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Anthropologie - Histoire


Louis Tauxier

Administrateur des Colonies en retraite
Bibliothécaire-archiviste de la Société des Africanistes

Moeurs et Histoire des Peuls

Payot, Paris, 1937. 418 p. 23 gravures 1 carte.


Chapitre III
La théorie juive


La théorie juive, assez séduisante et romantique, a été soutenue, dès la fin du XVIIIe siècle, par deux explorateurs anglais du Sierra-Leone, Winterbottom et Matthews, puis par Grimal de Guiraudon (1887), puis par Edmond Morel (1904). Celui-ci semble du reste, avoir soutenu plusieurs opinions différentes sur les Peuhls, puisque André Arcin (La Guinée Française, 1907) combat vigoureusement une théorie de Ed. Morel pour lequel les Peuls sont des Kouschites purs venus directement de Nubie dans l'Ouest africain en suivant la lisière Sud du Sahara. Cette théorie est très sensée pour l'origine et ce que lui reproche André Arcin est autre chose : c'est de négliger la marche historique des Peuls du Sénégal au Tchad et au Ouadaï à l'époque historique et d'expliquer les stations actuelles des Peuls jusqu'au Sénégal par la marche de l'Est à l'Ouest qui est sans doute la marche primitive, mais qui a été suivie ensuite d'une colonisation de l'Ouest à l'Est, bien plus récente et que nous connaissons bien celle-là dans la plupart de ses détails.

Mais si nous reportons au livre même de M. Edmond Morel : Les Problèmes de l'Ouest Africain, traduction Duchêne, 1904, p. 127 à 148 nous voyons qu'ici au moins il attribue aux Peuls une origine Judéo-Syrienne. Cependant sa théorie n'est pas tout à fait celle de Delafosse. Les Peuls pour lui sont des Judéo-Syriens en gros, mais surtout des Hycsos. Ceux-ci auraient pris en Egypte la bôolatrie du pays (boeuf Apis) et auraient été influencés en même temps par les traditions des Juifs qui se trouvaient en même temps qu'eux en Egypte.

S'appuyant sur les chiffres (maintenant périmés) de Leipsius, le fameux Egyptologue allemand, rival des Rougé et des Mariette, M. Morel admet que les Hycsos envahirent l'Egypte en 2136 avant Jésus-Christ et en furent chassés en 1626 ou 1636 (On admet maintenant que l'invasion des Hycsos fut beaucoup plus courte et ne dura pas cinq siècles comme le prétend Manethon).

On la porte au 18e siècle avant Jésus-Christ et on admet que les Hycsos furent chassés d'Egypte en 1580 avant Jésus-Christ, y restant, à peu près deux siècles. Morel dit qu'une bonne partie d'entre eux s'en alla par la Lybie, au lieu de reprendre le chemin de l'Asie comme le fit le gros de la nation. Au 6e siècle avant Jésus-Christ, ils se trouvaient avoir gagné, par la Tripolitaine, la Tunisie et l'Algérie, le sud marocain, puis ils descendirent sur la Mauritanie, le Sénégal et la Gambie. Là, dit Edmond Morel, ils furent rencontrés par les Carthaginois d'Hannon au 6e siècle avant Jésus-Christ. (Notons en passant que le Périple d'Hannon est probablement un faux de l'époque de Jules César et de Cornélius Népos) et furent désignés par Ptolémée (qui aurait, travaillé sur des documents carthaginois) et par Pline sous le nom de Leuco-Aethiopes (Ethiopiens blancs).

Enfin, en 300 après Jésus-Christ les Peuls auraient fondé l'empire de Ghana d'où ils auraient été dépossédés au VIIIe siècle par les Maures, selon l'affirmation de Léon l'Africain.

Remarquons en passant que ceci est une grossière erreur de M. Morel. Léon l'Africain ne dit rien de tel et ne connaît Ghana que depuis l'époque des Almoravides qui prirent Ghana en 1076. Les Almoravides sont des Maures et les Maures dont parle Léon l'Africain sont justement nos Almoravides du XIe siècle. Léon l'Africain ne parle nullement des Peuls et ne dit aucunement qu'ils aient fondé Ghana, quoique notre bon Léon n'en soit pas à une affirmation hasardée de plus ou de moins).

Maintenant, que vaut l'affirmation que les Peuls sont des Hycsos influencée par les Egyptiens et par les Juifs ? Elle ne vaut pas grand'chose - disons même rien du tout. Quand même on admettrait qu'une partie des Hycsos a fui par l'ouest de l'Egypte, ce qu'il faudrait prouver au point de vue historique, ils ne sont pas pour cela les ancêtres des Peuls, Hamites inférieurs et très foncés rappelant plutôt « la vile race de Koush » comme l'appellent avec mépris les Egyptiens.

Il est vrai que M. Morel s'appuie sur plusieurs autorités (le capitaine Grimal de Guiraudon, le Dr Blyden, le sultan Bello, Mungo Park, Winterbottom, Gordon Laing, etc.) pour établir que les Peuls ont conservé des traditions juives.

Mais que valent ces références ? Grimal de Guiraudon dit que les Peuls sont si pénétrés des traditions juives qu'ils n'ont pu les avoir par des sources arabes - mais que ces traditions cessent à l'époque de Salomon. Pourquoi à cette époque ? Elles devraient cesser à l'époque de la sortie des Hycsos de l'Egypte (1580 av. J.- C.) bien avant Moïse et Josué et David et Salomon.

Quant à Mungo-Park, il affirmerait, d'après M. Morel, p. 146, que les « Mandingues ont une notion étendue des événements rapportés par l'Ancien Testament, tels que la mort d'Abel, la vie des Patriarches, le songe de Joseph, etc... » Or, ici, il s'agit non plus même des Peuls, mais des Mandingues et si Mungo Park a dit cela, il a dit une pure sottise. Comment des nègres qui ne se rappellent même pas exactement leur histoire d'il y a cent ans, se rappelleraient-ils des événements (arrivés aux Juifs) et datant de 40, de 20 ou de 16 siècles avant notre ère? Evidemment, les nègres du Mali et les Peuls eux-mêmes, ceux qui sont musulmanisés, connaissent ces antiques événements par le Coran et la Bible elle-même (traduite en arabe) où ils ont pu les lire. Ils connaissent l'histoire religieuse comme la peuvent connaître les enfants du catéchisme qui pourtant n'ont jamais vécu (soit eux-mêmes, soit leurs ancêtres) en compagnie d'Adam ou de Noé ou de Joseph.

Quant à ce que rapporte le Dr Blyden (cité par M. Morel, p. 145) cela montre bien la puérilité et l'enfantillage de nos marabouts Peuls, loin d'apporter quelque soutien à la thèse des origines Hycsos ou Juives : « Ils tiennent la langue du Coran, dit Blyden, dans la plus grande vénération, affirmant que c'est la langue que parlèrent Adam, Seth, Noé, Abraham et Ismaël. Ils soutiennent que les descendants d'Ismaël n'ont jamais été asservis, tandis que pendant la captivité des descendants d'Isaac en Egypte, leur langue perdit sa pureté et sa richesse ». Bref, Adam et Noé parlaient Arabe ! et les marabouts Peuls, qui veulent se rattacher aux Juifs patriarcaux, veulent aussi et surtout se rattacher aux Arabes, comme tout bon musulmanisé Peul ou Nègre le désire. (Il est déplorable d'avoir à discuter de pareilles sottises). Morel cite encore l'opinion du voyageur anglais Winterbottom qui dit que « les coutumes des Peuls ont une ressemblance frappante avec elles des Juifs, telles qu'elles sont décrites dans le Pentateuque et, après Mahomet, c'est Moïse qu'ils tiennent en la plus grande vénération » (p. 146). Evidemment, les coutumes de pasteurs ressemblent toujours, plus ou moins, aux coutumes d'autres pasteurs (pasteurs Peuls et anciens patriarches bibliques). Mais, avec le même raisonnement, on pourrait faire des Peuls d'excellents Mongols ! Il est vrai que les Peuls sont noirs (ou très foncés) et les Mongols jaunes, mais enfin les anciens patriarches de la Bible étaient des blancs Sémites et non pas des Éthiopiens inférieurs et très foncés comme nos Peuls !

Le Dr Morel cite encore une anecdote rapportée par Gordon Laing et où l'on voit un chef Peul du Fouta-Djallon faire poser la main sur un gâteau de farine de riz et sur un mouton égorgé aux indigènes du pays qui veulent se convertir à l'Islamisme. Mais cela ne prouve pas que les Peuhls soient des Juifs, cela prouve simplement qu'ils sont musulmanisés.

Enfin, M. Morel cite encore le sultan Peuhl Bello (1825) dont nous avons déjà parlé qui dit que les Torodo (ou Toucouleurs) descendent des Juifs. Pourquoi pas les Peuhls eux-mêmes au lieu de leurs métis Toucouleurs ? Mais nous avons déjà vu ce que valent les sottises historiques du sultan Bello.

Ce que dit M. Morel (p. 1-12, 143) d'une bôolatrie primitive des Peuhls qui aurait précédé, soit le fétichisme tronqué et simplifié de ceux qui ne sont pas encore Musulmans aujourd'hui, soit le Musulmanisme du plus grand nombre, de la presque totalité des Peuhls actuels, est sérieux et exact à mon avis, mais ne prouve rien pour l'origine Hycsos ou Juive des Peuhls. Un médecin militaire qui passa à Ouahigouya en 1914, me disait que lui et un de ses amis, dans la brousse, au Sénégal, étaient un jour tombés inopinément sur un groupe de Peuhls entourant un taureau couronné de fleurs auquel ils avaient l'air de rendre des hommages religieux... Cela confirmerait leur bôolatrie primitive soupçonnée par un certain nombre d'auteurs. Mais qui ne voit que cette bôolatrie est la conséquence même de leur travail pastoral ? Elle a été imposée par l'élevage systématique du boeuf à bosse et c'est, comme l'on dit en Science sociale, une répercussion du Travail sur la Religion. Il n'est pas du tout nécessaire, pour expliquer cette bôolatrie de la faire remonter à un séjour des Peuls-Hycsos en Egypte où ils auraient vu adorer le Dieu Apis!

En résumé, la théorie de M. Morel que les Peuhls sont des Hycsos sortis d'Egypte au 17e siècle avant Jésus-Christ, ayant conservé des traditions juives et égyptiennes, puisqu'ils sont devenus, au 2e siècle après Jésus-Christ, les Leuco-Ethiopiens de Ptolémée, est une théorie à rejeter complètement et qui n'a pas l'ombre de vraisemblance.
Avant d'en venir à la théorie Delafosse, disons un mot de celle de Grimal de Guiraudon. Il soutient que les Peulhs sont d'origine Juive, mais que leur langue est une langue nègre de l'Ouest Africain, ce qui est la théorie même de Delafosse. Voici, du reste, comment celui-ci apprécie lui-même ce précurseur malheureux :

« Grimal de Guiraudon, dit-il, s'est rendu ridicule par sa prétention, ses bizarreries, et la grossièreté avec laquelle il a traité ses devanciers, même les plus illustres ; mais, sous ses dehors un peu fantasques, il n'en a pas moins été le premier qui ait vu clair dans la langue peule : son système est parfois mal étayé, il est incomplet, il renferme des inexactitudes, mais nous devons reconnaître toutefois que de Guiraudon a eu à l'établir un mérite incontestable. En ce qui concerne l'origine des Peuhls, et bien qu'il se soit fondé sur des faits dont plusieurs sont erronés, il me parait actuellement avoir donné la bonne solution, en penchant pour leur rattachement au peuple Juif et leur immigration de la Palestine au Soudan par l'Egypte, et surtout en affirmant que les gens de langue peule ne forment pas un peuple de métis, mais sont constitués par deux groupements ethniques bien distincts : l'un de race blanche (les Peuls proprement dits) et l'autre, de race noire, les Toucouleurs » (p. 206). Delafosse ajoute en note : « J'ai combattu il y a huit ans environ les conclusions de Grimal de Guiraudon; je croyais alors que les Peuhls avaient apporté avec eux en Afrique la langue qu'ils parlent actuellement - constatant l'impossibilité matérielle de rattacher cette langue aux idiomes sémitique ou hamitique, je leur cherchais - bien vainement d'ailleurs — une origine hindoue. Une étude plus approfondie de la langue actuelle des Peuhls et des autres langues de l'Ouest africain m'a fait revenir de mon erreur première. Je le confesse ici en toute sincérité, invitant à me lapider ceux qui n'ont jamais erré en matière d'ethnologie et de linguistique africaines ».

En définitive, Delafosse fait siennes, en gros, les conclusions de Grimal de Guiraudon. Les Peuhls sont des Juifs mais leur langue est une langue nègre empruntée aux Toucouleurs.
Ceci nous permet de passer à la théorie même de Delafosse 1 (1912).
Celui-ci commence par exposer une théorie qui est, en fait, en complète contradiction avec sa théorie définitive. Les Peuls, dit-il, seraient les Fouth ou Foud ou Foul de la Bible et il énumère, avec raison du reste, toutes les citations de celle-ci sur le peuple de Fouth (pp. 199 et 200). Ainsi Ezechiel dit que les Loud et les Fouth servaient dans l'armée de Tur (XXVII, 10), que la ruine de l'Egypte par Nabuchodonosor, roi de Babylone (588 a. J. C.) entraînera celle de l'Ethiopie, du Fouth, du Loud, etc. (XXX, 5), que l'armée de Gog renferme des Ethiopiens et des Fouth XXXVIII, 5). Jérémie, parlant aussi de la défaite du pharaon Néchao par Nabuchodonosor, signale parmi les troupes égyptiennes des Ethiopiens, des Fouth armés de boucliers et des archers Loudim (XLVI, 9). Isaïe mentionne le peuple des Foul parmi les nations éloignées du Sud et de l'Occident (LXVI, 19). Enfin, Nahoum, dans sa Prophétie contre Ninive, demande à cette ville si elle se croit plus forte qu'Alexandrie 2 que n'a pas réussi à protéger l'appui des Ethiopiens, des Fouth et des Loubim (Lybiens) »
Ces textes de Nahoum, de Jérémie (600 av. J.-C.) d'Ezechiel (.575 av. J.-C.) et d'Isaïe (le second Isaïe (535 av. J.C. ou le premier Isaïe vers 650 av. J.-C.) prouvent qu'on connaissait en Judée à cette époque (7e et 6e siècle av. J.C.) une nation de Phout voisine de l'Egypte et rangée parmi les diverses nations éthiopiennes. Etait-ce nos Peuhls? Je serais assez porté à le croire.
Delafosse le croit, aussi, mais il y a une contradiction entre considérer les Peuls comme des Judéo-Syriens et les considérer comme des Phout qui sont des Ethiopiens. Il se résout à faire de ceux-ci des Judéo-Svriens à leur tour ! Ainsi il n'y a plus de contradiction.

« On pourrait conclure de là, dit-il sans trop de témérité, que Hébreux considéraient les Foudh ou Foul comme un peuple originaire de la Syrie ou de la Palestine, mais qui, après un long contact avec les Egyptiens et les Ethiopiens, avait élu domicile en Afrique vers le 6e siècle avant Jésus-Christ, dans le voisinage de l'Egypte et non loin de la mer, puisqu'ils fournissaient des contingents aux armées de Tyr et à celles d'Alexandre, probablement dans la Cyrénaïque ».

Sans relever la bévue qu'il y a ici à parler d'Alexandre dans une prophétie d'Ezechiel, qui vivait deux siècles avant lui (vers 575 av. J.-C.), il faut bien dire que rien des textes bibliques cités par Delafosse n'indique que les Fouth soient des Judéo-Syriens qui auraient passé par l'Egypte et qui se seraient établis ensuite en Cyrénaïque. Ces textes rangent constamment les Fouth à côté des Ethiopiens et les désignent ainsi comme une nation éthiopienne et pas du tout comme des Judéo-Syriens. Résumons donc en disant que ces Fouth sont des Ethiopiens, encore en place au 7e et au 6e siècle avant Jésus-Christ, puisque cités par les prophètes hébreux de cette époque et qui sont peut-être (je le croirais volontiers comme Delafosse) les ancêtres de nos Peuls.
Delafosse se demande ensuite (p. 201) à quelle époque on trouve la première mention des Peuls et il la trouve chez Makrizi, polygraphe et historien arabe (ou plutôt égyptien) considérable, qui vécut de 1364 à 1442. « Makrizi (1364-1442) parle d'une ambassade envoyée vers l'an 1300 par l'empereur de Mali à celui du Bornou et qui comprenait deux personnages parlant le peul (foulania) » (p. 201). Nous avons donc ici la première trace historique des Peuls proprement dits. Cadamosto, le fameux voyageur italien (vers 1450) mentionne ensuite les Peuhl sur le Sénégal. Joao de Barros, le fameux auteur de l'Asia (qui est également une Africa) nous en parle à son tour au XVIe siècle (vers 1550). C'est Sadi dans le Tarikh-es-Soudan (vers 1667) qui nous parle le premier un peu longuement des Peuls. Il avait, parmi ses ancêtres une femme Peuhle, du clan des Sonfoutir (ou Soumountara ou Dialloubé). Il appelle les Peuls Foulâni et range à tort les Ouolofs parmi eux (Delafosse, p. 201). Grey Jackson, consul anglais à Mogador (vers 1810) apprit des Marocains qu'une tribu d'Israélites habitait le pays de Malli. C'est sans doute des Peuls qu'ils voulaient parier, dit Delafosse, mais cela n'est pas sûr, car on sait que vers le Xe siècle de notre ère une tribu juive alla jusqu'au Macina et y établit une cité et des puits qui subsistent encore (je parle des puits et non de la cité qui n'existait plus dès la fin du XVe siècle, dès l'époque du second empire Songhay). Il peut donc se faire que les Marocains informateurs de Jackson lui aient servi une antique tradition restée dans le Maroc et relative à ces Juifs. Delafosse cite ensuite l'opinion du sultan peuhl de Sokoto, Mohammed Bello, sur les origines de sa race. Nous avons vu plus haut ce que valait une telle opinion.
Delafosse passe ensuite en revue un certain nombre d'opinions sur les origines des Peuhls : celle d'Eichtal (1842), celle de Barth (1855), celle de la descendance Egyptienne ou Ethiopienne. Delafosse, mal renseigné à ce sujet, n'y voit qu'un calembour déplorable sur le mot Foulah-Fellah. Après avoir parlé du capitaine Figeac qui fait descendre les Peuhls des Pélasges et ceux-ci d'Apollon, et du général Frey qui les fait descendre, des Annamites et les apparente aux Bretons, et nous révèle que ce sont les Peuls de Ghana ou Ghanala qui ont fondé le Canada (!) (p. 204, en note), Delafosse passe à l'opinion du Dr Thaly qui en fait des Tziganes ou gypsies (p. 205), opinion qu'il rejette, car le Dr Thaly fait descendre les Peuhls (chassés d'Asie par les Mongols) au XVe siècle seulement sur l'Afrique. Or, ils y étaient bien auparavant.
Après avoir parlé de l'opinion de Faidherbe, opinion qui va au coeur de Delafosse, Faidherbe ayant signalé les ressemblances de la langue peuhle avec quelques-unes des langues de l'Ouest africain, particulièrement le Sérère, il passe à l'opinion de Grimal de Guiraudon (les Peuhls sont ces Juifs) qu'il adopte, et, après avoir parlé dédaigneusement des conclusions du Dr Verneau, qui sont pourtant les plus solidement étayées que nous ayons sur la question, il rejette (cette fois avec raison) l'assimilation des Leuco-Ethiopiens avec les Peuhls (p. 207). Cela fait, il s'enfonce dans la fantaisie, retraçant l'histoire des Peuhls depuis les Hycsos et depuis Moïse. Pour lui, une partie des Hycsos et une partie des Juifs s'enfuit à l'est de l'Egypte, tandis que la masse reprenait le chemin de l'Est (pp. 209 et 210). Plus tard, Ptolémée Soter (320 av. J.-C.) déporta les Juifs en Cyrénaïque. Là, Delafosse arrête son exposé historique pour nous parler des légendes peuhles sur leurs origines. Sa thèse générale est que les anciennes légendes peuhles parlaient d'une origine juive, mais que, depuis que les Peuhls sont islamisés, ils ont voulu se donner une origine arabe en se rattachant au conquérant arabe Okba-ben-Nafi. Pour Delafosse, les premières légendes seules ont une valeur. Pour nous, nous n'en accordons ni aux unes ni aux autres.
Delafosse reprend ensuite son exposé historique : les Juifs de Cyrénaïque, persécutés par les Romains, émigrent d'abord dans Le Fezzan, puis sur l'Aïr (Agadez) puis dans le Macina (p. 216-217).

« L'an 40 de notre ère, dit-il, saint Marc, qui était lui-même un Juif de Cyrénaïque, vint évangéliser sa patrie et fut le premier à prêcher le christianisme en Afrique 3. Il fit un certain nombre de prosélytes parmi ses compatriotes mais, par contre, au contact de la nouvelle doctrine, la ferveur religieuse redoubla chez les Juifs demeurés fidèles à la religion de leurs ancêtres, et de vieilles
haines, jusque-là assoupies, se réveillèrent entre Pré-Mosaïstes, Mosaïstes et Orthodoxes. Des prêtres Juifs s'imaginèrent d'unifier les différents cultes et prêchèrent une sorte de réforme du Judaïsme, cherchant à le ramener à sa pureté primitive. Des guerres intestines s'ensuivirent ; Rome, que le Christianisme n'effrayait pas encore, prit ombrage des Juifs réformés et, tant en raison des persécutions dont ils eurent à souffrir de la part des autorités impériales, que de l'espèce de réprobation dont ils furent l'objet de la part de leurs compatriotes, ces partisans d'un retour aux anciennes doctrines - qui n'étaient autres sans doute que les Fouth Pré-Mosaïstes venus d'Égypte lors de la dispersion des Hycsos - commencèrent vers l'an 80 à émigrer vers le Sud. »

Franchement, qui aurait cru que Saint Marc avait déterminé le mouvement des Peuhls vers l'Ouest africain ? C'est une découverte curieuse qui n'ajoutera, évidemment, aucune gloire à la réputation d'historien de notre auteur.

« A cette époque, continue Delafosse, un officier romain Julius Maternus, sur l'ordre de l'empereur Domitien, partait à la recherche des fameuses mines d'or du Soudan ; guidé par les Berbères du Djerma ou Fezzan (Garamantes) que Cornelius Balbus avait soumis cinquante ans auparavant, il s'enfonça au sud de la Tripolitaine ; après un voyage fort long et fort pénible et sans avoir rien rencontré qui ressemblât à une mine d'or, il atteignit un pays où il vit des rhinocéros et dont le nom nous a été transmis par les historiens latins sous la forme Agisymba, puis il revint à la côte. On a pensé, non sans raison, que ce pays devait être l'Aïr et qu'Agisymba correspondait à Asben ou à Agadès.
« Selon toute vraisemblance, c'est cette route que suivirent les Foudh ou Judéo-Syriens Pré-Mosaïstes, soit que leur exode ait devancé de quelques mois l'expédition de Julius Maternus et que ce dernier ait marché sur leurs traces, soit que, l'ayant rencontré dans la Phazanie, ils aient profité de l'appareil guerrier de cette expédition pour accomplir leur migration en toute sécurité. Quoi qu'il en soit, ils atteignirent sûrement l'Aïr, mais il est peu probable qu'ils aient poussé plus au Sud, et c'est sans doute l'Aïr qui est désigné sous le nom de Bornou dans la légende que j'ai rapportée plus haut. (L'Aïr fut à un moment donné une dépendance politique du Bornou, ou tout au moins du Kanem au temps où ce dernier empire englobait le Bornou). Dans l'Aïr, où ils durent séjourner un certain temps, ils recueillirent sur l'emplacement des fameuses mines d'or du Soudan, ou tout au moins sur les pays où en parvenait le produit, des renseignements plus précis que ceux que possédait Julius Maternus, et, continuant, peut-être inconsciemment, la route que celui-ci n'avait fait qu'ébaucher, ils arrivèrent par Takedda et Tadmekhet aux bords du Niger, dans la région comprise entre Tombouctou — qui n'existait pas encore — et Dia ou Diaga — qui existait déjà au moins en tant que province. »

J'ai souligné dans ce paragraphe un certain nombre de [tournures] phrases de Delafosse :

Tout ceci n'est qu'un roman peu sérieux et dont il n'y a absolument rien à retenir.

« Sans doute (continue Delafosse) ils étaient demeurés par-dessus tout les pasteurs par excellence qu'avaient été leurs ancêtres Israélites et traînaient avec eux des troupeaux ; après avoir traversé le Sahara, ils ne pouvaient manquer d'être frappés de l'abondance des pâturages du Massina, et considérant cette région comme la terre éternellement promise à leur mysticisme traditionaliste, ils s'y installèrent. Le pays était habité par des agriculteurs Soninké et des pêcheurs Bozo, mais le bétail devait y être rare et les autochtones durent, au moins tout d'abord, faire bon visage à ces pasteurs blancs, d'origine mystérieuse qui vivaient surtout de laitages, ne semblaient pas nourrir de desseins de conquête et apportaient avec eux un élément de richesse considérable.
« L'histoire de Joseph en Egypte recommença sur les bords du Niger, dans de moindres proportions il est vrai. Au bout de peu de temps, les Judéo-Syriens devinrent les conseillers, puis les maîtres des Soninké du Massina, jusqu'à ce que ces derniers, fatigués d'une tutelle qui à la longue leur semblait lourde, voulurent prendre leur revanche en dépossédant ces étrangers devenus plus riches que les autochtones, sans s'apercevoir qu'en faisant cela, ils tuaient la poule aux œufs d'or. Ce qui était arrivé au temps de Moïse arriva de nouveau : les Judéo-Syriens qui n'en étaient pas à un exode près, s'éloignèrent des bords du Niger, protégés dans leur migration par un patriarche Soninké qui est devenu, dans les légendes modernisées, le religieux musulman El-Hadj Salihou Souaré. Gagnant des régions plus désertes, mais qui leur devaient être par cela même moins inhospitalières, ils se dirigèrent vers l'extrémité septentrionale du Bagana du côté de Néma, où sans doute des Soninké avaient fait depuis longtemps déjà des essais clairsemés de colonisation, et s'établirent dans l'Aoukar, vers le milieu du IIe siècle de notre ère. Des Berbères devaient nomadiser dès cette époque dans la région, mais sans doute leur point d'attache était plus à l'Ouest - au Nord-Ouest plutôt - dans l'Adrar Mauritanien.
« Les Foudhs devaient être rejoints bientôt dans le Nord du Bagana par un autre groupe de Judéo-Syriens de la Cyrénaïque venu par une route différente. Le départ des Pré-Mosaïstes n'avait pas, en effet, apporté une solution suffisante à la question religieuse ; si le Christianisme ne faisait encore que des progrès assez lents en Cyrénaïque et ne se montrait pas hostile aux pouvoirs établis, il n'en était pas de même des différentes sectes judaïques. Celles-ci finirent par mettre un terme à leurs querelles intestines et s'unirent dans une commune haine des Romains. En l'an 115, une révolte générale de toutes les communautés Judéo-Syriennes menaça gravement l'autorité romaine en Cyrénaïque; les représentants de l'empereur durent mobiliser toutes leurs troupes et faire appel aux populations berbères pour combattre la rébellion qui dura deux années entières. Enfin, en 117, les Judéo-Syriens, définitivement vaincus par les Romains, émigrèrent, en masse cette fois, au nombre de plusieurs milliers.
« Parvenus dans le Sud de la Tripolitaine, ils ne prirent pas, comme leurs devanciers, la route de l'Aïr, mais longeant la lisière Nord du Sahara, ils se portèrent vers les oasis du Touat. Un grand nombre d'entre eux y demeura. D'autres poussèrent plus loin vers l'Ouest et allèrent fonder, dans le Sud du Maroc, des colonies qui subsistent encore de nos jours. D'autres enfin, et non des moins nombreux, s'en furent rejoindre dans l'Aoukar leurs compatriotes venus là par l'Aïr et le Massina. Ceux-ci oublièrent facilement les querelles religieuses de jadis dans la joie de voir leur arriver ce nouvel élément de force et de richesse ; les nouveaux venus s'incorporèrent à la fraction déjà installée et tous ensemble formèrent une communauté unique.
« Et c'est ainsi, je crois, que vers la fin du IIe siècle de notre ère, se constitua dans l'Aoukar, au nord du Bagana, une colonie surtout pastorale, de Foudh ou Judéo-Syriens, de religion hébraïque au sens large du mot, d'où devait sortir, un siècle plus tard environ, l'empire de Ghana. »

Interrompons ici Delafosse : Au ler siècle de notre ère, y avait-il des Sônninké et des Bozo dans le Macina? c'est douteux. Le Macina semble avoir été d'abord occupé par des Berbères pasteurs qui lui auraient donné son nom, puis par une colonie juive qui, elle, il est vrai, au IXe siècle de notre ère, trouva dans le pays des autochtones et « mit le joug sur les Sorkos stupides » dit le Tarikh-el-Fettach. D'une façon plus générale, ce que dit Delafosse du voyage des Peuhls ne peut être considéré que comme un roman, tout au plus comme une série d'hypothèses hasardées qui n'ont aucun point d'appui sérieux.

« Vers la fin du VIIIe siècle, continue Delafosse, les Soninké du Diaga ou Massina, attirés par la prospérité qu'avaient acquises leurs colonies de l'Aoukar et notamment Ghana, sous la suzeraineté des Judéo-Syriens, s'y portèrent en masse et dépossédèrent ces derniers de la suprématie politique. Ce fut pour les Foudh le signal d'une nouvelle dispersion et d'un nouvel exode. »

Comme on le voit, Delafosse soutient que la fameuse dynastie blanche de l'empire de Ghana « d'origine inconnue», dit le Tarikh-es-Soudan, fut une dynastie Judéo-Syrienne. Dans le Tome II de son ouvrage (l'Histoire) il revient sur ceci avec plus de détails et discute la question à fond. Il dit, p. 22 et suiv.

« En relatant le premier exode des Judéo-Syriens de Cyrénaïque, nous les avions suivis à travers l'Aïr jusqu'au Massina, où nous les avions laissés, vers le commencement du IIe siècle après J.-C., sous le commandement de Kara, descendant d'Israël et de Gama, descendant du Syrien Souleiman. Lorsque, vers l'an 150 de notre ère, les Judéo-Syriens provenant de cet exode, quittèrent le Massina, pour se rendre dans l'Aoukar, leurs chefs appartenaient encore aux deux mêmes familles; celle de Kara avait la prééminence et le souvenir en a été conservé jusqu'à nos jours par certaines fractions Peuhles, chez lesquelles les nobles portent le nom modernisé de Karanké ou Kananké (ceux de Kara ou Kana). Kara - ou son successeur - s'installa à Ghana, auprès d'un village Soninké qui sans doute existait déjà depuis un certain temps sous un autre nom, et fut le chef de la première colonie arrivée dans l'Aoukar. Lorsque, une cinquantaine d'années plus tard, le deuxième exode vint, par la voie du Touat, rejoindre le premier, les nouveaux arrivants obtinrent du descendant du Kara l'autorisation de planter leur tente dans la région et reconnurent également son autorité. Mais cette dernière ne s'étendait vraisemblablement pas encore aux Soninké, premiers maîtres du pays. Ce ne fut guère, semble-t-il, que cent ans après l'arrivée de l'immigration provenant du Touat que les Judéo-Syriens, qui avaient dû, dans une certaine mesure, adopter des habitudes sédentaires et faire de Ghana une véritable ville, devinrent les maîtres effectifs du pays. C'est donc vers l'an 300 qu'il convient de placer la fondation proprement dite de l'empire de Ghana et le début de la dynastie impériale Judéo-Syrienne issue de Kara.
« Cette dynastie conserva le pouvoir, très probablement jusqu'à la fin du VIIIe siècle. C'est elle qui fournit ces quarante-quatre princes de race blanche et d'origine inconnue dont nous parle Sa'di [Tarikh-es-Soudan], desquels 22 auraient régné avant l'hégire - de 300 à 622 - et 22 après la même date - de 622 à 790 environ, ce qui ferait une moyenne de quinze à seize ans pour chaque règne précédant l'hégire et de sept à huit ans seulement pour chacun des règnes postérieurs à cette date. On peut trouver cette proportion bien inégale : si elle est dans l'ordre ordinaire des choses pour la période précédant l'hégire, elle parait plutôt faible pour la période suivante ; mais il convient d'expliquer que la division du Tarikh-es-Soudan en deux nombres parfaitement égaux de règnes, séparés par l'Hégire, présente au contraire trop de symétrie pour n'être pas un arrangement apocryphe ; il est plus vraisemblable de supposer que la tradition recueillie par Sa'di mentionnait simplement une succession de 44 souverains dont une partie étaient antérieurs à l'Hégire et que l'auteur du Tarikh a traduit « partie » par « moitié ». Si nous nous en tenons à cette hypothèse, et si nous admettons seulement le chiffre de 44 princes - chiffre d'ailleurs peu certain lui-même - s'étant succédé de 300 à 790, nous obtenons une durée moyenne de onze ans pour chaque règne; étant donné que le pouvoir passait en général à l'aîné des frères subsistants du souverain défunt, cette moyenne n'a rien que de très normal ; certains empereurs devaient être, en effet, fort âgés lorsqu'ils montaient sur le trône et, même sans tenir compte de révolutions de palais assez probables, il se peut fort bien que 44 rois se soient succédé durant une période de cinq siècles.
« Certains ont voulu faire des Berbères de ces empereurs blancs de Ghana ; la chose me parait fort improbable. S'ils avaient été des Berbères, Sa'di ne nous aurait pas dit : « Ils étaient de race blanche, mais nous ignorons d'où ils tiraient leur origine » (traduction Houdas, p. 8). Car il n'est pas admissible que, vivant à Tombouctou en contact permanent avec des Touareg, il n'eût pas recueilli quelques traditions relatives à cette ancienne domination berbère. Ibn-Khaldoun, si abondamment documenté sur l'histoire ancienne des Berbères du Sud, n'aurait pas manqué également de connaître et de signaler la chose; or, dans ses Prolégomènes il rapporte - ainsi que l'avait fait Edrissi et sans doute d'après ce dernier - qu'on attribue l'origine des anciens empereurs blancs de Ghana à un nommé Saleh, descendant de Ali, gendre du Prophète, par Abdallah fils de Hassan, fils d'El-Hassan, fils lui-même de Ali; puis il fait remarquer que cette hypothèse est invraisemblable, aucun homme du nom de Saleh n'étant, cité parmi la descendance de Abdallah le Fatimite ; il ajoute qu'au reste cette dynastie a entièrement disparu et que, de son temps, le pays de Ghana faisait partie de l'empire de Mali. Il aurait pu, s'il avait connu la chronologie du premier empire de Ghana, observer simplement qu'un descendant de Ali n'aurait pu donner naissance a une dynastie antérieure à l'Hégire, c'est-à-dire à Ali lui-même. Mais ce qui est à retenir de ce passage, c'est qu'il n'a pas songé un seul instant à donner une origine berbère aux premiers princes de Ghana. D'autres ont supposé que le fondateur de l'empire de Ghana et le premier des 44 princes de race blanche aurait été Kaya-Maghan. Cette supposition était basée sur une interprétation, que je crois mauvaise, d'un passage du Tarikh-es-Soudan, cité plus haut. A mon avis, dans l'esprit de Sa'di, Kayamaghan était, non pas le premier des 44 rois blancs dont il fait mention, mais bien le premier des princes nègres de famille Mandé qui succédèrent a cette dynastie blanche. Cela résulte, quoique peu clairement, d'ailleurs, du contexte de son récit. En tout cas, il ne dit, nulle part de façon explicite, que Kayamaghan ait appartenu à la dynastie des 44 rois blancs. Les traditions indigènes, d'autre part, sont nettes et formelles à cet égard ; Kaya-Maghan, nègre Soninké, dernier roi du Ouagadou, s'empara du pouvoir à Ghana sur un prince de race blanche.
« Je crois avoir suffisamment montré, par ce qui précède, et par les pages de la deuxième partie de cet ouvrage relative à l'origine des Peuhls, que la dynastie de race blanche qui régna à Ghana du IVe au VIIIe siècle appartenait, au moins vraisemblablement, à la population sémitique d'origine Judéo-Syrienne qui donna plus tard naissance aux Peuhls.
« Quant à l'histoire de Ghana sous cette dynastie, elle nous est, inconnue. Tout ce que nous apprend le Tarikh-es-Soudan, c'est que le pays renfermait à côté de la population de race blanche détenant le pouvoir, des vassaux Ouangara ou Ouakoré, c'est-à-dire des Mandé ; nous savons par ailleurs que ces Mandé étaient des Soninké originaires du Diaga, mais c'est tout.
« Les traditions indigènes ne nous renseignent que sur les faits qui précédèrent immédiatement et motivèrent en partie la mainmise des Soninké sur l'Empire. Ainsi que nous l'avons vu, le pouvoir appartenait à la famille issue de Kara ; les descendants de Gama n'occupaient que le second rang. L'empereur qui régnait vers la fin du VIIe siècle tua, pour une raison stupide, un Soninké nommé Bentigui Doukouré, qui était le serviteur préféré du chef de la famille issue des Gama, alors premier ministre de l'empereur. La veuve de Bentigui, qui était enceinte, fut recueillie par ce ministre ; peu après elle accoucha d'un fils. Afin de soustraire cet enfant à la haine de l'empereur, le ministre lui substitua une petite fille née le même jour et fit cacher le fils de Bentigui dans un village de culture éloigné. Lorsque l'enfant fut devenu un homme, le ministre lui révéla le secret de sa naissance ; le fils de Bentigui, alors, se rendit auprès de l'empereur, le tua et s'empara du pouvoir, soutenu par ses compatriotes Soninké. Ainsi finit l'hégémonie Judéo-Syrienne à Ghana. »

Ici, en arrivant à Ghana, Delafosse est sur un terrain plus solide et qui touche à l'histoire. Il a existé, en effet, nous le savons, un royaume de Ghana et Delafosse n'est pas le premier, nous le savons également, à avoir vu dans ce royaume, une création des Peuhls. Malheureusement, ce royaume de Ghana Peuhl est problématique. Qu'est-ce que dit à ce sujet le Tarikh-es-Soudan? Reportons-nous à la traduction Houdas (1900, p. 18, ch. IV, Le Royaume de Melli) :

« Melli est le nom d'une grande contrée très vaste qui se trouve à l'Extrême Occident du côté de l'Océan Atlantique. Quaïamagha fut le premier prince dans cette région. La capitale était Ghâna, grande cité sise dans le pays de Bâghena.
On assure que ce royaume existait avant l'Hégire, que vingt-deux princes y régnèrent avant cette époque et qu'il y en eut également vingt-deux qui régnèrent ensuite. Cela fait en tout quarante-quatre rois. Ils étaient de race blanche, mais nous ignorons d'où ils tiraient leur origine. Quant à leurs sujets, c'étaient des Oua'kori. »

Les Ouakori sont des Mandé, particulièrement des Sôninké (ou Sarakolé) ou Mandé du Nord. Quant à ces rois de race blanche, quels étaient-ils ? Barth (et c'est une autorité), Knoetel, Crozals et, nous le voyons, Delafosse, en font des Peuhls. Mais ce n'est pas sûr. Nous savons seulement par El-Bekri qu'il y eut une dynastie Maure très puissante au Soudan vers 800 de notre ère sous laquelle prospérèrent Aoudaghost et Ghana. Mais au XIe siècle, quand survinrent les Almoravides, ces deux grandes villes de commerce, riches et décadentes, étaient tombées entre les mains des nègres Soninké qui y régnaient. Aussi, quand en 1056, les Maures Almoravides prirent Aoudaghost d'assaut, ils la traitèrent sans pitié. En 1076, ils prenaient Ghana et mettaient fin à la domination nègre qui devait dater du Xe siècle au plus tôt dans ces deux grandes métropoles antiques de l'or soudanais exploité par les gens du Nord.

Ajoutez à cela qu'il faut encore tenir compte de l'invasion arabe de 736 après Jésus-Christ. Les armées Ommiades, par le Sud du Maroc, descendirent sur le Sénégal, puis remontèrent à l'est vers Ghana. Les soldats Ommiades restèrent dans le pays et y formèrent ces Fama (ou El-Faman) ces princes, dont parle Bekri. Cela se passait cent quinze ans après l'Hégire et on ne voit guère la place de 22 rois blancs tranquilles dans le pays entre 621 et 736, pendant cette période de cent-quinze ans, ce qui ferait un roi tout les cinq ans. Nul doute à mon avis que les 22 rois avant l'Hégire, les 22 rois après, ne soient une affabulation du Tarikh-es-Soudan, une légende tardive qui a conservé le souvenir de princes Maures redoutables vivant au Sud du Sahara sur des villes prospères et riches de commerce où les Maures exploitaient l'or et les esclaves du Soudan. Il est probable, du reste, qu'après le choc arabe (736) et la décadence rapide des El-Faman, une dynastie berbère se reconstitua sur place. C'est la grande dynastie dont nous parle El-Bekri et qui régna au désert au Xe siècle de notre ère. Après sa décadence, les Soninké nègres prirent Aoudaghost et Ghana. Je ne voudrais pas conclure trop vite, mais je ne vois pas dans tout ceci la nécessité de faire intervenir les pasteurs Peuhls. Il me semble que les aptitudes commerciales des Maures et leur supériorité ethnique sur les nègres suffisent parfaitement à expliquer la formation et la création d'Aoudaghost et de Ghana. Du reste, des Ghana (le mot veut dire exactement prince, c'est-à-dire la ville du prince, la capitale), des capitales il y en eut beaucoup dans l'Aoukir situées entre la Oualata actuelle et le cercle de Goumbou (ou de Néma). M. Bonnel de Mézières a, en 1913, découvert nombre de mines d'anciennes villes maures dans la région, si bien qu'on ne sait pas encore où était exactement la véritable Ghana. Tout cela indique seulement à mon avis que les Maures exploitèrent, dès avant l'Hégire, l'or et les esclaves du Soudan nègre, formèrent nombre de places de commerce dans l'Aoukar qui vit ainsi fleurir nombre de dynasties maures. Ghana, c'était la ville du prince, la capitale du moment. Après la dernière grande dynastie maure mahométane dont nous parle El-Bekri (IXe siècle) les nègres s'emparèrent de Ghana, mais les Senhadja musulmanisés (El-Morabethim ou Al-Moravides) reprirent ces villes au XIe siècle. Au XIIIe siècle, elles devaient repasser aux mains des nègres Soussou et Malinké.

Je le répète, il n'est pas sûr du tout, que les pasteurs Peuls, très bruns (ils ne sont pas blancs du tout) aient joué un rôle quelconque dans la fondation de Ghana.

Notons encore que Edrisi (XIIe siècle) et Ibn-Khaldoun (XIIIe s.) donnent à la dynastie de Ghana une origine vaguement arabe. Il est vrai qu'ils ont pu ne pas connaître l'histoire du pays avant la conquête Almoravide (1042-1076).

Ceci dit, reprenons la suite du récit copieux de Delafosse (t. 1, p. 220) :

« Ce fut pour les Peulh le signal d'une nouvelle dispersion et d'un nouvel exode.
Certains d'entre eux, cependant, acceptèrent la domination Sôninké et demeurèrent dans le pays; ceux-ci appartenaient surtout à des familles provenant de la première immigration, ils s'étaient unis à des Soninké durant leur séjour dans le Massina et aussi depuis leur installation dans l'Aoukar et il était assez naturel qu'ils tinssent à demeurer auprès de leurs parents par alliance. Ce sont les descendants de ces Judéo-Syriens, plus ou moins métissés de Soninké, que l'on appela les Mâssin ou Ahl-Massina, en souvenir de leur séjour au Massina avant leur arrivée à Ghana; on les rencontre encore aujourd'hui à Oualata et à Néma; ils ont adopté la langue arabe et à cause de cela, on les rattache aux Maures 4.
Quelques familles de Judéo-Syriens Massin, accompagnées de Sôninké de Ghana, se portèrent vers l'Ouest et allèrent fonder Chetou, dont le nom fut transformé plus tard en Tichit par les Berbères. La tradition rapporte que leur chef était un vieillard aveugle; Dieu lui avait promis en songe de le conduire dans un pays qu'il lui destinait comme nouvelle patrie et que le vieillard reconnaîtrait à une odeur spéciale émanant du sol; tous les jours, en arrivant à l'étape, l'aveugle se faisait apporter une poignée de sable et l'approchait de ses narines. Enfin, arrivé à l'endroit où se trouve aujourd'hui Tichit, il reconnut le parfum indicateur et choisit ce lieu pour y installer sa résidence et celle de ses compagnons. Plus tard, des Mâssin de Tichit émigrèrent dans la Tagant; attaqués là par des Berbères, ils furent en partie massacrés; les survivants se réfugièrent à Diara, près de Nioro, et enfin à Akor, près de Goumbou et devinrent les Guirganké actuels, qui ont adopté la langue arabe - comme d'ailleurs les Massin demeurés à Tichit - et qu'on range pour cela parmi les Maures.
Quant aux Judéo-Syriens qui s'étaient conservés à peu près purs de tout mélange avec les Sôninké, ils ne consentirent pas à accepter le joug de ces derniers. Les uns émigrèrent vers l'Ouest et, devançant sans doute la fondation de Tichit par leurs cousins, les Massin se portèrent dans le Tagant et dans l'Adrar mauritanien. D'autres demeurèrent dans l'Aoukar, mais sans se mêler aux Sôninké et constituèrent une petite peuplade indépendante que Bekri nous a signalé au XIe siècle sous le nom de Honehin ou Nehin ou Honimin et qui se rencontre encore dans la région de Oualata et en quelques autres points sous le nom de Nimadi ».

Delafosse ajoute en note au sujet de Nehin :

« L'orthographe varie selon les manuscrits. Bekri dit que cette peuplade a le teint blanc et un belle figure, qu'elle professait de son temps (XIe siècle) la même religion que les noirs de Ghana - lesquels n'étaient pas Musulmans - mais ne contractent jamais de mariage avec eux. Il suppose qu'elle a pour ancêtres les soldats « que les Ommiades envoyèrent contre Ghana dans les premier temps de l'Islam », faisant évidemment allusion aux expéditions de Okba-ben-Nafi dans le Maghreb de 670 à 681, mais, quoi qu'on en ait dit, les armées de Okba ne dépassèrent jamais l'extrême limite septentrionale du Sahara et il n'est guère admissible qu'une fraction de cette armée ait pu donner naissance à la tribu dont a parlé Bekri... »

Au sujet des Nimadi, Delafosse ajoute en note :

« Les Nimadi passent pour être des sauvages vêtus de peaux de bêtes, ayant la chasse comme principal moyen de subsistance et professant une religion qui aurait des rapports avec le Judaïsme Pré-Mosaïste ».

Il y a encore bien des erreurs ici. D'abord, Massin, Nehin et Nemadi sont probablement des Maures. De plus, Delafosse ignore ici qu'en 731 eut lieu une expédition des Arabes par le Sud du Maroc jusqu'au Sénégal puis jusqu'à Ghana. Elle ne fut pas le fait d'Obka ben Nafi (ou mieux Okba-ben-Nafa) fondateur de Kairouan et qui porta la domination arabe jusqu'à l'Atlantique, puisqu'il mourut tué par les Berbères en 663, mais elle fut le fait d'Ismaïl, fils d'Obéïd-Allah et du général El-Habib.

Mercier dans son Histoire de l'Afrique septentrionale en parle t. 1, pp. 229 et 230 et Fournier dans ses Berbères donne aussi des détails intéressants sur cette expédition qui porta les armes arabes victorieuses jusque dans le Nord du Soudan.

Tout ce que dit Delafosse ici est donc encore du roman et même du roman d'un auteur mal informé sur les faits et gestes des armées arabes sous les Ommiades.
Mais revenons à son texte.

« Enfin le plus grand nombre des Judéo-Syriens de Ghana, emmenant avec eux leurs troupeaux de bœufs à bosse, de moutons et de chèvres, se portèrent sur la rive Nord du Sénégal dans la province de Mauritanie qui constitue aujourd'hui le cercle du Gorgol et qui, alors, - fin du VIIIe siècle - formait une dépendance de l'empire Toucouleur du Tekrour. Cette importante migration n'eut pas lieu sans doute d'un seul coup et l'exode des Judéo-Syriens dut s'accomplir selon plusieurs itinéraires : certaines familles paraissent être arrivées au Gorgol en passant par le Tagant, d'autres s'y rendirent par le Bakounou, le Diafounou, le Diomboko et le Guidimaka.
« Ce second groupe, arrivé dans le Diomboko ou sur la lisière du Diomboko et du Guidimaka (au nord et non loin de Kayes), s'arrêta et demeura là un certain temps. Mais il y fut attaqué par l'armée d'un chef Mandingue qui voulait s'emparer des troupeaux des émigrants; un grand nombre de ceux-ci périrent dans la bataille et le chef de l'émigration fut parmi les morts. Lorsque les Mandingues se furent retirés avec leur butin, les Judéo-Syriens ne purent s'entendre pour l'élection d'un nouveau chef et se séparèrent en deux fractions. L'une d'elles demeura dans le Diomboko. L'autre fraction, commandée par un chef que la tradition appelle Mahmoud, traversa le Guidimaka et alla dans le Gorgol se mettre sous la protection du groupe principal des émigreurs, à la tête duquel se trouvait un chef nommé Ismail.
« Celui-ci avait su gagner les bonnes grâces de l'empereur de Tekrour, qui résidait alors à Guédé sur le marigot de Doua, un peu au sud-est de Podor, dans le Fouta-Toro. Cet empereur appartenait au clan Toucouleur des Sal.
« Il invita Ismail et Mahmoud à venir s'installer auprès de lui, sur la rive Sud du Sénégal, avec leurs compagnons et leurs troupeaux. Cette arrivée des Judéo-Syriens au Fouta-Toro dut s'accomplir vers le début du IXe ou la fin du VIIIe.
« Une fois de plus, nous allons voir se dérouler au Fouta, sous une forme et avec des conséquences nouvelles, l'éternelle histoire des Juifs d'Egypte. Ismaïl, devenu le confident et le ministre de l'empereur de Tekrour, épousa sa fille Diouma Sal et, à la mort de son beau-père, il fut choisi comme souverain par les Toucouleurs. A sa mort, il fut remplacé par Mahmoud, et le trône du Tekrour fut ainsi occupé désormais par des membres des deux familles Judéo-Syriennes. Au bout de quelques générations, les immigrants Sémites venus de Ghana s'étaient multipliés, sans cependant égaler en nombre les Toucouleurs autochtones, avec lesquels sans doute ils avaient contracté de fréquentes et fécondes unions. Aussi, ne tardèrent-ils pas à abandonner leur langue — qui était, sans doute, comme nous l'avons vu, un mélange d'Egyptien et d'Araméen ou de quelque dialecte hébraico-syriaque, soit encore le berbère — pour adopter la langue du Fouta, le poular. Peut-être aussi leur religion se modifia-t-elle assez profondément, bien que ce soit moins sûr. D'autre part, ils restèrent fidèles à leurs mœurs et surtout à leur vie pastorale. Cependant, au contact et à l'imitation des Toucouleurs, ils adoptèrent certaines institutions sociales de ces derniers, en particulier celles des clans et celles (les castes; et c'est vraisemblablement au Fouta-Toro, alors qu'ils parlaient déjà la langue poular qu'apparurent pour la première fois chez les descendants des Judéo-Syriens de Cyrénaïque, ces quatre clans principaux dont la légende islamisée place l'origine dans le Sinaï, au temps des premiers khalifes arabes. Ces clans furent calqués sur les clans Toucouleurs qui avaient alors la prééminence : Sal - clan royal - devint Diallo, Ba devint Boli ou Bouro (ou Bourourdo), Sô devint Peredio; Bari devint Daédio. Les artisans d'origine Judéo-Syrienne se partagèrent en castes à l'imitation des artisans Toucouleurs et prirent ces mêmes appellations: Laobé, Diawambé, etc. Les pasteurs venus de Ghana durent conserver le pouvoir au Tékrour jusque vers le début du XIe siècle, c'est-à-dire pendant 200 ans environ. Depuis longtemps, les Toucouleurs commençaient à supporter de mauvaise grâce la suzeraineté de ces étrangers et il dut y avoir plus d'une tentative de complot dirigée contre le souverain. La tradition nous rapporte comment les choses finirent par se gâter complètement.
« Le trône était occupé, vers le début du XIe siècle par un descendant du Mahmoud venu au Fouta avec Ismaïl, descendant qui portait le même nom que son ancêtre ; ce Mahmoud II ayant découvert un complot tramé par des Toucouleurs contre sa vie convoqua les chefs de toutes les familles indigènes du Toro et exigea que chacun lui remit en otage un de ses enfants mâles. Puis il confia ces enfants à la garde de l'un de ses frères qui se trouvait être son héritier présomptif. Un devin dit à ce dernier que si Mahmoud touché par les plaintes des parents, leur rendait un jour les otages, lui, son frère, ne monterait jamais sur le trône. Pour empêcher Mahmoud de rendre les enfants à leurs parents, son frère usa d'un procédé aussi radical que barbare : il les fit tuer tous durant la nuit. Lorsque le jour parut, les pères des otages - ignorant encore ce qui s'était passé - allèrent trouver Mahmoud et le supplièrent de leur rendre leurs enfants, jurant que sa mansuétude lui porterait bonheur. Mahmoud, se laissant apitoyer, envoya un messager à son frère pour lui réclamer les otages. Son frère lui fit répondre qu'il venait de les mettre à mort. Lorsque la nouvelle fut connue des chefs Toucouleurs, ceux-ci la répandirent aussitôt dans le pays, réclamant une vengeance sanglante : tous les indigènes de Fouta prirent les armes et coururent sus aux pasteurs judéo-syriens dispersés parmi eux, massacrant ceux qu'ils pouvaient atteindre et mettant les autres en fuite. Un Toucouleur nommé Ouar-Diabi, Ouar Diàdié, ou Ouar N'Diaye s'empara du pouvoir. Mahmoud et tous les membres de sa famille furent tués. Ses serviteurs s'emparèrent du sabre qu'il portait et qui était l'insigne du commandement des souverains du Tekrour ; mais la famille de Ouar Diabi le leur arracha et eut ainsi le privilège de premier empereur. Ce fut le clan Toucouleur des Koliabé. Quant au fourreau, il resta entre les mains d'un autre clan Toucouleur qui devait plus tard s'emparer du pouvoir, celui des Dénianké.
« Quant aux Judéo-Syriens qui échappèrent au massacre - et qui d'ailleurs étaient certainement très nombreux - ils furent obligés de quitter le Toro et, ne pouvant s'entendre pour le choix d'un chef en remplacement de Mahmoud, s'éparpillèrent dans toutes les provinces du Tekrour, sous la conduite de divers Ardo ou chefs de migration. Leur ancien nom de Foudh, soumis aux règles de la langue poular qu'ils avaient adoptée, devint — selon les lois phonétiques et morphologiques de cette langue, — Poullo au singulier et Foulbé au pluriel et prit la signification d'éparpillés, son étymologie première étant inconnue des Toucouleurs. Le poular parlé par les Foulbé devint, conformément aux mêmes lois, le Foulfouldé.
« Les Judéo-Syriens étaient devenus les Peuhls. La fin de leur suprématie au Fouta et leur éparpillement durent avoir lieu dès le début du XIe siècle puisque Bekri nous apprend que Ouàr Diabi mourut en 1040. Un peu plus tard, se fondait, non loin du Toro, sur le bas-Sénégal, la secte berbère des Almoravides. Tout en admettant comme vraisemblable le récit légendaire que je viens de rapporter, je ne serais pas éloigné de croire que la conversion des Toucouleurs à l'Islamisme, commencée par Ouar Diabi, d'après Bekri — et achevée par les Almoravides, — ne fut pas étrangère aux revers de fortune des Peuhls ; ceux-ci durent, en effet, se montrer rebelles à l'Islamisation, puisque, de nos jours encore, un nombre appréciable d'entre eux sont infidèles, au sens musulman du mot même, parmi les fractions demeurées dans le voisinage du Fouta (au Ferlo notamment) et principalement parmi les familles chez lesquelles le type sémitique original est demeuré le plus pur et qui sont le moins métissées de sang nègre. »

Le type sémitique dont parle ici Delafosse, est en réalité un type hamitique inférieur (Kouschite, Ethiopien, Nubien). De plus, l'auteur exagère le caractère rebelle des Peuhls à l'islamisme. En réalité, ils sont beaucoup moins rebelles que les nègres à l'lslam, parce que Justement plus intelligents. Tout ce qu'on peut dire, c'est que les Peuhls sont des musulmans relativement paisibles actuellement (ils ne l'ont pas été au Fouta-Djallon au XVIIIe et au XIXe siècle ni dans la Nigéria septentrionale au temps de Othman dan Fodio et de ses successeurs) et c'est que les Toucouleurs d'El-Hadj-Omar se sont montrés encore plus fanatiques qu'eux, mais, à part cette nuance, les Peuhls, bien mieux islamisés que les nègres, ne sont pas du tout à représenter comme rebelles à l'Islam. Quand je commandais le cercle de Niafonké, en 1913, comme Delafosse y porte 15.000 Peuhls (exactement 14.832) comme animistes sur un total de 76.132 Peuhls 5, je m'enquis de ces 15.000 Peuhls animistes et personne ne put me les trouver ! et mon interprète m'affirma que tous les Peuhls du cercle étaient musulmans, comme du reste les Soninké du pays, les Bambara du sud de cercle de Niafonké, les Songhaï du pays. Bref, il faut faire disparaître les 15.000 Peuhls animistes du cercle de Niafonké comme une erreur de Delafosse. Je souhaite pour notre auteur que les Peuhls animistes qu'il cite au Ferlo (au sud du fleuve Sénégal) soient plus réels que ceux du cercle de Niafonké ! Continuons à citer le texte de Delafosse, passant aux migrations peuhles à partir du Fouta Toro, donc de l'Ouest à l'Est.

« Dès les premières années qui suivirent la mort de Mahmoud II l'immense majorité des Peuhls du Fouta Toro, se porta vraisemblablement vers le Sud, dans la région alors inhabitée mais favorable à l'élevage qui est connue aujourd'hui sous le nom de Ferlo et qui devait alors dépendre tout au moins théoriquement, de l'empire de Tekrour. Un parti assez considérable continua ensuite son exode vers l'est, s'établissant non loin de la rive gauche du Sénégal entre Bakel et Kayes, dans le Nord du Boundou et du Bambouk, c'est-à-dire dans le pays du Galam ou Gadiaga, à cheval sur la Basse Falémé. Ce pays était alors (deuxième moitié du XIe siècle) une dépendance du Tekrour, d'après le témoignage de Bekri et les Soninké qui y possédaient déjà des colonies devaient être vassaux des Toucouleurs 6. Quelques familles peuhles durent, dès cette époque, passer sur la rive droite du Sénégal aux environs de Kayes et rejoindre dans le Diomboko les descendants des Judéo-Syriens qui y étaient demeurés en venant de Ghana.
« C'est cette colonie peuhle du Galam, du Kasso et du Diomboko que, très probablement, Bekri nous signale sous le nom d'Al-Fâman - on pourrait dire à la rigueur Al-Fellan 7 - sur l'un des manuscrits et qu'il localise au sud-est du pays des Toronka (Toucouleurs du Toro), dans la région de Silla, ajoutant que les Al-Fâman appartiennent à la même race que les Honeïhin de Gana. Certaines familles de cette colonie s'unirent plus tard à des Mandé (Sôninké et Kagoro) et donnèrent naissance aux Khassonké actuels. »

Il est malheureux d'avoir à relever tant d'erreurs dans le texte d'un auteur qui a tant fait, si l'on prend son œuvre en gros, pour l'histoire et la linguistique de l'Afrique occidentale française mais enfin il faut répéter que les Al-Faman d'El-Bekri qui sont les descendants des soldats Ommiades de 736 n'ont aucun rapport avec les Peuhls, et, d'autre part, les Khassonké provinrent à la fin du XVIIe siècle (vers 1680) d'une fusion entre des Peuhls descendus de Nioro et les Malinké dégénérés qui occupaient le pays et qui, d'abord maîtres de ces Peuhls nomades, finirent par être battus et vaincus par eux. Ces derniers faits ont été établis définitivement par Monteil en 1915 dans son volume sur les Khassonké et du reste étaient déjà connus au moment où Delafosse écrivait (1912) mais celui-ci a arrangé son roman peuhl sans se documenter suffisamment. De là de fortes erreurs qu'on est obligé de relever maintenant.
Delafosse continue ainsi :

« D'après les traditions indigènes, cette colonie peuhle du Galam se choisit dans le clan Diallo un roi dont le titre nous a été transmis sous les formes diverses de Saltigué, Silatigui, Fondokoï et Ardo. Lorsque les Soninké de Ghana, vaincus et pourchassés par les Berbères Lemtouna à la faveur du mouvement almoravide, commencèrent à venir s'établir en nombre dans le Guidimaka et le Gadiaga ou Galam (fin du XIe siècle), les Peuhls, sous la conduite de leur ardo quittèrent en majorité ces régions et s'avancèrent vers l'Est à travers le Diomboko et le Karta, laissant à chacune de leurs étapes des familles qui, en s'unissant à des Mandingues, donnèrent naissance aux Foulanké des cercles de Bafoulabé et de Kita 8.
Arrivé au Kaniaga, province méridionale du Bagana, le gros de la migration y demeura plus longtemps que dans ses lieux d'arrêts précédents. Il semble que, partis du Galam vers la fin du XIe siècle ou le commencement du XIIe, les Peuhls n'avaient pas sensiblement dépassé le Kaniaga à la fin du XIVe ; sans doute les efforts des Soninké Sossé ou Sosso pour conquérir Ghana sur les Sissé, ensuite leur lutte avec les Mandingues et les razzia qui suivirent la victoire finale de ces derniers avaient entretenu le long de la rive gauche du Haut-Niger un état d'insécurité qui ne favorisait pas les migrations vers l'Est. Au début du XIVe siècle, pourtant, les Peuhls Diawambé s'étaient portés dans le Kingui et avaient fondé Nioro. »

Ceci est exact. Il semble bien que les Peuhls aient fondé le Fouta-Kingui (à l'ouest du cercle peuhl de Nioro) au XIVe siècle. Mais pourquoi parler de Peuhls Diawambé ? Les Diawambé (au singulier Diawando) ne sont pas des Peuhls, mais une population mixte issue de pères Peuhls et de femmes Soninké. Il put se former des métis Diawambé dans la région, mais il est probable que les Peuhls qui colonisèrent le Fouta-Kingui étaient des Peuhls purs.
Delafosse continue en ces termes :

« Mais, au début du XIe siècle, l'exode des Peuhls reprit son essor d'une manière décisive à la suite de circonstances que les traditions indigènes relatent, de la manière suivante. Un Silatigui 9 ou Ardo nomme Yorgo, fils de Sadio ou Sadia Diallo, résidant à Kouma ou Toï, dans le Kaniaga, mourut vers 1400 en laissant une veuve et deux frères dont l'aîné s'appelait Diadié et le plus jeune Maga (ou Magham) ou Atiba. Diadié voulut épouser la veuve de Yogo, mais celle-ci refusa ses avances ; Maga se rendit auprès d'elle pour l'engager à accepter la main de son frère : cependant la femme persista dans son refus et des ennemis de Maga présentèrent à Diadié la démarche de son frère sous un mauvais jour, prétendant que c'était Maga qui avait poussé la veuve de Yogo à rejeter les propositions de Diadié dans le but de l'épouser lui-même. Une querelle s'ensuivit entre les deux frères qui, après avoir échangé des paroles blessantes, se séparèrent.
Maga Diallo (ou Maga Sal) quitta le Kaniaga avec ses partisans, marchant droit devant lui dans la direction du Nord. Parvenu dans le centre du Bagana, du côté de Kala (Sokolo) il rencontra un troupeau de bœufs égaré, et les poussant devant lui dans la direction de l'Est, il parvint dans le Diaga ou Massina, auprès d'une mare qu'avoisinait un village de Soninké Nono. Maga leur demanda l'hospitalité et établit son campement près de leur village ; il alla ensuite saluer le fonctionnaire qui gouvernait le Bagana au nom de l'empereur de Mali et reçut de lui l'investiture officielle de chef (Ardo) des familles peuhles qui l'avaient suivi, avec l'autorisation de résider dans le Massina. Plus tard, d'autres Peuhls du Kaniaga, appartenant au clan Daédio ou Bari, vinrent rejoindre Maga, ainsi que des gens appartenant aux castes des Mabbé ou Maboubé et des Diawambé; des serfs Rimaïbé issus d'esclaves noirs acquis par les Peuls durant leur traversée du bassin du Sénégal, vinrent encore grossir ce noyau qui donna naissance au très important groupe des Peuhls du Massina et aux fractions secondaires qui en sont issues par la suite.
Quant aux partisans de Diâdié, certains se mêlèrent aux Foulanké du Nord de Kita et de Bafoulabé et aux Khassonké de la région de Kayes, adoptant peu à peu la langue Mandé et transformant leur nom de clan : Ourourbé en Diakaté ou Diakité (les gens originaires du Diaka ou Diaga) Daébé en Sangaré, Férôbé en Sidibé; seul le clan des Dialloubé conserva son nom sous la forme du singulier (Diallo). »

Il est inutile de faire remarquer que, comme en 1400 ou 1425 les Khassonké et les Foulanké n'existaient pas encore (ils existèrent à la fin du XVIIe siècle seulement), les Peuhls dont parle Delafosse ne purent pas venir se mêler à eux ou bien ils le firent beaucoup plus tard, au XVIIIe siècle.

« Diadié lui-même, continue Delafosse, s'était dirigé vers le Nord-ouest et était allé se fixer dans le Bakounou entre Goumbou et Nioro, avec plusieurs familles appartenant aux clans Irlàbé, des Yâlabé (ou Alaïbé), des Oualarbé, des Férôbé et des Ourourbé (ou Boli). »

Delafosse ajoute en note (note 2, p. 229) :

« Environ un siècle plus tard, vers 1510, un descendant de Diadié, nommé Tendo-Galadio, chef des Yâlabé, prêcha la révolte au Bakounou contre l'empereur de Gao, El-Hadj-Mohammed (le premier Askia) qui était devenu maître de la majeure partie des anciennes dépendances du Mali. El-Hadj-Mohammed entreprit en 1511-1512, une expédition contre Tindo qu'il défit et tua à Diara, près et au nord-Est, de Nioro. Koli, fils de Tindo, prit alors le commandement des Peuhls du Bakounou, réfractaires au souverain de Gao et, accompagné de Goro ou Gara, chef des Oualarbé, de Diko, chef des Férôbé et de Nima, chef des Ourourbé, il émigra au Fouta-Toro qui, ainsi que tout l'ancien Tekrour, obéissait alors à l'empereur du Diolof. Ce Koli, aidé par les Sérères et par le clan Toucouleur des Dénianké, aurait réussi à tuer l'empereur du Diolof, à affranchir les Toucouleurs de la suzeraineté des Ouolofs et à fonder au Tekrour un nouvel empire indépendant dont il fut le premier souverain. Ses descendants régnaient encore au Fouta vers le milieu du XVIIe siècle, d'après le témoignage de Sa'di. »

Ceci est exact et c'est même ce Koli qui, en 1534, descendit avec des fortes colonnes peuhles sur la Haute Gambie et y établit les « Foulacounda ». Il entraîna même dans sa migration des Serères, semble-t-il, et ceux-ci semblent avoir donné naissance aux nègres Koniagui.
Delafosse continue :

« Du Massina, les Peuhls ne tardèrent pas à se répandre à travers la boucle du Niger et au-delà, bien que le gros de leur nation soit encore aujourd'hui établi dans la région dont le marigot de Dia ou Diaki forme comme le centre. Dès le XIe siècle 10 des Oualarbé, des Ourourbé, des Salsabé et des Torobé se portèrent vers le nord dans le cercle actuel de Niafonké, avec un grand nombre de Diawanbés, franchirent le Niger et le Bani et s'infiltrant à travers des Tombo et des Mossi, gagnèrent le Liptako (région de Dori) où ils fondèrent une colonie prospère qui put presque rivaliser avec celle du Massina. Ici encore, nous avons de nombreuses traditions indigènes relatives aux différents exodes dont l'ensemble constitua cette importante migration.
« Le clan peuhl des Tôrôbé — car il y a des Tôrôbé peuhls et des Torôbé Toucouleurs — à la suite de la grande migration du Fouta vers le Massina, s'était installé surtout au nord du lac Débo, entre Niafounké et Saraféré. La légende dit que l'exode des Torôbé avait été dirigée par trois frères nommés Sambo, Paté et Yoro. Une partie d'entre eux, quittant la région de Saraféré, s'en alla camper à Gorou, au nord de Douentza. Là, ils furent rejoints par quatre membres de leur clan (Hamadi, Dembo, Dello et Diobo) tous les quatre descendants d'un nommé Siré qui aurait été père de Sambo, Paté et Yoro et qui serait demeuré au Fouta avec une partie de sa famille lors de l'exode de ces trois derniers. Les quatre émissaires venaient du Fouta, dans le but d'engager leurs compatriotes à retourner au Sénégal. Non seulement, ils échouèrent dans leur mission, mais ils demeurèrent avec les Torôbé de Gorou et devinrent eux-mêmes des chefs de migration : Dello, avec Dembo et ses fils, conduisit une partie de la tribu au Liptako ; Dembo s'arrêta dans le Djilgodi (région de Djibo), d'où ses descendants pénétrèrent dans le nord-est du Mossi (canton de Boussouma) ; la plupart des fils de Dembo demeurèrent au Liptako, mais Dello, allant coloniser le Torodi (pays des Torôbé) et traversant le Niger près de Say, poussa jusqu'à Sokoto ; Amadi, lui, conduisit dans le Yatenga une autre bande dont le chef actuel, Abdoullahi, prétend descendre de Sambo et de son père Siré, le premier ancêtre des Peuls Torôbé. Enfin, Diobo, qui avait accompagné Hamadi au Yatenga, alla ensuite au Djilgodi rejoindre Dembo, y laissa son fils Pelouna, traversa le Liptako et le Torodi, gagna Sokoto et se porta de là dans l'Adamaoua.
« Ibn Galâdio, ancêtre du clan des Yalâbé ou Alaïbé, aurait fait partie de la migration qui demeura longtemps du côté de Kayes et qui aurait, en partie, donné naissance aux Khassonké. Beaucoup de ses descendants, cependant, avaient suivi le grand mouvement vers le Kaniaga et le Massina, s'étaient établis sous la conduite d'un nommé Dama ou Demba, dans le Sébéra, entre Dienné et Sofara. Gao, fils de Dama, poussa vers le nord jusqu'à Goumeouel dans le Fitouka, entre Niafounké et Saraféré. La fraction des Yalâbé qui s'établit là aurait pris le nom de Fitôbé ou Fitoubé (du nom de Fitouka). Plus tard, Diâdié, fils de Gio, conduisit les Fitobé à Sari, sur la route de Bandiagara à Dori au nord de Ouahigouya. Moussa, fils de Diadié, qui vivait vers le milieu du XVIIIe siècle, aurait conclu une alliance avec les Tombo de la région pour chasser de Dané (entre Sari et Ouahigouya) les Nioniossé et les Soninké de langue Songhaï qui s'y trouvaient alors et s'installaient à leur place, poussant ainsi vers le sud. Goré, l'un des compagnons de Moussa, se fixa plus au sud encore, à Siffiga, dans le Yatenga. Demba, le chef actuel des Fitobé du Yatenga, dit descendre de Moussa par les nommés Hamadou, Sidikin, Tana et Hamat.
« Ce dernier — Hamat — fils et successeur de Moussa — vivait aux environs de 1780. Un Peuhl de sa tribu, nommé Paté, se transporta avec ses troupeaux à Téma, dans le Mossi, et épousa une nommée Siboudou, fille du chef Mossi de Ténia. Il en eut 5 fils (Mali, Kounibassé, Faéni, Garba et Sambo) et une fille (Sadia). Cette dernière demeura à Ténia et s'y maria avec un Mossi ; les cinq fils vinrent s'établir à Kalsaka, dans le Yatenga et s'y marièrent avec des femmes Mossi : ce sont les descendants de ces unions de Peuhls avec des Mossi qui sont appelés par les Mossi Silmimossi, tandis que les Peuhls purs sont appelés Silmisi. Ces Silmimossi sont rattachés aux Peuhls plutôt qu'aux Mossi, mais en réalité, ils participent des deux peuples : ils parlent en même temps le peul et le mossi et sont à la fois pasteurs et agriculteurs; mais ce sont les hommes chez eux qui traient les vaches et non pas les femmes comme chez les vrais Peuls.
« Les Dialloubé ont également fourni un assez fort contingent aux migrations peules qui se sont répandues dans la boucle du Niger. Un de leurs chefs, Hamân, partit du Massina au XVIIe siècle et vint s'établir à Gomboro, dans l'ouest du Yatenga, en pays Samo. Guibril, chef actuel des Dialloubé du Yatenga, serait le quatorzième successeur de Hamân dont le sépareraient neuf générations. 11
« Revenons maintenant au Ferlo qui avait été, comme nous l'avons vu, le refuge de la majorité des Peuls chassés du Fouta Toro par les Toucouleurs. Tandis que s'organisaient les grands exodes qui, du Ferlo, devaient aboutir au Massina et au Torodi, une autre migration moins importante prenait la route du sud, et laissant plusieurs colonies dans le Boundou, allait se fixer dans le Fouta-Djallon. Cette migration eut lieu aussi, vraisemblablement, du XIe au XIVe siècle, bien avant la conquête du Fouta-Djallon par les Toucouleurs Dénianké, que l'on place généralement vers 1720. »

Delafosse ajoute en note (note 1, p. 233) :

« Les Dénianké étaient ces Toucouleurs qui avaient aidé le Peul Koli Galadio à s'emparer du Tekrour au début du XVIe siècle (voir plus haut, p. 229, note 2). Leur clan était demeuré virtuellement au pouvoir sous les descendants de Koli et, comme ce dernier, ils étaient restés rebelles à l'islamisme. Au début du XVIIIe siècle, un marabout Toucouleur nommé Abdoulkader Torodo prêcha la guerre sainte contre les infidèles et renversa la dynastie peule des descendants de Koli. Le pouvoir passa ainsi aux Torobé, tous musulmans ; les Dénianké, bien que s'étant alors convertis à l'islamisme, perdirent toute influence au Fouta Toro et ils émigrèrent en partie sous la conduite de deux chefs nommés Sidi et Séri (ancêtres des Sidianké et des Sérianké) pour s'établir au Fouta-Djallon auprès des Peuls qui s'y trouvaient depuis plusieurs siècles. Un de leurs marabouts nommé Sori commença peu après, sous prétexte de guerre sainte, la conquête du pays aux dépens des Soussou ou Diallonké autochtones. Actuellement encore, on distingue les Peuls des Toucouleurs au Fouta-Djallon en donnant aux premiers — très peu nombreux — le nom de Poulli et aux seconds — qui sont fortement mélangés de Mandé — le nom de Foula. » (p. 233, en note).

Tout ceci est malheureusement de la haute fantaisie. Delafosse n'avait pas eu le temps d'étudier l'histoire du Fouta-Djalon et ne la connaissait pas. Les premiers Peuls qui vinrent dans le pays (Haute-Gambie) furent les Peuls de Koli Tenguéla ou Koli Galadio qu'on appelle encore actuellement Foulacounda (ou Poulli). Quant à la grande migration peule de 1694 qui s'empara du Fouta-Djallon vers 1725 sur les Dialonké, toutes les autorités les plus sérieuses et les plus anciennes nous la montrent unanimement venant du Macina (j'en ferai la démonstration quand j'en serai à l'histoire des Peuls du Fouta-Djallon). Cette migration n'a aucun rapport avec les Denianké du pays toucouleur. Du reste, Abdoul-Kader qui renversa les Dénianké, est mort en 1809 et n'a pas pu, par conséquent, s'emparer du pouvoir au Fouta-Toron au commencement du XVIIIe siècle. Il semble avoir régné de 1773 à 1809 et par conséquent ne renversa les Dénianké qu'en 1773. A cette époque, les Peuls venus du Macina finissaient de s'emparer du Fouta-Djallon, brisant la coalition des Ouassoulonké et des Dialonké et établissaient définitivement leur pouvoir sur le pays.
Ce que dit Delafosse ensuite des Ouassoulonké est aussi faux.
Les Peuls qui conquirent le Ouassoulou (au commencement du XVIII siècle) venaient du nord, et après s'être établis à l'est du Niger (Ouassoulou) le franchirent et vinrent alors se heurter aux Peuls du Fouta-Djallon qui, après de vives luttes, les repoussèrent à l'est du Niger (vers 1776). Ce ne sont nullement des Peuls du Fouta-Djallon de la grande invasion, qui, du Fouta, auraient poussé vers l'est. Voici, du reste, ce que dit exactement, Delafosse à ce sujet :

« Lorsque précisément les Toucouleurs arrivèrent au Fouta-Djallon et surtout lorsqu'ils voulurent convertir à l'islamisme les Dialonkés et les Peuhls, le plus grand nombre de ces derniers émigrèrent vers l'est, se portant dans le Sangaran 12 et le Ouassoulou où ils s'unirent à des Mandingues et grossirent le nombre des Foulanké ; d'autres, demeurés à peu près purs, poussèrent plus loin encore et, arrivèrent près de la Haute Volta noire, dans le quadrilatère compris entre Sikasso, Koutiala, Koury et Bobo-Dioulasso, s'avançant, même jusqu'à Barani, entre Koury et San.
Beaucoup de ceux-ci, bien qu'ayant conservé l'usage de la langue peule, avaient, adopté, durant le passage dans le Ouassoulou, la forme foulanké des noms de clans (Diallo, Sangaré, Diakité, Sidibé). L'un d'eux, Ouidi Sidibé, fonda à Barani une sorte de royaume éphémère d'où sont parties quelques petites migrations récentes (XIXe siècle), telles que celles de Daba Sangaré du côté de Koutiala, celle d'Ali Bouri du côté de San, etc. D'autres migrations, anonymes celles-là, traversèrent vers la fin du XVIIIe siècle le Dafina, le Mossi et une partie du Gourma, rejoignirent au Torodi le grand courant venu du Macina par le Liptako et suivirent la route qu'il avait tracée déjà vers les pays haoussa, l'Adamaoua, le Baguirmi et le Ouadaï. »

En résumé, celle longue histoire des Peuls par Delafosse n'est qu'un roman pour la période qui va de la Cyrénaïque au royaume de Ghana (ler au VIIIe siècle de notre ère). Pour le royaume de Ghana (IIIe au VIIIe siècle) elle est fort hypothétique, quoique nous nous trouvions déjà sur un terrain un peu plus consistant, et, à mon avis, elle doit, être rejetée. L'histoire ne devient sérieuse qu'à partir du Fouta-Toron (VIIIe siècle) et encore Delafosse a-t-il commis ici des erreurs monstrueuses, comme la formation des peuples Khassonké et Foulanké au XIe siècle, et celle du peuplement peul du Fouta-Djallon par une immigration Toucouleur-Dénianké de 1725 ! En définitive, il ne reste rien de la synthèse peule tentée en 1912 par Delafosse, parce que :

  1. les Peuls ne sont pas des Juifs ou Judéo-Syriens
  2. parce qu'on ne sait pas si ce sont eux qui ont formé le royaume de Ghana (il y a, au contraire, bien des raisons de penser le contraire)
  3. et enfin, parce que l'histoire récente des Peuls (vine au XIXe siècle), telle que la raconte Delafosse, est défigurée par d'énormes erreurs qui viennent de ce qu'il n'a pas consacré un temps suffisant à étudier les documents sur les Peuls 13.

Après avoir examiné les théories d'origine juive des Peuls, finissons en examinant les théories purement fantaisistes déjà signalées au commencement de cette étude.
Ainsi l'origine tzigane ou gypsage du Dr Thaly (qui fut médecin de la marine et séjourna au poste de Bakel).
« En jetant un coup d'œil, dit Thaly, sur l'histoire des grandes migrations humaines, on retrouve au commencement du XVe siècle, au moment où Tamerlan, parti de Samarkande, venait à la tête de ses hordes de Mongols jusque sur les rivages de l'Asie Mineure et de la Syrie, livrer au pillage les trésors de Smyrne, à l'incendie l'opulente cité de Balbeck et mettre aux fers le sultan des Turcs de Magnésie, menaçant déjà l'empire de Paléologue, on retrouve à cette époque des multitudes fuyant du centre de l'Asie devant des vainqueurs sans pitié, se dispersant d'abord sur les rives de la Mer Noire, de la Mer de Marmara et de l'Archipel pour passer ensuite en Europe, en Syrie, en Egypte, etc, etc. La Turquie, l'Autriche, l'Allemagne, la France, l'Italie, l'Espagne, l'Angleterre, etc. servent d'asile encore aujourd'hui aux derniers débris épars de ces asiatiques. Chose singulière, partout ces Bohémiens, Zigani, Gitanos, Gipsy, etc. ont conservé leur type et leurs mœurs. Leur langage même modifié par celui des peuples au milieu desquels ils vivent, possède partout, encore des mots qui dénotent son unité première. Quant à leur religion, elle est à peu près inconnue. C'est ce mystère et aussi l'étrangeté de leurs habitudes qui ont attiré à ces Bohémiens la réputation de sorcellerie dans les légendes populaires. Je pense, d'après mes recherches, que les Foulah ont une origine commune avec les Bohémiens d'Europe et qu'ils n'en diffèrent que par suite de leur séjour dans la Sénégambie et de leur mélange avec ses peuples. En effet, si j'étudie les mœurs, la religion, la langue, etc. de ces co-indigènes, je les vois arriver en conquérants chez les peuplades timides qui habitaient la rive gauche du Haut Sénégal, vivre au milieu de leurs troupeaux sous la tente ou dans les gourbis, sans construire de villages comme les noirs, dédaignant l'agriculture et se nourrissant presque exclusivement de laitage. Leur langage n'a aucune analogie avec les idiomes des noirs, ni avec la langue des Maures. Leur religion est une énigme comme celle de leurs frères d'Europe. Sans vouloir tirer des considérations précédentes des conclusions absolues, je crois en résumé :

  1. que les Foulah sont une race Indo-Européenne
  2. qu'ils ont la même origine que les Bohémiens, les Gipsy, les Gitanes, les Zigani, etc. Chassés de leur pays par les Mongols au XVe siècle, ils auraient pris la route de l'Egypte par la Syrie pour s'enfoncer plus tard dans le centre de l'Afrique; d'étape en étape, ils seraient arrivés dans la Sénégambie, à une époque que je ne puis déterminer, mais qui doit être assez éloignée de nous, si l'on prend en considération les puissants états Toucouleurs déjà constitués.»

Cette opinion est une opinion fantaisiste et peu sérieuse. Au XVe siècle, il y a longtemps que les Peuhls étaient en Afrique occidentale et les Peuls ne sont pas des Tziganes (qui sont, eux, semble-t-il, d'origine hindoue). Mais il faut faire attention que les Tziganes semblent être venus, eux aussi, jusqu'au Sénégal. Ce sont peut -être les Bushréens du père Labat, tout à fait différents, du reste, des Peuls et des nègres. De même, de vrais juifs étaient, venus jusqu'au Massina au IXe siècle de notre ère, comme nous le savons par le texte du Tarikh-el-Fettach et par les fouilles de M. Bonnel de Mézières. Avec tout cela, les Peuhls, pas plus que les nègres, ne sont des tziganes, ni des juifs.
Citons encore parmi les opinions grotesques, outre celle qui ferait descendre les Peuls d'une légion romaine égarée dans le désert, celle du Dr. Lièvre (1882) qui en fait des Gaulois !! Crozals qui cite cette opinion, (p. 260, en note de son volume sur les Pehls), dit : « Parlant des tribus de Gaulois qui, lors de l'émigration en Grèce et en Asie, en 280 14 poussèrent jusqu'en Egypte et des 4.000 Gaulois qui tenaient garnison en 264 dans la seule ville de Memphis, M. Lièvre ajoute : « Etablis dans ces régions saines et fertiles (plateaux de la Haute Ethiopie), les Gaulois y sont devenus la souche de toutes ces peuplades blanches du continent mystérieux qui ont tant étonné les voyageurs. De leur mélange avec les indigènes sont nées ces races intelligentes qui ont probablement entre leurs mains l'avenir de l'Afrique : les Peuhls, Foulahs, Souhahélis » (Revue de Géographie, avril 1882, p. 309).
En résumé, la théorie juive de l'origine des Peuhls est une théorie fantaisiste qui doit être absolument et définitivement rejetée. Passons maintenant aux théories des vrais savants.

Notes
1. Haut-Sénégal-Niger, t. I, pp. 199 et suiv.
2. Il ne peut pas être question ici d'Alexandrie qui ne date que de l'époque d'Alexandre, s'il s'agit vraiment d'une prophétie contre Ninive détruite en 607 av. J.-C. par les Médo Perses il s'agit probablement, de la ville qui fermait, à l'est du delta, la frontière de l'Egypte contre les invasions des Assyriens ou des Chaldéens. On comprend, en ce cas, qu'elle ait été défendue par des Egyptiens, des Ethiopiens, des Lybiens et des Fouth. On l'appelle ici Alexandrie parce qu'Alexandrie la remplaça plus tard comme grande ville du delta égyptien. Il est probable qu'il s'agit ici d'une des expéditions des Assyriens contre l'Egypte du temps d'Assour-ban-Habal (vers 660 av. J.-C.).
3. Nous laissons à Delafosse la responsabilité de toutes ces assertions hardies. Saint Marc est considéré généralement comme ayant connu Saint Pierre ; mais on admet maintenant que l'évangile dit de Saint Marc, ne fut écrit qu'en 75 après Jésus-Christ. Il est vrai qu'il y a un ProtoMarc que l'on place vingt ans auparavant.
4. Il est probable justement que ce sont des Maures et nullement des Judéo-Syriens ou des Peuhls. Ce sont eux qui auraient donné leur nom aux Massina, loin que le Massina le leur ait donné.
5. Haut-Sénégal-Niger, t. 1, p. 159.
6. El Bekri ne dit nullement que les villes Soninké du Sénégal dont il parle étaient vassales des Toucouleurs.
7. Supposition inadmissible et que Delafosse fait pour les besoins de sa cause.
8. Ceci est encore une erreur du Delafosse. Les Foulanké de Bafoulabé et de Kita vinrent du nord dans ces pays au début du XVIIIe siècle ou à la fin du XVIIe. Leur mouvement appartient au même mouvement qui donna la race métisse des Khassonké.
9. Le mot Silatigui n'est pas peuhl, c'est un mot mandé qui veut dire le chef du sentier, le chef du chemin, et par conséquent le conducteur de l'immigration. Le mot Ardo, au contraire, est peuhl.
10. Ceci est évidemment faux. C'est au XVe siècle seulement qu'on trouve les Peuhls bien établis au Massina. Ceux de Niafonké (au nord du Massina) ne s'établirent dans la région qu'à cette époque au plus tôt.
11. On peut comparer à ce tableau de l'occupation de certains points du Yatenga et du Mossi par les Peuls, ce que j'en ai dit dans mon Noir du Yatenga (1917) en parlant des Peuls du pays.
12. Le Sangaran ou Sankaran est surtout Malinké à l'heure actuelle et n'a conservé que peu de traces d'une invasion peule : celle-ci, du reste, est survenue par l'est. Ce sont des Ouossoulonké qui l'ont faite, et non les Peuls du Fouta-Djallon. Quelques éléments peuls semblent avoir pénétré jusqu'au pays Toma (par mariage d'indigènes avec des femmes peules).
13. Au sujet de la première partie de cette histoire peuhle, Delafosse ne procède que par des : il est possible, il est permis de supposer, etc.; par exemple, parlant des Hycsos et des Juifs de Joseph, Delafosse constate que ni la Bible pour les Juifs, ni Manéthon pour les Hycsos ne parlent d'autre chose que d'un retour en Asie, mais il ajoute : « De même qu'il est permis de supposer qu'une partie des Israélites ne suivit pas Moïse, il est loisible également de penser que les Hycsos, d'abord persécutés par leurs vainqueurs Thébains, puis laissés libres d'effectuer paisiblement leur retraite, d'après le témoignage de Manéthon, ne prirent pas tous la même route et que beaucoup se dispersèrent du côté de la Cyrénaïque et de la Haute-Egypte. »
J'ai souligné les expressions dont Delafosse se sert. Ce n'est pas avec des suppositions que l'on fait de l'histoire sérieuse. De même quand Ptolémée Sôter déporte les Juifs de Jérusalem en Cyrénaïque, ceci est un fait réel, mais quand Delafosse ajoute qu'ils se mélangèrent à l'ancien élément judéo-syrien (Juifs et Hycsos) plus ou moins pénétrés d'éléments Berbères, c'est encore une supposition sans valeur. D'autant plus sans valeur que les Juifs urbains et commerçants de l'époque de Ptolémée Sôter, déportés en Cyrénaïque, durent se fixer dans les villes et non pas reprendre la vie de pasteurs de leurs ancêtres du temps d'Abraham (17 siècles auparavant !).
14. Avant Jesus-Christ.