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Islam


Fernand Dumont
L'anti-Sultan ou Al-Hajj Omar Tal du Fouta,
combattant de la Foi (1794-1864)

Nouvelles Editions Africaines. Dakar-Abidjan. 1979. 247 pages


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Le Mujâhid (Combattant de la Foi)

3. Le grand Jihâd

En 1854, le cheikh Omar, qui avait regagné Dinguiraye pour remettre en ordre ses troupes et faire ses préparatifs de campagne, quitta une fois de plus sa base avec des contingents très nombreux. Certains pensent qu'il pouvait avoir environ 12.000 hommes en mouvement.
Il prit résolument le chemin du Bouré, du Bambouk, et atteignit rapidement les établissements français du Haut-Sénégal, notamment à Bakel. Il ne les attaqua pas, et se contenta de poursuivre sa route vers Médine. Il aurait même espéré, un moment, que les Français lui auraient fourni des armes et des instructeurs pour combattre les idolâtres 1.
Delafosse 2 note qu'en principe, et au début, le cheikh Omar invitait les seuls chefs païens à se convertir, avant de leur livrer combat en cas de refus. C'est ce qu'il fit avec le Bélédougou, le pays des Massassis du Karta, non loin de Khasso 3 et de Kayes.
La pénétration en pays bambara fut toujours initialement aisée. La tolérance et la douceur de ces animistes en faisaient des proies faciles, et même presque consentantes. Il aura fallu les exactions des troupes en campagne et les transplantations brutales des populations, ordonnées par le cheikh Omar, pour susciter peu à peu la révolte de ces populations, au point de leur faire prendre, à la fin, conscience de leurs particularités ethniques et linguistiques, sinon religieuses, et pour faire naître, chez elles aussi, le sentiment d'une certaine solidarité, nécessaire à leur survie. C'est ainsi que les premiers à se revolter furent les Massassis, qui furent promptement écrasés.
Le cheikh Omar fit toujours preuve de courage, d'audace, mais aussi d'une dureté impitoyable envers les vaincus.
Ayant écrasé les Massassis, le cheikh Omar se dirigea vers Nioro, où s'était retiré le sultan des Massassis. Le cheikh s'empara définitivement de la ville en Avril 1855. Il y fit massacrer les enfants du sultan par des esclaves, qui furent ensuite exécutés à leur tour. Il fit à Nioro ce qu'il avait fait ailleurs : il contraignit les habitants à professer l'Islam, et obligea les hommes à ne conserver que quatre épouses, le surplus étant distribué à ses partisans en qualité de concubines ou d'esclaves (butin de guerre, licite et illimité). Ce n'est que plus tard, exaspéré par quelques revers subis par ses troupes, que le cheikh Omar fit mettre à mort le sultan vaincu, Kandia, qui lui avait cependant fait sa soumission en tant que sultan (empereur) du Kaarta, et lui avait livré, de bon gré, la forteresse de Nioro, se contentant de se retirer dans une modeste case, avec une seule femme et un seul esclave, pour apprendre la loi et le dogme de l'Islam. Pourtant, le Mujâhid avait sauvé la vie de ce même Kandia, peu de temps auparavant, au cours d'une péripétie burlesque et tragique de la première grande révolte des Bambara-s, bien que les chefs de ces derniers eussent été vaincus et soumis. Le cheikh Omar, après la prise de cette ville par ses troupes, avait, selon son habitude, envoyé des émissaires vers l'étape suivante : Kouloumina. Mais ces envoyés furent mis à mort, et Nioro fut encerclée. La situation du Mujâhid n'était pas bonne 4. On manquait de tout, et l'on mangeait des feuilles d'arbre et des herbes. Un chef adverse, ayant réussi à s'introduire dans la place pour y susciter un soulèvement, fut découvert à temps et décapité. A l'intérieur de la ville, se trouvaient en effet quatre cents prisonniers bambara-s, et le cheikh Omar et ses hommes craignaient fort ce potentiel ennemi … Ils s'en débarrassèrent en égorgeant bruyamment ces quatre cents otages, qui périrent au milieu de clameurs effroyables. Les assiégeants, effrayés par ce qu'ils prirent pour une sortie en force des assiégés, ou terrorisés par ce qu'ils entendaient, prirent la fuite en abandonnant vivres et matériels sur place. Or, au cours de la mise à mort des victimes, le cheikh Omar était intervenu pour que fût épargnée la vie de Kandia. C'était le 7 juin 1855.
Durant cette période, qui le vit aller de Dinguiraye à Nioro, le Mujâhid n'eut affaire qu'incidemment aux troupes françaises. Il y eut, notamment, l'affaire du pillage des magasins et des comptoirs situes entre Bakel et Médine, sur le Fleuve, malgré les promesses faites de les laisser en paix, le cheikh ne voulant faire la guerre qu'aux païens. C'est Alfâ Omar Bayla, un des chefs d'armée du cheikh Omar, qui, arrivant en renfort du Fouta, pilla au passage les marchands de Bakel et de Médine, nonobstant les promesses du Mujâhid. Le gouverneur de Saint-Louis mena grand bruit autour de cette affaire, et le cheikh Omar, désireux au fond de s'affirmer contre toute forme d'alliance avec les chrétiens et les juifs, étrangers ou non, en raison de sa qualité de mujâhid et de khalife, en raison surtout de son titre de walî d'Allah 5, écrivit alors aux Musulmans de N'Dâr (Saint-Louis) pour leur enjoindre de ne pas se faire les alliés des chrétiens, « auxquels il allait faire la guerre, disait-il, jusqu'à ce que leur Gouverneur implorât la paix et payât tribut » … 6. Cette lettre faisait naturellement référence au Coran : V, 56-51 « Ô vous qui croyez!, ne prenez point les Juifs et les Chrétiens comme affiliés: ils sont affiliés les uns avec les autres. Quiconque, parmi vous, les prendra comme affiliés, sera des leurs. Allah ne conduit pas le peuple des Injustes » . La vérité, c'est que le cheikh Omar s'était probablement vengé de quelques commerçants qui avaient vendu, à prix fort, de la poudre, des balles et des pierres à fusil aux Bambara-s, comme ils lui en avaient fourni à lui-même auparavant.
Nioro dégagée, Alfâ Omar fut secouru devant Kouloumina. Des renforts étant encore arrivés du Fouta, le cheikh Omar donna une nouvelle implusion à son jihâd contre le paganisme. Mais il faut retenir, dès maintenant, qu'à peine, entamé le Karta s'était révolté. Cette révolte ne cessa plus, durant cinq années. Elle posa de sérieux problèmes au Muiâhid, la rébellion de cette région étant d'autre part encouragée, et parfois soutenue, par les habitants et les chefs du Macina et du Khasso, et par les Diawara-s du Kingui. Peu à peu, le Mujâhid allait avoir à endiguer ou à prévenir les attaques du sultan du Ségou, et même des Maures.
Il semble intéressant de laisser encore Aliou Tyam relater cette phase très importante du Jihâd. Il donne en effet, sous la forme concise de sa qacîda, des précisions dont la signification est frappante, si l'on veut bien ne pas perdre de vue qu'il s'agit, malgré tout, d'un « laus » en l'honneur du cheikh Omar 7.
Le cheikh Omar quitta Dinguiraye le 21 mai 1854, séjourna à Dabatou (ex-Tamba) qu'il fît fortifier, et revint à Dinguiraye. Ses armées se rassemblèrent à Dabatou le 8 Juin. La semaine suivante, on traversa le fleuve (Ba-Fing) 8, et l'on fît halte à Boudi-Bagadyi. Au passage à Bakel, le cheikh Omar se procura de la poudre, des balles et des pierres à fusil, contre de l'ivoire.
La marche des troupes se poursuivit, et le 21 Juin 1854, les villages de Solou, Santankobo et Khakhadian furent occupés.
Le cheikh Omar harangua ses troupes pour les encourager. On parvint à Koundougou, à la rivière Galamadyi (Balinko), à Baroumba, où les paganistes furent mis à mal. C'est tout le Bambouk qui fut ainsi occupé et ravagé, en suivant le pied de la montagne, vers Farabanna.
Puis ce furent Dyalafara, Dyokéba (où le chef Sounkouma fut décapité), puis Kényékou, qui fut détruit. Le butin s'accumula, et des groupes entiers de prisonniers furent décapités …
Ici se place le vers n° 274, qui est assez extraordinaire :

Tyam écrit que, le 4 septembre 1854, des prisonniers furent sacrifiés, en guise de victimes, à l'occasion de la « fête des sacrifices » (commémoration du sacrifice promis par Abraham, connue sous le nom populaire de « la grande fête » , al-'ayd al-kabîr, ou Tabaski en Afrique occidentale). Ce genre de « sacrifice » laisse perplexe, car on ne pense pas qu'il soit très orthodoxe, ni très justifiable, la volonté d'Allah ayant été qu'Abraham immolât un bélier, en lieu et place de son fils …

Ensuite, le Mujâhid prépara l'investissement de Farabanna, en évitant d'entrer en conflit avec les modestes forces françaises du Capitaine Faidherbe, installées à Bakel et à Sénoudébou. Le cheikh Omar aurait même envoyé l'un de ses fils en gage de paix …
Le Bhoundou fut ensuite occupé. Le Mujâhid fut suivi par des foules de plus en plus nombreuses de partisans avides de butin, et de ralliés.
La conquête se poursuivit, marquée par des pillages, des exécutions de chefs et parfois de toutes les populations mâles.
Après Sollou (en aval de Makanna), Gadyaga (le Galam) et le Guidimata (Sarakollés des chefs Tounka), le Mujâhid s'installa à Boungourou (rive gauche, huit kilomètres en aval de Kayes), puis à Soutoukoullé (entre Kayes et Médine), cependant que les païens, « négateurs » d'Allah, étaient installés à Kouloum (encore appelé Koulou et Kholou par les Européens d'alors). Le Combattant de la foi les encercla et leur infligea un désastre.
Le Mujâhid poursuivit sa « longue marche » : Kanamakouna, Marenna … où l'on détruisit ou gaspilla les récoltes. Kounya-Kari fut abandonné par ses habitants. Les populations commençaient à fuir devant le Mujâhid, dont les armées considéraient comme légitime et méritoire la destruction des « païens » .
Puis ce fut l'occupation de Mello, Kandya, Kirdyou, Idersingané, Nyanyillo, Yaguinné … Le cheikh Omar haranguait ses troupes et les excitait de plus belle à s'emparer du Karta.
Aux vers n° 343 et suivants, Tyam nous apprend que, le 15 février 1855, les troupes du Mujâhid s'emparèrent de Yalma (ou Yélima), qui fut détruit, cependant que le chef Mana Moriba était décapité, ainsi que tous ses gens, « dont pas un même ne toussa » 9.
Il y eut parfois de petits échecs locaux pour les troupes du Mujâhid. Mais celles-ci étaient les plus nombreuses, les mieux armées, les plus aguerries, et elles étaient fanatisées, en face de quelques poignées de paysans à l'armement dérisoire et aux moeurs généralement douces.
Ensuite ce fut le tour de Guidiwoumma, de Tambakara, de Tanga, où le cheikh s'arrêta pendant cinq à six semaines, jusqu'au 29 mars 1855, avant de poursuivre sur Khasso, Korê, Dyoka, Goummouki, Bidadyi, Simbing …
Le vers n° 355 d'Aliou Tyam mérite qu'on s'y arrête. A Simbing (Soumboun ? ou plutôt Sounboum ?), dit-il, « les coutumes furent déchirées en faveur du cheikh Al-Murtadâ 10, en lui donnant des dons [qui sont les privilèges habituels] des prophètes, lesquels ne commettent pas de péché » 11. C'est pourquoi Tyam attribue des miracles au cheikh Omar : celui-ci trouva de l'eau pour ses partisans assoiffés, provoqua la chute ou l'arrêt de la pluie, etc …
Enfin, Karharo fut pris, et ce fut ensuite la prise de Nioro, le 11 Avril 1855. Les lieutenants du cheikh Omar se livrèrent à une immense razzia, s'emparant des femmes et des enfants 12, sous prétexte que les chefs païens avaient plus d'épouses et de concubines que n'en toléraient le Coran et la Sunna. Le butin dévolu au cheikh Omar fut ainsi considérable. C'est ici qu'il y a lieu de placer l'incident de Kouloumina, et du siège de Nioro, par les païens révoltés, relaté plus haut, avec le massacre des quatre cents captifs de guerre.
Après la déroute de ses assiégeants, et l'arrivée de nombreux renforts amenés du Fouta Toro, le Mujâhid reprit sa marche conquérante vers Karéga (par Kouloumina), Dimbala, Bidadyi (déjà conquis une première fois, puis rasé, et devenu ensuite Youri).
La poursuite de ceux qui avaient investi Nioro fut maintenue vers Lakamané. Plus que jamais 13, le cheikh Omar excitait ses partisans à détruire « le paganisme qui ne se convertira pas » . Il y a là, de la part du Mujâhid, une interprétation volontairement étroite, et même restrictive, du texte coranique. En effet, s'il est dit, dans le Coran, qu'Allah a mis un voile sur le coeur de certains hommes, les enracinant à jamais dans le mal 14, il est également dit quil est possible de tolérer, dans une certaine mesure, les impies, avec l'espoir de les conduire peu à peu vers Allah Tout-Puissant et Miséricordieux. Il est vrai qu'il ne manque pas non plus de commentateurs prestigieux pour avoir une interprétation conforme aux vues du Mujâhid …
Le cheikh Omar concentra ensuite ses troupes, notamment à Karéga. Mais, à ce moment-là, il dut faire une « retraite spirituelle » . En effet, Tyam 15 rapporte que le Mujâhid récita le dhikr « avec le coeur » ( … ) « le coeur murmure, les lèvres s'entrechoquent » . Cela prouve que le cheikh avait atteint la phase du « dhikr du coeur » , qui vient après celle du « dhikr de la bouche » 16. Ce que rapporte là Aliou Tyam est intéressant, en tant que manifestation de la méthode mystique appliquée par le cheikh Omar, et aussi en tant qu'application des enseignements pratiques de la Voie Khalwatiyya.Le village de Karéga fut pris, et l'ennemi capturé. Les hommes furent tués. Il y eut tellement de captives que chaque talibé du cheikh Omar reçut dix à douze femmes en partage, précise une note de Henri Gaden.
Puis la marche reprit vers Bani, Dindanko, dont les habitants ne s'enfuirent pas et restèrent pour accueillir le cheikh. Tyam souligne ce fait, comme s'il était exceptionnel 17.
Le jihâd se poursuivit ainsi durant trois mois, par Sakola et Farabougou, avant le retour à Nioro. Entre menus miracles accomplis par le cheikh Omar, Tyam rapporte qu'il éteignit un incendie d'un seul regard.
Toutefois 18, lors du partage final du butin, des Peuls se révoltèrent. Certains d'entre eux voulaient également récupérer les terres dont ils avaient été jadis spoliés par ceux-là mêmes que le cheikh venait de vaincre. Celui-ci aurait pu accéder à leurs demandes, et se les concilier ainsi d'une manière durable. Mais l'objectif d'Al-hâj Omar n'était pas de favoriser la fixation des populations dans les régions occupées par lui. Ce qu'il voulait, pour lors, c'était des partisans dociles et prompts à le suivre sur les sentiers du jihâd. Le rapprochement est une fois de plus facile avec le dédain du Prophète Muhammad envers les paysans sédentaires, attachés à leurs champs, en un temps où il avait besoin de guerriers nomades. Le Mujâhid décida donc le châtier les mécontents, et il détruisit en même temps les Diawara du Kingui : ce fut chose faite le 20 Juin 1856, notamment à Dyabéga, à trente kilomètres seulement à l'Est de Nioro. Un jour, près de Bambibéro, des soldats du cheikh, désobéissant aux ordres, se lancèrent dans une poursuite de l'ennemi en retraite. Mais beaucoup moururent de soif en bordure d'un désert, expiant ainsi leur insubordination.
Cependant, le Mujâhid eut à coeur de venger les siens, par la prise de Bassaga (ou Bassaka) : il fit mettre à mort le chef du village, lequel désirait cependant se convertir à l'Islam, et il fit ligoter toutes les femmes « avec des noeuds qui ne se desserreront pas » .
Ici se place un incident, précurseur des événements qui entraîneront finalement la chute du cheikh Omar. On se rappelle que, lors de son retour au pays et de sa première tournée d'information, Al-hâjj Omar avait été reçu par Sékou (cheikh) Ahmadou (Ahmad), prince de l'Etat théocratique musulman du Macina. Vingt ans après, le petit-fils de cet émir, Ahmadou Ahmadou 19, inquiet de la, progression du cheikh Omar vers ce qu'il considérait comme une zone d'influence et même de suzeraineté du Macina, se prépara à résister au Mujâhid, et fît même mouvement avec son armée jusqu'à Kassakéri. Il s'ensuivit immédiatement que le cheikh Omar qualifia les Maciniens d'« hypocrites » 20, avant de remporter une victoire complète sur ceux que les Maciniens se proposaient d'aider. Le pillage fut très fructueux, les captifs et les captives nombreux. Le butin fut, comme toujours, dirigé vers Nioro.
Cependant, quelques nouveaux revers furent essuyés par les lieutenants du Mujâhid, qui perdirent même parfois leurs conquêtes. Mais ils furent secourus à temps par leur invincible khalife, et, une fois de plus, « les païens immondes, au corps puant qui ne sera jamais propre » 21, furent vaincus : les hommes furent exécutés en masse, et les femmes réduites en esclavage. C'est le 19 Août 1856 que Dyangounté fut ainsi détruit.
Après avoir repeuplé le village avec les siens, et lui avoir donné le nouveau nom de Dâr al-nûri (la maison de la lumière divine), le cheikh reprit son jihâd et arriva à Guémmoukoura. Le pays du Kamori fut mis à sac d'une façon terrifiante. Puis ce fut le tour de Simbilankédé, de Dyala (chef-lieu du Dyalafara) près de Bafoulabé, de Tomora, Tambatinti, Faïssana, Koli N'Guémou, Foullagoré, du pays du Logo, et de Sabouciré (Sabissiri) qui fut détruit le 14 Avril 1857.
Certains de ses ennemis personnels s'étant mis sous la protection du poste militaire établi en 1855 par le Capitaine Faidherbe à Médine, le Mujâhid se vit contraint de céder à l'impulsion de ceux de ses lieutenants qui voulaient attaquer les Français. Après une première attaque qui lui permit d'atteindre Khasso, Al-hâj Omar dit à l'un de ses lieutenants « Va où c'est très dificile » 22. Le poste de Médine fut alors attaqué, le 20 Avril 1857, par vingt mille partisans du Mujâhid. Paul Holle, un métis de Saint-Louis, commandait le fort. Il résista avec la détermination de ne pas se rendre. Les premiers assauts coûtèrent cinq à six cents morts aux assaillants, y compris leur chef. Cependant, l'attaque fut renouvelée le 11 mai, sans plus de succès. Le siège dura ainsi pendant trois mois. Les eaux du fleuve ayant monté avec les premières pluies de l'hivernage, Faidherbe put envoyer des éléments sur des embarcations à vapeur pompeusement appelées « canonnières » . Les partisans du cheikh Omar levèrent alors le siège, et se replièrent en désordre vers les montagnes, jusqu'à Sabouciré, après avoir subi de nouvelles pertes (18 Juillet 1857). Aliou Tyam écrivit que la colère du cheikh était très vive 23. La famine sévissait dans les rangs des partisans, où les désertions se multipliaient. Il aurait alors suffi, sans doute, d'une ou deux compagnies pour engager une poursuite et anéantir le gros des forces d'Al-hâj Omar. Les renforts nécessaires arrivèrent trop tard de Saint-Louis, et le cheikh avait repris sa longue marche, remontant le rive gauche, comme s'il voulait regagner Dinguiraye. Mais c'est vers le Bambouk qu'il allait, abandonnant le Bhoundou, où les Français installèrent alors Boubacar (Abû Bakr) Saada. Le cheikh Omar n'avait plus que cinq mille hommes. Il atteignit Goumfa, Kourouba, Kamaya, Koundyam où des centaines de mujâhidin se noyèrent au passage de la rivière Balinko en crue (on l'appelait aussi « Galamadyi » ). Le Mujâhid était contraint de se livrer, de nouveau, à des razzias dans le Bambouk et dans toutes les régions avoisinantes susceptibles de fournir encore de l'or, des vivres, des captifs et du cheptel.
Tyam mentionne alors 24 un premier cas important de défection : Koura fut déserté par un ancien allié du cheikh Omar. Ce dernier s'y installa néanmoins, s'y fortifia, et y laissa ensuite un de ses adjoints. De là, le Mujâhid se dirigea vers les villages, déjà visités, du Galamadyi, Kamaya notamment, et il parvint à un autre village abandonné, Tambaoura, puis il passa à Dyébourouya, Dyalafara, Dyokéba, Sékékoto, Kakadya, Koba. Puis le cheikh Omar infléchit sa marche vers la Falémé, qu'il atteignit à Toumboura. Il poursuivit sa marche vers Goundyourou, et il revint ainsi dans le Boundou, en passant à vingt kilomètres du poste militaire français de Sénoudébou, moins d'un an après la débâcle de Médine. Aussitôt les populations abandonnèrent Boubacar Saada, et le cheikh retrouva des partisans. Une reconnaissance de cavaliers parvint même à Halwar.
Cependant, Boubacar Saada s'étant ressaisi, et ayant organisé sa propre résistance, Al-hâjj Omar brûla tous les villages du Bhoundou et emmena les populations, à l'exception de celles qui se réfugièrent à Bakel et à Sénoudébou, vers le Karta. Tyam mentionne 25 que, dès son arrivée dans le Bhoundou, le Mujâhid avait conseillé aux habitants ou bien de se soulever contre les Européens, ou bien d'émigrer, car, disait-il, « l'existence avec eux ne sera pas bonne » . Certains émigrèrent donc de leur plein gré … les autres le firent également, mais sous la contrainte, le cheikh ayant fait mettre le feu à leurs villages et fait détruire les magasins de mil, au point que beaucoup de personnes moururent de faim 26.
Dans le Fouta Toro, ce fut en vain que le Mujâhid essaya de faire partir les habitants vers le Karta. Le Fouta Toro ne bougea en sa faveur que dans le région de Podor. Un fait divers mérite d'être signalé : Al-hâjj Omar fît massacrer tous les Maures qu'il rencontra, sur la rive gauche du fleuve comme sur la rive droite. Les Maures s'étaient joints à ses ennemis lors de l'affaire de Médine et du repli vers le Bambouk … La marche reprit vers Boulé-Bané. A Garli (quinze kilomètres en amont de Matam), mille cinq cents hommes construisirent de leurs mains un barrage sur le fleuve Sénégal, pour empêcher la circulation des canonnières françaises. Mais une crue violente emporta le barrage …
Le cheikh Omar quitta Boulé-Bané pour Som-Som, Nammardé, Bordé (près de Bakel, qui fut évité), N'Dyawar (14 mai 1858) et Loboli. Le but du cheikh était, une fois de plus, de faire émigrer les gens pour repeupler les provinces qu'il avait soumises, et non de faire la guerre aux Français. Pendant qu'il était au Fouta Toro, le Karta s'était révolté, surtout les Khassonkés et les Diawara. Al-hâjj Omar essaya, en vain, de soulever en sa faveur le Walo, le Dyolof et le Kayor. Partout ailleurs, les populations déplacées tentaient de revenir chez elles, notamment dans le Haut-Fleuve. La raison principale en était que les transferts de populations avaient été opérés sans aucun souci de leurs nouvelles implantations. La disette était effroyable. Le retour était parfois pire encore, puisque ces populations avaient été emmenées, généralement contre leur gré, après la mise à sac et à feu de leurs villages et de leurs champs.
Le Mujâhid parvint à Horndoldé, où les gens eurent également le choix entre l'émigration et l'extermination. Puis ce fut Sintyou, Bamambi, Ogo, Boyinnadyi, Bokki-Dyané, Tyilou, Dyadyabé, Anyam, Horé-Fondé (en plein centre du Fouta, où le cheikh jouissait d'un grand prestige). Mais, là encore, le cheikh dit aux habitants :

« Emigrez ! Ce pays n'est plus le vôtre, il est devenu celui de l'Européen, avec lequel l'existence ne sera jamais bonne » …

A l'exception de quelques chefs, les populations étaient très réticentes, même dans les régions acquises au cheikh.
La longue marche se poursuivit, vers l'Est :
Pété, M'Boumba (chef-lieu du Lao), Goldéra, Hayré (Aéré), N'Dyoum, Gamadyi (où un chef, d'abord acquis à l'émigration, se ravisa et refusa de partir), Tyélaw, Toulel, Dodel, de nouveau Hayré, Goldéra et M'Boumba, Gaolya, de nouveau Horé-Fondé … Comme on le voit, il arriva parfois au Mujâhid de tourner en rond, pour essayer de convaincre les gens d'émigrer ou de lui fournir au moins de forts contingents de combattants et des approvisionnements.
Ce fut ensuite la traversée du N'Danyam et du Guélé, avec une halte aux N'Dyafan, puis aux Rindyao, et à Tyaski. La marche se poursuivit vers le Bossoya, jusqu'à Dyongto, puis à Dyowol, N'Guidyillou, Koundel., Tigguéré. Une nouvelle fois, le cheikh Omar accepta de donner l'ordre d'attaquer les Français à Matam. Ce fut une simple escarmouche, toute symbolique 27, et l'on se retrouva à Tyempeng.
On aura remarqué que le cheikh Omar semble n'être revenu au Fouta que pour emmener des populations destinées au repeuplement des régions dévastées et vidées par le jihâd, puisqu'il se dirigea ensuite vers l'Est, comme l'avait prévu Faidherbe.
Devant l'échec de ses tentatives pour faire émigrer les populations le cheikh ordonna, une fois de plus 28, de « tuer beaucoup d'hommes, » afin de « ramener beaucoup de femmes » .
La marche reprit : Horndolbé, Waoundé, Loboli, N'Dyawar (4 mai 1859), Tiabou. Là, on fit un nouveau détour pour éviter de passer près de Bakel … où se trouvait Paul Holle. Puis ce fut Sollou, Guémou, Guidimaka. A Guémou, Al-hâjj Omar laissa une garnison sous les ordres de son petit-fils Siré-Adama 29, qui s'illustra ensuite dans la belle résistance qu'il soutint contre les troupes françaises, à la fin de 1859, avant de succomber (25 octobre).
Parlant de ces événements, Faidherbe 30 écrit :

« Se préoccupant très peu des calamités qu'il traînait à sa suite, et ne pouvant plus rester dans un pays complètement ruiné et dévasté, le prophète mit le Diombokho sous les ordres de Tyerno Moussa, laissa une solide garnison à Guémou, et se' dirigea ensuite vers Nioro, d'où il ne tarda pas à [repartir] pour le Ségou, qu'il se décidait à attaquer » .

Les armées du cheikh avaient atteint ensuite Nénéttyo, Bokké-Dyammé, Sénéïnat, Bokor, Somankédi, Kouloum, Kanamakouna, Murénna, Mello, Kounya-Kari, Doumbou (près de Sérou ou Séro), Hersingané, Tamba-Kara, Dyafouna, Nyogoméré, Kéréïmis (de l'arabe Khamîs, sans doute un marché du jeudi), Kiranné … Enfin, le 28 juillet 1859, le cheikh était de retour à Nioro (Nouroullâhi, de l'arabe Nûru Allâhi, lumière d'Allah). Le Mujâhid y fit une entrée solennelle.
Ainsi s'achève ce que l'on a cru pouvoir appeler le grand Jihâd, véritable « longue marche » , partie de Nioro et revenue à Nioro, au cours de laquelle l'Islam fut imposé par le fer et par le feu, les royaumes et les chefferies abattus, les populations déplacées ou exterminées, et ruinées de surcroît, leurs villages ayant été rasés, leurs greniers vidés, leur cheptel anéanti, et leurs champs dévastés et brûlés. Néanmoins, une sorte d'empire fut ainsi édifié, où les pouvoirs spirituels et temporels se confondaient dans les mains du Mujâhid Al-hâjj Omar Tal du Fouta, khalife de la Voie tidjâniyya pour l'Afrique occidentale. Il s'en fallut même de peu pour que cet empire demeurât une réalité, si l'on en croit Faidherbe 31, selon lequel Alhâj Omar rencontra de telles difficultés dans sa conquête du Ségou, dès 1860, qu'il parut tout disposé à un rapprochement avec les Français. Des préliminaires de paix auraient réuni le commandant de Bakel et Tyerno Moussa, chef de la Province de Diombokho. Faidherbe proposa comme frontière « française » le Sénégal jusqu'à Bafoulabé, puis le Ba-Fing, et demanda la liberté du commerce. Tyerno Moussa, au nom d'Al-hâj Omar, accepta (par une lettre du 10 septembre 1860). Faidherbe décida donc d'envoyer un officier de liaison, et Tyerno Moussa donna, par avance, l'ordre de le laisser passer. Cet officier devait rejoindre Al-hâjj Omar dans le Ségou. Mais ce fut beaucoup plus tard que Mage fut envoyé dans le Ségou, avec le médecin-lieutenant Quintin (1863). On peut même se demander s'il n'y eut pas une simple manoeuvre dilatoire de la part du Mujâhid, dont la Mission divine et les convictions religieuses étaient aux antipodes d'une telle entente, si l'on en juge par ce qui précède, et par ce qui va suivre. Les préoccupations temporelles ne l'ont, en fait, jamais emporté, chez le khalife tidjânite, sur les préoccupations pan-islamiques. Al-hâjj Omar, khalife et combattant de la foi, était, en soi et par vocation, tout le contraire d'un négociateur de traité d'alliance ou de protectorat avec des Européens. Ce guerrier mystique, conquérant si l'on veut, sera visiblement de plus en plus entraîné dans son combat pour la défense de l'Islam. Il est devenu, dans toute l'acception du terme, un anti-sultan.

Notes
1. Cf. Faidherbe, 1889. C'est peut-être ce qu'un Lyautey aurait tenté. Mais le contexte était très différent, et l'état de la civilisation sans doute peu propice.
2. 1912.
3. Sur le site de l'actuelle Médine (environs immédiats).
4. Cf. Tyam, les vers n° 367 et suiv.
5. La qualité de wali (ami, allié d'Allah, saint) est exclusive de toute alliance ou amitié véritables avec les non-musulmans, réputés ennemis de l'Islam et par conséquent d'Allah, comme on va le voir plus loin.
6. Cf. Delafosse, 1912, p. 309.
7. Cf. les vers 245-530.
8. Ba-Fing : au confluent du fleuve Sénégal et de la Félémé, le fleuve est appelé « Fleuve Noir » .
9. Vers n° 344.
10. Al-hâjj Omar.
11. Le don de prophétie (nubuwwa) s'accompagne du don d'impeccabilité (« ismâ). Cf. Ibn Khaldûn, notamment, in Muqaddima (sixième), pp. 91-95 de l'édition arabe du Caire.
12. Cf. les vers 365 et 366.
13. Cf. vers 450 et suiv.
14. Cf. Coran, traduction Blachère, Indexe, VII: Pouvoir discrétionnaire (d'Allah) vis-à-vis de l'Homme. Très nombreux versets.
15. Cf. vers 470.
16. Cf. Anawati-Gardet, « Mystique musulmane » , notamment. Le récitant se libère peu à peu du « mécanisme » du langage : les mots semblent couler non plus de ses lèvres, mais de son coeur. Une troisième phase (dhikr de l'âme) conduit à l'extase, ou y confine.
17. Cf. vers 478.
18. Cf. vers 500 et suiv.
19. Pour Ahmadou ben Ahmadou.
20. Cf. vers 546.
21 Cf. vers 564.
22. Cf. vers 609.
23. Cf. vers 621.
24. Cf. vers 620.
25. Cf. vers 645 et suiv.
26. Cf. vers 648 et suiv.
27. Cf. vers 710.
28. Cf. vers 715 et suiv.
29. Fils de Tyerno Abd-Allâhi et d'Adama, elle-même petite fille de Sa'îdou.
30. 1859, p. 226.
31. 1889, p. 236.

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