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Gilbert Vieillard
La rencontre des Fulɓe et des Gaulois

Le monde colonial illustré. 16e année.
Août 1943. No. 182. p. 143


Dans un article précédent 1, j'ai tenté de décrire la position de l'élément Peul dans l'Afrique noire occidentae, sa valeur et son irréductibilité actuelle : avec eux, nous n'avons pas affaire à des sociétés inorganiques « où rien d'existant ne barre la voie au possible » ( E.F. Gautier) : ce sont des gens qui ont un passé, des choses qui leur tiennent au coeur.

cornes

Je n'aurai pas l'outrecuidance d'apporter un nouveau programme pour une besogne à laquelle s'évertuent depuis quarante ans nos administrateurs et nos techniciens (médecins, agronomes, maîtres d'école, etc.).

Le succès n'a pas toujours récompensé leurs efforts : la conquête des coeurs est plus difficile que celle pays.

Il faut avouer que les pays tropicaux où s'exerce l'activité européenne méritent un peu ce que Rudyard Kipling dit de l'Inde : A slack country (where) bad work does not matter (where) incompetents hang on longer than anywhere else 2. Sous la plume du champion de l'impérialisme, c'est dur…

D'autre part, les crédits mis à la disposition des oeuvres sociales ne sont pas toujours proportionnés à l'effort fiscal demandé aux habitants. Par exemple, les 700 000 Fulɓe du Fuuta-Jalon, pour la douzaine de millions qu'ils paient bon an mal an, ont deux médecins français ; quelque chose comme une Provence qui aurait un médecin à Marseille et un à Nice, mal outillés, mal pourvus de remèdes, dans un pays où la circulation est difficile.

Mais les insuffisances du personnel et du matériel sont de gros problèmes, d'ailleurs communs à toute l'Afrique noire : je me permets seulement ici d'insister sur quelques points qui me paraissent essentiels, au sujet de l'attitude sentimentale de ceux qui ont affaire aux Fulɓe.

Ce sont, dira-t-on, des détails d'application, d'importance minime. Humble agent d'exécution depuis douze ans, j'ose affirmer que la façon dont une circulaire s'applique sur peau humaine importe plus que sa rédaction sur papier-pelure. Les arbres cachent la forêt, dit-on ; souvent aussi,la forêt cache les arbres : à force de voir grand, on voit mal.

Des interventions européennes, judicieuses, se révèlent inefficaces ou nuisibles à la victime de leur bienveillance, à cause des maladresses de détail. S'il y a enrayage, c'est aux points de contact entre les derniers rouages moteurs et la masse indigène : la boutade, prononcée à propos d'un agent insuffisant : « il est tout juste bon pour la brousse ! » résume une doctrine erronée.

Si l'on ne peut exiger du colonisateur l'amour, la charité, qui sont de bien grands mots, est-il trop ambitieux de parler d'intérêt affectueux, de curiosité sympathique ? Et surtout, surtout sans l'arrogance qui humilie. Ne peut-on pas être fermement assuré de la supériorité morale acquise par sa nation, sans écraser de mépris celles qui ont eu moins de chance ? Que seraient devenues les tribus gauloises ou germaines sous le quatorzième degré de latitude nord ?

Pour réussir auprès des Fulɓe, il faut [le] contact direct d'un personnel spécialisé avec les meilleurs éléments Fulɓe.

Contact direct

Dans les régions où les Fulɓe sont une minorité, ils n'ont affaire au commandant que par l'intermédiaire d'indigènes d'autres races. Or, s'il est toujours maladroit de ne pas tenir compte d'antipathies ethniques, toujours vivaces, avec les Fulɓe c'est désastreux. Avec ces particularistes, tout le personnel employé, tous les porteurs de germes civilisateurs doivent être Fulɓe, de l'interprète à la sage-femme. Si les gardes de cercle sont choisis, par prudence, dans une race non peule, ils seront surveillés avec soin, car ils ont tendance à brimer le Pullo.

Dans chaque poste administrant des Fulɓe, ceux-ci doivent avoir un chef ayant le même rang que les chefs des autres races.

Personnel spécialisé

S'il est impossible d'exiger des commandants la connaissance de la langue peule, il est possible de maintenir dans les pays Fulɓe un personnel européen spécialisé, seul qualifié pour y faire de bon travail. Tel qui menait « tambour battant » un cercle peuplé de noirs risque de commettre des maladresses en pays Fulɓe, d'y déplaire, tout en se faisant « rouler ».

Courtoisie

Le conquérant toucouleur du Sokoto, Usumani ɓi Foduye transmit à ses successeurs le testament politique suivant :

« Quand vous donnerez audience à vos sujets s'ils sont touareg, comblez-les de cadeaux,
s'ils sont nègres, faites-vous craindre par l'étalage d'armes redoutables,
s'ils sont Fulɓe, un sourire vous les gagnera ; traitez-les honorablement, ils vous obéiront. »

Sans prendre à la lettre ces indications, on peut encore s'en inspirer : la fermeté, la sévérité même n'excluent pas le « traitement honorable ». Ces gens de vie matérielle simple ou misérable, ont souvent d'excellentes manières, un langage émondé de toute malsonance, une politesse nuancée adaptée à l'interlocuteur : la violence verbale est, à leur avis, indigne de gens bien élevés. Ceux d'entre nous qui considèrent le verbe haut, la gaillardise et la taloche amicale comme des accessoires obligés du commandement sont sûrs de leur déplaire sans nécessité.

Sympathie

Il semble impossible d'exercer une action bienfaisante sur des hommes sans susciter leur bon vouloir. Il faut pour cela fairle un effort : il y a une certaine méfiance de chien à chat entre le Gaulois et le Peul, disons entre l'Occidental et l'Oriental ; ce que me disait un sous-officier de marsouins : « Avec les noirs, on peut rigoler, on peut être assez copain ; mais ces figures de curés et de faux jetons !… » donne assez bien la réaction habituelle du Français moyen devant les “Poullots”. Pourtant , l'Européen qui se donne la peine de faire la connaissnce de quelques Fulɓe bien choisis, des vieillards riches d'histoire, de jeunes gens pleins d'ambitions, est toujours récompensé, et l'intérêt de sa besogne en est décuplé.

traite de vache

Appel à la fierté

Rien de durable ne se crée par la force seule, a dit Lyautey ; s'il faut rester ostensiblement fort, il n'est pas bon de de ne compter qu'avec les sentiments vils, la peur dans l'âme de nos associés de couleur ; le meilleur levier, c'est l'amour-propre, si puissant chez les Fulɓe. Il ne faut pas les humilier, ni eux ni leurs ancêtres ; un instituteur peut instruire un enfant sans lui faire sentir que ses pères étaient des « sauvages », ce qui est d'ailleurs inexact.

Soignons le décor

Si les résidences coloniales sont souvent coquettes et confortables les bureaux et les bâtiments administratifs où nous accueillons l'indigène ne sont pas toujours prévus pour recevoir, avec dignité, des hommes sensibles au décor extérieur : ce n'est pas manque d'argent, mais manque de soin. On semble dire : « C'est bien assez bon pour eux ! » Peut-être pousse-t-on un peu loin la bonne franquette : le planton débraillé, sur une chaise bancale, n'est pas indispensable à la couleur locale. En France, les Services publics sont maussades, mais il n'y a pas qu'eux : aux colonies, ils représentent à eux tout seuls la France.

Ces remarques se résument en somme à ceci : « Traitons les Africains en hommes ». Même ceux qui ne s'intéressent qu'aux tonnages des cacahuètes et des cotonnades y trouveront finalement leur compte. Ne les tracassons pas trop ; n'ayons pas trop l'illlusion que nous ferons des Fulɓe ceci ou cela ; soyons bien persuadés qu'ils se feront, avec notre aide discrète et notre exemple ; laissons les souffler ; il y a encore devant eux dit temps et des espaces…

« … Où le Peul gardera joyeusement ses troupeaux
dans les brousses désertes,
poursuivra son bonheur, heureux
à en oublier le Très-Haut. »

Pulii le no ayna welna
e nder wulaaji
No jokki na'i mun
Yejjita Juljalaali.


Notes
1. Le Monde Colonial Illustré, No. 174, décembre 1937. p. 288
2. “Thrown away” dans Many Inventions