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Amadou Hampâté Bâ
Amkoullel. L'enfant peul. Mémoires

Paris. Actes Sud. 1991. 409 p.


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Kati, la ville militaire

Kati, vieux village bamana situé au nord de Bamako, à l'entrée du Bélédougou, est entourée de tous côtés par des collines gréseuses rouges, qui abritaient jadis, quand elles étaient bien boisées, des tribus de singes criards et des essaims d'oiseaux multicolores. Derniers contreforts des monts mandingues, ces collines dévalent vers un monticule central sur lequel est bâti le camp militaire actuel, configuration qui fait du plateau de Kati une véritable forteresse naturelle.
Jusqu'à l'occupation du pays par les Français, Kati n'était qu'un petit hameau réputé pour la fertilité de ses terres, bien arrosées par les eaux d'une rivière permanente qui serpente au creux de la vallée avant d'aller se jeter dans le Niger, à Bamako. Les Français en firent un poste militaire qui, par la suite, prit une importance croissante, au point de devenir le siège du 2e régiment de tirailleurs sénégalais 47, le 1er régiment étant stationné à Saint-Louis du Sénégal.
A l'époque dont je parle, du fait de la guerre et de l'intensité des recrutements, il y avait au moins deux mille tirailleurs en permanence dans la ville, soit en instance de départ pour le front, soit en stage de formation militaire. La plupart des soldats qui partaient en France laissaient leurs épouses à Kati. Elles percevaient une petite pension, mais pour améliorer leur ordinaire elles devenaient souvent marchandes, cuisinières de plein air, cabaretières, teinturières, couturières… Les femmes africaines sont courageuses et pleines de ressources et il est bien rare qu'en cas de nécessité elles ne trouvent pas un petit métier à exercer pour survivre, particulièrement dans les périodes difficiles.
En raison de la densité de la population, la ville était devenue le rendez-vous des artisans et petits commerçants de toutes les races. On y trouvait aussi toute une pègre constituée d'arnaqueurs, de joueurs de cartes, de prostituées, d'escrocs et de voleurs de toutes envergures, et surtout une masse de charlatans, féticheurs, diseurs de bonne aventure et marabouts de fantaisie, qui vendaient à qui mieux mieux charmes et gris-gris protecteurs que les pauvres bougres qui partaient au front achetaient comme des petits pains.
Dans les rues bondées de la ville, où déambulaient des militaires et des gens vêtus des costumes les plus variés, on entendait parler à peu près toutes les langues soudanaises, saupoudrées de mots ou d'expressions françaises assaisonnées “façon locale” et que l'on appelait alors non pas “petit nègre” mais “moi ya dit toi ya dit”. Tout ce monde s'entassait, travaillait et grouillait toute la journée ; le soir on buvait, on chantait et on dansait jusque tard dans la nuit.
Après Banjagara et Jenne, cette ville surpeuplée, bigarrée, trépidante était un spectacle surprenant pour moi. Libre de mes mouvements, je me trouvai plongé d'un coup dans un monde où le bon exemple ne fleurissait pas précisément à chaque tournant de rue. Heureusement pour moi, il y avait la poigne et l'exemple de mes parents pour m'empêcher de m'y perdre.

En 1915, quand j'arrivai à Kati, la ville était divisée en trois grandes agglomérations : le camp militaire situé au sommet de la colline, une zone d'habitation appelée Sananfara située au bord de la rivière, et Katidugu-koro, le “vieux Kati”. Mes parents habitaient dans la zone de Sananfara où mon père avait créé un nouveau quartier. Lorsqu'il était arrivé à Kati avec ma mère, il avait fait construire, sur une zone inoccupée proche du camp militaire, quelques maisons de terre pour abriter sa famille. Plus tard, lors de la grande famine de 1914, des Dogon qui avaient fui la région de Banjagara étaient venus se réfugier à Kati, où ils offraient leurs bras à qui voulait les louer. Comme ils connaissaient Tijani Caam et sa qualité d'ancien chef de province, ils se regroupèrent tout naturellement autour de lui, bientôt rejoints par d'autres. C'est alors que mon père créa et organisa pour eux le quartier que l'on appela Kadobugu ou «village des Dogon», quartier qui s'appelle aujourd'hui Kadokuluni (kado étant un autre nom donné aux Dogon). En cette terre d'exil, il devint pour eux une sorte de conseiller et de défenseur naturel. L'importance du quartier finit par retenir l'attention des autorités militaires, notamment du colonel Molard, qui commandait la garnison de la ville, et du commandant Bouery. Ils proposèrent mon père pour la fonction de “chef de quartier”. Par un curieux retournement du sort, il accéda à cette fonction avec l'appui d'un inspecteur des Affaires administratives du Haut-Sénégal-et-Niger qui n'était autre que l'administrateur Charles de la Bretèche, ancien commandant de cercle de Banjagara, celui-là même qui, après les tristes événements de Toïni, n'avait pu faire autrement que de le condamner au bagne et à l'exil…

Comme partout où elle était passée, ma mère avait réussi à développer à Kati un commerce assez important de tissus et d'articles régionaux divers ; elle était même devenue célèbre grâce à une activité entièrement nouvelle pour elle : celle de créatrice de mode. Un jour, le directeur de la C.FA.O. (Compagnie française de l'Afrique occidentale), frappé par la beauté de son pagne, lui avait demandé qui en avait composé le motif. Elle répondit qu'elle l'avait créé elle-même, puis fait réaliser par ses tisserands. Le directeur lui demanda alors de lui fournir de petits échantillons de tous les modèles qu'elle créerait. S'ils lui plaisaient, il les enverrait en France pour les faire reproduire en grande quantité. De ce jour, ma mère réalisa de nombreux modèles qui furent tous acceptés par la C.FA.O. et qu'elle baptisa des noms des femmes les plus belles ou les plus célèbres de la ville. Ces modèles restèrent en vogue pendant près de quinze ans.
Non seulement la C.F.A.O. lui versait cinq francs pour chaque nouveau modèle créé, mais en plus chose extrêmement rare à l'époque pour les indigènes, surtout pour une femme — elle lui avait ouvert un crédit. Chaque début de mois ma mère prenait, sans les payer, une certaine quantité de marchandises qu'elle revendait ensuite en ville ; à la fin du mois, elle remboursait la somme due et emportait un nouveau stock. C'est peu de dire qu'elle vivait à l'aise.
Avec l'affluence des femmes de tirailleurs à Kati, les acheteuses ne manquaient pas. Nombre d'entre elles prirent l'habitude de venir bavarder avec ma mère pour lui exposer leurs difficultés, lui demander des conseils, au besoin lui emprunter de l'argent. Pour toutes ces femmes esseulées, coupées de leur milieu familial et souvent chargées d'enfants, Kadidja était devenue une sorte de maman. Quand l'une d'elles avait des malheurs, ses compagnes lui disaient :
— Va voir Flamousso (“femme pullo” en bamana).
Et si c'était un homme, on lui disait :
— Va voir Tijani.
Peu à peu, mon père, sans prosélytisme aucun et par la seule vertu de ses qualités et de son exemple, fut amené à convertir de nombreux Bamana à l'Islam. Il a été, je crois, l'un des premiers à le faire dans la région.
La petite boutique qu'il avait ouverte était située en face du camp militaire, ce qui lui valut de nouer des relations amicales avec de nombreux militaires tant africains que français. Il exerçait toujours son activité de tailleur-brodeur et réalisait toujours des boubous brodés de toute beauté, mais ce qui attirait surtout les gens autour de lui, c'était sa réputation morale et religieuse. Comme à Buguni, les gens le considéraient un peu comme un marabout et venaient lui demander des conseils, voire des prières.
Il avait une spécialité très étrange — innée ou transmise, je ne sais — qui consistait à soigner les fous. Quand on lui amenait un dément, il le gardait à la maison jusqu'à ce que le malheureux pique une crise, se mette à crier et tombe sur le sol. Alors Tijani ôtait sa sandale, récitait certains versets coraniques sur elle, puis s'en servait pour donner un grand coup sur l'oreille du malheureux. Par un phénomène curieux, celui-ci tombait immédiatement dans un profond sommeil qui pouvait durer toute une demi-journée. Parfois, une bave abondante coulait de sa bouche et la morve lui sortait du nez. Quand il se réveillait, mon père lui faisait prendre un bain, et tout était dit. Il rentrait chez lui guéri.
Un ami marabout lui dit un jour :
— Tijani, attention! Ta manière de soigner les fous va se retourner contre ta famille. Les mauvais esprits se vengent toujours quand on les déloge avec violence. Or, c'est ce que tu fais.
— Tant pis ! répondit mon père. Je préfère soigner le plus de fous possible, au risque de voir mes propres enfants devenir foux eux-mêmes, plutôt que de laisser ces malheureux dans leur état.
Hélas, la prédiction de ce marabout se confirma en grande partie. L'une des filles de Tijani et de Kadidja, née à Kati, attrapa la folie et Tijani ne put la guérir. Leur fils cadet, mon demi-frère, est lui aussi devenu fou ; mon père a tout fait pour le soigner, mais en vain. Les enfants nés du mariage de ma demi-sœur connurent tous également, à un moment ou à un autre de leur vie, des problèmes de ce type, heureusement parfois provisoires.
Bien entendu, jamais mon père ne faisait payer ses services ni son aide en matière religieuse. Cela aurait été contraire non seulement à sa nature, mais à l'injonction divine catégorique qui figure dans le Coran : “ Ne vendez pas mon nom pour un vil prix. (II, 41.)” Aujourd'hui, hélas, trop de “marabouts” ou soi-disant tels — il suffit parfois d'un simple vernis de connaissances islamiques pour se parer de ce titre — non seulement acceptent de l'argent pour “faire un travail” en faveur de quelqu'un — ou pis, pour nuire — mais bien souvent ils en fixent le prix eux-mêmes et en font un véritable métier. Un tel comportement, qui malheureusement est devenu courant dans la société africaine musulmane d'aujourd'hui, est formellement contraire à l'Islam et n'a d'ailleurs jamais été observé ni chez un Alfa Ali, ni chez un Cerno Bokar, ni chez un Cerno Sidi, tous grands marabouts de Banjagara, réputés pour leur savoir et leur élévation spirituelle.

La nouvelle waaldé

Les jours suivant mon arrivée à Kati, je me trouvai quelque peu dépaysé et isolé. Heureusement, j'avais trouvé à la maison un jeune Dogon de Banjagara plus âgé que moi de deux ans, Umaru Tembély, qui était venu à Kati “dans les bagages”, si l'on peut dire, du capitaine Minary. Ce dernier, chez qui il avait servi comme boy à Banjagara, l'avait amené avec lui à Kati en 1914. Umaru me pilota un peu à travers la ville ; il m'emmena même dans la maison du capitaine. Mais, habitué à vivre depuis mon enfance entouré de garçons de mon âge, la vie en association de jeunes me manqua rapidement. J'entrepris de chercher des camarades.
C'est alors que j'entendis parler d'une association de jeunes Bamana du quartier de Sananfara, dirigée par un nommé Bamusa. Ce dernier était en même temps le “maître du couteau” (sacrificateur rituel) de la société initiatique bamana du Ntomo, qui regroupait des jeunes gens non encore circoncis. C'était donc une personnalité puissante parmi les garçons. Je me rendis auprès de lui pour solliciter mon admission dans son association (que l'on appelle ton en bamana, l'équivalent de waalde). On m'annonça qu'il se trouvait au bosquet sacré du Ntomo. Je me fis indiquer l'endroit et partis pour le rejoindre. Mal m'en prit !
Je le trouvai en train d'immoler un poulet qu'il offrait en sacrifice au Ntomo. A mon arrivée, il leva les yeux et reconnut à mon teint de Pullo et à ma manière d'approcher les lieux que je n'étais pas un initié de sa ton. Pour s'assurer de ne pas commettre une erreur, il se leva et marcha vers moi.
— Halte ! cria-t-il.
Il me posa alors des questions rituelles en me mimant les signes conventionnels. N'y comprenant rien, et pour cause, je ne pus répondre à aucune question, ni identifier aucun signe. Il appela alors :
— Busan-tigi ! Porteurs de fouets ! Vous avez là quelqu'un qui est aveugle, sourd et muet. Soignez-le !
Aussitôt, deux jeunes gens armés de lianes flexibles se ruèrent sur moi. Sans crier gare, ils m'assenèrent une telle volée de coups que je dus prendre la fuite, non sans les insulter vigoureusement pour leur agression injustifiée. Je venais d'apprendre à mes dépens qu'en pays bamana n'importe qui ne pouvait pas aller n'importe où.
Je rentrai chez moi très mortifié. Durant toute une semaine, je ne fis que méditer une revanche ou chercher un moyen de me faire coopter par les jeunes gens de la ton de Bamusa. Sur ces entrefaites, je fis la connaissance d'un garçon bamana de mon âge qui habitait notre quartier de Kadobugu. Il s'appelait Famori Keita. Physiquement plus fort que Bamusa, il était lui aussi sacrificateur du Ntomo. Après que je lui eus raconté ma mésaventure, il m'offrit non seulement son amitié, mais aussi son alliance contre les garçons du quartier de Sananfara, commandés par Bamusa. Les conditions étaient mûres pour fonder notre propre association. Avec les jeunes de notre quartier, plus les enfants des familles de tirailleurs qui fréquentaient mon père et ma mère, notre recrutement serait facile, pour peu que mes parents me donnent leur autorisation.
Je savais que Tijani, ancien chef de province, serait toujours heureux de voir du monde chez lui et qu'il ne soulèverait pas de difficultés ; mais il s'agissait de convaincre ma mère, qui n'était pas, c'est le moins que l'on puisse dire, malléable ni modelable comme de la terre à poterie… Je décidai d'attendre un moment favorable. Un jour, elle me demanda ce qui pourrait me faire plaisir. Saisissant l'occasion, je lui répondis :
— Ma mère — que Dieu allonge la trame de tes jours ! — ce qui me ferait vraiment plaisir, ce serait que tu me permettes de créer ici une waalde.
— Demande d'abord l'autorisation à ton père, me dit-elle. S'il est d'accord, je le serai également. Je te donnerai l'argent nécessaire pour couvrir tes frais.
J'allai aussitôt trouver mon père. Comme je m'y attendais, il accueillit très favorablement mon idée. Il me donna même des conseils :
— Organise une grande fête pour réunir le plus d'enfants du quartier possible, me dit-il, et profite de l'occasion pour leur annoncer ton projet. Je te donnerai un ou deux moutons pour faire un bon méchoui. Ma mère, elle, me donna dix francs. Je lançai donc une grande invitation aux jeunes gens et jeunes filles du quartier ainsi qu'aux enfants des familles de tirailleurs. Le jour venu, ma famille prépara un grand repas de fête. Vingt garçons et dix filles de diverses origines se réunirent dans notre cour. Après que tout le monde eut bien mangé et dansé toutes sortes de danses africaines, dans l'euphorie générale je pris la parole :
— O fils de ma mère ! Il m'est venu une idée. Elle m'est inspirée par la joie que nous avons tous éprouvée ce soir à nous trouver ensemble. Je propose de nous rassembler en une association officielle afin que nous puissions nous réunir régulièrement, organiser nos distractions et être suffisamment forts pour faire face aux garçons des autres quartiers. Une ovation salua cette déclaration. Et puisque nous sommes en temps de guerre, dans une cité militaire, je propose que notre ton soit organisée à l'image de l'armée. Je m'inscris le premier, moi, Amadu Hampaate Baa, dit Caam. Qui veut être engagé volontaire ?
— Je m'inscris !, s'écria Umaru Tembély, aussitôt suivi de Famori Keita et de tous les autres. Famori Keita, le plus âgé et aussi le plus fort de nous tous, prit à son tour la parole :
— Je propose qu'Amadu Baa-Caam, parce qu'il connaît le papier et la plume et que l'idée est née dans sa tête, soit notre colonel Molard. Que chacun des engagés aille lui soulever la main droite et dise : “Tu es mon colonel Molard et je suis un soldat de ton régiment !”
Chacun de mes camarades garçons vint soulever ma main en prêtant cette sorte de serment d'allégeance d'un nouveau genre. A mon tour, monté sur un mortier renversé, je jurai d'assister mes amis et frères en toutes circonstances et de ne jamais les trahir. La première association de jeunes du quartier de Kadobugu était née.
Pour diriger notre ton, je choisis sept garçons, dont les fonctions correspondaient à des grades militaires. Etant moi-même colonel, mon second, qui ne pouvait être que Famori Keita, reçut le grade de commandant de bataillon. Après lui venait Umaru Tembély, capitaine d'intendance, puis un capitaine chef d'état-major, un lieutenant commandant la section “recrutement indigène”, un souslieutenant, des adjudants, des sergents, des caporaux, etc.
Au mois d'août 1915, notre ton réunissait déjà près de cinquante garçons et trente filles de diverses ethnies, répartis dans différents quartiers. Chaque quartier constituait un “régiment”, avec ses officiers et hommes de troupe. En guise de galons, nos officiers portaient des ganses fabriquées par nous, teintes en jaune au moyen de jus de cola et cousues sur un fond noir. On aurait juré des “ficelles” d'officiers français ! Quant à nos médailles ou autres décorations, elles provenaient de boites de biscuits “Petits-Beurre” dans lesquelles on trouvait tous les insignes d'honneur de la République française, en carton assez solide et grandeur nature.
Nous organisions des “marches militaires” à travers labrousse, fusil de bois sur l'épaule, poussant parfois jusqu'au gouffre de Dounfing, histoire d'aller narguer la méchante Diatroufing à l'extrême bord de son repaire. Nous avions aussi des batailles rangées, pompeusement appelées “exercices de guerre”. Nos parodies militaires amusaient fort les vrais militaires de Kati. Quant aux chefs de popote, fis se faisaient un plaisir de m'offrir autant de boîtes vides de “Petits-Beurre” qu'il en fallait pour décorer nos vaillants soldats.
Une fois nos troupes bien aguerries, je déclarai officiellement la guerre à Bamusa et à son association. La rencontre, organisée selon les règles coutumières, eut lieu une nuit, par un beau clair de lune, sur la place Linge-Koro de Kati. Bamusa et ses jeunes gens furent battus et nous courûmes nous emparer de leur bosquet sacré. Il fallut rien de moins que l'intervention des anciens pour nous obliger à restituer les objets du culte, ceux-ci ne pouvant être aliénés par personne, même par un vainqueur !
Notre association vivra jusqu'en février 1918, date de l'arrivée au Soudan de Blaise Diagne, envoyé par Clemenceau à travers toute l'A.O.F. pour promouvoir un recrutement massif, notamment de jeunes. Toute la vie associative et traditionnelle des jeunes gens en sera perturbée. J'aurai l'occasion d'en reparler plus loin.


Blaise Diagne. 1872 —1934

Quelque temps après ces événements, je fus admis dans la société bamana du Ntomo, qui accueillait les jeunes gens non encore circoncis ; à Buguni, je n'avais connu que la société Tiebleni, réservée aux très petits enfants. Comme je l'ai dit précédemment, il était alors d'usage, pour les musulmans minoritaires vivant au sein d'une société majoritairement bamana ou malinké, d'accepter, pour leurs enfants, une affiliation de pure forme aux sociétés d'initiation enfantines — qui se confondaient d'ailleurs, dans ce milieu, avec les associations d'âge. Sinon, aucune vie collective n'aurait été possible pour ces enfants. Bien entendu, nous ne participions ni aux cultes ni aux sacrifices, mais au moins nous n'étions pas obligés de nous cacher lors des sorties rituelles des grands masques, et la connaissance des signes conventionnels nous permettait d'approcher les bosquets sacrés sans risquer d'en être chassés à coups de fouet.
Il y avait alors à Kati trois sanctuaires : l'église chrétienne, avec son école et sa crèche ; la mosquée, avec sa medersa (école) et sa zaouïa (lieu de réunion et de prière des membres d'une confrérie soufi), enfin le djetou, bois sacré des Bamana, où se célébraient généralement leurs cultes.
Mon père Tijani, bien que musulman extrêmement rigoureux pour lui-même et sa famille, était très tolérant. Il avait fait sienne la parole du Coran : “Point de contrainte en religion, la vérité se distingue elle-même de l'erreur.” (11, 256.) J'avais un petit camarade chrétien prénommé Marcel et qui allait régulièrement à la messe le dimanche. Un jour, poussé par mon éternelle curiosité, je l'accompagnai pour voir ce qui se passait à l'intérieur. Dès mon retour à la maison, je fis part à mon père de cette expérience et lui décrivis en détail le cérémonial, les chants, les paroles et les attitudes du prêtre, que j'avais soigneusement observées. Je savais qu'il ne me blâmerait pas, car, comme Cerno Bokar, il ne s'opposait pas à ce qui pouvait contribuer à augmenter les connaissances, et surtout à ce qui pouvait permettre de juger d'une chose par soi-même et non par des on-dit. Il m'écouta calmement, et comme je lui demandais si je pouvais y retourner, il me répondit :
— Accompagne ton camarade si tu le désires. Ecoute tout ce que le prêtre dira, et accepte-le, sauf s'il dit qu'il y a trois dieux et que Dieu a un fils. Dieu est unique et il n'a pas de fils. A part cela, prends et retiens dans ses paroles tout ce qu'il y a de bon, et laisse le reste.

Une circoncision à la sauvette

Quand vint la rentrée des classes en septembre 1915, il n'était pas question que je retourne à Jenne étant donné la façon dont je m'étais esquivé sans prévenir personne. A vrai dire, cela ne me préoccupait guère, et ce n'était pas pour déplaire à ma mère qui n'avait jamais vu d'un très bon œil mes études à “l'école des Blancs”. Quant à mon père, il ne semblait pas avoir d'opinion particulière à ce sujet. Un autre problème me préoccupait bien davantage, celui de ma circoncision. Selon la coutume pullo aussi bien que toucouleure, j'aurais dû être circoncis à douze ans au plus tard lorsque je vivais encore à Banjagara, mais le fait d'avoir été requis pour l'école m'en avait empêché : la date de la circoncision tombait en effet toujours pendant la saison froide, alors que l'école fonctionnait à plein temps. Par la suite, à Jenne, cela me fut également impossible, si bien que lorsque j'arrivai à Kati en juillet 1915, malgré mon âge j'étais toujours un incirconcis, un bilakoro (littéralement un “laissez mûrir”). Traditionnellement, j'étais classé parmi les “gamins aux mains sales”, ceux qui n'ont encore aucun droit, uniquement des devoirs. N'importe quel garçon circoncis, fût-il âgé de huit ans seulement, avait le droit de m'envoyer faire des commissions pour lui, de m'insulter, voire de me frapper sans qu'il me soit permis de broncher. Et si je l'avais fait, les circoncis m'auraient amené de force dans un bosquet et m'auraient roué de coups pour avoir osé tenir tête à l'un des leurs.
Je harcelais constamment mes parents pour me faire circoncire, mais mon père éludait la question. Quand arriva la saison froide, vers la fin de 1915, je savais que tous mes compagnons se préparaient à être circoncis. J'allais donc me trouver le dernier grand bilakoro au milieu d'eux tous. Obligé de leur céder la préséance en tout, non seulement je ne pourrais plus être leur chef, mais je ne pourrais même plus faire partie de leur association. Je suppliai mes parents de me faire circoncire en même temps que les Bamissa, Youba Sidibé et autres camarades. Mon père me répondit que la famille n'était pas prête à faire face à un tel événement. La circoncision d'un garçon de ma famille, je le compris plus tard, aurait en effet ameuté toutes les colonies toucouleures, peules et même dogons de Kati, de Bamako et de Banjagara, sans parler des griots et courtisans de toutes sortes. Et tout ce monde, venu pour assister à la grande veillée de la circoncision, resterait sans doute à la maison pendant toute la durée de ma retraite pour assister également à “la fête de sortie”. Cela coûterait une fortune.
Mon père me demanda d'attendre jusqu'à l'année suivante. Ulcéré, complètement découragé, je demandai à ma mère — sans lui confier mon intention secrète — la permission d'aller rendre visite à Bamako à ma cousine Fanta Hamma. Ma mère me donna le prix du billet de chemin de fer aller et retour Kati-Bamako, qui était de soixante centimes. J'achetai un aller simple, à trente-cinq centimes.
Arrivé chez ma cousine, je m'ouvris à elle de mon problème et lui demandai si elle pouvait me faire circoncire au dispensaire de Bamako. Nous enverrions ensuite quelqu'un prévenir mes parents que je m'étais fait circoncire et que je renonçais à toutes les cérémonies d'usage.
Ma cousine, qui avait beaucoup d'affection pour moi, fut émue à l'idée que si je restais bilakoro pendant un an encore j'allais perdre tout prestige auprès de mes camarades, et que je me trouverais même à la merci de leurs moqueries, de leurs sarcasmes, voire de leur brutalité.
Elle se rendit chez une amie à elle, l'ancienne concubine d'un médecin devenue depuis infirmière et que l'on appelait Fatuma Dogotoro (Fatuma docteur). Elle lui exposa mon cas et l'assura qu'il n'y aurait aucune réaction fâcheuse de la part de mes parents. Fatuma Dogotoro en parla au docteur Griewand. Celui-ci chargea l'infirmier-major de me circoncire le lendemain à onze heures.
Le lendemain, j'étais exact au rendez-vous. Ma cousine m'avait fait coudre un boubou spécial et un bonnet en forme de gueule de caïman, tenue traditionnelle des circoncis. L'opération se passa sans problème, du moins dans l'immédiat. Un ami de notre famille, Abdallah (donc mon “père” selon la tradition), tint à se rendre lui-même à Kati pour apprendre à mes parents que je m'étais fait circoncire sans crier gare. Il paraît que lorsqu'il annonça la nouvelle à Tijani, celui-ci le regarda fixement en hochant la tête.
— Amadu est vraiment ton fils, lui dit-il, il est aussi têtu que toi !
Puis il éclata de rire. Ma mère, elle, entra dans tous ses états, tant elle se sentait frustrée de la perspective d'une fête grandiose. Je n'avais pas vraiment compris que si mes parents voulaient retarder l'événement d'un an, c'était pour avoir le temps de réunir les moyens d'organiser de très grandes réjouissances, à la fois dignes des Baa, des Jallo (clan de ma mère) et des Caam.
Après une opération en dispensaire, ma guérison aurait dû être acquise en quatre ou cinq jours. Malheureusement, en faisant le bandage, l'infirmier n'avait pas ménagé d'ouverture pour laisser passer l'urine, si bien que la plaie s'infecta. On me soigna correctement, mais je dus rester une quinzaine de jours à Bamako. Cela m'importait peu. L'essentiel, pour moi, était d'avoir été circoncis avant mes camarades qui, eux, devraient encore effectuer une retraite de trois mois comme l'exigeait la coutume bamana. Je serais le premier à revenir à Kati coiffé du bonnet traditionnel et investi de la qualité de kamalenkoro (“adulte” au sens traditionnel). Je conservais donc la préséance sur mes camarades et pouvais demeurer leur chef.
Lorsque je rentrai à la maison, mes parents ne me firent aucun reproche. Ils avaient fini par comprendre, eux aussi, le motif de mon indiscipline, et ils me pardonnèrent. Pour fêter ma circoncision, ils me comblèrent de cadeaux. Mon père acheta deux très beaux chevaux et entreprit de m'enseigner non seulement toutes les connaissances se rapportant au cheval (anatomie, maladies, noms et significations symboliques des robes et des marques, etc.), mais aussi l'art de l'équitation dans toutes ses finesses. Comme tout jeune Pullo né à Banjagara, je savais monter à cheval, mais je ne pouvais me considérer comme un vrai cavalier digne de ce nom. C'est à Kati que j'ai acquis mon savoir équestre, au prix douloureux, il est vrai, de plusieurs chutes graves et de nombreuses fractures qui me laissèrent une jambe gauche un peu déformée.
Mon père m'enseigna aussi à broder et à coudre afin que je puisse exercer un jour, comme lui-même et comme Cerno Bokar, le métier de tailleur-brodeur ; et il trouvait encore le temps d'approfondir mes connaissances religieuses.
Je ne manquais donc pas d'occupations, d'autant que notre association, en avançant en âge, devait de plus en plus faire face aux obligations traditionnelles d'entraide dévolues aux jeunes gens au sein de la communauté : aide au crépissage des maisons, aides diverses aux personnes agées ou isolées, etc.
Tout cela ne m'empêchait pas de fréquenter assidûment mon jeune compatriote dogon Umaru Tembély, qui servait alors comme boy chez le lieutenant Cottelier, lequel avait succédé au capitaine Minary. Lorsque ce dernier était parti combattre sur le front à sa propre demande, il avait légué à son successeur, selon la bonne tradition coloniale d'avant 1936, son vaisselier, son matériel de camping et sa batterie de cuisine, plus sa maisonnée domestique au grand complet : un tirailleur servant d'ordonnance, un cuisinier, un marmiton, deux boys (dont Umaru), un petit porteur, un panka, un balayeur et deux petits aides bénévoles. J'accompagnais de temps à autre Umaru à son travail ; je l'aidais à faire le lit et à dresser la table, je tirais le panka et faisais parfois la vaisselle. Bien entendu, mes parents ignoraient tout de ces activités domestiques bénévoles qui n'avaient d'autre rétribution, outre le fait de satisfaire ma curiosité sur la façon dont vivaient les Blancs, que la dégustation des restes des plats et de quelques croûtons de pain blanc. Quelle punition ne m'auraient pas infligée mon père et surtout ma mère, qui ne badinait pas avec l'honneur, s'ils avaient su que j'allais racler les fonds de casseroles des Blancs ! Ma mère aurait été capable de me couper le bout de la langue !
Pour n'être pas aussi brillantes qu'à Banjagara, les veillées récréatives à la maison ne manquaient cependant pas, et je continuais à me nourrir de récits traditionnels.


Georges Clemenceau. 1841—1929

A ces diverses activités, j'ajoutai bientôt celle d'écrivain public pour les femmes de tirailleurs qui souhaitaient correspondre avec leur mari. Je lisais leurs lettres, rédigeais et écrivais leurs réponses moyennant quelques piécettes. Auprès de ces femmes, qui pouvaient devenir veuves d'un jour à l'autre, je découvris ce qu'étaient l'angoisse et le malheur, mais aussi l'espoir et la joie, le courage ou l'insouciance, la chasteté ou le dévergondage, car les plus faibles étaient des proies toutes désignées pour les tentateurs de toutes sortes qui sévissaient à travers la ville.

Retour à l'école

Le temps passait… Un jour de l'année 1917, je crois, comme je me rendais à la gare de Kati pour assister à l'arrivée des voyageurs venus de l'ouest par le train express hebdomadaire reliant Kayes à Bamako (on l'appelait “le train K-B”), j'eus l'immense surprise de découvrir dans un wagon, revêtu de la superbe tenue des élèves normaliens de Gorée, mon ancien condisciple et rival de l'école de Banjagara et de l'école régionale de Jenne : Yagama Tembély — dont le père, Baye Tabéma Tembély, nous avait avertis de la prochaine déclaration de guerre au cours du tragique été de 1914.
Il arborait un complet de drap bleu marine orné d'écussons et de boutons dorés, et portait fièrement une casquette agrémentée d'un insigne en forme d'abeille dorée. Luxe rare, il était chaussé de souliers en vrai cuir, lacés jusqu'aux chevilles.
“Comment ! me dis-je en moi-même, ton ancien camarade de Banjagara étudie à l'Ecole normale, il est habillé presque comme un sous-officier, et toi tu restes là, à perdre ton temps et à faire le petit boy des femmes de tirailleurs ?”
Ce fut comme un choc. Le désir de retourner à l'école m'envahit d'un seul coup.
Dès mon retour à la maison, je m'en ouvris à mon père. Sans faire de difficultés, il me conduisit chez le moniteur d'enseignement indigène qui dirigeait alors l'école primaire de Kati, M. Fatoma Traoré, et je me retrouvai peu après sur les bancs de l'école. Certes, c'était pour moi une régression que de retourner à l'école primaire alors que j'avais déjà fait une école régionale et obtenu le certificat d'études, mais ne pouvant en fournir la preuve, il me fallait reprendre le cycle par la base. C'était le prix à payer pour ma fugue…
Compte tenu de mon niveau, M. Traoré m'admit en première classe, la plus élevée des classes existantes. Bien qu'arrivé presque en fin d'année scolaire, je n'eus aucune peine à me classer premier. L'image de Yagama me hantait. Je voulais devenir normalien comme lui et non tailleur-brodeurcavalier, encore moins boy bénévole récureur d'assiettes ou écrivain public pour femmes de tirailleurs. J'étais décidé à bûcher avec ardeur et à mettre les bouchées doubles pour rattraper le temps perdu. Malheureusement, je n'acquis pas grand-chose de nouveau car notre moniteur d'enseignement n'en savait guère plus que moi-même ; ce n'est que l'année suivante, avec l'arrivée de M. Molo Kulibali, un véritable instituteur diplômé de l'Ecole normale (M. Traoré avait été mobilisé) que l'école de Kati prit son véritable essor et bénéficia d'un enseignement sérieux.
A peine avais-je repris mes études que le vaguemestre du 2e régiment, l'adjudant Fadiala Keita, demanda qu'un écolier lettré lui soit affecté pour l'aider dans son travail. Le volume du courrier échangé entre les tirailleurs montés au front et leurs épouses restées à Kati augmentant sans cesse, il ne parvenait plus à assurer seul le tri et la distribution des lettres. On me désigna pour remplir cette fonction, et c'est ainsi que je devins “vaguemestre auxiliaire de l'armée à titre civil”. Une fois par semaine, j'allais aider l'adjudant Fadiala Keita à trier les lettres et à les distribuer à leurs destinataires. Je servais aussi occasionnellement de deuxième témoin pour le paiement des mandats envoyés aux femmes de tirailleurs. Je continuais parallèlement mon activité d'écrivain public, qui devint même plus importante en raison de ce nouveau travail et qui m'assurait un revenu loin d'être négligeable. Il m'arrivait de gagner jusqu'à cinq à six francs par semaine, en un temps où un soldat africain était payé quinze francs par mois ! J'utilisais une partie de ce que je gagnais à m'acheter des vêtements (on disait de moi : “Il est habillé comme un épi de maïs”) et l'autre à entretenir les membres de mon association.
A cette époque, j'en vins à connaître tous les officiers et sous-officiers indigènes (comme on les appelait pour distinguer leur corps de celui des officiers et sous-officiers français) du 2e régiment de Kati. Inutile de dire que j'étais devenu — et suis resté — un expert en matière de sonneries militaires…

L'adjudant et le fils du roi

Mes libres entrées dans le camp, et en particulier mes relations avec l'adjudant Fadiala Keita, me valurent d'être le témoin privilégié, en grande partie oculaire, d'une affaire dont les conséquences auraient pu être dramatiques, et qui, paraît-il, se raconte encore aujourd'hui à Kati. Elle eut pour acteurs l'adjudant Fadiala Keita lui-même et Abdelkader Mademba Sii, fils de Mademba Sii, le roi de Sansanding (une ville située au bord du Niger, au nord-est de Segu).
A vrai dire, Mademba Sii n'était pas un roi ordinaire. Né au Sénégal, il avait grandi à Saint-Louis, où il avait fait des études secondaires. Comme tous les natifs des quatre communes privilégiées : SaintLouis, Rufisque, Dakar et Gorée, il bénéficiait du statut de “citoyen français”, titre royal et envié à l'époque, car il donnait à ses titulaires les mêmes droits qu'aux Français de la métropole et les mettait à l'abri des traitements arbitraires et humiliants qui pouvaient s'abattre sur tous les autres Africains, qui, eux, n'étaient que “sujets français” 48.
Fonctionnaire des P.T.T. de son état, il s'était lancé dans la politique. Grâce à sa qualité de citoyen français, il avait même été chef du Bureau politique du Soudan. Très proche du colonel Archinard, il avait, à ses côtés, aidé à la pénétration française dans le pays en installant des lignes télégraphiques au fur et à mesure des conquêtes. C'est lui, notamment, qui avait installé à la pointe du fusil, dans des conditions particulièrement difficiles et dangereuses à l'époque en raison des attaques fréquentes dont elle était l'objet, la ligne télégraphique reliant Kayes à Bamako.


Colonel Archinard
1850 — 1932

Pour le récompenser de ses bons et loyaux services, le colonel Archinard lui avait fait don de l'Etat de Sansanding et, “au nom de la République française”, l'avait nommé roi de cet Etat — tout comme il l'avait fait à Banjagara pour son ami Aguibou Tall. C'est ainsi que, de simple postier qu'il était, Mademba Sii s'était retrouvé roi de l'Etat de Sansanding. Fort du soutien inconditionnel des Français, il exerça sur ses sujets un pouvoir si absolu qu'on le surnomma “le pharaon de la Boucle du Niger”.
Quand la guerre éclata, Mademba Sii, pour manifester sa reconnaissance envers la France, envoya ses fils sous les drapeaux, comme le firent d'autres grandes familles soudanaises plus ou moins liées à la France.
L'un de ses fils, Abdelkader, avait, comme tous ses frères, fait ses études à Maison-Carrée, en Algérie. Il en était revenu avec une licence, puis s'était lancé dans des activités commerciales très fructueuses. Il possédait quatre comptoirs : l'un à Sansanding même, les autres à Segu, Barmandugu et Jenne. Dès qu'il le put, il mit ses affaires en ordre et s'enrôla sous les drapeaux pour la durée de la guerre. Il contracta son engagement à Segu, d'où il fut dirigé sur le 2e régiment à Kati, pour y accomplir sa formation militaire.
Si son père était citoyen français, lui-même, n'étant pas né dans l'une des quatre communes privilégiées du Sénégal, n'était, comme tous ses autres frères d'ailleurs, que “sujet français”. C'est donc en qualité de simple tirailleur sénégalais qu'il arriva à Kati, à une date que je ne saurais préciser. On lui attribua deux tenues réglementaires de rechange, pourvues, comme il se devait, de la classique chéchia rouge à gland, emblème obligé du soldat indigène.
Au camp des tirailleurs, on l'installa dans une case ronde, couverte de chaume, qu'il partageait avec trois autres camarades. La ration journalière était alors de deux cent cinquante grammes de riz, cinq cents grammes de gros mil, petit mil ou maïs, une poignée de sel et de piment et un morceau de viande de bœuf. Abdelkader, prince de son état et grand commerçant fortuné, habitué à se nourrir de mets raffinés et à dormir dans un grand et bon lit, se retrouva du jour au lendemain privé de toute commodité, couchant sur une maigre natte posée à même le sol — très humide en cette saison des pluies — et se nourrissant le plus souvent de mil bouilli, assaisonné de sel et de piment. Il en fut si désemparé qu'il manqua en devenir fou. On le voyait marcher de long en large comme un automate ; il parlait tout seul, comme s'il interrogeait le vide. Lui qui avait espéré s'embarquer glorieusement pour aller combattre sur le front et au besoin y faire le sacrifice de sa vie, confia à certains camarades :
— Comment ai-je pu m'embarquer volontairement dans une galère pareille ?
Un jour, l'adjudant Fadiala Keita se reposait sur une chaise longue, sous le hangar où mon père Tijani étalait ses marchandises à l'intention des acheteurs, juste en face de la sortie du camp. Abdelkader vint à sortir. Tout à ses pensées, il passa devant l'adjudant sans le remarquer ; il ne le salua donc pas. Fadiala Keita, offusqué de ce manquement, ordonna au sergent Mari Jara, qui passait par là, de rappeler ce tirailleur et de le faire rappliquer au pas de gymnastique.
Le sergent courut après Abdelkader, qui était déjà à une centaine de mètres. Ne se souvenant plus de son nom, il le héla :
— Ohé, tirailleur !
Tous les tirailleurs qui marchaient sur la route tournèrent la tête, sauf Abdelkader qui continuait d'avancer, perdu dans ses préoccupations intérieures. Arrivé à sa hauteur, le sergent Mari Jara lui appliqua une grande tape sur l'épaule et cria :
— Halte-là !
Brusquement tiré de sa rêverie, Abdelkader sursauta. Il se retourna, vit le sergent et le salua militairement.
— Oui ou non, es-tu tirailleur ? s'exclama en bamana Mari Jara, tout essoufflé.
— Je le suis, mon sergent.
— Alors pourquoi ne réponds-tu pas quand on t'appelle tirailleur ?
— Je n'avais pas réalisé qu'il s'agissait de moi.
— Oui, bien sûr, ricana le sergent, le nom de tirailleur te sied mal… Allez, demi-tour en arrière et au pas de gymnastique ! L'adjudant Fadiala Keita t'attend.
Abdelkader s'élança si rapidement que le sergent, pour rester à son niveau, fut obligé de courir lui aussi. L'adjudant Fadiala Keita était resté couché sur sa chaise longue dans le hangar de mon père, lequel assistait à la scène. Quand Abdelkader fut devant lui, sans se lever, il le toisa sévèrement : — Alors, tirailleur! On passe devant son adjudant et on ne le salue pas, et quand il vous appelle on ne répond même pas ? Sans doute parce que l'adjudant est une quantité négligeable, sinon méprisable, n'est-ce pas ?
— Non mon adjudant, répliqua Abdelkader. Mais je ne vous avais pas vu. Je m'en excuse et vous en demande pardon.
— Bien sûr, reprit l'adjudant, le prince de Sansanding, licencié de je ne sais quoi, ne saurait voir un minuscule adjudant d'infanterie coloniale, surtout quand cet adjudant n'est qu'un Maninka 49 croqueur d'arachides !… Eh bien, Abdelkader Mademba ! Apprends qu'ici il n'y a ni fils de Haïdara, ni fils de Tall, de Ouane ou de Sii, mais uniquement le fils de ceci (et de l'index de sa main droite il montra son galon d'adjudant sur sa manche gauche, en faisant du doigt le tour de son poignet). Pour t'apprendre à être plus attentif à l'avenir, ajouta-t-il, tu feras trois jours de salle de police !
L'adjudant ordonna au sergent Mari Jara de conduire le tirailleur Abdelkader Mademba Sii au poste de police, où il aurait à faire chaque jour plusieurs fois le tour d'un cercle de six mètres de rayon, en portant sur le dos son équipement complet : fusil, baïonnette, cartouchières et tout son “saint-frusquin” de campagne, plus une brique posée sur le tout.
Et voilà le pauvre Abdelkader conduit, comme un grand coupable, au poste de police où, stoïquement, il accomplit sa punition pendant trois jours. Dès qu'il fut libéré, il écrivit au roi son père pour lui conter son drame. Il lui rappela qu'il s'était engagé volontairement non pour faire des corvées de bois ou ramasser des ordures, mais pour aller se battre sur le front et servir la France. Etant donné, ajoutait-il, qu'il ne pouvait résilier son engagement avant la fin de la guerre et qu'il était hors de question pour lui de déserter, il avait décidé que si on ne l'envoyait pas au front dans les trois mois, il se suiciderait.
Certes, Abdelkader, en tant que simple “sujet français”, n'avait droit à aucun traitement de faveur, mais le roi de l'Etat de Sansanding avait le bras long. Il écrivit à son ancien chef et bienfaiteur, l'ex-colonel Archinard, devenu depuis général et gouverneur militaire de la ville de Paris, et lui dépeignit le pétrin dans lequel se trouvait son fils Abdelkader, qu'il avait vu naître. Aussitôt, Archinard intervint de tout son poids, qui était grand. Il saisit de l'affaire le président du Conseil et ministre de la Guerre. La situation du tirailleur Abdelkader Mademba Sii, examinée toutes affaires cessantes, fut réglée en quinze jours : “Monsieur” Abdelkader Mademba Sii (et non plus “le nommé”, comme les simples sujets français) fut naturalisé français d'office, ce qui lui donnait le droit de transmettre sa qualité à ses futurs descendants.
Un câblogramme, adressé au gouverneur général à Dakar et au général commandant supérieur des troupes du Groupe, stipulait que l'ex-tirailleur de 2e classe Abdelkader Mademba Sii, en garnison au 2e régiment de tirailleurs sénégalais à Kati, était versé dans les cadres de l'année française à titre de citoyen français, avec tous les droits et prérogatives afférents à cette qualité.
Le jour même, Abdelkader troqua son froc de simple tirailleur contre une belle tenue française. On lui attribua une chambrée confortable et on l'inscrivit sur la liste des soldats français avec qui, désormais, il devrait travailler, s'amuser, manger et dormir. Il avait fini d'être punissable ou corvéable à merci par les sous-officiers indigènes.
Mais le confort matériel n'était pas le souci essentiel d'Abdelkader. Ce qu'il voulait, c'était monter au front, et en première ligne de préférence. Il y allait de son honneur et de celui de sa lignée. Il n'attendit pas bien longtemps. Un bataillon en partance était en tête de liste. Une semaine après sa promotion dans les cadres français, il partait au combat.
Autant l'adjudant Fadiala Keita s'était formalisé de n'avoir pas été salué, autant il sembla trouver normal le changement d'état d'Abdelkader. En tout cas, il ne réagit pas. Tout le monde connaissait la puissance du roi Mademba, sans parler des qualités intellectuelles de son fils. Sans doute s'attendait-on plus ou moins à quelque chose de ce genre. Puis le temps passa. L'adjudant semblait avoir oublié l'incident.
Un jour de l'été 1917, je crois, l'adjudant Fadiala Keita alla au rapport. Je l'y accompagnai. Le capitaine Gastinelle lut le rapport, et c'est ainsi que l'on apprit la prochaine arrivée du “sous-lieutenant” Abdelkader Mademba Sii. Titulaire d'une permission de détente à passer à Sansanding, il devait être pris en subsistance par le 2e régiment de tirailleurs. Plus grosse tuile ne pouvait tomber sur la tête de l'adjudant ! Ainsi, la recrue qu'il avait si brutalement punie et malmenée à plaisir était devenue un sous-lieutenant, et dans les cadres français de surcroît, alors que lui, Fadiala Keita, restait là à distribuer des lettres et des paquets aux femmes ! Et il n'était toujours qu'adjudant de tirailleurs, c'est-à-dire doublement inférieur à Abdelkader, et par le grade et par le corps.
Très contrarié, il quitta les lieux avant la fin du rapport et se dirigea tout droit vers la poste pour aller chercher le courrier. Je marchais derrière lui. Il était si nerveux que le receveur des postes me demanda en aparté si l'adjudant “n'était pas devenu subitement fou”. De là, il se rendit sur la place de la ville où nous avions coutume, installés derrière une table, de procéder à la distribution du courrier. D'un geste bourru, l'adjudant me lança les paquets de lettres :
— Appelle !…
Je commençai d'appeler à haute voix les noms libellés sur les enveloppes : Aminata Traoré… Kadia Boré… Naa Jara… Koumba So… De plus en plus énervé, il frappa sur la table en vociférant :
— Tu m'emm… avec ta voix de flûte qui me vrille le tympan…
Je baissai le ton de ma voix, en m'efforçant de la rendre aussi grave que possible :
— Denin Koné… Aissata Jallo… Koumba Kulibali…
— Et maintenant, tu te fous de moi en prenant ce ton caverneux ! Allez, fous le camp ! Va-t'en au diable ! Je ne veux plus te voir ici avant la semaine prochaine !
A la plus grande surprise des femmes, il ramassa toutes les lettres, y compris celles qui avaient déjà été remises à leurs destinataires.
— Je suspends la distribution du courrier jusqu'à la semaine prochaine, cria-t-il. Je suis l'adjudant, j'agis selon ma volonté !
Les femmes, éberluées, se regardèrent. Hé ! Quelle mauvaise nouvelle avait pu piquer l'adjudant pour qu'il enrage ainsi contre tout le monde ? Ce devait être quelque chose de bien désagréable, pour changer à ce point l'humeur d'un homme habituellement si patient et si jovial avec elles !
Une semaine avant l'arrivée à Kati du sous-lieutenant Abdelkader Mademba, l'adjudant vint s'ouvrir de son souci à mon père, qu'il considérait comme un ami et un bon conseiller. Il appréhendait que le sous-lieutenant Abdelkader ne lui fasse subir des représailles en souvenir du traitement infligé jadis, car si tel était le cas, lui, Fadiala Keita, ne pourrait rester sans réagir et il y aurait un drame.
Mon père l'emmena chez l'adjudant-chef Moro Jallo, responsable du camp, auquel il exposa le problème. Quand il eut fini de parler, Fadiala intervint :
— Mon adjudant-chef, je donne ma parole de Maninka, descendant de Sunjata Keita, à l'homme peul que tu es, que si jamais Abdelkader Mademba veut me faire payer la punition que je lui ai infligée, je le tuerai d'abord, puis je me suiciderai. J'en fais le serment sur les mânes de mes ancêtres, l'empereur Sunjata en tête.
L'adjudant-chef Moro Jallo assura Fadiala qu'il allait réfléchir à la question, puis il le renvoya chez lui. Il resta longtemps à parler avec mon père. Finalement, celui-ci lui conseilla d'entreprendre une démarche en faveur de l'adjudant auprès de ses supérieurs, en leur exposant les dangers d'une confrontation entre les deux hommes. L'adjudant-chef saisit de l'affaire le capitaine de Lavalée, qui jugea bon d'en informer le colonel Molard lui-même. Pour éviter tout incident, ce dernier décida qu'au moment de l'arrivée du sous-lieutenant Abdelkader Mademba, l'adjudant Fadiala Keita serait envoyé en mission de recrutement et de formation de jeunes recrues à Ouagadougou (actuel Burkina).
Des que l'adjudant apprit la nouvelle, il recouvra sa bonne humeur et demanda pardon à tous ceux et celles qu'il avait injustement malmenés durant sa crise : — J'étais devenu un peu fou, disait-il pour s'excuser.
Il partit pour Ouagadougou, via Bamako, par le train même d'où venait de descendre, venant de Dakar, le sous-lieutenant Abdelkader Mademba. Celui-ci séjourna une semaine à Kati, se rendit à Segu pour y régler ses affaires, puis gagna Sansanding où il devait passer en famille le reste de son congé. L'adjudant Fadiala Keita rentra à Kati avec son contingent de recrues, dont il assura la formation sur place.
La fin de cette période de formation coincidant avec le retour de permission d'Abdelkader, cette fois-ci l'adjudant fut envoyé à Dori (actuel Burkina), pour une nouvelle mission de recrutement. Abdelkader revint donc à Kati en son absence. Trois jours plus tard, il partait rejoindre son régiment et montait au front, où la guerre faisait rage. La France était aux abois. Abdelkader, baroudeur invétéré, était volontaire pour toutes les missions d'où l'on risquait de ne pas revenir.
Une fois de plus, l'adjudant Fadiala Keita ramena son contingent de nouvelles recrues à Kati et reprit tranquillement ses doubles fonctions d'instructeur et de vaguemestre, avec votre serviteur pour second. Tout le monde était soulagé. Le petit jeu de chassé-croisé avait fonctionné à merveille et rien ne semblait devoir réunir les deux hommes avant longtemps. Notre petit train-train continua.
Nous ne pouvions prévoir la tournure qu'allaient prendre les événements avec l'arrivée en Afrique, en février 1918, de Blaise Diagne, seul député noir du Parlement français (natif de Gorée, il était citoyen français de plein droit), qui avait été chargé par le gouvernement français de promouvoir, dans l'Ouest africain, une vaste levée de troupes noires, dont la France avait alors cruellement besoin.
Le gouvernement français avait d'abord demandé au gouverneur général de l'A.O.F. en titre, Joost Van Vollenhoven, de procéder à un nouveau recrutement intensif d'au moins soixante-quinze mille à cent mille hommes. Van Vollenhoven, arrivé à ce poste au mois de juin 1917, avait surtout, jusqu'alors, fait porter son action sur l'effort de ravitaillement en organisant une production intensifiée de certains produits. Pour plusieurs raisons, il manifesta des réticences à opérer ce vaste recrutement, dont il signala les inconvénients dans un rapport en date du 25 septembre 1917. L'Afrique noire française, contrairement aux colonies britanniques, avait déjà été douloureusement ponctionnée par les recrutements antérieurs, qui avaient d'ailleurs entraîné, en 1916, de violentes révoltes dans certaines régions.
Au début de janvier 1918, Van Vollenhoven se rendit en France pour s'en expliquer avec les responsables du gouvernement. Le jour même de son arrivée, le 11 janvier 1918, un décret était signé par le président de la République “portant organisation d'une mission chargée d'intensifier le recrutement en A.O.F. et en A.E.F.” et stipulant : “M. Diagne, député du Sénégal, est placé à la tête d'une mission avec le titre de haut-commissaire de la République dans l'Ouest africain et rang de gouverneur général.
Immédiatement, Van Vollenhoven fit savoir au ministre des Colonies que ce décret était totalement incompatible avec les termes du décret de 1904 instituant le gouvernement général en A.O.F. et faisant du gouverneur général le seul dépositaire des pouvoirs de la République. “Les pouvoirs de la République ne peuvent se découper comme de la brioche, déclara-t-il, et aucun gouverneur général ne saurait accepter un tel partage” 50. En conséquence, il demanda à être relevé de ses fonctions et à être mis à la disposition de l'armée, pour être envoyé immédiatement sur le front.
Une entrevue avec Clemenceau, président du Conseil et ministre de la Guerre, n'y changea rien. “Le Tigre”, fidèle à son personnage, décida que les deux décrets coexisteraient parce que telle était sa volonté.
— Je fais la guerre, comprenez-vous ? J'ai besoin de tirailleurs, il m'en faut beaucoup pour f… le boche dehors, et je veux f… le boche dehors, vous m'entendez 51.
Il demanda à Van Vollenhoven de revenir sur sa décision de démissionner, mais rien n'y fit. Réintégré dans les cadres de l'armée, le 26 janvier 1918, avec son grade de capitaine, Van Vollenhoven partait peu après sur le front, où il devait trouver une mort héroïque le 20 juillet suivant. Le gouverneur général Van Vollenhoven laissa aux Africains le souvenir d'un homme intègre, qui avait osé s'opposer à un recrutement excessif parce que, disait-on, il ne pouvait accepter que des hommes aillent se faire tuer sans avoir les mêmes droits que les autres et soient considérés comme des “demi-soldats” — la solde des soldats indigènes était en effet la moitié de celle de leurs homologues français, de même que les pensions affectées à la médaille militaire et autres distinctions.
Blaise Diagne débarqua donc à Dakar, entouré d'un brillant état-major composé de jeunes officiers tous noirs, galonnés d'or, gantés de blanc, bardés de médailles et de fourragères. Ils étaient tous de bonne extraction et chacun d'eux pouvait se vanter d'avoir une devise traditionnelle de famille, ce qui équivalait aux écussons et blasons des anciennes familles nobles d'Europe. Le haut-commissaire fut reçu avec une pompe sans précédent. On tira en son honneur plus de coups de canon qu'en un jour de bataille. Des administrateurs de tous grades, des officiers supérieurs, des officiers généraux des armées de terre et de mer se retrouvèrent au port de Dakar, en compagnie de commerçants européens, orientaux et asiatiques de toutes fortunes et d'une foule de nègres non fortunés. Le grand officiant de cette cérémonie était le nouveau gouverneur général de l'A.O.F., Angoulvant, qui avait succédé à Van Vollenhoven.
Blaise Diagne apparut, solennel, le visage énigmatique, aussi troublant et anachronique, dans son grand habit de parade, qu'une croix dans la niche d'une mosquée. A Dakar comme ailleurs, ce grand ténor nègre du Parlement parla français. On l'écouta religieusement. Ses accents vibrants réveillèrent les cœurs et enflammèrent les courages. Il sut faire appel au sens de l'honneur des Africains, en leur démontrant que la France, assaillie jusqu'en son cœur par des barbares, avait besoin d'eux — mot magique, et prononcé par l'un des leurs, que même les Blancs honoraient ! On parla aussi d'octroi de la citoyenneté française. Il n'en fallait pas plus. Des masses de jeunes se libérèrent de tout pour s'engager sous les drapeaux. L'objectif pour lequel le député sénégalais avait été investi de cette mission était en bonne voie de réalisation : promouvoir un intense recrutement, tout en évitant les troubles et les révoltes antérieurs.
Blaise Diagne décida qu'après Dakar, le Soudan français (actuel Mali) serait le premier territoire de l'intérieur qu'il visiterait. Des instructions furent données afin que rien ne manque et que la réception soit grandiose. Tous les officiers et sous-officiers européens et indigènes des troupes du groupe devaient se trouver réunis à Kati.
Au rapport, le commandant Bouery vint en personne lire les instructions et expliquer le but de la mission. C'est alors seulement que fut connue la nouvelle : le “lieutenant” Abdelkader Mademba Sii, chevalier de la Légion d'honneur, croix de guerre avec palme et autres décorations, plusieurs fois cité à l'ordre de l'armée et titulaire d'une fourragère en conséquence, faisait partie de la mission en qualité d'officier interprète du haut-commissaire de la République en Afrique noire, M. Blaise Diagne lui-même !
Pour l'adjudant Fadiala Keita, ce fut un véritable coup d'assommoir. L'émotion le fit tituber, au point qu'il dut aller s'appuyer contre la murette d'un bâtiment. Effondré, il rentra chez lui.
L'adjudant-chef Mara Jallo l'y rejoignit et lui donna l'assurance qu'il ne subirait aucune vengeance de la part d'Abdelkader Mademba.
— Adjudant-chef, lui répondit Fadiala Keita, j'en ai assez de fuir comme un lièvre des champs. Je vais attendre ici Abdelkader, et advienne que pourra !
Il aurait d'ailleurs été difficile, cette fois-ci, de l'envoyer ailleurs, car tous les sergents et adjudants du régiment, tant indigènes que français, devaient se trouver présents à la réception du haut-commissaire de la République, à Kati comme à Bamako.
Un jour de février 1918, le train du haut-commissaire, pavoisé comme jamais ne le fut aucun train officiel en Afrique noire, fit une petite halte à la gare de Kati, où il fut salué par vingt et un coups de canon. De là, il continua sur Bamako où chaque porte, chaque fenêtre, chaque branche d'arbre était ornée d'un drapeau tricolore ou d'une guirlande de fleurs.
A la gare de Bamako, le gouverneur du territoire, assisté de tous les administrateurs des colonies, commis des Affaires indigènes et officiers supérieurs du 2e régiment de tirailleurs sénégalais, attendait l'hôte illustre. Tous portaient leurs galons, leurs décorations et les insignes de leur grade. La ville entière était en fête. On chantait, on dansait dans les rues comme on ne l'avait encore jamais fait pour une fête traditionnelle. Quand le train s'arrêta, le haut-commissaire, salué comme il se devait, se rendit aussitôt à Kuluba, une colline proche de Bamako où se trouvait le palais du gouverneur. La visite officielle à Kati fut fixée au lendemain à quatorze heures.
Une route, appelée “route d'en haut”, avait été créée de toutes pièces pour relier directement le palais du gouverneur à la résidence du colonel Molard à Kati. Sur les deux côtés, on avait posé tous les dix mètres un tirailleur en armes, et tous les cinquante mètres un canon prêt à tonner. Le lendemain, quand la voiture du haut-commissaire s'engagea sur cette route, au fur et à mesure de son avance les tirailleurs présentaient les armes, et les quatre cent quatre-vingts canons tonnèrent à tour de rôle ! Ce spectacle sans précédent donnait une idée de ce que pouvait être un bombardement intense. La voiture avançait lentement. Le trajet dura une demi-heure.
A Kati, le capitaine de Lavalée prononça le discours de bienvenue au nom de tous les officiers, sous-officiers et soldats du 2e régiment de tirailleurs sénégalais. En tant que “vaguemestre auxiliaire de l'armée”, j'assistai d'un coin du camp à toute la cérémonie.
Le haut-commissaire répondit par une improvisation qui en imposa même aux Européens. Notre émotion était grande. C'était la première fois que nous voyions un Noir prononcer un discours en s'adressant aux Blancs, qui l'écoutaient sans mot dire. Le lieutenant Abdelkader Mademba Sii, en grande tenue, la poitrine bardée de médailles, traduisit ensuite en bamana le discours du haut-commissaire.
Quand la cérémonie officielle fut terminée, l'adjudant-chef Mara Jallo prit la parole. Il annonça que les officiers et sous-officiers indigènes du 2e régiment de Kati offraient le soir même un dîner de bienvenue aux officiers et sous-officiers africains de la mission du haut-commissaire. Le dîner serait servi sur la place publique du quartier de Kadobugu, qui était le plus proche du camp. Avec ce dîner, la rencontre entre l'adjudant Fadiala Keita et le lieutenant Abdelkader était inévitable.
Le repas fut préparé par les meilleurs cuisiniers de Kati, tous recrutés pour cette occasion grandiose. Je faisais partie des jeunes gens choisis pour assurer le service. Une table longue de cinquante mètres avait été dressée. Les convives devaient être mêlés les uns aux autres. A côté de chaque membre de la mission fut placé un membre du 2e régiment, sans discrimination de grade. Le hasard voulut que le lieutenant Abdelkader Mademba Sii se trouvât placé, à un rang près, en face de l'adjudant Fadiala Keita. Cette position était des plus inconfortables pour ce dernier. Pour éviter de rencontrer le regard du lieutenant, pendant tout le dîner il tint la tête baissée ou tournée vers le côté.
A la fin du repas, l'adjudant-chef Mara Jallo se leva et prononça un grand discours en bamana pour souhaiter la bienvenue aux membres de la mission. Il mentionna nommément les lieutenants Galandou Diouf, Amadu Diguey Clédor, Dosso Ouologuem et Abdelkader Mademba Sii. Ce dernier se leva pour lui répondre :
— Frères militaires africains et du pays, mes camarades de la mission Diagne m'ont cédé la parole pour parler en leur nom. Je dois cette considération au seul fait que je suis soudanais et parle la langue du pays, car je n'ai aucune supériorité d'aucune sorte sur ceux qui m'ont désigné. Tous, ils furent de grands héros bien avant moi et m'ont précédé dans la gloire militaire. Je me dois de les remercier de m'avoir fait leur porte-parole, et je vous remercie vous aussi de me prêter votre attention. Mais avant eux et avant vous tous, qui êtes mes parents, il est un aîné envers qui je dois m'acquitter d'une dette de reconnaissance. C'est aujourd'hui, en cette circonstance solennelle qui nous réunit autour de cette table, que l'occasion m'est offerte de m'acquitter de ce grand devoir.
Lorsque, jeune recrue engagée volontaire, je fus enrôlé au 2e régiment de tirailleurs, j'y arrivai avec un grand sentiment de supériorité que je tirais de ma naissance, de ma formation et de ma bonne fortune. Je m'attendais à être reçu ici par le colonel lui-même. N'étais-je pas l'un des fils du roi Mademba Sii, et descendant par ma mère du grand Elhadj Umar lui-même ? Qui, au 2e régiment, pouvait se targuer de tant de titres ? Aussi fus-je au comble de la déception quand, à ma descente du train, je fus reçu, en même temps que cinquante autres recrues, par un adjudant d'humeur bougonne, qui parlait un langage d'une verdeur toute « tirailleresque » ! Il commença par nous dire :
— Allez mes cochons, sautez du wagon en vitesse ! Je botterai le derrière de celui qui descendra le dernier. Allez ! Allez !… Plus vite !
Nous nous précipitâmes pour sauter, au risque de nous rompre le cou. L'adjudant nous conduisit au pas de gymnastique jusqu'au camp des tirailleurs. C'était un ensemble de cases rondes aux murs de torchis recouvertes de toits coniques en chaume. L'intérieur des cases était humide et les tirailleurs devaient dormir à même la terre, sur une natte en feuilles de palmier tressées. Notre ration alimentaire était constituée de ce qu'il y avait de plus misérable en matière de nourriture. Tout cela me fit regretter mon engagement et m'ôta même l'envie de vivre. Je ne voyais plus rien autour de moi. Je marchais sans faire attention à ce qui se passait ou se disait ; je n'étais centré que sur moi-même.
C'est ainsi qu'un jour je passai à côté de ce supérieur et omis de le saluer. Il me rappela à l'ordre et m'infligea une punition de trois jours de salle de police. Je fus durement traité. Je perdis mes illusions de prince riche et cultivé pour découvrir en moi le troupier, c'est-à-dire l'esclave du devoir, soumis à une discipline de fer. Ces trois jours me métamorphosèrent de fond en comble et me permirent de devenir plus tard le soldat que je suis devenu aujourd'hui dans toute l'acception du terme. Or, ce supérieur à qui je dois mon éducation est ici, en face de moi : c'est l'adjudant Fadiala Keita, héros de guerre au Maroc et à Madagascar, médaille militaire du Tonkin.
Dans un silence de mort, le lieutenant Abdelkader se figea au garde-à-vous, puis s'écria :
— Mon adjudant ! Mes deux galons en or et mes médailles sont les petits de votre honorable ficelle en argent. Relevez fièrement la tête, vous n'êtes pas ici en un lieu où vous perdez la face, mais en un lieu où votre œuvre expose son fruit. Soyez remercié chaleureusement de la part de votre recrue, que je me flatterai d'être jusqu'à la fin de ma vie.
Abdelkader Mademba détacha alors lentement de sa ceinture son sabre d'officier et le présenta des deux mains à l'adjudant.
— Adjudant Fadiala Keita, dit-il, je serais heureux que vous me remettiez ce sabre vous-même à la manière traditionnelle de nos guerriers d'antan.
L'adjudant, qui pendant tout ce temps avait gardé la tête baissée (et qui, comme on l'apprit plus tard, avait dans sa poche un revolver chargé prêt à servir), se leva. Son visage était baigné de larmes.
Regardant droit dans les yeux Abdelkader, il reçut le sabre que ce dernier lui tendait. Il le sortit de son fourreau, le posa lentement sur chaque épaule d'Abdelkader, puis le rengaina 52. Il rendit alors le fourreau au lieutenant et dit :
— Puisses-tu, avec ce sabre, faire une carrière encore plus brillante !
Se tournant vers les convives, il ajouta :
— Mes frères ! Le lieutenant Abdelkader Mademba Sii vient de me prouver sa noblesse. Il s'est montré digne de son ascendance, tant paternelle que maternelle. Eh bien, moi non plus je ne suis pas d'une lignée de basse classe ! Je descends de l'empereur Sunjata Keita, le vainqueur de l'Empire sosso. Pour rendre à Abdelkader l'honneur qu'il vient de me faire, dès demain je me porterai volontaire pour monter au front, et je jure ici même de lui rapporter des galons de lieutenant, pour honorer ceux qu'il vient de me présenter cette nuit devant vous. J'ai parlé en Keita, et ce sera fait en Keita… Je vous salue tous. J'ai fini.
Tous se jetèrent dans les bras les uns des autres, et des larmes de joie coupèrent le bon vin qui avait été servi.
Dix jours après, l'adjudant Fadiala Keita, premier volontaire, partait pour le front. Et, chose promise chose due, il en revint à la fin de la guerre avec le grade de lieutenant, chevalier de la Légion d'honneur, décoré de la médaille militaire et plusieurs fois cité à l'ordre de l'armée.
Quand ils atteindront chacun le terme de leur vie, l'un, Abdelkader Mademba Sii, mourra commandant de bataillon et l'autre, Fadiala Keita, capitaine. Les deux héros s'étaient comportés à la manière de nos chevaliers africains d'antan, qui savaient se battre atrocement mais ne se déshonoraient jamais, car pour eux la dignité de leur ennemi était aussi précieuse que la leur.


Joost Van Vollenhoven. 1877—1918

Le passage de Blaise Diagne fut suivi d'un recrutement massif. Presque tous les jeunes gens âgés d'au moins dix-huit ans furent enrôlés. Il en résulta une perturbation profonde dans la vie associative des jeunes comme dans celle des adultes. Notre propre association, par exemple, ne fut plus en état de fonctionner, et la plupart des sociétés initiatiques virent partir leur classe de relève. L'un des effets majeurs, quoique peu connu, de la guerre de 1914 a été de provoquer la première grande rupture dans la transmission orale des connaissances traditionnelles, non seulement au sein des sociétés initiatiques, mais aussi dans les confréries de métiers et les corporations artisanales, dont les ateliers étaient jadis de véritables centres d'enseignement traditionnel. L'hémorragie de jeunes gens envoyés au front — d'où beaucoup ne devaient pas revenir —, le recrutement intensif pour les travaux forcés liés à l'effort de guerre et les vagues d'exode vers la Gold Coast privèrent les vieux maîtres de la relève nécessaire et provoquèrent, de façon plus ou moins marquée selon les régions, la première grande éclipse dans la transmission orale de ce vaste patrimoine culturel, processus qui, au fil des décennies, irait en s'aggravant sous l'effet de nouveaux facteurs sociaux.

En ce qui me concerne, j'avais été exempté de recrutement pour “insuffisance de développement physique” et maintenu dans mes fonctions d'auxiliaire de l'armée à Kati. Les Fulɓe affichent souvent dans leur jeunesse une maigreur que d'aucuns. prennent pour une faiblesse de constitution. Les Bamana, qui nous appellent “Fulɓe maigrelets”, ont coutume de dire: “Quand tu vois un Pullo, tu crois qu'il est malade, mais ne t'y fie pas ; ce n'est que son état habituel.” Et les tirailleurs d'ajouter, dans leur langage savoureux : “Hé, les Fulɓe !… toujou malades, jamé mourri !”

Fadiala Keita ayant été remplacé par l'adjudant Mamadu Baa, je continuai d'assurer auprès de ce dernier mes fonctions hebdomadaires de vaguemestre adjoint.
A la fin de l'année scolaire, en juin 1918, notre nouvel instituteur, M. Molo Kulibali, eut la satisfaction de pouvoir désigner pour l'école régionale de Bamako ses cinq meilleurs élèves, qui avaient largement réuni le nombre de points nécessaire. J'en faisais partie. Je savais qu'il me faudrait franchir à nouveau l'étape obligée de l'école régionale avant d'accéder à l'Ecole professionnelle, où je pourrais enfin préparer le concours d'entrée pour Gorée, mais j'avais tellement envie de devenir normalien que cela ne me faisait pas peur.

Notes
47. Tirailleurs sénégalais : nom d'origine du corps, lequel comprenait en fait des soldats en provenance de toutes les colonies du territoire : Sénégalais, Soudanais (Maliens), Voltaïques (Burkinaɓe), etc.
48. Ce n'est qu'après la Deuxième Guerre mondiale, le 1er juin 1940 qu'à l'initiative de Lamine Gueye, député du Sénégal, une loi mit fin au statut de “sujet français” et donna aux ressortissants de tous les territoires d'outre-mer la qualité de citoyens français
49. Malinke (ou manikan, ou mandingue, c'est-à-dire “du Mande” [Mali]) : l'un des peuples principaux du groupe mandingue, héritier de l'empire fondé au XIIIe siècle par Soundiata Keita. On surnommait les Malinkés “croqueurs d'arachides” en raison de leur amour immodéré pour ce fruit.
50. Cf. Joost Van Vollenhoven, par A. Prévaudeau (éd. Larose, Paris, 1953), p. 51, 53-54.
51. Cf. La Vie ardente de Van Vollenboven, du général Mangeo, (Bibl. de l'Institut maritime et colonial, éd. Sorlot, Paris, 1943).
52. Rite du sabre : le geste rituel accompli par l'adjudant Fadiala Keita, et qui fait curieusement penserà la cérémonie d'adoubement des chevaliers au Moyen Age, faisait effectivement partie (d'après Youssouf Tata Cissé) d'un rituel mandingue ancien. Lorsque le jeune sofa (litt. “le père du cheval”) devenait guerrier-cavalier après un long apprentissage, son sabre lui était remis rituellement en touchant chacune de ses épaules, car en l'épaule réside la force du bras.

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