent en totalité. L'immense masse rocheuse fut réduite en une farine de pierre qui s'étala comme une vaste plaine sablonneuse.
Njeddo Dewal avait magiquement suscité les fourmis pour détruire la montagne, ouverte par Siree non moins magiquement. N'entendant ni ne voyant rien qui puisse signaler la présence de Siree, Njeddo crut qu'il avait été enterré sous les sables. Elle remonta sur son oiseau qui avait 'été' délivré et se lança à la poursuite de Baa-Wamnde, cherchant ses traces entre ciel et terre. Elle balaya du regard les points cardinaux et collatéraux, mais elle n'aperçut rien, pas le moindre petit point dans le ciel, pas même un semblant de trace ! Furieuse, elle cria sa colère, hurla de douleur, vociféra de désespoir. Or les cris de Njeddo sont aussi puissants que le tonnerre. Tous les êtres qui les entendirent crurent que c'était le ciel qui tonnait à en faire craquer les pierres et trembler la terre. Comme pour leur donner raison, la terre se mit à trembler au point que les racines des arbres s'extirpèrent de leur logement. Rien ne resta paisible. Des déserts jadis calmes et silencieux comme une nuit profonde entrèrent en ébullition, telle l'eau d'une marmite surchauffée. Les eaux des fleuves, des lacs, des rivières et même des puits se mirent à bouillir.
Les plantes et les herbes vertes de la zone d'inondation se desséchèrent. Les animaux qui se trouvaient dans les environs crevèrent. Pas même un chaton n'échappa à la catastrophe. Tous les êtres vivants étaient plongés dans la terreur. Ils s'entremêlaient, se tortillaient, se desséchaient avant de mourir lamentablement. L'angoisse et les tortures étaient telles que chacun appelait la mort comme une délivrance.
Pendant ce temps, Baa-Wamnde continuait d'avancer dans les airs sur son boa qui transperçait les nuages comme une flèche lancée à travers l'espace. Au fur et à mesure que le boa se pliait et se dépliait, les distances disparaissaient, comme avalées une à une. Tout à coup, le boa sentit qu'il était poursuivi. Il péta et ses pets se transformèrent en un ouragan capable d'emporter à la dérive tout ce qui se trouvait derrière lui.
Njeddo Dewal vit l'ouragan déchaîné se diriger vers elle. Elle en déduisit que Bâ-Wàmndé se trouvait de l'autre côté. Elle orienta son oiseau en conséquence et lui ordonna de se tenir prêt, lorsque les vents approcheraient, à s'envoler plus haut qu'eux. A peine avait-elle fini de parler que l'ouragan s'enfla démesurèment, formant comme une muraille unissant le ciel à la terre.
Le boa volant et le coursier ailé de Njeddo se livrèrent alors dans l'espace à un duel fantastique. Ils s'élevaient si haut qu'ils en frôlaient le plafond du ciel où les étoiles semblaient paître comme du bétail paisible, ou descendaient si bas qu'ils rasaient le sommet des collines. Ils semblaient jouer à cache-cache à travers l'espace, contournant les grandes étoiles pour se cacher derrière elles, enjambant les petites, bousculant les moyennes, sans parvenir jamais à se trouver nez à nez nulle part !
Njeddo Dewal fit sortir un coq de sa poitrine. Le coq saillit l'oiseau qui pondit un nouvel œuf entre terre et ciel. Njeddo attrapa l'oeuf au vol et le plaça dans sa bouche pour le chauffer. Quand il fut brûlant, elle le jeta sur l'ouragan. L'œuf s'y écrasa et l'inonda de son liquide gluant. Aussitôt, la tempête s'apaisa comme par enchantement.
Toute réjouie, Njeddo Dewal fit redescendre son oiseau. Elle piqua du ciel vers la terre. Dans sa descente vertigineuse, elle se heurta à des étoiles qui s'entrechoquèrent comme des poissons-chats troublés dans l'eau d'un fleuve. Des queues d'étoiles filantes laissaient de grandes traînées de lumière. Dans la crainte de recevoir les projectiles qui semblaient pleuvoir du ciel, toutes les créatures de la terre baissaient la tête.
Chaque fois que Njeddo Dewal se rapprochait du sol, elle levait les yeux pour embrasser du regard l'étendue du ciel, espérant y apercevoir Baa-Wamnde ne serait-ce qu'au loin, ou sentir sa présence plus près d'elle. Ayant accompli plusieurs fois ce manège sans rien découvrir, la mégère, folle de colère, descendit de son oiseau. Elle frappa la terre de son talon tout en mordillant son index jusqu'à la deuxième phalange. Et chaque fois qu'elle mordait son doigt, un crachat épais, puant comme un excrément de poule, se répandait dans l'air.
Un vieux vautour des hautes montagnes, alléché par l'odeur puante, accourut afin de se régaler. Njeddo lui dit :
— Tu ne te repaîtras de ce dont tu as senti l'odeur qu'à condition d'accepter de me servir en exécutant aveuglément mes ordres !
Le vautour accepta.
— Alors vole, vole très haut, dit-elle, et fouille l'horizon pour y découvrir les traces d'un fils d'Adam monté sur un boa volant. Dès que tu l'apercevras, lance sur lui la corde à nœud coulant que voici. Si tu l'accroches, tire avec force sur la corde, puis place son extrémité dans un feu ardent.
— Et comment ferai-je pour trouver du feu alors que je serai dans les airs ? demanda le vautour.
Njeddo Dewal lui tendit deux pierres :
— Tiens-les dans tes serres. Et lorsque tu auras besoin du feu, cogne-les l'une contre l'autre. Il en jaillira des étincelles qui enflammeront la corde.
Le vautour prit son élan. Il s'éleva très haut, entra dans les nuages et fonça dans la direction où il pensait trouver Baa-Wamnde. Filant plus rapidement que le boa, il ne tarda pas à l'apercevoir. Il augmenta encore sa vitesse. Arrivé à quelques coudées, il lança vers Baa-Wamnde la corde que Njeddo Dewal lui avait donnée. Cette corde, qui était aussi solide que du métal, traversa l'espace en faisant entendre un sifflement aigu. A ce bruit, le boa comprit qu'un projectile était lancé contre eux et piqua vers le bas, à une vitesse qui surprit le vautour. La corde passa par-dessus Baa-Wamnde et sa monture. Poursuivant sa course, elle heurta un gros nuage qui alla en percuter un autre. Des étincelles jaillirent ; une détonation assourdissante retentit ; l'atmosphère devint brûlante comme si elle avait pris feu. Des nuages entrechoqués jaillit une immense langue de flamme qui s'étira jusqu'à atteindre le boa. Celui-ci, faute d'avoir pu s'esquiver suffisamment à temps, eut les ailes brûlées et le corps touché.
Il décrocha et se mit à tomber, roulant comme une pierre, pirouettant sur lui-même, Baa-Wamnde toujours fermement rivé à son dos. Après plusieurs culbutes, ils amorcèrent une chute vertigineuse vers la terre où rien ne semblait pouvoir les empêcher de s écraser.
Siree, parvenu à proximité, vit leur chute. Il descendit en toute hate du dos de Kobbu et lui ordonna de s'envoler afin d'aller saisir Baa-Wamnde et sa monture dans leur descente mortelle. Aussitôt Kobbu prit son essor. Tel un aigle-chasseur étalon, il fendit les airs à la vitesse d'un bolide et attrapa au vol Baa-Wamnde, qui se retrouva miraculeusement assis à califourchon sur son dos.
Malheureusement pour le boa, la langue de flamme ne s'était pas contentée de lui brûler les ailes, avait également cuit son corps. Celui-ci, carbonisé, finit par se disperser dans l'atmosphère.
Son passager solidement agrippé à sa toison, Kobbu redescendit à terre et se posa doucement devant Siree.
— J'ai pu sauver Baa-Wamnde, lui dit-il, mais non le boa. Il a péri et son corps calciné s'est volatilisé.

Siree remonta sur Kobbu et prit Baa-Wamnde en croupe 27. Après avoir cheminé quelque temps, ils aperçurent au loin, leur barrant la route, une montagne infranchissable. Elle était si haute que nul n'aurait pu l'escalader et si vaste qu'on n'aurait pu en faire le tour, même en plusieurs mois de voyage. Les fugitifs n'en continuèrent pas moins d'avancer vers elle.
Njeddo Dewal avait assisté de loin à la chute vertigineuse du boa et de son cavalier. Certaine d'être arrivée au bout de ses peines en ce qui concernait Baa-Wamnde, elle pensa n'avoir plus à chercher que Siree et Kobbu et à les tuer comme elle l'avait fait du boa. Le plaisir qu'elle en ressentit fut tel qu'elle se pâma de rire. Elle était aussi joyeuse qu'une ânesse altérée qui tombe inopinément sur une mare et qui, de contentement, brait à s'en égosiller et pète à s'en déchirer le rectum!
— Ah ! se dit-elle en elle-même, au comble de la joie, les ailes du boa ont flambé et la terre n'a même pas daigné accepter ses cendres. Sans aucun doute, Baa-Wamnde n'est plus. Maintenant, Siree, à nous deux !
Et elle enfourcha à nouveau sa monture volante.
L'oiseau s'élança si haut qu'il semblait vouloir frôler la calotte du ciel. Njeddo Dewal aperçut au loin la montagne dont, à la vérité, elle connaissait tous les secrets. Elle savait que si le mouton miraculeux parvenait à l'atteindre, dès que son regard multicolore se poserait sur sa paroi, le tunnel secret qui permettait de la franchir serait dévoilé, car seul le regard de Kobbu pouvait opérer ce miracle.
Qu'était-ce donc que cette montagne mystérieuse vers laquelle Siree se dirigeait et que la grande magidemie voulait à tout prix l'empêcher d'atteindre ? C'était la frontière entre le monde visible et palpable des hommes et le monde caché que seuls peuplent les génies (48). Cette montagne de forme circulaire entourait un lac d'eau salée d'une étendue incommensurable 28. Au milieu du lac se dressait une île, et c'est au cœur de cette île, on s'en souvient, que Njeddo Dewal avait enfoui sous terre la gourde métallique contenant son grand fétiche dont le pouvoir lui permettait d'opérer ses miracles et de dominer les êtres des trois règnes de notre terre : minéral, végétal et animal.
Njeddo Dewal s'avança vers la montagne, scrutant l'horizon de tous côtés ; mais elle n'y découvrit trace ni de Siree ni de sa monture. Alors, expirant profondément, elle fit jaillir de ses poumons un puissant rayon lumineux avec lequel elle éclaira la gigantesque paroi afin de pouvoir y déceler le moindre mouvement, de la base jusqu'au sommet. Puis elle chargea l'un de ses esprits, Bourreau-exterminateur-de-ses-ennemis, d'aller explorer minutieusement chaque recoin des environs de la montagne. Elle l'arma d'un palel, petite gourde ronde en calebassier, et lui dit :
— Cette gourde contient tayre-kammu, la foudre 29. Va au pied de la montagne, et cherche Siree monté sur Kobbu. Dès que tu l'apercevras approche-t'en jusqu'à 44 coudées et lance sur lui le palel. Mais prends garde, car Siree a le pouvoir de se métamorphoser de multiples façons. Aussi, vise tout ce qui bouge ou te semble insolite !
Ce palel ne manquera pas de frapper violemment le crâne de Siree. La foudre qu'il contient grillera son cerveau et coagulera son sang dans ses veines. Son corps se flétrira comme une herbe de saison sèche. Tu arracheras ses nerfs en les tirant. Ils se sépareront facilement de sa chair car ils sont aussi fermes et solides que des fils métalliques. Sa moelle durcie sortira des tuyaux de ses os par ses doigts, ses orteils, ses paumes et ses talons.
Si Siree et son mouton nous échappent, un grand malheur m'attend et, par voie de conséquence, t'attend également ainsi que tous mes serviteurs. Aussi, déploie tous tes efforts en vue de réussir ta mission ! Va !
L'esprit, éclairé par le rayon de Njeddo Dewal, se dirigea vers la montagne. Quand il en fut proche il aperçut sur ses parois l'ombre non pas d'un, mais de deux cavaliers avançant sur une même monture : c'était l'ombre de Siree et de Baa-Wamnde montés sur Kobbu.
Njeddo Dewal avait aperçu l'ombre en même temps que l'esprit. Elle poussa un cri si puissant que la terre en trembla.
— Malheur ! Malheur ! s'écria-t-elle. Notre perte est en train de se consommer car, sans nul doute, Siree, Baa-Wamnde et Kobbu sont déjà au pied de la montagne. Or, il est dit que le jour où le regard du mouton aux yeux multicolores se posera sur sa paroi, l'entrée secrète du tunnel qui la traverse apparaîtra au grand jour.
Njeddo activa sa monture, laquelle redoubla de vitesse. Arrivée à proximité de la montagne, elle commanda à l'oiseau de voler le plus bas possible afin de pouvoir observer attentivement les lieux.
Tout à coup, elle aperçut une autruche mâle occupée à solliciter sa femelle. L'oiseau poussait des cris semblables au rugissement du lion, mais loin d'exprimer la colère, c'étaient là cris de tendresse et de câlinerie, manière, pour le grand volatile, de cajoler sa compagne.
C'est le moment que Njeddo choisit pour s'écrier :
— Ô autruche ! Viens vers moi en courant de toute la vitesse de tes longues jambes !
Le galant oiseau fit la sourde oreille. Il continua de chatouiller délicatement la croupe de sa bien-aimée, agitant ses ailes comme pour lui donner de l'air et déployant les plumes de sa queue en éventail comme pour mieux l'éblouir.
Devant son entêtement, Njeddo Dewal mit pied à terre. Elle lui renouvela l'ordre de venir se mettre à son service. Derechef, l'amoureux au long cou refusa.
Alors, furieuse, Njeddo Dewal prononça contre lui et sa descendance une imprécation dont nous constatons encore aujourd'hui les effets :
— Périssent tes deux ailes, ô autruche de malheur ! s'écria-t-elle. Jamais plus tu ne pourras t'envoler comme tu le faisais jusqu'à présent !
L'autruche femelle, tout aussi récalcitrante que son soupirant, lui chuchota à l'oreille :
— Puisque nous ne pouvons plus nous envoler, essayons de courir avant que Njeddo Dewal ne maudisse aussi nos pattes…
L'attention de la grande sorcière venait d'être attirée par l'ombre qui se profilait à nouveau sur les parois de la falaise. Les deux oiseaux en profitèrent pour détaler a toute vitesse vers le pied de la montagne. Quand Njeddo se retourna, elle constata qu'ils avaient disparu. Les fuyards avaient déjà réussi à rejoindre Siree et Baa-Wamnde auxquels ils signalèrent la présence de Njeddo dans les environs. Puis ils reprirent leur course.
De son côté, l'esprit serviteur qui devait détruire Siree, n'était pas encore parvenu à ses fins. Son palel à la main, il suivait l'ombre qui se mouvait sur la paroi de la montagne, cherchant à découvrir son origine.
Les autruches ne se doutaient pas que, dans leur course folle, elles se dirigeaient tout droit vers lui. Il perçut leurs pas. Pensant qu'il s'agissait de Siree et de Baa-Wamnde, il leva le bras et s'apprêta à lancer son palel. Quand les oiseaux-coureurs furent à quelques coudées de lui, il s'écria :
— Malheur à toi, Siree ! Malheur à toi, Baa-Wamnde ! car vos mères ont accouché de cadavres 31 !
— O esprit, répliqua l'autruche mâle, tu fais erreur, nous ne sommes ni Baa-Wamnde ni moins encore Siree. Bien au contraire, nous sommes des oiseaux tout dévoués à Njeddo Dewal. Celle-ci nous a dépêchés vers toi pour te conduire à l'entrée du tunnel que recherche Siree. Il ne tardera pas à le découvrir : aussi est-ce là que tu dois l'attendre.
Naïvement, l'esprit tomba dans le piège. Le voyant si bien disposé, le grand oiseau ajouta :
— Mon long cou et ma tête plate lanceront le palel bien mieux que ta main ne saurait le faire, d'autant que ma haute taille me permettra d'apercevoir Siree et Baa-Wamnde plus vite et mieux que toi !
Comme pris sous l'effet d'un charme, l'esprit trouva la proposition judicieuse. Il plaça le palel sur la tête de l'astucieux oiseau et prit sa route dans la direction que celui-ci lui indiquait, tandis que le couple aux longues pattes rebroussait chemin pour aller avertir Siree et Baa-Wamnde. Dès qu'ils les eurent rejoints, l'autruche mâle dit à Siree :
— J'ai réussi à détourner dans une fausse direction l'esprit-serviteur de Njeddo Dewal. Il était chargé de lancer sur vous l'engin que voici. A toi d'en faire ce que tu voudras, Siree, mais fais vite, car Njeddo ne tardera pas à réaliser que son serviteur a été berné et à nous découvrir tous. Le moins que nous risquions est notre capture, qui nous mènera inévitablement à la mort.
Avant même que l'autruche eût fini de parler, Baa-Wamnde perçut des cris épouvantables qui le remplirent d'effroi. Son affolement fut tel que Siree en fut troublé au point de perdre momentanément ses moyens et de ne savoir que faire. Ce que voyant, l'autruche mâle leur dit :
— Ne bougez pas et tenez-vous tranquilles ! Je vais exécuter ma danse magique en traçant autour de vous un hexagramme. Si vous restez en son centre, vous bénéficierez d'une protection occulte 33.
Le magicien ailé entama sa danse hiératique. Evoluant de gauche à droite, il traça un premier triangle dont il entoura ses protégés, puis un second triangle de forme inversée, obtenant ainsi une figure composée de six cases encerclant une septième case centrale. Sa danse terminée, il sauta à pieds joints dans la case centrale où se trouvaient déjà sa compagne et ses nouveaux amis.
Les cris perçus par Baa-Wamnde avaient été poussés par l'oiseau géant de Njeddo Dewal. Celle-ci approchait rapidement. Elle survola bientôt Siree et ses compagnons sans les découvrir, voilés qu'ils étaient par les vertus occultes de l'hexagramme. Pendant qu'elle était ainsi occupée à chercher Siree et à retrouver son démon exterminateur, le mouton Kobbu leva la tête et fixa la montagne de ses yeux bicolores. Tout un pan de la muraille s'écroula et laissa apparaÎtre l'entrée d'un passage 34.
— Vite ! Vite ! crièrent l'autruche et sa femelle à Siree et à Baa-Wamnde. Entrez dans le tunnel avant que la porte ne se referme !
Aussitôt, Siree et Baa-Wamnde enfourchèrent Kobbu qui s'élança vers l'ouverture. Mais hélas, le palel que Siree tenait à la main, et qui était destiné à Njeddo Dewal, lui échappa, roula jusqu'au seuil de la galerie béante et s'y engagea. Là il heurta la paroi intérieure. Il éclata. Des flammes jaillirent et se répandirent dans la galerie qui devint un véritable puits de feu d'où s'échappait une épaisse fumée asphyxiante.
Des langues de feu, sortant du tunnel, s'élevèrent et embrasèrent la montagne comme un vulgaire toit de chaume. En un instant, elle devint un brasier ardent. Tous les petits animaux, crapauds, souris, rats, « gueules-tapées », lézards et renards, pour ne citer que ceux-là, furent rôtis par les flammes.
Njeddo Dewal contemplait de loin avec délectation cette rôtisserie aussi gigantesque qu'inattendue. Pour mieux jouir du spectacle, elle commanda à son oiseau de s'approcher davantage. Ils formaient dans le ciel comme un épais nuage noir qui grossissait rapidement. Baa-Wamnde fut le premier à l'apercevoir.
— O Siree, s'écria-t-il, notre mort est à point car ce gros nuage noir qui évolue vers nous ne peut être que Njeddo et son sinistre oiseau. Or, il nous est impossible de nous engager dans le tunnel en feu. Qu'allons-nous faire ?
Il avait à peine fini de parler que la calamiteuse était au-dessus d'eux. Elle éclata d'un grand rire féroce, puis prononça des paroles magiques propres à rompre le charme qui les protégeait encore.
— Malheur à vous ! s'écria-t-elle, car je vais lancer contre vous un deuxième palel, puisque le premier n'a fait qu'embraser la montagne.
Aussitôt, un gecko gros comme un caïman et rouge comme une braise sortit sa tête des flammes (49). Ouvrant tout grand sa large gueule, il dit :
— O pourchassés de Njeddo Dewal ! Entrez sans peur dans ma bouche. Je vais vous faire traverser le tunnel sans dommage et la grande sorcière n'aura pas raison de vous.
— Qui donc es-tu, ô animal providentiel ? questionna Siree.
— Je possède plusieurs noms, répondit l'animal, mais le plus courant est geddal. La gent saurienne à laquelle j'appartiens vit dans les régions chaudes. Geno nous a dotés d'une tête plate et large et de doigts garnis de lamelles adhésives qui nous permettent de courir le long des parois et même des plafonds. Bien que nous soyons intelligents, les hommes ne nous aiment pas. Ils nous considèrent comme des êtres nocturnes haïssables.
— Siree, ajouta-t-il, ton compagnon est un ami fidèle des animaux. Aussi, par devoir de reconnaissance, vais-je vous faire passer de l'autre côté de la montagne.
Sans perdre une seconde, Siree, Baa-Wamnde et Kobbu se jetèrent tous les trois dans la gueule enflammée de geddal le gecko.
Juste au moment où celui-ci refermait ses mâchoires sur les trois compagnons, l'oiseau de Njeddo Dewal se posa devant l'entrée du tunnel. Njeddo descendit palel en main. Elle le lança contre la montagne. Il en jaillit des flammes d'une puissance prodigieuse qui rendirent le brasier plus ardent encore. Persuadée que les fugitifs étaient à l'intérieur, elle tenait à réduire en cendres la montagne et ses occupants. Mais ce fut peine perdue ! C'était sans compter avec la formidable capacité de résistance de la montagne.
S'approchant de l'entrée de la galerie, Njeddo Dewal aperçut le gecko mais ne put l'identifier en raison de son envergure et, surtout, de la grosseur de son ventre.
— Qui es-tu, lui dit-elle, ô animal qui nage dans les flammes comme un silure dans l'eau ? A quelle espèce appartiens-tu ? Je ne te reconnais pas. Je n'ai jamais vu de rampants tels que toi. Ta tête, tes pieds et ta queue ressemblent à ceux d'un geddal des cavernes, mais ton envergure et le volume de ton ventre ne sont pas ceux des geckos ordinaires. Comment et pourquoi te trouves-tu à l'entrée de ce tunnel ? Que fais-tu là ? Qui cherches-tu ?
— C'est à toi, répliqua le gueddal, de me dire pourquoi tu es là et ce que tu cherches.
— Je cherche trois grands malfaiteurs, répondit Njeddo: deux hommes et un mouton magique qui peut marcher sur terre et voler dans les airs avec la rapidité de l'éclair. Les deux hommes se nomment Siree et Baa-Wamnde et leur monture Kobbu. Je suis moi-même Njeddo Dewal, la propriétaire de l'île magique située au milieu du grand lac salé qu'entoure cette montagne. J'ai enfoui dans l'île une gourde métallique contenant un secret mortel. C'est cette gourde que Siree convoite. Et le jour où il la trouvera et l'ouvrira, l'île, le lac et la montagne qui les entourent seront anéantis. Je te demande donc, ô geddal, de collaborer avec moi pour empêcher mes trois ennemis de franchir la montagne et d'accéder à l'île ! En récompense de ta collaboration, je te donnerai le turban de la royauté et tu commanderas à tous les êtres de la montagne.
— O Njeddo Dewal, dit le geddal, je reconnais ta puissance ! Si tu vois mon ventre si gonflé, clest qu'il est rempli de mes œufs que je suis en train de pondre. Éloigne-toi un peu de l'entrée, assieds-toi et attends que j'aie fini d'expulser les œufs qui renferment ma progéniture. Ensuite, je deviendrai ton serviteur dévoué et ne laisserai aucun être vivant passer.
Joignant le geste à la parole, le geddal souleva sa queue et se mit à geindre, comme étreint par les douleurs de l'enfantement.
Njeddo s'éloigna sans méfiance.
Le geddal pondit effectivement quelque chose c'étaient nos trois amis, qui sortirent de son ventre par son anus. Dès qu'ils furent au-dehors, l'air marin qui soufflait doucement depuis l'autre extrémité du tunnel les revigora. A l'instant même, les feux de la montagne s'éteignirent. Au plus grand étonnement de Njeddo Dewal, non seulement le geddal disparut mais l'entrée du tunnel se referma si hermétiquement qu'elle parut n'avoir jamais existé.
En voyant s'éteindre les flammes, Njeddo comprit qu'elle était en voie de perdre la partie. Mais il en fallait beaucoup plus pour décourager la grande sorcière. Elle s'écarta de quelques coudées du lieu où elle était tapie et poussa un cri semblable au ululement du hibou. Intensifié par l'écho, ce cri gronda comme un tonnerre lointain. La calamiteuse fit alors venir son oiseau, le chevaucha et lui commanda de franchir la muraille de pierre. L'oiseau prit son élan. En un clin d'œil il s'éleva si haut qu'il atteignit le sommet de la montagne. Il passa de l'autre côté, redescendit et déposa sa maîtresse à l'entrée de la plaine qui dévalait jusqu'aux rives du grand lac salé.
Siree, Baa-Wamnde et Kobbu avaient devancé Njeddo Dewal et étaient déjà arrivés au bord de la rive. Ils virent une tortue de mer géante qui nageait à la surface des eaux. Epuisée, elle faisait le va-et-vient entre les rives du lac et les bords de l'île, cherchant visiblement de la nourriture. Baa-Wamnde sortit de son sac le fruit de foogi donné par le porc-épic et le lui jeta. La tortue se précipita sur le fruit, dévora ses graines et s'en rassasia. Puis, joyeuse comme une nouvelle mariée, elle nagea vers Baa-Wamnde, lançant allégrement ses pattes en de larges brassées.
— O Baa-Wamnde, dit-elle, puisse Geno te récompenser dignement ! Tu m'as trouvée affamée à hurler, les tubes de mon estomac et de mes intestins si emmêlés que mon âme avait tout désappris. Huit jours durant, mon ventre est resté collé, rien n'y est entré et rien n'en est sorti. Tu m'as apporté ce fruit de foogi et j'en ai mangé à satiété. Maintenant que j'ai recouvré mes forces et ma vigueur, si je puis quelque chose pour toi et tes compagnons, dis-le. J'essaierai de vous être utile en remerciement de ton bienfait.
— O tortue de bon augure ! répondit Bâ-Wàmndé. Puisse Geno prolonger tes jours et qu'ils soient aussi nombreux que les grains de sable de l'île que j'aperçois là-bas au milieu du lac ! Tu peux effectivement nous aider. Mon compagnon et moi voudrions atteindre cette île et y débarquer. Je dois y amener le mouton kobbu que voici afin qu'il y fourrage et se rassasie de son herbe abondante. J'aime tellement mon mouton que je suis prêt à aller partout où il trouvera de la bonne herbe à brouter.
Mon compagnon que tu vois se nomme Siree, ajouta-t-il. Nous sommes liés par un serment plus sacré que celui du sang paternel ou du lait maternel (50). Solidaires pour le meilleur et pour le pire, nous allons partout ensemble et ne voulons pas nous séparer 35.
— Ô Baa-Wamnde, s'écria la tortue, prends garde ! Abstiens-toi d'aller sur cette île où les ongles et les dents des visiteurs tombent comme des fruits mûrs. Oui, homme de bien, l'île est peuplée de vers énormes dont les poils gros comme des brosses de sanglier sont hérissés comme des pies : ces vers grignotent et réduisent en poudre tout ce qui se trouve à portée de leur bouche.
Je vous ai suffisamment informés sur ce qui vous attend dans cette île. Je ne vous en ai rien caché, rien du tout. Mais si, malgré cette mise en garde, vous désirez toujours vous y rendre, alors je peux vous y conduire en vous servant d'embarcation.
Baa-Wamnde ayant acquiescé, elle continua :
— Je vous conseille cependant de me laisser accoster à l'endroit de mon choix. Je connais en effet un coin de l'île qui échappe au contrôle de Njeddo Dewal 36. Celui qui manque ce débarcadère va vers une mort certaine. Laissez-moi donc vous y déposer. Le lieu, je vous en préviens, est infesté de mouches et de sauterelles. On y trouve aussi un fourmilier et une femelle de scorpion, qui est la reine du lieu. Dès que vous serez arrivés, allez lui demander l'hospitalité.
Siree, Baa-Wamnde et Kobbu montèrent sur le dos de la tortue. Les deux hommes s'y assirent en tailleur, Baa-Wamnde tenant fermement son mouton. La tortue leur fit d'ultimes recommandations :
— De fortes vagues vont déferler avec fureur, dit-elle. Elles s'étireront longuement et se lanceront en d'immenses langues hautes comme des montagnes. Quoi qu'il arrive, restez assis comme vous êtes et, surtout ne craignez rien 37. Et que Siree musèle Kobbu pour l'empêcher de bêler durant toute la traversée.
La tortue n'avait pas fini de parler que ses passagers virent d'énormes vagues s'élever comme sous l'effet d'une tempête et se ruer vers eux, se tortillant et se chevauchant furieusement. Chacune d'elles ressemblait à une montagne mobile qui paraissait devoir immanquablement s'écraser sur eux et les engloutir. Mais la tortue escaladait les lames les unes après les autres et dévalait leur versant opposé avec l'agilité d'un singe grimpeur. Ce fut une traversée bien mouvementée, faite d'une succession périlleuse de montées abruptes et de descentes vertigineuses 38 !
Après une atroce demi-journée de voyage, la tortue atteignit enfin le débarcadère annoncé. Elle y déposa ses passagers et, avant de prendre congé d'eux, leur donna ses derniers conseils :
— Pour pénétrer dans l'île, dit-elle, marchez droit devant vous, sans vous écarter du premier sentier qui se présentera. Ce sera une sorte de venelle qui vous mènera droit au trou où réside la Reine scorpion. Dès que vous serez à la porte de sa demeure, dîtes-lui que vous êtes des étrangers venus lui demander l'hospitalité. Tout d'abord, elle vous ordonnera méchamment de décamper et d'aller loger ailleurs. En guise de réponse, asseyez-vous à terre et dites-lui : “Nous sommes ici au nom de la Tradition et votre mauvaise humeur ne nous fera point partir.”
Elle entrera alors dans une grande colère; mais ne craignez rien, ce ne sera qu'un simulacre. Elle menacera de vous faire avaler par un ver de terre. Rétorquez-lui que, justement, vous avez bien envie de visiter le tube digestif d'un ver car vous ignorez comment il est fait. Sur ce, un énorme ver de terre se précipitera sur vous, ouvrira sa bouche et commencera par avaler Kobbu. Puis il vous dira : “Retournez d'où vous venez ou vous subirez le même sort que votre mouton !” Répondez-lui que vous êtes plutôt pressés de rejoindre votre blanche monture dans ses entrailles. Alors l'énorme invertébré vous avalera tous les deux et vous verrez ce que vous verrez.
Ayant dit, la tortue prit congé de nos compagnons, retourna vers la rive, fit un grand plongeon et disparut dans les profondeurs des eaux.
Suivant à la lettre ses instructions, Siree et Baa-Wamnde marchèrent droit devant eux. Ils empruntèrent le premier sentier qui se présenta, lequel, comme annoncé, les mena tout droit au nid de la Reine Scorpion. Celle-ci se tenait à l'entrée de son trou, comme pour se réchauffer au soleil et prendre l'air tout à la fois. Dès qu'elle perçut la présence de Siree et de ses compagnons, elle recroquevilla sa queue, ouvrit largement ses tenailles et prit sa position de combat.
— D'où venez-vous ? leur cria-t-elle. Qui êtes-vous ? Que cherchez-vous ? Il faut que vous soyez les plus malappris et les plus malchanceux des êtres pour vous aventurer ici comme dans une foire. Une mâle mort va vous lancer sa pierre et vous périrez comme périssent tous ceux qui osent violer l'île de Njeddo Dewal la grande magicienne. Allez vous perdre dans les profondeurs du lac et mourez-y, cela vaudra encore mieux pour vous que de rester ici!
— Non, nous n'irons nulle part ! répondit Baa-Wamnde.
Siree surenchérit :
— Nous sommes tes hôtes et nous le resterons. Que la calamité dont tu nous menaces vienne, qu'elle brûle nos chairs, brise nos os et les réduise en poudre plus fine que la plus fine des farines et qu'ensuite la farine de nos os soit éparpillée dans l'air, nous sommes ici et nous y resterons !
Baa-Wamnde s'écria :
— Tu vois, ô puissante Reine, nous n'avons nullement l'intention de déguerpir. Nous sommes chez toi et n'en partirons pas. Pique-nous de ton aiguillon et que ton venin nous empoisonne ou assène-nous des coups de barre de fer si le cœur t'en dit. Plutôt que de quitter ces lieux, nous subirons le cœur tranquille n'importe quel châtiment. Ne perds donc pas ton temps, ô Reine au dard puissant et venimeux, car rien ne nous fera changer d'avis.
Devant leur détermination 39, la Reine scorpion s'adoucit :
— Il me répugne, dit-elle, de recevoir Kobbu et Siree chez moi car Njeddo livrera une guerre sans merci au logeur téméraire qui hébergera son ancien prisonnier. Or, je n'ai nulle envie d'avoir affaire à la grande sorcière aux yeux tantôt rouge sang et tantôt d'un noir de jais.
— O Reine scorpion ! reprit Baa-Wamnde. Puisse Geno prolonger tes jours ! Tout ce que tu dis de Njeddo est vrai, mais de notre côté nous n'ignorons pas qu'elle n'a aucune emprise sur toi et que ta demeure est un lieu sûr que jamais elle n'osera violer. Elle craint en effet que ta flèche ne la pique et ne lui traverse la poitrine de part en part. C'est parce que nous connaissions ce secret que nous sommes venus nous placer sous ta protection. Njeddo Dewal ne peut rien contre celui que tu protèges.
Aussitôt, la Reine détendit sa queue 40, referma ses tenailles et demanda aux deux compagnons :
— Que cherchez-vous dans cette île maudite ?
— Nous cherchons, répondit Siree, une gourde métallique dans laquelle Njeddo Dewal a enfermé son grand fétiche avant d'aller enfouir le tout en quelque lieu secret de l'île. Or, c'est grâce à la puissance et aux sortilèges de ce fétiche qu'elle peut assujettir à son pouvoir les êtres des trois règnes de la nature et les métamorphoser en tout ce qu'elle veut. La grande sorcière peut ainsi semer partout la mort et la désolation, car Geno la laisse faire.
— Allez vous reposer à l'ombre du palmier que vous voyez là-bas, dit alors la Reine. Mettez-vous-y à l'aise et soyez patients. Et surtout, n'ayez aucune peur de ce que vous verrez ni de ce qui vous arrivera.
Avec leur mouton, nos deux amis se dirigèrent vers le palmier que la reine venait de leur désigner. Dès qu'ils furent installés sous son ombre, l'arbre se transforma en un gros ver de terre, tout semblable à celui que leur avait dépeint la tortue. Le ver ouvrit son énorme bouche et, d'un seul coup, avala Kobbu. Puis, s'adressant aux deux hommes :
— La reine des lieux vous avait bien mis en garde contre ce que vous risquiez si vous restiez sur cette île. J'ai avalé votre mouton en guise d'avertissement, pour vous donner un avant-goût du sort qui pourrait être le vôtre si vous vous obstiniez à rester ici.
Bien que saisis d'une peur compréhensible, Bâ-Wâm'ndê et Siree répondirent d'une seule voix :
— Nous avons hâte, ô grand Ver, d'être avalés par toi pour retrouver notre mouton.
Aussitôt, Baa-Wamnde se sentit happé par les pieds.
— Siree, ô Siree ! s'écria-t-il, attrape mes bras et tire-moi, le ver est en train de m'avaler !
Siree se saisit des bras de Baa-Wamnde et tira de toutes ses forces, mais en un clin d'œil non seulement le ver avait avalé Baa-Wamnde, mais les bras de Siree avaient disparu dans sa gueule. Le reste de son corps y fut bientôt englouti à son tour.
A peine l'énorme invertébré avait-il fini d'avaler le mouton et ses deux cavaliers que Njeddo Dewal arrivait sur la rive de l'autre côté du lac, là où nos compagnons s'étaient embarqués sur le dos de la tortue. Elle se mit à fouiller partout pour retrouver trace des fugitifs, mais en vain. En désespoir de cause, elle se lança à la recherche du geddal. Également en pure perte. Elle chercha longtemps, se fatigua beaucoup, fut énormément perturbée par cette quête aussi épuisante qu'inutile. Elle était si lasse qu'elle ne pouvait plus marcher normalement et n'avançait qu'en titubant. Vacillant sur ses jambes, le cœur empli d'inquiétude, elle se dirigea vers l'embarcadère. Ses intestins se mirent à se tortiller et à grouiller dans son ventre. Une morve épaisse et fétide s'épanchait de ses narines 41. Des larmes chaudes et amères cascadaient de ses yeux.
Par des moyens qui lui étaient propres, elle traversa le lac et débarqua sur l'île. Sans perdre une minute, elle courut fébrilement vers le lieu discret où elle avait enfoui la gourde métallique. A son grand soulagement, elle constata que l'endroit ne présentait aucune trace de visite insolite. Toutefois, pour être certaine que ses ennemis n'avaient pas débarqué dans l'île, elle entreprit d'en fouiller tous les coins et recoins, recherchant la moindre trace, voire la moindre odeur d'ovin ou de fils d'Adam. Mais elle ne perçut rien de tout cela. En effet, le ver, après avoir avalé Siree, Baa-Wamnde et Kobbu, les avait évacués sous terre avant de reprendre sa forme initiale de palmier.
Quelque peu rassurée, Njeddo Dewal éprouva le besoin de réparer ses forces. Apercevant le palmier, elle alla se reposer sous son ombre. Là, elle se sentit envahie d'une somnolence inaccoutumée. De crainte d'être surprise par ses ennemis durant son sommeil, elle voulut résister, mais n'y parvint pas. Ses yeux se fermèrent et elle s'endormit.
Elle vit en songe que quelque chose, elle ne savait quoi, creusait la terre en direction de l'endroit où elle avait enfoui sa gourde métallique. Elle se réveilla en sursaut. Constatant qu'une salive épaisse avait coulé de sa bouche et sali son cou et sa poitrine, elle courut vers la rive pour se nettoyer.
La vision que Njeddo Dewal avait eue pendant son sommeil n'était pas un simple rêve ; c'était une révélation, la vision réelle de ce qui était en train de s'accomplir sous la terre. En effet, Baa-Wamnde et Siree avaient trouvé, dans la fosse souterraine où le ver merveilleux les avait déposés, un fourmilier mâle qui était un terrassier vigoureux. Celui-ci leur avait dit :
— J'ai reçu l'ordre de vous servir 42 en creusant une galerie qui vous mènera jusqu'à la gourde de Njeddo Dewal. Mais la grande sorcière, par l'effet de ses sortilèges, a rendu mes yeux si myopes que, pour distinguer un objet, il faut que le bout de mon nez vienne à tomber dessus. Pour rompre le charme qui m'obscurcit la vue, il faudrait de l'humeur séchée provenant des yeux d'un vieux chien mêlée à un peu d'antimoine et délayée dans de l'eau. Dès que je m'en laverai le visage, ma vue redeviendra normale.
On s'en souvient sans doute, Baa-Wamnde possédait dans sa besace tout ce qu'il fallait pour guérir la myopie du fourmilier. Il prépara donc la solution indiquée et la lui tendit. Dès que le fourmilier l'eut passée sur ses yeux, il recouvra la plénitude de sa vue. Aussitôt il se mit au travail.
Pendant ce temps, Njeddo Dewal, persuadée que les fugitifs n'étaient pas dans l'île, avait retraversé le lac et fouillait jusque dans les moindres anfractuosités de la montagne où, pensait-elle, ils s'étaient sûrement camouflés.
Le fourmilier travaillait avec vigueur et efficacité. Sa galerie avançait régulièrement. Mais hélas, il fut tout à coup arrêté dans sa progression par un mur de pierre solidement maçonné, apparemment infranchissable. Il se tourna vers Baa-Wamnde et Siree.
— Sans nul doute, leur dit-il, la gourde métallique de Njeddo se trouve derrière ce mur, mais mes griffes ne peuvent venir à bout d'une telle construction. Que pouvons-nous faire ?
Baa-Wamnde se souvint alors du crâne qu'il avait trouvé dans le fruit du baobab et que son aïeul consultait chaque fois qu'il se trouvait devant une difficulté insurmontable. Il traça un hexagramme sur le sol, plaça le crâne en son centre et l'incanta :
— Ô merveilleux crâne d'un homme que je ne connais pas mais qui fut sans nul doute une personnalité sans pareille, riche et puissante à tous égards, je te conjure de nous dire ce que nous devons faire !
Et le crâne parla. Il en sortit une voix sourde et nasillarde qui prononça ces mots :
— O Baa-Wamnde ! Sors de ta besace la pierre qui a été vomie par le crapaud, jette-la contre le mur et tu verras ce que tu verras.
Baa-Wamnde fouilla dans sa besace, en sortit la pierre et la lança contre l'obstacle. Un grand pan de mur s'effondra. La gourde métallique, aussi ronde qu'un très gros fruit de calebassier, apparut à leurs yeux. Mais il restait encore à l'ouvrir…

Un allié de taille

Soudain, une armée de bousiers géants, débouchant d'une galerie, apparut. Leur chef s'écria :
— Rangez-vous de côté, Baa-Wamnde et Siree ! Nous avons reçu ordre de rouler la gourde métallique de Njeddo Dewal jusqu'à la demeure de la Reine scorpion. Le fourmilier nous a facilité la tâche en creusant cette galerie. Quant à vous, ouvrez les yeux, ouvrez-les bien grands pour nous voir à l'œuvre !
Et ils firent avancer la gourde en la faisant rouler sur elle-même, comme la nature leur avait appris à le faire. Baa-Wamnde et Siree se contentèrent de les suivre. Lorsqu'ils eurent atteint la demeure de la Reine scorpion 43, celle-ci leur remit la gourde :
— C'est à vous, leur dit-elle, qu'il appartient de trouver le moyen de l'ouvrir pour libérer le fétiche qui y est enfermé.
Une fois encore, Baa-Wamnde traça sur le sol un hexagramme et plaça en son centre le crâne parleur.
— Ô crâne merveilleux, lui dit-il, que faire pour ouvrir la gourde de Njeddo Dewal ? Sois bon, donne-nous un conseil !
Une fois encore, le crâne parla. Il dit :
— Que le mouton kobbu-nollu se place à sept coudées de la gourde, puis qu'il concentre son regard sur le bouton qui se trouve à sa surface.
Baa-Wamnde fit reculer Kobbu de sept coudées.
Celui-ci braqua son regard sur la partie appropriée de la gourde. De ses yeux sortirent sept rayons de lumière de couleur différente 45. Ils se focalisèrent sur le bouton, et la gourde s'ouvrit comme une fleur sous l'action du soleil. Un sac en peau de chat noir contenant un esprit parleur en sortit et tomba à terre.
Dès que le sac fut en contact avec l'air, l'esprit qu'il contenait, croyant être en présence de Njeddo Dewal, s'écria :
— Je te salue, ô ma Maîtresse ! Je suivrai docilement tous tes ordres, mais permets-moi de te demander ce que tu vas me servir à boire 46, car je suis altéré et ma soif m'empêche d'éventer pour toi les secrets du cosmos, les secrets des sept cieux et des sept terres (51), les secrets du ciel et de son épouse, la terre contemplatrice des étoiles ; les secrets de la terre, mère des règnes de la nature, qui élabore les vertus des plantes et fait vivre tous les animaux, qu'ils se nourrissent d'herbe, de fruits ou de chair ; enfin les secrets de la lune son alliée, détentrice des secrets de l'eau, du feu et du vent (52).
Pour que je parle, ô Maîtresse, il faut que je boive à satiété. Quand je suis désaltéré, mes yeux perçoivent aussi bien ce qui s'est passé hier que ce qui arrivera demain. Rassasié, je peux dévoiler le secret du fœtus enfermé dans la matrice, des graines en train de germer dans les profondeurs de la terre, des métaux précieux qui dorment dans les pierres. Oui, repu, je vois les perles riches au sein des coquillages qui reposent au fond des mers ; aucun secret, fût-il enfoui au tréfonds de la terre, ne me reste inconnu !
Baa-Wamnde tira légèrement le boubou de Siree et lui dit à voix basse :
— Réponds-lui et demande-lui ce qu'il désire boire. Ventre plein parle mieux que ventre vide. Or il importe que nous ayons ce fétiche à notre merci puisqu'il nous confond avec sa maîtresse Njeddo Dewal.
Siree suivit son conseil :
Ô serviteur dévoué ! dit-il à l'esprit, dis-moi ce que tu as envie de boire, je te l'apporterai sur l'heure et à l'instant. Tu te désaltèreras, puis tu renouvelleras entre mes mains ton serment d'obéissance.
L'esprit parleur répondit :
— J'ai envie de foie de poisson pilé avec de la gomme, du cerveau de grenouille et de l'intestin de lézard. Le tout, desséché puis finement pilé après avoir été pimenté, sera versé dans une écuelle remplie de layure de gros mil. Il faudra me tremper dans cette lavure durant une nuit entière. Alors, au premier chant du coq, je vaticinerai après avoir renouvelé mon serment d'obéissance entre tes mains.
L'histoire ne dit pas comment Siree et Bâ-Wàmndé réussirent à se procurer les ingrédients réclamés par l'esprit parleur, mais tout laisse à penser que la protection de la Reine scorpion y fut pour quelque chose. Toujours est-il qu'à la tombée de la nuit la lavure était dûment préparée. Siree en remplit une écuelle, y trempa le sac noir renfermant l'esprit, puis alla prendre quelque repos ainsi que ses compagnons.
Le lendemain matin, au premier chant du coq, il accourut auprès de l'écuelle. Il constata que l'esprit parleur contenu dans le sac avait non seulement bu toute la lavure, mais aussi croqué le bois de l'écuelle. Il s'était métamorphosé en un gros et long boa replié sur lui-même comme un peloton de corde. Dès que Siree, suivi de Baa-Wamnde, s'approcha, le serpent leva la tête et dit :
— Ô Siree ! Je te prenais pour Njeddo Dewal, ma première maîtresse, qui m'avait asservi et ne m'employait qu'à faire du mal. Je vous salue, vous qui venez de me délivrer. Je suis Kumbasaara, l'un des vingt-huit dieux du panthéon des Fulɓe pasteurs (53). J'ai été enfermé par la grande maléfique dans cette gourde composée d'un alliage de sept métaux différents.
Elle m'avait formellement interdit d'entrer en contact avec un mouton kobbu-nollu. Mais je sais qu'en dépit de toutes les difficultés, Baa-Wamnde et toi avez pu accéder à l'île magique et amener avec vous votre kobbu. Je vous demande de me laisser contempler les yeux de ce mouton prédestiné, car seul son regard a le pouvoir de me libérer définitivement du pouvoir maléfique de Njeddo. Une fois affranchi, je vous appartiendrai totalement et serai votre serviteur, espérant accomplir avec vous davantage de bien que Njeddo ne m'a fait faire de mal.
Baa-Wamnde demanda à Siree de faire venir Kobbu afin que l'esprit-boa puisse le voir. Lorsque le mouton fut en face de lui, le serpent, levant la tête, regarda avidement toutes les parties du corps de l'animal. Pour terminer, il fixa ses yeux sur ceux de Kobbu. Dès que leurs yeux devinrent quatre 44, le serpent se transforma en un majestueux aîgle des montagnes de très grande envergure. S'adressant aux deux hommes, il dit :
— Votre chance est d'avoir été hébergés et protégés par la Reine scorpion. Sinon, bien malgré moi, je vous aurais réduits en miettes. Maintenant, ajouta-t-il, allez vite remercier la Reine, puis venez en toute hâte grimper sur mon dos afin que nous nous envolions loin d'ici, car Njeddo ne tardera pas a savoir que j'ai été libéré. Et dès qu'elle le saura, l'île tout entière sombrera dans le lac, à l'exception de la demeure de la Reine scorpion.
Baa-Wamnde et Siree s'en furent remercier comme il convenait la Reine scorpion à laquelle ils devaient tant, puis ils revinrent rapidement vers l'aigle. Ils sautèrent sur son dos, entraînant Kobbu avec eux.
Aussitôt le majestueux oiseau prit son vol. Il s'éleva si haut qu'il se perdit dans les nuages. Survolant le grand lac salé, il le traversa et parvint au-dessus de la plaine où Njeddo Dewal perdait toujours son temps en de vaines recherches. Lasse, elle s'était assise. Tout à coupi ses oreilles se mirent à bourdonner comme si elles percevaient un lointain mais puissant ondement de tonnerre. C'était le bruit provoqué par les ailes de l'aigle. Elle essaya de se lever, mais en fut incapable. Très vite, elle comprit qu'un événement mauvais pour elle s'était produit dans l'île. Elle déploya tous ses efforts pour se mettre debout, mais ne put y parvenir. Ses fesses étaient littéralement collées au sol.
Comprenant alors que l'esprit qu'elle avait asservi avait été libéré, elle fit appel à toutes ses ressources personnelles. Elle souffla neuf fois sur chacune des phalangettes de ses doigts. Ses ongles devinrent comme des houes dont elle se servit pour creuser la terre tout autour d'elle. Elle constata que les nerfs de son corps s'étaient allongés comme des radicelles et qu'ils s'enfonçaient dans la terre où, s'entrecroisant avec des pierres et des racines, ils avaient tissé une sorte de natte. Njeddo sut qu'elle était rivée au sol par l'effet d'un sortilège puissant, plus puissant encore que celui dont elle avait coutume de frapper ses victimes.
La grande sorcière récita une incantation. Elle souffla sur son côté droit, souffla sur son côté gauche. Ses ongles en forme de houe se transformèrent en aiguilles. Elle s'en servit pour découdre ses nerfs un à un. Enfin, elle parvint à se délivrer et à se lever. Elle courut vers la rive, traversa le lac et, une fois dans l'île, se précipita vers le lieu où elle avait enterré sa précieuse gourde. Mais elle n'y trouva plus qu'un trou empli de braises ardentes. Elle comprit que son trésor avait été découvert et qu'elle avait perdu tout pouvoir sur celui qui jusqu'à ce jour avait été son auxiliaire majeur et son serviteur aveugle : le dieu Kumbasaara.
Levant la tête, elle aperçut à l'horizon un aigle de grande envergure. Juste à ce moment, il disparaissait derrière la crête de l'immense montagne qui entourait le lac et interdisait l'accès de l'île. Réalisant l'ampleur de sa défaite, elle poussa un cri désespéré et piqua une colère d'une telle violence qu'elle en vomit toute sa bile. Elle prononça alors une terrible imprécation ; et l'île tout entière, à l'exception de la demeure de la Reine scorpion, s'abîma dans le lac et s'y délaya comme un morceau de sel plongé dans l'eau.
Transformant ses quatre membres en ailes qu'elle déploya autour d'elle, Njeddo, folle de rage, prit son vol et avança en ramant dans les airs comme jamais aucun oiseau ne l'avait fait. Elle se lança à poursuite de l'aigle, son ancien serviteur : mais grands furent son étonnement et son embarras quand elle s'aperçut que, malgré la vitesse vertigineuse à laquelle elle se déplaçait, elle ne pouvait le rattraper. La poursuite épuisante dura plusieurs jours. Finalement l'aigle et ses passagers allèrent se poser dans le village de Baa-Wamnde et disparurent aux regards de Njeddo Dewal. Incapable désormais, faute de traces, d'orienter ses recherches, elle se résigna, la mort dans l'âme, a regagner Weli-weli son domaine.
Siree et Baa-Wamnde remercièrent grandement le dieu-oiseau. Celui-ci leur dit :
— Si vous voulez que désormais je réponde à chacun de vos appels, donnez-moi une provision d'œufs d'araignée.
Baa-Wamnde comprit alors que chacun des dons qui lui avaient été faits par les divers animaux rencontrés sur son chemin répondait à un but bien précis. Il fouilla dans sa besace, en sortit le paquet contenant les œufs que lui avait donnés la mère araignée et les offrit à leur sauveur. Celui-ci les prit avec joie, puis s'envola et disparut dans les airs.
Siree prit congé de Baa-Wamnde et rejoignit son frère Abdu qu'il retrouva miraculeusement guéri, lui aussi, de ses infirmités.

Notes
1. A la fois nom du village et du pays environnant, de même que Heli et Yoyo sont des noms de cités en même temps que le nom du pays.
2. Il ne s'agissait pas nécessairement d'argent (ou de ce qui en tenait lieu). Un crédit pouvait se demander en bétail.
3. La réunion du soleil et de la lune, pôles complémentaires (masculin et féminin, or et argent, jour et nuit) Implique ici une idée de totalité, donc d'harmonie. Ce n'est pas indifférent puisqu'il s'agit (tu signe annonçant la naissance future de Baagumaawel, l'enfant prédestiné qui sera envoyé par Geno pour lutter contre Njeddo Dewal et la vaincre. Cette dernière, en tant qu'Instrument (lu mal, est de formation incomplète, déséquilibrée, puisque uniquement composée à partir d'éléments ténébreux.
4. On voit réapparît ici le thème de l'étoile annonciatrice qui, en plus, est présentée comme une sorte de préincarnation de Baagumaawel. Apparaissant le soir à l'est, disparaissant le matin à l'ouest, elle est comme un substitut du soleil, une présence de la lumière céleste au cœur de la nuit.
5. On sugère ici une très vaste étendue — mer ou océan — qui échappe,
en fait, à toute possibilité de mesure. En tant que réalité d'un autre monde., elle peut être immense ou infranchissable pour certains. ou aisée à traverser pour d'autres. Njeddo Dewal a caché la source de ses pouvoirs au cœur de l'océan de l'intermonde, où nul n'était censé pouvoir parvenir.
6. Le blanc, couleur du lait (liquide sacré par excellence pour les Peuls), est symbole de pureté, donc bénéfique.
7. Cette réponse prouve que Baa-Wamnde ne cherche jamais à nimimiser qui que ce soit. Il n'est pas superbe ; il considère les gens et a l'esprit ouvert. Il se conduit comme un homme qui cherche à s'instruire. Ce sont là des qualités de Baa-Wamnde que le conte mettra constamment en relief et que tout néophyte devrait posséder : l'humilité, la bienveillance, la droiture, le respect des autres et, par-dessus tout, la charité.
8. Les sauterelles qui parlent : dès le début de son voyage vers Weli-weli, Baa-Wamnde pénètre dans un autre monde. le monde des « cachés ». Il accède à des facultés nouvelles et peut percevoir le langage des animaux. Cette intimité entre l'homme et l'animal est également une caractéristique courante des contes africains.
9. Tortue : voir note 18.
10. Exclamation traditionnelle peule devant un événement un peu insolite ou extraordinaire.
11. Chaque fois que, dans un conte, on rencontre un chemin tortueux, un fleuve à traverser, une montagne à escalader, cela symbolise une épreuve ou une étape à franchir sur la voie spirituelle.
12. La zone des sables : c'est le pays de l'initiation. Si nul ne vous y guide., vous vous y enlisez, quelle que soit votre finesse ou votre subtilité. S'enliser, c'est tomber dans les pièges qui parsèment la voie. C'est l'illusion, le mirage divin (makaru en Islam). On prend pour le but ce qui n'est qu'un leurre. On se croit arrivé alors que l'on n'est qu'enlisé. D'où la nécessité d'un guide sûr. Bâ-wâm'ndé ne peut avancer dans cette zone dangereuse que parce qu'il est protégé et guidé par Geno.
13. D'une manière générale, l'infirme est censé être habité par l'esprit et doté d'une puissance occulte. La croyance veut que l'infirmité soit compensée par une force magique. On remarquera que c'est presque toujours un animal àgé, malade ou infirme qui donne à Baa-Wamnde un cadeau merveilleux. Cela est à rapprocher du récit Kaydara où le dieu Kaïdara apparait toujours à Hammadi sous la forme d'un petit vieux pouilleux à la colonne vertébrale déformée. Hammadi sera béni parce qu'il ne méprise pas ce qui., au premier abord, est d'apparence repoussante. Il faut apprendre à reconnaître ce qui se cache dtrrière les apparences — c'est pourquoi l'on dit que l'on peut trouver dans une petite mare une perle que l'on ne trouverait pas dans l'océan.
14. Les lèvres du fleuve : les rives.
15. Gayobeele (de gayo: c'est ici, beele: mares ; ce nom désigne aussi le fleuve, Gambie, que les Fulɓe de l'endroit ont appelé du nom de leur fleuve mythique.
16. Ce nouvel exemple d'inversion des phénomènes (cf. note 24) montre que Baa-Wamnde a pénétré dans un monde qui échappe aux lois naturelles. Dans cet autre monde, on trouve du feu qui ne brûle pas, de la glace qui réchauffe. etc. C'est le monde des « cohabitants parallèles » où les règles de la nature s'anéantissent (voir L'Éclat de la Grande Etoile, p. 53). La scène indique aussi qu'une chose fragile peut parfois se révéler plus puissante qu'une chose apparemment solide. On dit : “C'est une chose parfois banale qui détruit un royaume.”
17. A l'origine, c'était une formule magique que l'on récitait pour trouver sa route. Dès le dernier mot prononcé, on savait quelle route prendre. Aujourd'hui, la formule est surtout utilisée comme un jeu par les enfants.
18. Avant d'arriver devant la termitière où il va découvrir Siree, première étape de sa quête, Baa-Wamnde s'évanouit. Autrement dit, il perd la conscience propre à son monde habituel. C'est un passage à un autre niveau de conscience, un changement de plan, une petite mort. La conscience lui est ruendu par un gested du mouton miraculeux, c'est-à-dire par une aide des forces supérieures incarnées dans cet animal bénéfique.
19. Les héros du conte, Baa-Wamnde, Siree et Baagumaawel, ont toujours une attitude de noblesse, de générosité, de pardon et de pitié envers toutes les créatures vivantes, même les plus mauvaises ; ce qui leur vaut. comme par compensation, de toujours bénéficier d'une aide imprévue dans les moments les plus difficiles. Dans la tradition peule, on donne une grande valeur au pardon. On l'accorde même à celui qui vous a fait le plus de mal. La vengeance est considérée comme un réflexe regrettable. On dit qu'un homme qui peut se contenir ne se venge pas. Dans les enseignements africains, la vengeance West ni admirée ni mise en valeur. On laisse à un homme le droit de se venger s'il a subi un tort. S'il pardonne, c'est bien ; mais s'il ne pardonne pas, on ne peut pas non plus le lui reprocher.
20. Littéralement : « Que cela dure longtemps vaut mieux que si cela ne se faisait pas. »
21. Le fait que., pour la première fois, Baa-Wamnde prend les airs, qui plus est en chevauchant un animal hautement initiatique d'une grande puissance occulte, signifie que, là encore., il a changé de plan., autrement dit de niveau de conscience; d'où l'importance du conseil qui lui est donné de ne pas céder à la peur et de ne jamais regarder « en arrière », de ne pas retomber dans les réactions propres à son niveau habituel. C'est une étape importante dans sa quête et il est significatif que Njeddo Dewal éprouve un malaise précisément à ce moment-là, et non quand Siree a été délivré.
22. Dans le langage africain., on emploie souvent le mot « ventre » à la place de « tête ». On ne dit pas : « il a cela dans la tête » mais « il a cela dans son ventre ». On considère le ventre comme une sorte de cerveau, de lieu de force central. Cette grande cavité centrale est d'autant plus mystérieuse qu'elle contient les sept viscères : pancréas, foie, cœur, intestins, estomac, reins, rate.
23. Expression métaphorique évoquant la peur qu'éprouve le porteur de nouvelles d'être devancé par un autre, de voir son secret découvert.
24. Ces paroles prouvent que Siree est, lui aussi, un grand magicien mais, à l'inverse de Njeddo Dewal, il agit au nom de Geno et uniquement pour le bien. On comprend mieux pourquoi Njeddo Dewal devait le retenir prisonnier.
25. Symbole même de la protection complète. Les caïlcédrats sont en effet de très grands arbres et les acacias des épineux dont les haies sont quasiment impossibles à franchir.
26. Après sa mort provisoire, kobbu ressuscite plus grand. En accédant au statut de monture (étape nouvelle) le mouton providentiel devient pour nos amis un auxiliaire plus précieux encore.
27. Sorte de ciseau de forge, épaisse masse de fer terminée en biseau très tranchant, capable d'entamer le métal.
28. Nouvelle étape symbolique sur le chemin de nos amis vers l'unité.
29. Lac d'eau salée: voir note 1, p. 54.
30. Littéralement « feu du ciel ».
31. Le mot ‘nerf’ désigne également les veines.
32. Expression signifiant : vous pouvez vous considérer comme morts.
33. Hexagramme : voir note 3.
34. Seul le regard miraculeux du mouton prédestiné peut faire apparaitre l'ouverture secrète de la montagne. L'un de ses yeux est blanc, couleur du lait, symbole de la pureté totale : il peut donc voir le pôle spirituel ou caché des choses, l'autre est brun ou rouge, couleur de la terre : il peut done voir le pôle matériel. Autrement dit, son regard couvre tout l'éventail des couleurs : or les couleurs symbolisent les différentes manifestations de la Réalité Une qui, elle, est sans couleur. Le regard de Kobbu, comme celui de l'initié accompli, fait s'évanouir l'illusion et apparaître la réalité secrète cachée derrière les apparences (ici l'ouverture secrète (le la montagne).
35. Le lien initiatique et spirituel est considéré comme plus puissant que les hens naturels du sang et du lait.
36. Ceci pour bien montrer que le pouvoir total est impossible : il n'appartient qu'à Geno. Le pouvoir du bien n'est jamais total, pas plus que celui du mal. Il y a toujours un grain de mal dans le bien et un grain de bien dans le mal, une partie de nuit dans le jour et une partie de jour dans la nuit…
37. On retrouve ici le conseil déjà donné à Baa-Wamnde sur le dos du boa volant : ne pas avoir peur, rester immobile et surtout ne pas se retourner. Dans l'initiation africaine, il y a toujours une épreuve de courage. C'est un exercice de volonté, une préparation, un combat sur soi-même. L'initiation a besoin de courage car le désespoir ou la peur neutralisent l'homme dans son action et le perturbent.
La confiance et la foi sont nécessaires : si la peur est là, elles ne peuvent s'établir. En outre, la peur engendre le leurre, elle crée des images de choses qui Wexistent pas. La peur est l'une des causes d'élimination dans l'initiation africaine. L'homme doit avoir le courage et la volonté de tout affronter, même ce qui est le plus étrange ou le plus inattendu.
38. Après avoir, grâce au geddal, traversé l'épreuve du feu, nos amis doivent maintenant affronter une mer en tempête. La mer, lorsqu'elle est furieuse, est l'image des passions et des émotions qui agitent notre monde intérieur et qu'il faut apprendre à connaître d'abord, à maîtriser ensuite. Ses vagues symbolisent aussi les illusions et les mirages qui, dans le monde intermédiaire, prennent des formes attrayantes mais éphémères. C'est le monde des montées grisantes suivies de chutes vertigineuses. Faute d'un guide ou d'un moyen de traversée sùrs, on s'expose à de graves dangers.
Les montées et les descentes sont aussi le symbole de la succession cyclique des temps d'effort et des temps de facilité.
Ici, le rôle de guide est dévolu à la tortue, animal dont le caractère initiatique est encore accentué par le fait qu'elle nage, c'est-à-dire qu'elle maîtrise à la fois l'élément terre et Pélément eau. Symbole d'ancienneté et de protection, la tortue est aussi symbole de rudence. Elle ne se hàte jamais, ce qui est très important en initiation (cf note 18).
En fait, tous ces obstacles à franchir sont des étapes intérieures, des victoires à remporter sur soi-même.
39. Tout a été dit pour décourager les voyageurs de poursuivre leur voyage. De même, en initiation, il arrive des moments où le maître effarouche le néophyte afin de vérifier s'il a bien “maîtrisé son cœur”. L'endurance est une condition sine qua non du passage. Si, par exemple, le découragement ou la peur rebutent l'adepte au moment où il va franchir une étape, il rétrograde. Or, toute rétrogradation est une chute. Nombre d'adeptes ne s'en relèvent pas : leur initiation s'arrête à mi-chemin ; ils deviennent des « initiés ratés , (cf. le conte Petit Bodiel). Or on craint toujours qu'un initié raté ne devienne un charlatan, car ceux qui n'ont parcouru qu'une partie du chemin veulent souvent jouer un rôle à tout prix.
40. Il existe toujours une parole capable de désarmer quelqu'un immédiatement. Un homme plongé dans une violente colère peut être désarmé par un seul mot. Malheureusement, la plupart du temps, on ne connait pas cette parole ou on ne la trouve pas au moment approprié.
41. La peur, dit-on, ne peut-être totalement effacée du cœur de l'homme, quel que soit son degré ; c'est sa patience qui aura raison de sa peur. Si le poltron pouvait être suffisamment patient, dit l'adage, il verrait le preux courir. »
42. Dans les contes, il émane toujours des sorcim quelque chose de malodorant. lis sont en relation avec tout ce qui est répugnant, puant, difforme, lugubre ou fantasmagorique. la fantasmagorie est l'ambiance de la sorcellerie.
43. Sous-entendu : j'ai reçu cet ordre de la Reine scorpion maîtresse de cette partie de l'île.
44. Après avoir traversé l'épreuve du feu dans la montagne, puis l'épreuve de l'eau et de l'air (l'océan et la tempête), nos amis effectuèrent la fin de leur voyage sous terre, d'abord pour accéder à la gourde mmeilleuse, puis pour la ramener en lieu sûr chez la Reine scorpion. Le cycle des quatre éléments est donc complet.
Dans la logique du conte, l'île étant sous le contrôle de Njeddo Dewal à l'exception du territoire de la Reine scorpion, nos amis doivent voyager sous terre afin de passer inaperçus. En fait, chaque fois qu'il y a un voyage souterrain, c'est qu'il y a une étape occulte à franchir. Le monde souterrain symbolise toujours le monde caché, le monde des mystères et des significations ésotériques. Dans le conte Kaïdara, le voyage sous terre est un voyage ésotérique alors que le voyage à la surface est un voyage exotérique. La terre symbolise également la protection : Baa-Wamnde et Siree sont parfaitement à l'abri dans ses entrailles.
Cet aller et retour sous terre représente aussi la nécessité de la discrétion. En s'emparant de la gourde métallique, Baa-Wamnde et Siree ont remporté une très grande victoire sur le plan occulte. Il sied de ne pas le crier sur les toits. Moins ils seront vus et connus, mieux cela vaudra pour eux.
45. Ici, les 7 rayons de couleur différente contenus potentiellemcnt dans le regard bicolore de kobbu-nollu (voir note 2 p. 105) se manifestent pleinement. Sous un tel regard, symbole d'Unité et de Connaissance totale, le désordre ne peut que devenir ordre : l'illusion disparaît, les sortilèges fondent comme beurre au soleil. En outre, Njeddo Dewal ayant utilisé ses 7 forces maléfiques pour asservir le dieu Kumbasara prisonnier dans la gourde, il fallait 7 rayons de nature opposée pour en neutraliser les effets.
46. Ce que tu vas me « servir à boire ». c'est-à-dire ce que tu vas me sacrifier, me donner en offrande.
47. Leurs yeux devinrent quatre : expression signifiant : leurs regards se rencontrèrent. Ici encore, rôle capital du regard de Kobbu en tant que pouvoir libérateur.

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