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Fuuta-Tooro


Yaya Wane
Les Toucouleur du Fouta Tooro : Stratification sociale et structure familiale

Université de Dakar. Institut Fondamental d'Afrique Noire
Collection Initiations et Etudes Africaines. N°XXV. Dakar. 1969. 250 p.


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Préface

Cet ouvrage porte un titre modeste, mais derrière l'intitulé se dissimule une double richesse: celle du peuple toucouleur et celle du savoir qui résulte de l'interrogation de son histoire et de sa culture. M. Yaya Wane, avec les outils du talent et de la compétence, avec la patience du chercheur qui ne se satisfait pas de résultats approximatifs, a composé cette première « sociologie » de l'univers social que les siècles ont façonné dans les frontières du vieux Tékrour. Car il s'agit bien là d'une histoire de longue durée, et turbulente, qui rend dérisoire l'affirmation expulsant les sociétés dites traditionnelles hors du champ historique. C'est avec de justes raisons scientifiques que Yaya Wane situe dans l'histoire du Tékrour la société dont il trace la « figure » actuelle. Il montre que cette société porte les sédiments provenant des grandes périodes du passé: période des Satigi, période de l'imamat durant laquelle se forme la monarchie théocratique, période coloniale confisquant tout moyen politique, mais débouchant nécessairement sur la dynamique de l'indépendance. Sans connaître ces mouvements qui ont, à des rythmes très divers, composé et recomposé la société toucouleur, le chercheur se trouverait démuni de toute possibilité de comprendre et expliquer cette dernière. L'ouvrage comporte deux sections majeures. L'une est relative à la parenté, entendue lato sensu ; elle présente, sous une forme systématique, la première information complète et rigoureuse concernant le mode de ces rapports sociaux primaires en pays toucouleur; elle suggère à quel degré les pratiques et les stratégies, individuelles ou collectives, sollicitent le système. La parenté n'est pas simplement vue sous l'aspect de sa charte théorique ó les appellations et la logique des relations ó, mais en fonction des représentations ambiguës qu'elle provoque et des rapports réels qu'elle régit selon les circonstances, les situations. On saisit notamment à quel degré le principe d'inégalité, toujours présent dans cette société fortement hiérarchisée, et les valeurs liées à l'honneur, si opérantes comme l'a montré M. Boubakar Ly dans une thèse remarquée, affectent ces relations et ces représentations collectives.

C'est d'ailleurs dans la section consacrée à la stratification sociale ó donc aux systèmes d'inégalité ó que Yaya Wane propose les éléments les plus propices au débat scientifique. Les différences de position dans la société, selon le statut personnel, et les fonctions assumées, inscrites dans une hiérarchie portant au sommet le détenteur du pouvoir et, à la base, l'esclave, déterminent les « classes » d'inégalité. Et ces dernières ont pu, et peuvent encore, se manifester sous l'aspect de classes spatiales ou géographiques : dans « un grand nombre de villages », les « habitants appartiennent à une caste unique, qui pourra être soit professionnelle soit servile » ; dans d'autres villages, se trouvent des quartiers « que leurs dénominations désignent comme territoires anciennement dévolus à telles castes déterminées ». La distribution dans l'espace fait ainsi apparaître, malgré une « certaine confusion » actuelle, des groupements localisés qui se différencient par leur statut et leur fonction ; la hiérarchie fondamentale selon laquelle s'organise la société se projette spatialement et provoque une sorte d'aménagement hiérarchique du pays toucouleur.

Hiérarchie ou hiérarchies fondamentale(s) ? Yaya Wane retient le terme caste, en marquant ses limites, afin de décrire et définir l'ordre toucouleur. En fait, des systèmes d'inégalité de nature différente s'imbriquent selon des « règles » fluctuantes d'une extrême complexité. D'une part, les inégalités primaires déterminées à partir des catégories de sexe, d'âge et de parenté ; elles constituent, pourait-on dire, une instance dominée, mais toujours présente et parfois prévalente en certaines situations. D'autre part, un ordre « englobant » d'ordres ou états : aristocrates, paysans libres, gens de métier, esclaves », où chaque catégorie aménage en son sein des inégalités spécifiques. Celles qui définissent la hiérarchie des gens de métiers ont les plus remarquables : elles semblent les plus contestables (au point de mettre en question à leur propos l'existence d'un ordre hiérarchique interne), mais en même temps, elles présentent certaines des caractéristiques du système des castes. Il faut bien qu'il en soit ainsi si elles marquent des positions dans une stratification globale.

L'ordre des ordres (ou états) régit les relations de dépendance personnelle, les rapports de pouvoir et d'exploitation, d'un niveau supérieur aux niveaux inférieurs. Une idéologie essentiellement inégalitaire justifie ces rapports et évoque les attributs et les valeurs spécifiques de chacune des catégories : au premier rang, ceux qui sont assimilés en toute plénitude aux personnes, détenant intelligence, savoir, biens et autorité, soumis aux lois de l'honneur et de la générosité; ensuite, ceux qui maîtrisent les techniques et les arts, et se caractérisent par « l'absence d'amour-propre » ; enfin, eux qui sont assimilés aux choses, aux biens, et condamnés à la soumission totale et à l'humilité. Mais on ne retrouve rien qui évoque la théorie indienne des castes, l'opposition fondamentale pur/impur, la sacralisation de l'ordre et de la hiérarchie. L'ordre toucouleur, produit d'une longue histoire qui a intégré dans un même ensemble des éléments disparates et inégalement puissants, ne s'efface cependant qu'avec une extrême lenteur. Le Toucouleur ressent encore la démocratie comme une atteinte à sa personnalité culturelle.

Yaya Wane a su présenter avec rigueur l'actuelle société toucouleur et sa problématique; son appartenance n'a jamais oblitéré sa passion d'objectivité. Il a su également montrer la nécessité de l'interrogation sociologique dans une société en mouvement, aux prises avec les contraintes de la modernité et du développement. Par lui, par son effort, la sociologie africaine passe un peu plus avant de l'état de sociologie subie à l'état de sociologie assumée.

Georges Balandier

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