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Amadou Hampâté Bâ
Oui, mon commandant ! Mémoires (II)

Paris. Actes Sud. 1994. 397 p.


Table des matieres

IV
Retour à Ouagadougou

Au cabinet du gouverneur

A mon arrivée à Ouagadougou en juillet 1924, je me trouvai sans toit, car j'avais fait cadeau de mon ancien logement à un parent avant de partir pour Dori. Mon ami Demba Sadio Diallo m'offrit de me loger dans sa concession, assez vaste pour m'y accueillir avec ma petite famille. J'acceptai avec joie, car en plus de ma femme et de mon enfant j'avais ramené de Dori une petite orpheline, Aissata Baïdi, et un jeune écolier originaire du Niger, Ousmane Sita. Un jeune griot très bon guitariste qui s'était attaché à moi, Bambaguel, me suivit lui aussi à Ouagadougou. J'étais donc à la tête d'une famille de six personnes, ce qui commençait à compter pour ma modeste solde d'écrivain expéditionnaire de troisième classe. Mais j'en étais heureux et fier. Du haut de mes vingt-quatre ans, je me sentais un homme…
Au cabinet du gouverneur, je fus affecté auprès de M. Berthet, chef du cabinet. Ni M. Berthet ni moi-même ne pouvions deviner que, treize ans plus tard, à Bamako, à partir de 1937, je deviendrais sa “bête noire” et lui couperais, durant sept ans, sommeil et appétit. Je rapporterai les faits en leur temps. M. Berthet était secondé par M. Valroff, un Russe naturalisé français, et par M. Cazenave, un commis des services civils que je retrouverai à la mairie de Bamako en 1933 avec le grade d'administrateur adjoint.
Nous étions trois auxiliaires indigènes au cabinet : à notre tête, comme à la tête de tous les blancs-noirs de Haute-Volta, venait mon ami Demba Sadio Diallo, prince héritier de Koniakary (Mali). Diplômé de l'école professionnelle Faidherbe et premier commis recruté par le gouverneur Edouard Hesling, il était son secrétaire particulier et la grande roue du cabinet ; c'était un garçon très cultivé, un gros travailleur, et un ami à toute épreuve. Puis venaient Mamadou Konaré et moi-même. En dehors des “blancs-noirs” travaillant au cabinet du gouverneur, il y avait aussi ceux qui relevaient du secrétaire général du gouvernement, à l'époque M. Fousset. Le plus en vue était Dim Delobsom Ouédraogo, prince de Sao — une chefferie mossi du cercle de Kandougou — et commis de confiance de M. Fousset. A mon arrivée, M. Fousset assurait d'ailleurs pour quelques mois l'intérim du gouvernorat pendant une absence d'Edouard Hesling.
Il y avait donc, à Ouagadougou, deux lignes de forces en présence, non rivales mais spécifiques : celle émanant d'Edouard Hesling, “lieutenant-gouverneur” titulaire (c'était le titre des gouverneurs à l'époque), et celle émanant de M. Fousset, secrétaire général du gouvernement. A ces deux forces s'en ajoutait une troisième qui, pour être occulte, n'en était pas moins agissante : celle de l'Eglise, et plus particulièrement de son représentant Mgr Thévenoud, qu'en termes secrets et quelque peu irrévérencieux nous avions surnommé “l'Oiseau bagué”. J'aurai plus tard, bien involontairement, à compter avec cette troisième force, et ce n'est pas moi qui l'emporterai…

Sous l'effet de la colonisation, la population de l'Afrique occidentale française s'était divisée automatiquement en deux grands groupes, eux-mêmes subdivisés en six classes qui vinrent se superposer aux classes ethniques naturelles. Le premier était celui des citoyens de la République française, le second celui des simples sujets.
Le premier groupe était divisé en trois classes :

Tous jouissaient des mêmes droits (en principe) et relevaient des tribunaux français.
Le second groupe, celui des sujets, comprenait à son tour trois classes :

A côté de cette division officielle de la société, l'humour populaire en avait créé une autre, qui se réduisait à quatre classes :

Du point de vue de la division “officielle” des classes, j'étais un sujet français lettré, né au Soudan et non au Sénégal, donc juste au-dessus de la dernière catégorie. Mais selon la hiérarchie indigène, j'étais incontestablement un blanc-noir, ce qui, on l'a vu, nous valait quelques privilèges -— à cette réserve près qu'à l'époque le dernier des Blancs venait toujours avant le premier des Noirs…

En attendant, mon principal souci était de me roder à mes nouvelles tâches. Je me mis à l'école de Demba Sadio. Il m'initia à tous les travaux bureaucratiques du cabinet, véritable cœur du grand corps qu'était un territoire colonial. Je fus chargé de l'enregistrement du courrier à l'arrivée et de son acheminement dans les divers bureaux de la capitale. Entre-temps, j'avais appris à dactylographier, car M. Berthet tenait à ce que tout fonctionnaire indigène du cabinet soit polyvalent, apte à travailler dans n'importe quelle branche de l'administration. Je perfectionnai ma technique. Bien que n'appartenant pas encore officiellement à ce cadre, j'étais en passe de devenir un “commis” complet…
A l'école professionnelle de Bamako, on nous avait enseigné que le travail anoblit, et nous étions marqués par cette formation. Pour nous, il n'y avait pas d'heures fixes : tant qu'il y avait du travail, il fallait le liquider, et il n'était point besoin de nous le demander ; c'était pour nous comme un point d'honneur à respecter. Le retard par simple négligence était impensable, et d'ailleurs, il faut le dire, nos chefs blancs nous donnaient l'exemple. Ni pluie ni extrême chaleur ne les empêchaient d'être à l'heure au bureau. Quant aux absences, seules une maladie grave ou une permission officielle pouvaient les justifier.
Mon salaire s'élevait alors à 183,33 francs par mois. Le griot de Demba Sadio, un commis des PTT nommé Bokardari Sissoko et qui logeait lui aussi chez Demba, gagnait 175 francs ; de son côté Demba gagnait 250 francs, plus ses nombreuses heures supplémentaires. Comme dans une famille africaine, nous mettions tout en commun. Chaque fin de mois, Bokardari Sissoko et moi-même remettions intégralement notre solde à Dernba Sadio. Le considérant comme notre frère aîné, nous le laissions s'occuper de tout. Il nous nourrissait, nous habillait nous et nos femmes et assurait l'entretien de notre petite communauté, fêtes et réjouissances comprises. Nous ne manquions de rien, et cette solution, conforme à l'esprit traditionnel, nous satisfaisait pleinement.

Commandant de cercle contre chef Pullo

Quelque temps après mon arrivée survint une très importante affaire qui aurait pu finir très mal, et même, si Demba Sadio et moi n'avions pu agir à temps, qui aurait pu provoquer, chez les Fulɓe du cercle de Dédougou, une révolte sanglante inévitablement suivie d'une répression impitoyable. Plus encore que par le passé, je pris conscience du rôle décisif, quoique souterrain, que pouvaient jouer parfois, dans un sens ou dans un autre, les modestes fonctionnaires indigènes de l'administration coloniale.
L'affaire en question opposait un tout-puissant administrateur des colonies à un chef Pullo très ancien et très puissant dans le pays, respecté de tous, mais qui ne pesait guère plus qu'une mouche devant un administrateur commandant de cercle…
Le cercle de Dédougou venait d'être attribué à l'administrateur des colonies de Lopino — qui plus tard, au Niger, se donnera le titre de “gouverneur de Tawa” alors qu'il n'en sera que le commandant de cercle. C'était le prototype même de ces administrateurs qui, fiers de leur valeur intrinsèque ou de leur naissance, se croyaient tout permis, et dont certains écarts frôlaient l'acte d'indiscipline grave. L'administrateur de Lopino, bien que sorti lauréat de sa promotion à l'Ecole coloniale, avait subi, à cause de son comportement, un grand retard dans son avancement. Son caractère s'en était aigri et ses fantaisies n'en devinrent que plus grandes.
Lorsqu'il était en fonctions au Soudan français, il n'avait pu s'entendre avec le gouverneur du territoire. Celui-ci l'avait remis à la disposition du gouverneur général de Dakar, chef suprême des huit territoires qui formaient alors l'Afrique occidentale française (ancienne AOF), lequel, à son tour, l'avait mis à la disposition du gouverneur de la Haute-Volta. Ce dernier l'avait nommé commandant du cercle de Dédougou. L'affaire se situe au moment où le commandant de Lopino se trouvait en route pour rejoindre son poste. Il devait passer par Koury, un village situé dans la principauté peule de Barani.
Le chef de cette principauté peule, Idrissa Ouidi Sidibé, était l'un des plus grands et des plus réputés parmi les chefs indigènes de la Haute-Volta. En importance, il venait immédiatement après le Moro Naba, empereur des Mossis, Fils de Ouidi Sidibé et petit-fils de Mafiki, le fondateur de la principauté peule de Barani, il avait succédé à son père en 1900. Il était donc a la tête de sa province depuis près de vingt-cinq ans. L'administration coloniale, conformément à sa coutume, l'avait nommé “chef de canton”.
Lorsqu'il apprit que l'administrateur de Lopino, son nouveau commandant de cercle, allait faire étape à Koury, le chef Idrissa Ouidi Sidibé se porta au-devant de lui pour le saluer. Accompagné d'un groupe de vingt cavaliers, il apporta à son nouveau commandant le traditionnel cadeau de bienvenue, composé en l'occurrence de cinq taureaux, cinq gros “moutons de case”, des poulets, des œufs, du lait et du beurre de vache.
Le commandant de Lopino, sans doute de mauvaise humeur ce jour-là, prit très mal cette démarche. Il apostropha publiquement le chef Idrissa, sur un ton d'une grande violence :
— Je ne suis pas un commandant de cercle à corrompre ! Je ne permettrai à aucun chef de

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commandant ! s'écria-t-il. Il n'y a pas sur cette terre un chef dont les sujets ne médisent en son absence. J'ai médit de vous parce que j'ignorais que vous parliez notre langue ; sinon, même pour tout l'or de ce monde, jamais je n'aurais osé le faire en votre présence. J'ai commis une faute très grave. Je vous en demande mille fois pardon. Acceptez mes excuses, mon commandant, je vous en conjure au nom même de votre noblesse ! Et soyez assuré que je ne recommencerai jamais. — Quoi que tu puisses dire ou faire, tonna le commandant, cela ne change rien! Tu me paieras cher cette injure. Je te ferai destituer et déporter loin de Barani, ou je ne suis plus un de Lopino !
Une deuxième, puis une troisième fois, le chef Idrissa renouvela ses excuses, toujours accroupi à terre, les deux mains derrière le dos, le cou tendu comme pour être décapité. Au lieu de se laisser toucher par cette attitude que lui-même savait être la plus humble que, traditionnellement, un sujet puisse prendre devant son maître ou un soldat devant son vainqueur — attitude qui, chez nous, sauf exception, efface la faute et entraîne le pardon — de Lopino continua à insulter et à menacer Idrissa en langue peule. Ce dernier attendit patiemment, pensant qu'après l'orage le commandant, soulagé de sa colère, consentirait à pardonner. Hélas, l'humble posture du chef Pullo ne faisait qu'attiser sa rage ! Après l'avoir longuement abreuvé d'injures de toutes sortes puisées dans le pire répertoire de la trivialité peule, de Lopino, perdant toute mesure, se mit à crier, toujours en fulfulde :
— Allez, lève-toi, fumier des Fulɓe, et fous le camp de mon bureau ! Retourne à Barani, tu y recevras l'arrêté qui te destituera et ordonnera ta déportation.
Tremblant d'indignation, Idrissa se releva.
— Commandant, as-tu dit ton dernier mot, oui ou non ?
— Je n'ai pas à répondre à un homme qui a officiellement cessé d'exister pour moi.
Idrissa ramassa son bonnet et son turban de chef qu'il avait laissé traîner par terre en signe d'allégeance. Il se tint debout, fixa du regard de Lopino, puis, sans le quitter des yeux, entoura lentement sa tête de son turban. Quand il eut fini, au lieu de sortir comme le lui avait ordonné le commandant, il se rassit sur sa chaise :
— Maintenant, dit-il, ce n'est plus au commandant de cercle représentant la France que je m'adresse, mais à l'homme, Monsieur de Lopino, qui me dit être un noble de France. Monsieur de Lopino, j'avais dit que tu étais de basse extraction ; je me reprends, car tu viens de me montrer qui tu es exactement. On peut être d'une basse extraction et avoir de la noblesse de cœur, comme on peut naître dans la noblesse et manquer d'élévation dans ses sentiments et ses pensées. Tu viens de me prouver que tu es si plein de bassesse que tu en as à revendre au marché de la racaille. C'est maintenant l'heure de walluha (environ neuf heures). Si ce soir, après la prière de lansara (arabe, el-asr : vers seize heures), je suis encore chef de province, je te considérerai comme le dernier de tous les nobles de France. Je vais maintenant sortir de ton bureau et retourner chez moi. Si tu veux une révolte comme celle de 1916, viens à Barani, ou envoies-y des agents à toi.
Sur ces mots il se leva, tourna le dos au commandant, et franchit la porte.
Une fois dehors, il sauta sur son cheval.
Baraa ani flew ! Tambours et flûtes ! cria-t-il à sa suite.
Immédiatement, ses tambourineurs et ses flûtistes, qui l'accompagnaient dans tous ses déplacements, donnèrent de leurs instruments. Idrissa fit danser et caracoler son cheval jusqu'à ce qu'un nuage de poussière ait empli toute la place et pénétré jusque sous la véranda des bureaux. Alors seulement il s'éloigna et prit la direction de Barani.
Le commandant de Lopino n'avait pas bronché. Par la suite, il se garda d'ébruiter outre mesure cette scène particulièrement grave. La situation demeurait confuse, la menace sourde et discrète. Tout était comme en suspens.

A Barani, durant tout un long mois chacun vécut sur un qui-vive des plus angoissants. N'y pouvant plus tenir, les jeunes Fulɓe de la ville vinrent trouver Idrissa Ouidi.
— Chef, lui dirent-ils, le silence du commandant de cercle nous inquiète, car c'est un silence comparable à celui d'un fusil chargé ; or, le fusil chargé ne parle que pour tuer. Nous n'allons pas attendre que le commandant vienne avec une compagnie pour nous arrêter et nous faire périr. Nous avons décidé d'aller le tuer. Ainsi, il n'aura pas la joie de te voir souffrir, ni nous avec toi.
Très ému de voir ces jeunes gens prêts à mourir volontairement pour lui, Idrissa leur dit :
— Vous avez fait votre devoir. Je suis on ne peut plus fier de vous, et je vous remercie de tout mon cœur. Néanmoins, je vous demande de me laisser agir. Je vais m'absenter de Barani. En mon absence, ne bougez pas de la ville ; et si le commandant envoie une compagnie pour vous arrêter, ne résistez pas, laissez-vous faire. Ce sera la meilleure façon de m'aider. Il faut que l'affaire reste entre de Lopino et moi. S'il se produisait une quelconque intervention de votre part, cela deviendrait une affaire non plus entre deux hommes, mais entre les gens de Barani et le commandant de cercle, Vous donneriez ainsi à “Monsieur de Lopino”, une arme qu'il utiliserait avec le plus grand plaisir contre nous.
Le lendemain matin, Idrissa Ouidi quittait Barani pour Ouagadougou. Il était accompagné d'un groupe de cavaliers choisis parmi ses hommes de confiance. Pour éviter toute indiscrétion qui aurait permis à de Lopino de s'opposer à son voyage, il emprunta des chemins de brousse. Il traversa ainsi tout le cercle de Dédougou sans que le commandant en sût quoi que ce soit.
Arrivé à Koudougou, à quelque quatre-vingt-dix kilomètres de Ouagadougou, Idrissa, assuré de se trouver hors des poursuites du commandant, revint sur la grande route, ignorant que celle-ci passait devant les bureaux mêmes du commandant de cercle de Koudougou. Lorsqu'il déboucha tout à coup devant les bureaux de la résidence, il était trop tard. Il poursuivit son chemin au grand galop.
Interloqués, le planton et l'interprète, qui se tenaient sous la véranda, regardèrent ces chevaux qui passaient 'a grande allure. Ils reconnurent le chef Idrissa Ouidi Sidibé et s'étonnèrent qu'il ne se soit pas arrêté pour dire bonjour à leur commandant de cercle, l'administrateur Froger. L'interprète informa ce dernier que le grand chef de la province de Barani venait de passer comme un éclair devant la résidence, en direction de Ouagadougou.
Le commandant Froger fut intrigué. Pourquoi le chef Idrissa avait-il brûlé l'étape de Koudougou ? Etait-ce pour éviter tout contact avec lui ? Et si oui, pour quelle raison ? La grande camaraderie qui existait entre les administrateurs des colonies l'incita à aviser son camarade de corps et voisin territorial de Déclougou. Il lui adressa un télégramme ainsi libellé :

« Commandant cercle Koudougou à commandant cercle Dédougou : chef province Idrissa Ouidi passé ce matin direction Ouagadougou, stop. Intéressé n'a pas daigné s'arrêter pour me saluer, stop. Que se passe-t-il ?
Signé Froger. »

Jusqu'à la réception de ce télégramme, le commandant de Lopino n'avait eu aucun vent du départ du chef Idrissa pour Ouagadougou. Sa première réaction fût de répercuter le télégramme de l'administrateur Froger au gouverneur de la Haute-Volta en y ajoutant la formule suivante :

« Vous prie faire refouler Idrissa Ouidi sur Dédougou afin qu'il soit muni laissez-passer réglementaire, stop. Intéressé parti sans autorisation, stop.
Signé de Lopino. »

Comme je l'ai dit précédemment, au cabinet du gouverrieur j'étais chargé du Courrier à l'Arrivée, tandis que mon ami Demba Sadio, chef du secrétariat, s'occupait du Courrier Départ. Je fus donc le premier, un matin, à prendre connaissance du télégramme du commandant de Lopino et, à travers lui, du message de l'administrateur Froger. Je le communiquai immédiatement à Demba Sadio. Nous avions entendu parler du grave différend qui avait opposé le commandant au chef Pullo, et le piège tendu à ce dernier nous parut évident. Il ne nous fallut pas longtemps pour nous décider : « Puisque les administrateurs des colonies nous donnent l'exemple de la solidarité, pourquoi, de notre côte, n'userions-nous pas des moyens dont nous disposons pour sauver le chef Idrissa Ouidi, Pullo comme nous, des griffes de de Lopino ? »
Pour que le chef Idrissa ait une chance de faire entendre sa propre version des événements, il nous fallait faire en sorte que le gouverneur puisse le recevoir avant d'avoir pris connaissance du télégramme de de Lopino formulant la demande de refoulement. Entre le passage du chef Idrissa à Koudougou et l'arrivée du télégramme, il s'était écoulé une journée. Selon nos calculs, Idrissa arriverait au cabinet du gouverneur le matin même, entre dix et onze heures. La brièveté du délai autorisait la manceuvre… J'envoyai le courrier à la lecture du gouverneur, mais gardai le télégramme sous mon sous-main.

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qu'Idrissa Ouidi ? Apprenez qu'il y a dix cercles en HauuVolta, et de nombreux autres ailleurs, alors qu'il n'y a qu'un seul Barani. Je vais donc vous proposer pour un autre poste, car je n'ai pas une autre province de Barani à proposer au chef Idrissa. Veuillez quitter mon bureau, et restez à Ouagadougou en attendant les ordres.
Le gouverneur Hesling envoya immédiatement au gouverneur général de Dakar un télégramme ainsi rédigé :

« Honneur remettre votre disposition administrateur en chef de Lopino pour raisons haute politique, stop. Rapport suit, stop.
Signé Hesling. »

Le jour même, un rapport confidentiel était posté pour Dakar. Une semaine plus tard, un télégramme du gouverneur général arrivait, affectant l'administrateur de Lopino dans un cercle du territoire du Niger.
Les Fulɓe du pays de Barani, qui retenaient leur souffle, purent enfin respirer. Et ainsi, comme le dit le proverbe fulfulde : “Avec la mort de l'âne finissent braiements et pets.”

Ecrivain expéditionnaire de troisième classe depuis le 10 mars 1922, le 1er janvier 1925 je passai enfin à la deuxième classe de mon grade, ce qui améliora un peu mon ordinaire.

Quelques mois plus tard, mon ami Demba Sadio Diallo prit le congé de six mois auquel il avait droit pour se rendre à Koniakary, chef-lieu de la province soudanaise du même nom commandée par son père.
— Je sais que mon père ne me laissera pas revenir, me dit-il. Il me gardera auprès de lui pour me préparer à prendre sa suite. Tu ne me reverras donc pas ici. En ce qui concerne ton logement, ne te frappe pas, je te laisserai ma concession.
— Mais Dim Delopsom veut te l'acheter !
— Oui, il m'a demandé de la lui vendre. Mais comment cela pourrait-il se faire, puisque tu y habites avec ta famille et que tu n'as pas un endroit ou aller ? Non mon frère. Mon bien est le tien. Garde cette concession, je t'en fais cadeau. Et ne refuse pas, tu m'offenserais !…
Je ne pus que le remercier, bouleversé et par son geste et par l'idée de le perdre. Je lui devais beaucoup. Jamais je n'avais eu un ami aussi fidèle et aussi précieux, et il l'est demeuré jusqu'à ce jour où j'écris ces lignes. Je formai immédiatement le voeu de lui rendre visite dans le Koniakary à l'occasion de prochaines vacances.
Après son départ, j'héritai non seulement de sa concession, mais de sa place auprès du gouverneur Edouard flesling. Chef du secrétariat, je fus chargé du courrier au départ, du secrétariat du conseil d'administration, du personnel blanc-noir et du “courrier secret”… Le gouverneur me laissait beaucoup d'initiative. Je l'accompagnais aussi dans ses tournées. Bref, j'étais devenu à mon tour la “grande roue” du personnel blanc-noir du cabinet…
Mon oncle Babali Hawoli Bâ n'était plus, mais j'avais mes entrées libres chez le Moro Naba Kom, chef suprême des Mossis, et chez ses quatre grands dignitaires : le grand chambellan Baloum Naba, le ministre de la guerre Ouidi Naba, le responsable de la jeunesse et de l'éducation Gounga Naba, et le Larallé Naba, maître de la maison royale et gardien des tombeaux. Il me fut donné d'assister, à la cour du Moro Naba, à diverses cérémonies traditionnelles, toutes fondées sur un symbolisme extrêmement riche, entre autres au premier salut de la journée à l'empereur. En mars 1926 naquit notre premier fils, auquel je donnai le nom du fondateur de notre ordre : Cheikh 1 Ahmed Tidjane. Toute cette période fût comme une trêve heureuse au sein de ma vie mouvementée.

Le commandant de cercle libidineux et le marabout

Vers le mois de juin 1926 — alors que, si mes souvenirs ne me trompent pas, le secrétaire général Fousset assurait l'intérim du gouverneur Hesling, momentanément absent du territoire — un administrateur en grande tenue, galonné, ganté, ceinturé, portant des épaulettes frangées et la poitrine garnie de deux rangées de décorations, se présenta au cabinet du gouverneur. C'était l'administrateur Saride (on comprendra plus loin pourquoi je crois nécessaire de déformer son nom), que le gouverneur général de l'AOF à Dakar venait de mettre à la disposition du gouverneur de la Haute-Volta. Ce dernier, après entrevue, l'affecta au cercle de Tenkodogo, le commandant de cercle titulaire du poste venant d'être évacué pour raisons de santé. Il l'avisa que la décision lui serait envoyée incessamment.
L'administrateur Saride était un capitaine de réserve. Officier noté comme intelligent, courageux, autoritaire, il était cependant considéré comme quelque peu fantaisiste, un tantinet difficile a vivre, et affligé d'une grande faiblesse pour le beau sexe…
Je ne sais comment son dossier, mis de côté par le gouverneur pour signature, se trouva oublié au milieu d'autres papiers. Après avoir attendu un certain temps sa décision d'affectation, l'administrateur Saride, qui m'avait rencontré au bureau, vint me trouver et me demanda comme un service personnel d'essayer de “sortir” son dossier et de hâter les choses. J'eus la chance d'y parvenir, ce qui me valut, le jour de son départ, un “Merci bien, mon ami !” accompagné d'un sourire et d'un énergique serrement de main. Une telle attitude n'étant guère courante de la part des “dieux de la brousse” envers un modeste employé indigène, j'en restai un peu éberlué, mais plutôt content. Je ne me doutais point de la sombre affaire à laquelle serait mêlé plus tard cet administrateur si aimable, et du rôle que j'aurais à y jouer.
L'administrateur Saride partit donc tout joyeux pour Tenkodogo, pays de beaux chevaux et de belles femmes. Il était marié et sa femme l'accompagnait, mais cela ne l'empêchera pas, on le verra, de chercher aventure auprès des femmes africaines.
Dès son installation, il commença à exercer énergiquement ses fonctions. En tant que commandant de cercle, il était également président du tribunal du deuxième degré, c'est-à-dire chargé de juger les affaires qui, chez les citoyens français, relevaient de la justice de paix (par opposition au “tribunal indigène”). En outre, comme tout administrateur des colonies, il avait le droit d'infliger des punitions disciplinaires de un à trente jours renouvelables, et cela sans aucun jugement. Il n'allait pas s'en priver…

Un jour de foire, le commandant Saride vit passer une jeune femme peule de toute beauté. Séduit par sa grâce et son élégante finesse, il se renseigna sur elle. Elle se nommait Aminata Diallo. Il lui envoya une convocation pour “affaire la concernant” — procédé classique utilisé par les administrateurs de l'époque pour faire venir devant eux les personnes qu'ils désiraient rencontrer.
La belle Aminata, inquiète, montra la convocation à son mari. C'était un marabout très instruit, mais qui vivait clavantage du commerce des boeufs que du maraboutage, ce qui était tout à son honneur. Doté d'une fortune respectable, il vivait à l'aise à Tenkodogo, entouré de la considération générale. Ce marabout, qui s'appelait Haman Nouh, était non seulement très intelligent, mais doué d'un véritable flair de chien policier. Il demanda d'abord à sa femme si elle avait rencontré des difficultés en ville avec des fonctionnaires blancs-blancs ou blancs-noirs.
— Non, aucune, répondit-elle.
— Bon! Alors, réponds à la convocation, puis viens me dire de quoi il s'agit. Et surtout ne me cache rien !
Aminata se rendit au cercle. Elle présenta sa convocation à l'interprète Koudouwango, qui examina le papier sous tous les angles.
— C'est le grand commandant lui-même qui t'a convoquée, dit-il, mais j'ignore pour quelle raison ; le papier ne porte en effet aucun numéro de dossier.
Il alla prévenir le commandant, qui lui donna l'ordre de faire entrer “l'intéressée” dans son bureau.
Le commandant invita la jeune femme à s'asseoir, puis sortit de son tiroir un papier blanc et un porte-plume. Par le truchement de l'interprète, il lui demanda de décliner son identité : nom, prénoms, filiation, état matrimonial et profession. Il découvrit alors qu'elle était l'épouse du marabout Haman Nouh. Comme elle répondait à ses questions avant même que l'interprète eût fini de traduire, il lui demanda si elle parlait le français. Elle lui répondit dans cette langue qu'avant d'épouser le marabout elle avait été obligée de vivre avec un officier français qui l'avait enlevée à ses parents.
— Puisque Madame parle français, dit-il à l'interprète, tu peux disposer.
Dès qu'ils furent seuls, il lui déclara sur le ton du secret :
— Je t'ai convoquée parce que j'ai besoin d'avoir une amie africaine qui me donnera des renseignements sur ce qui se passe chez les femmes de la ville. Je récompenserai largement ce service. Mais surtout, n'en dis rien à ton mari ni à tes amies ! Il faut que cela reste un secret entre nous.
Il lui offrit alors un joli collier en pierres de cornaline et la fit sortir par une porte de derrière.
Le soir venu, Aminata raconta fidèlement à son mari ce qui s'était passé avec le commandant, et lui montra le collier de cornaline.
— Tu es engagée là dans une voie qui risque de me coûter très cher, dit le marabout. Mais je m'en remets au Seigneur.
De ce jour, Saride ne cessa de poursuivre la jeune femme de ses avances. Il se faisait de plus en plus pressant, mais Aminata lui résistait. Dépité, Saride déclencha une série d'opérations de contrôle sanitaire contre la concession familiale et le commerce de Haman Nouh. Le malheureux marabout recevait régulièrement des punitions disciplinaires pour “insalubrité”, et chaque fois il était envoyé en prison pour un ou deux jours — manière habile de le sortir de sa famille et de laisser sa femme sans défense. Cette situation intenable durait depuis plusieurs mois. Un jour, Saride profita de ce que le marabout purgeait une nouvelle punition arbitraire de cinq jours pour convoquer Aminata :
— Si tu continues de me résister, lui dit-il, je ruinerai ton mari et tous tes parents. Mais si tu me dis oui, je m'arrangerai pour faciliter le commerce de ton mari, et en plus je le nommerai président du tribunal coutumier, ce qui lui donnera un grand pouvoir sur ses concitoyens. A toi de choisir.
La pauvre Aminata, jeune femme charmante mais influençable, prit peur. Pour protéger du malheur son mari et sa famille, qu'elle aimait énormément, elle pensa préférable d'accepter les propositions du commandant et de se déshonorer discrètement. Pour abriter leurs rendez-vous, le commandant fit aménager une des pièces du campenient administratif. Il acheta la complicité du gardien avec de l'argent et des menaces.
A sa libération, Haman Nouh fut convoqué chez le commandant. Il tomba des nues quand ce dernier lui fit annoncer par l'interprète qu'il comptait le nommer président du tribunal coutumier.
— Mon commandant, répondit-il, je ne puis exercer cette fonction ; je suis un étranger clans ce pays, je ne connais rien à ses coutumes. Je vous remercie infiniment du grand honneur que vous me faites, mais ma conscience m'interdit de l'accepter. Je vous prie de m'en excuser et de nommer à ma place un homme du pays, plus âgé et mieux qualifié que moi.
Quelque peu déçu, le commandant le laissa partir. Haman Nouh rentra chez lui, assuré que le commandant avait des intentions inavouables. Comment ! De persécuté sanitaire et habitué de la prison qu'il était, voilà qu'on le propulsait à un poste d'où lui-même pourrait envoyer les autres en prison ? Il y avait anguille sous roche. De ce jour, il se mit à surveiller les allées et venues de sa femme.
Le commandant avait mis au point un système ingénieux. Chaque fois qu'il désirait rencontrer Aminata — et cela lui arrivait très souvent — il utilisait comme intermédiaire un jeune élève d'école coranique, fils d'un proche parent du gardien du campement, c'est-à-dire un garçon à qui la coutume permettait d'entrer dans toutes les demeures pour demander l'aumône. C'était le courrier idéal ! Lorsque le garçon se présentait au domicile d'Aminata, il chantonnait un petit refrain traditionnel convenu d'avance :

O maître de céans !
Pour l'amour de Dieu,
donne quelque chose
à l'étudiant du Livre saint !

Aminata se levait, donnait quelques cauris ou une poignée de riz au petit mendiant, et quelques instants après son départ, elle s'absentait. Le manège dura quelque temps sans éveiller les soupçons. L'attention du marabout finit cependant par être attirée par les sorties régulières de sa femme après chaque passage du garçonnet, d'autant que ce passage se situait assez régulièrement vers l'heure de la prière du soir, qu'il accomplissait retiré dans sa chambre ou à la mosquée.
Un jour, le petit mendiant, comme d'habitude, vint demander l'aumône. Aminata lui donna quelque chose, puis sortit immédiatement après. Elle se rendit au campement où elle resta environ une demi-heure avec Saride. Haman Nouh, qui l'avait entendue sortir, se posta à l'intérieur du vestibule pour attendre son retour. Lorsqu'elle revint et qu'elle le trouva là, assis près de la porte, elle en fut si troublée qu'elle tituba et faillit tomber. Il la rattrapa en la saisissant dans ses bras, mais hélas, Aminata, qui n'avait pas pris le soin de prendre un bain, était encore tout imprégnée de l'odeur du toubab ! Haman Nouh ne laissa rien paraître, mais il était fixé. Le commandant Saride couchait avec sa femme, mais il était sûr que celle-ci s'était donnée par peur et non par simple légèreté.
Sous le coup de l'émotion, la pauvre Aminata attrapa une très forte fièvre. Son mari la veilla et la soigna avec amour durant une bonne semaine. Elle finit par se rétablir, mais elle n'osait plus regarder son mari droit dans les yeux. Hagarde, visiblement malheureuse, elle ne savait que faire.
Haman Nouh décida de venger son honneur ; mais auparavant il lui fallait une preuve. Il prit l'habitude de porter à la manière touarègue, dans un fourreau fixé à l'avant-bras gauche, un beau poignard d'importation anglaise long d'environ trente centimètres ; il ne le quittait que pour entrer dans son lit. Une enquête discrète sur le petit mendiant lui révéla que l'enfant était plus ou moins un neveu du gardien du campement. De fil en aiguille, il en déduisit que le commandant recevait sa femme au campement. Il rendit visite au gardien.
— J'ai un ami commerçant européen domicilié à Koumassi, lui dit-il, qui doit venir prochainement à Tenkodogo pour acheter des bœufs, et je dois lui servir d'intermédiaire. Ne pouvant le loger chez moi, je viens te demander s'il n'y a pas un lieu spécialement réservé aux Européens dans ton campement.
Par inadvertance ou étourderie, le gardien lâcha :
— Ici il n'y a qu'une seule case bien aménagée, mais elle est réservée au commandant et lui seul peut en autoriser l'occupation.
Haman Nouh sortit une pièce de cinq francs, somme considérable pour l'époque, et la tendit au gardien :
— je te remercie beaucoup de cette information. Mon ami étant un grand commerçant blanc très riche, le commandant de cercle ne lui refusera certainement pas l'usage de cette case pour quelques jours. Mais si tu me permettais de la visiter afin que je puisse la décrire à mon ami, je t'en serais très reconnaissant.
Le gardien ne fit aucune difficulté. Haman Nouh visita la pièce, qui était grande et bien aménagée ; il y avait même une douche et tout ce qu'il fallait pour la toilette. Haman Nouh rentra chez lui, non sans avoir encore remercié le gardien.
En ce temps-là, les cultures n'étaient pas interdites dans les villages. Les tiges de mil étaient sur pied et chaque espace libre en était envahi. Lorsque le jeune écolier vint comme d'habitude demander l'aumône, Aminata, après lui avoir donné quelques poignées de couscous, sortit comme de coutume. Son mari, pensait-elle, était parti à la mosquée pour y célébrer la prière du soir. En fait, il était camouflé dans les tiges de mil environnant sa concession. A l'abri des épis, il suivit discrètement sa femme jusqu'au campement. La nuit, vite tombée après le coucher du soleil, était totale. Le vent, qui s'était levé, faisait ondoyer les épis, dont le bruissement suffisait à étouffer ses pas.
Dans la pièce éclairée par une lampe tempête, Saride attendait tranquillement. Dès qu'Aminata se présenta, il abaissa la mèche de la lampe pour diminuer l'éclat de la lumière et reçut la jeune femme à bras ouverts. Haman Nouh s'était glissé sous la véranda. Il attendait pour intervenir le moment propice, qui ne tarda pas à venir… Alors, toussotant très fort, il entra clans la pièce. Saride, abasourdi — car qui pouvait oser pénétrer dans cette chambre ! — se releva en hâte, vêtu de sa seule chemise. Il eut le temps de saisir son pantalon. Haman Nouh lui lança, dans le français forofifon des tirailleurs :
— Coumandan, toi ya foutu !, et il dégaina son poignard.
Dans la demi-obscurité, Saride vit luire l'acier cle la lame. Il appela :
— A moi, gardien !
Aminata sauta du lit. Haman Nouh s'écarta pour la laisser passer, mais cela donna à Saride le temps de se précipiter sur lui et de lui frapper la main si fort que le poignard en vola à travers la pièce. Haman Nouh s'empara alors du commandant à bras-le-corps, lui fit un croc-en-jambe et, la main plaquée autour de son cou, il le terrassa, arracha sa ceinture, sa montre à savonnette 2 et une partie de sa chemise portant ses initiales. Saride réussit à se dégager et prit la fuite, emportant son pantalon sans ceinture, la moitié de sa chemise et sa veste qu'il décrocha au passage. Haman Nouh se précipita sur son poignard, mais le commandant avait déjà gagné le large. Le marabout venait de mettre le feu aux poudres. Parfaitement conscient des conséquences de son acte et des représailles qui l'attendaient, il ramassa la ceinture, la montre à savonnette et la moitié de chemise, et il prit le maquis.
Lorsque la femme de Saride vit arriver son mari vêtu d'une moitié de chemise, son pantalon privé de ceinture tombant presque à chaque pas, elle crut qu'il avait été victime d'un attentat. Cette supposition arrangeait bien Saride. Il fit venir immédiatement le brigadier des gardes et déclara qu'il avait été assailli par le marabout fanatique Haman Nouh, ennemi de la France, un suspect qu'il faisait surveiller depuis longtemps. Il ordonna une chasse à l'homme. Le brigadier et un cet-tain nombre de gardes se mirent en campagne.
Pendant ce temps, Haman Nouh avait pris le chemin de Ouagadougou. Grâce à sa connaissance du pays, il parvint à échapper à ses poursuivants. Passant de champ en champ, déjeunant et dînant de mil cru qu'il cueillait au fur et à mesure de ses besoins, il réussit a gagner Ouagadougou. Il alla se réfugier chez le vieux Hadi Cissé, chef de la comrnunauté peule de la ville, et il lui conta son aventure. Le vieux Hadi se rendit compte de l'exceptionnelle gravité de l'affaire.
— Attendons que la nuit tombe, lui dit-il, et nous nous rendrons discrètement chez Amadou Hampâté Bâ, le secrétaire du gouverneur. Nous lui demanderons conseil. C'était le début de l'année 1927 — février, je crois. Le gouverneur Hesling avait repris son poste, et il avait un nouveau chef de cabinet, l'administrateur Bailly.
Nous étions alors en pleine saison froide. L'harmattan soufflait de toutes ses forces, répandant sur la ville un nuage de sable et de poussière 3. La nuit venue, chacun se calfeutrait chez soi. Un soir, à une heure assez tardive, j'entendis frapper à la porte de mon vestibule. Qui donc, à une heure semblable et par un temps si pénible, pouvait venir frapper à ma porte ? Mon gardien Tinngadé, qui couchait dans le vestibule, entrebâilla la porte :
— Qui êtes-vous, et que voulez-vous ?
Le chef Pullo se nomma :
— Dis à Amadou Hampâté que nous avons besoin de le voir avant le jour pour une question extrêmement grave, une question de vie ou de mort.
En homme prudent, Tinngadé referma la porte.
— Attendez-moi quelques minutes, dit-il.
Il vint auprès de moi, s'accroupit comme l'exigeait l'étiquette mossi et me dit à voix basse :
— Le chef Pullo du quartier haoussa de Ouagadougou est là, à la porte, accompagné d'un autre homme. Ils veulent vous voir — le vouvoiement, qui n'existe pas en langue bambara, existe en revanche chez les Mossis, comme d'ailleurs chez les Fulɓe du Fouta Djallon.
A cette annonce, j'éprouvai instinctivement une grande angoisse, car, selon l'usage, jamais le vieux Hadi Cissé, qui avait l'âge de mon père, n'aurait dû se déplacer pour venir chez moi ; c'était à lui, au contraire, de me convoquer et à moi de me rendre chez lui. Une telle violation de la coutume, de la part d'un traditionaliste du rang et de la qualité de Hadi, me fit pressentir la gravité de la situation. Au lieu de dire à Tinngadé de le laisser entrer, je courus moi-même lui ouvrir la porte. Il entra précipitamment, suivi de Haman Nouh. Je les conduisis dans ma “chambre d'homme”.
— Amadou Hampâté, commença le vieux Hadi, ce qui m'amène concerne une affaire que l'on a à peine l'audace de déclarer, et que pourtant on ne peut pas taire… Il semblait hésiter.
— Eh bien, lui dis-je, puisqu'on ne peut la taire, mieux vaut la raconter.
Il se tourna alors vers Haman Nouh :
— Quand une chèvre est présente, on ne doit pas bêler à sa place… Haman Nouh, raconte donc toi-même ta périlleuse aventure.
Haman Nouh, physiquement ruiné par l'angoisse, la faim et la soif, n'avait plus que la peau sur les os. Ses lèvres étaient desséchées et sa bouche ourlée d'écume, mais son expression était vive et sa voix claire et nette.
— Tu as devant toi un parent, dit-il, car je suis à la fois Pullo, musulman et adepte de l'ordre tidjani comme toi, mais un parent qu'il faut plutôt fuir car il est plus contagieux que la peste et le choléra réunis. Je suis un homme dont les jours sont comptés. J'ai décollé un pan du ciel qui va bientôt tomber sur ma tête et sur celle de tous ceux qui seront avec moi. Mais avant de mourir, j'aimerais faire savoir pourquoi j'ai agi comme je l'ai fait.
— Quel est donc ce pan du ciel que tu as décroché et qui menace de tomber sur toi ? lui demandai-je.
Il me conta alors toute son histoire dans les moindres détails.
— Pour finir, dit-il, j'ai surpris mon commandant de cercle avec ma femme, je l'ai frappé, et s'il n'avait pas réussi à s'échapper je l'aurais certainement poignardé. Je me suis enfui de Tenkodogo pour venir ici à Ouagadougou. Demain matin j'irai me livrer à la police. Je m'attends à être fusillé sans autre forme de procès, car c'est le seul châtiment que peut attendre un Noir qui a osé porter la main sur un toubab, à plus forte raison si ce toubab est son commandant de cercle ! Je suis venu te voir uniquement pour te conter mon aventure, et pour confier mon corps au vieux Hadi afin d'être inhumé selon le rituel de notre foi. Je n'ai plus rien à dire, et je te prie de m'excuser d'être venu te déranger si tard dans la nuit.
Comme on dit en fulfulde, Haman Nouh venait de me donner un scorpion à avaler. Je sentis la pitié m'envahir et mes yeux se remplir de larmes. J'avais devant moi une victime, un homme qui risquait d'être condamné et traité de la manière la plus atroce car personne n'oserait témoigner en sa faveur, et celui qui l'avait déshonoré n'avouerait jamais son crime.
— Penses-tu que quelqu'un pourrait témoigner que le commandant Saride rencontrait ta femme au campement de Tenkodogo ? lui demandai-je.
— Je ne pense pas, mais j'ai des pièces à conviction qui prouvent que j'ai surpris le commandant en flagrant délit.
Il sortit alors d'une sacoche la moitié de la chemise, la montre à savonnette et la ceinture du commandant, qui portaient toutes ses initiales. A la vue de ces trois preuves accablantes, une idée audacieuse me vint à l'esprit.
— Mourir pour mourir, dis-je à Haman Nouh, je vais t'indiquer ce que tu peux faire pour qu'au moins ton affaire ne soit pas enterrée. Demain matin, à neuf heures, poste-toi devant les bureaux de la résidence du gouverneur. Et là, pousse un cri à la manière des you-you d'alarme, comme un homme en péril appelant au secours. De temps en temps, arrête-toi pour appeler : « Gofornor ! Gofornor !» (gouverneur). Ce cri fera sortir les curieux du bureau, cela créera du bruit et du remue-ménage, et le gouverneur s'en inquiétera. Des gardes-plantons sortiront et s'empareront certainement de toi. Alors, parle en fulfulde, gesticule et fais le fou furieux. Nous verrons ce qui en résultera. Quant aux trois pièces que tu as là, confie-les au vieux Hadi afin qu'il les cache. Plus tard, si l'affaire va jusque-là, il les remettra au juge de paix du tribunal français, et seulement devant témoins. Auras-tu le courage de faire ce que je viens de t'indiquer ?
— Je l'aurai, dit Haman Nouh.
— Eh bien, à demain matin devant le bureau du gouverneur ! Il va sans dire que tu ne m'as pas vu, et que moi non plus je ne t'ai pas vu…

Après le départ des deux hommes, je fus saisi d'une peur rétrospective. Mon sommeil fût entrecoupé de cauchemars. Ce fût l'une des plus mauvaises nuits dont j'aie gardé le souvenir. Qu'allait-il advenir le lendemain matin ? Quelles seraient les conséquences de ma suggestion audacieuse ? Allais-je pouvoir sortir Haman Nouh de la situation où je venais de le plonger ? Il n'y a pas une prière musulmane que je n'aie récitée cette nuit-là pour demander au ciel de me venir en aide, et peu s'en fallut que je ne demande secours au diable tant ma peur était grande !
Le lendemain, incapable d'avaler mon petit déjeuner, je partis de chez moi à jeun, tellement pensif et troublé que j'avançais en tenant ma bicyclette par le guidon, oubliant de monter dessus.
Au bureau, le cœur serré par l'angoisse, je ne pouvais faire autre chose qu'attendre le moment fatidique. Toutes les dix minutes, je me mettais à la fenêtre pour épier l'arrivée du marabout. A l'heure exacte, il apparut sur la place. Bien que prévenu, je ressentis comme une sorte de vertige et mes membres se mirent à trembler ; heureusement, le grand boubou que je portais empêchait les autres de s'en apercevoir.
Haman Nouh marchait d'un pas ferme, le corps droit, comme certains condamnés à mort qui crânent pour vexer leurs juges et narguer leurs bourreaux. J'avais plus peur que lui et j'en éprouvais une grande honte. Miraculeusement, le courage dont il faisait preuve me dopa, et en un instant je retrouvai le calme de mes nerfs et la lucidité de mon esprit. Je sortis du bureau et vins me placer à l'entrée principale des locaux, afin qu'il puisse me voir distinctement. Brusquement, il poussa un grand cri prolongé qui perça le silence matinal et que l'écho amplifia. Il l'interrompait de temps en temps pour appeler le gouverneur, puis il reprenait son cri qui vous vrillait les entrailles. Des têtes apparurent aux fenêtres, des curieux sortirent de tous les bureaux… chacun voulait savoir ce qui arrivait. Les gardes-plantons, comme je l'avaks prévu, se précipitèrent comme des mouches sur haman Nouh qui se laissa docilement arrêter.
Le gouverneur Hesling sortit de son bureau. Il appela son chef de cabinet :
— Bailly, qu'est-ce que ce bruit ?
Le chef de cabinet se précipita vers la véranda. Haman Nouh était flanqué de trois gardes costauds, mais comme il n'avait opposé aucune résistance, ceux-ci ne l'avaient pas maltraité.
— Amenez-moi cet homme, leur dit-il.
Le marabout ne criait plus, mais il ne cessait de parler en fulfulde avec volubilité. Quand il fut devant le chef de cabinet, il se décoiffa de sa main gauche et, de sa main droite, salua à la manière militaire. Cette coutume s'était instaurée chez de nombreux Africains ; trouvant que le fait de se décoiffer n'était pas suffisant pour présenter leurs respects, ils y ajoutaient ce geste qu'ils avaient vu faire aux militaires en présence de leurs supérieurs.
Avec son calme habituel, Bailly introduisit Haman Nouh dans son bureau et me demanda de lui servir d'interprète. Quelque chose me disait que mon plan avait peut-être une chance de réussir, car être entendu par le chef de cabinet équivalait à l'être par le gouverneur en personne. L'affaire serait désormais difficile à enterrer, car le gouverneur Hesling était un homme juste qui, à plusieurs reprises, avait manifesté son esprit d'équité en réparant les torts infligés à des indigènes à la suite d'abus de pouvoir.
Prié de s'expliquer, Haman Nouh raconta toute son histoire, comment il avait surpris le commandant Saride avec sa femme et ce qui s'était passé entre eux. Il ajouta, à ma demande, des précisions sur ses origines familiales, qui se situaient au Sénégal. Mais comme je le lui avais recommandé, il se garda bien, à ce stade de l'affaire, de dire qu'il détenait des preuves irrécusables contre Saride.
M. Bailly fit sortir Haman Nouh et me prit à part :
— Que penses-tu de cette affaire ?
— Monsieur le chef de cabinet, cette affaire me paraît extrêmement grave, car Haman Nouh est un Toucouleur qui a grandi à Saint-Louis du Sénégal ou il a des parents citoyens français, des hommes politiques dont certains font partie de l'état-major du député Blaise Diagne. J'ai cru comprendre qu'il avait envoyé l'un de ses cousins à Saint-Louis pour raconter aux siens son histoire. Si l'affaire était enterrée, nous risquerions gros. Je ne pense pas que ce soit le moment d'avoir sur le dos Blaise Diagne et son équipe de “citoyens des quatre communes”, qui ne cherchent qu'une occasion pour voler dans les plumes de l'administration.
Bien entendu, je venais d'inventer ces détails pour les besoins de la cause, brodant à partir des origines sénégalaises du marabout.
M. Bailly alla exposer les faits au gouverneur Hesling, auquel il fit part de mes réflexions. Le gouverneur m'appela :
— Accompagne cet homme au bureau des Affaires politiques, me dit-il, et dis à l'administrateur Cardier de prendre sa déposition, de constituer un dossier et d'ordonner une enquête sérieuse et impartiale. Je tiens a être régulièrement informé du déroulement de cette affaire.
Sans s'en douter, le gouverneur venait d'extraire l'arête que j'avais dans la gorge. En effet, j'étais sûr de deux choses :

J'emmenai ce dernier au bureau des Affaires politiques. L'administrateur Cardier, passant par mon intermédiaire, lui demanda de faire sa déposition. Il crut bon d'ajouter une mise en garde :
— Dis bien à cet indigène que si les déclarations qu'il va faire ici et que je vais coucher sur le papier se révèlent inexactes, il n'aura à s'en prendre qu'à lui-même si on lui en fait payer les conséquences. Le fardeau ne sera léger ni pour lui ni pour les siens. Alors, il a tout avantage à me dire la vérité, rien que la vérité, et une vérité qui soit étayée par des témoins honorables.
Cette entrée en matière acheva de m'assurer, si j'en doutais encore, que l'administrateur ferait tout pour couler le pauvre marabout et pour sauver son camarade de corps.
Haman Nouh déposa sans hésitation et raconta à nouveau, d'une voix claire et assurée, tous les faits en détail. L'administrateur relut ensuite à haute voix la déposition écrite que je traduisais au fur et à mesure, puis il demanda au marabout de signer. Celui-ci prit la plume et signa en élégants caractères arabes. L'administrateur le regarda fixement et lui demanda s'il se foutait de lui. Haman Nouh et moi-même ne comprenions rien à sa réaction, car pour nous, que ce soit en arabe, en français ou en chinois, une signature était toujours une signature. Pour Cardier, l'utilisation de caractères arabes n'était rien d'autre qu'une manifestation patente de sentiments anti-français ; il ne pouvait donc l'admettre comme valable pour authentifier un acte, surtout un acte pouvant relever de la justice française. De son propre chef il prit un crayon rouge, barra d'une croix rageuse la signature de Haman Nouh et lui fit apposer à la place l'empreinte digitale de son index droit.
Il leva la tête:
— Il va falloir que tu retournes à Tenkodogo, dit-il, car en vertu des instructions du gouverneur, j'ordonne qu'une enquête soit ouverte sur place pour établir les faits dans leur exactitude. Or cela ne peut être fait en ton absence. Je vais te munir d'un laissez-passer qui garantira ta sécurité. Pour l'instant va en ville, je te convoquerai ultérieurement.
Haman Nouh sortit, accompagné d'un garde. Il rentra directement chez son logeur, le vieux Hadi Cissé.
L'administrateur Cardier constitua un dossier qu'il accompagna de ses observations personnelles, lesquelles tendaient à présenter la déclaration du marabout comme une affabulation de très mauvais goût. Il proposait son renvoi à Tenkodogo, muni d'un laissez-passer, en vue d'assister au déroulement de l'enquête supplémentaire indispensable qu'il allait ordonner. M. Bailly me chargea d'aller remettre le dossier au gouverneur. Celui-ci jeta un coup d'œil rapide sur les notes manuscrites de Cardier, et écrivit en marge :
— Qui sera chargé de l'enquête ? Il ne saurait être question que ce soit Saride ou l'un de ses adjoints.
Il me fit taper ensuite une note de service à l'intention du chef du bureau des Affaires politiques.
Cardier se doutait que le gouverneur n'était pas dupe. Il répondit très adroitement que la désignation de l'enquêteur relevait du gouverneur lui-même, mais qu'en attendant cette désignation il demandait néanmoins le renvoi de Haman Nouh à Tenkodogo. Sans attendre la réponse du gouverneur, il fit convoquer Haman Nouh. Je servais d'interprète :
— Sois prêt demain matin, lui dit-il. Un garde de cercle t'accompagnera à Tenkodogo. Sois tranquille, il ne t'arrivera rien. Le gouverneur va donner des instructions en conséquence.
Haman Nouh, dont le courage et l'intelligence ne cessaient de m'étonner, lui répondit :
— Moi, retourner à Tenkodogo sous la conduite d'un garde ? Ce serait livrer un bélier à un lion affamé ; avant que le berger n'intervienne, le lion aura fini de manger le mouton. Puisque vous décidez de m'envoyer à une mort certaine, je préfère me la donner moi-même, elle me sera plus douce. Mais auparavant je saisirai le procureur de la République et vous rendrai responsable de ma mort devant la justice. En conséquence, je refuse de me rendre à Tenkodogo escorté par un garde de cercle que vous désignerez. Qui me dit, d'ailleurs, que ce garde ne va pas tirer sur moi en cours de route, et déclarer ensuite que j'ai cherché à m'évader ? Je ne suis pas un originaire de ce pays pour me laisser mener par le bout du nez !
Et brusquement Haman Nouh sortit en coup de vent du bureau de M. Cardier qui en resta tout perplexe, le regard fixé sur moi comme pour me demander sans paroles de taire la scène dont je venais d'être témoin.
Les administrateurs des colonies avaient tellement confiance en leur pouvoir qu'ils ne prenaient jamais au sérieux les menaces proférées par des indigènes. Ceux-ci n'étaient-ils pas juridiquement à leur merci ? Pour Cardier, les déclarations de Haman Nouh n'étaient rien de plus qu'une fanfaronnade d'un originaire du Sénégal ; ses compatriotes avaient l'habitude de ne pas mâcher leurs mots, mais leurs déclarations audacieuses étaient rarement suivies d'exécution, surtout s'ils n'étaient pas citoyens de l'une des quatre communes privilégiées.
A l'époque, parmi les gardes de cercle relevant du dépôt central — sorte de “garde spéciale” du gouverneur — il y avait un garde qu'en raison de sa taille on avait surnommé “l'Eléphant solitaire”. Enorme, il mesurait bien un mètre quatre-vingt-dix et pesait au moins cent cinquante kilos. Il était capable de prendre un taureau par les cornes et de le terrasser. On faisait appel à lui pour réduire les bandits et mater les prisonniers révoltés que les menottes n'arrivaient pas à soumettre. D'un naturel féroce, jamais il n'avait giflé un homme sans que celui-ci en soit tombé à la renverse, et bien des récalcitrants saisis dans ses bras puissants en avaient pissé de terreur.
C'est ce garde terrifiant que l'administrateur Cardier chargea de conduire Haman Nouh à Tenkoclogo. Il lui donna l'ordre d'aller chercher ce dernier le lendemain matin de bonne heure chez son logeur. Le garde prit son équipement : un fusil, une baïonnette et sa cartouchière, et se présenta chez le marabout avant le lever du soleil :
— Haman Nouh ! J'ai ordre de te conduire à Tenkodogo. Prends ton baluchon et sors, nous nous mettons en route immédiatement !
Le marabout comprit que le garde avait reçu l'ordre de l'emmener de gré ou de force. Comme il n'était pas question de l'affronter, la ruse demeurait sa seule arme. Or, dans la maison voisine vivait un Sénégalais né à Saint-Louis — un citoyen français des quatre communes, donc intouchable — receveur principal des Postes de son état. Il s'appelait N'Diouga N'Diaye. Homme politique estimé dangereux par les autorités coloniales, il avait été affecté à Ouagadougou beaucoup plus pour l'exiler du Sénégal que pour l'honorer. Il n'en était pas dupe. Depuis, il s'était érigé en justicier bénévole ; pour un oui ou pour un non, il prenait fait et cause pour des indigènes accusés injustement et faisait tout pour les défendre. Il saisissait le juge de paix, lançait des pétitions, et ne manquait jamais d'envoyer aux journaux politiques du Sénégal une copie de ses pétitions et correspondances.
Haman Nouh sortit de sa case et déposa ses bagages clans la cour de son logeur, aux pieds du garde :
— Tiens, ditil, voilà mes bagages. Je vais juste prendre congé de mon parent qui habite la porte à côté. Je ne serai pas long. Tu peux m'attendre là ou m'accompagner, c'est comme tu voudras.
Sans attendre sa réponse, Haman Nouh se rendit chez N'Diouga N'Diaye.
— Je suis un parent 4 de ton voisin Amadou Hampâté, lui dit-il. Une affaire concernant ma propre femme m'oppose au commandant de cercle de Tenkodogo, l'administrateur Saride. Je suis venu ici pour me faire rendre justice, et voilà que l'adininistrateur Cardier, le chef du bureau politique, veut me faire renvoyer de force à Tenkodogo sous l'escorte d'un garde. Autant dire qu'il me livre pieds et poings liés au commandant Saride ! Celui-ci aura toute liberté de me faire assassiner ou de constituer, à l'aide de témoignages de complaisance, un dossier qui me fera condamner à la peine capitale ou à la réclusion perpétuelle. Je viens me confier à toi pour que tu sois mon témoin du fait que l'administrateur Carclier veut m'envoyer de force à Tenkodogo.
Tout heureux de trouver un scandale propre à étancher sa soif de chicaneur à l'affût de procédures, le politicien chevronné qu'était N'Diouga N'Diaye prit sa plus belle plume et écrivit une lettre de dénonciation pour abus de pouvoir exercé sur la personne de Haman Nouh par M. l'administrateur Cardier, chef du bureau des Affaires politiques du gouvernement. Il fit signer à Haman Nouh quatre feuilles blanches :
— Fais ce que tu as à faire, lui dit-il. Mais demain matin à sept heures, ta déclaration sera a la fois entre les mains du gouverneur, du juge de paix et de Robert Arnaud, l'inspecteur des Affaires administratives.
Au-dehors, le garde s'impatientait. A la fin, n'y tenant plus, il se permit d'entrer chez N'Diouga N'Diaye. Il intima l'ordre à Haman Nouh de sortir et de se mettre immédiatement en route avec lui pour Tenkodogo. N'Diouga N'Diaye lui demanda de quel droit il osait violer son domicile. Une altercation s'engagea. Attirés par le bruit, des voisins accoururent. L'habile receveur des Postes en profita pour se constituer des témoins.
Haman Nouh sortit de la maison avec le garde. Comme il devait revenir dans la cour de son logeur pour prendre ses bagages, il se précipita dans sa case, se barricada et cria au garde :
— Je ne soi-tirai pas vivant de cette pièce ! C'est mon cadavre que tu amèneras à Tenkodogo !
La foule, qui les avait suivis jusque dans la cotir, assista à toute la scène. Le garde s'acharnait sur la porte de la case. Quand il réussit à la briser, Haman Nouh sortit son long poignard, qui ne l'avait jamais quitté. Le garde-éléphant, les yeux écarquillés, crut un moment qu'il allait le lui plonger dans sa panse de pachyderme, mais à sa stupéfaction Haman Nouh retourna le terrible poignard et l'enfonça dans le côté droit de son propre bas-ventre. Un flot de sang vermeil gicla. Haman Nouh tomba évanoui sur le sol, et le garde-mastodonte, pris de peur, se sauva.
Quelqu'un courut chercher un médecin. Ceux qui issistaient a la scène se gaussèrent de la fuite inattendue du gros garde armé jusqu'aux dents et que l'on croyait être l'incarnation même de la force et du courage. Les paruphlets jaillirent spontanément. L'un d'entre eux, qui se chanta quelque temps en ville, disait :

Quand la “grosse viande” 5 vit jaillir
le sang vermeil de Haman Nouh,
elle fut prise de vertige etperdit toute contenance.
Son courage lui sortit par le derrière.
Elle en pissa de terreur et prit la fuite,
montrant l'épaisseur de ses fesses d'éléphant,
la rotondité de son cou d'hippopotame
et la vaste plaine de, son dos.

Le garde courait si vite qu'il semblait vouloir dépasser son ombre. A un moment, les cartouchières qu'il portait autour de sa ceinture se dénouèrent on ne sait comment et vinrent battre ses flancs comme de vulgaires pendeloques ; son mousqueton réglementaire sautait sur son dos comme un jouet d'enfant. Suant de peur et d'épuisement, il arriva enfin au bureau des Affaires politiques et se présenta à l'administrateur pour faire son compte rendu, le souffle court, entrecoupé de hoquets et de toussotements :
Ma coumandan, marabout la, ya pas tué moi, mais ya tué lui-même. Tout monde là-bas y crier si fort que missié sénégalais, le patron Pétété, y sont véni. L'affaire là, maintenant, c'est véni grand affaire. Voilà ma contrendu.
Cette scène, à laquelle je n'assistais pas, me fut rapportée par mon collègue Mintra Ouattara.
L'administrateur Carclier me fit convoquer par son planton. je lui fis répondre que le gouverneur venait de m'appeler et que j'irais le voir dès que je serais libéré. A peine le planton était-il sorti que M. Bailly, le chef de cabinet, m'appela dans son bureau. il me tendit la lettre recommandée avec accusé de réception dëposée par le receveur N'Diouga N'Diaye au nom de Haman Nouh :
— L'affaire Haman Nouh tourne au vinaigre, me dit-il. Je ne sais pas quelle mouche a piqué Cardier pour essayer d'envoyer de force le marabout à Tenkodogo, alors que le gouverneur était en train de rechercher une solution. Maintenant que cet énergumène de N'Diouga N'Diaye s'en est mêlé avec sa grande gueule, personne ne pourra plus arranger cette affaire en douceur. Je suis obligé de montrer cette lettre au gouverneur. Cela ne va faire qu'envenimer les choses. Cardier risque d'y perdre beaucoup de plumes, sinon toutes sans compter les ennuis juridiques qui attendent l'administrateur Saride !
M. Bailly alla montrer la lettre au gouverneur Hesling. Contrairement à ce qu'il supposait, le gouverneur ne manifesta ni surprise ni colère.
— Faites enregistrer d'abord cette correspondance à l'arrivée, puis rendez-la-moi, dit-il simplement.
M. Bailly m'apporta la lettre, je l'enregistrai puis la ramenai au gouverneur avec le gros du courrier de la matinée. J'avais pris soin de la placer sur le dessus. Des que j'ouvris la chemise des correspondances, le gouverneur se saisit de la lettre et porta en marge l'annotation suivante :
— Demander au chef du bureau des Affaires politiques de venir me voir à dix heures, et à l'inspecteur des Affaires administratives Robert Arnaud de venir me voir à quinze heures.
Après avoir annoté les autres correspondances, il me remit tout un dossier à porter au chef de cabinet pour exécution. Alors seulement je me rendis au bureau des Affaires politiques.
L'administrateur Cardier m'attendait avec impatience. Il alla fermer la porte de son bureau, puis, à peine assis, me demanda :
— Le marabout Haman Nouh est-il citoyen français ? A-t-il des parents au Sénégal, en particulier à Saint-Louis ?
— Je ne pense pas qu'il soit citoyen français, répondis-je. Ce que je crois pouvoir affirmer, c'est qu'il a des parents qui sont nés à Saint-Louis et à qui cette naissance donne la qualité de citoyens français. Par ailleurs, je ne pense pas divulguer un secret professionnel en vous disant que le receveur des Postes N'Diouga N'Diaye a écrit au gouverrieur une lettre recommandée avec accusé de réception. Dans cette lettre, il relate l'aventure de Haman Nouh, qui vous rend responsable de tout ce qui pourrait lui arriver. Si je ne m'abuse, le gouverneur doit vous convoquer d'un moment à l'autre à ce sujet…
Je n'avais pas fini de parler que le téléphone sonna. C'était le chef de cabinet, M. Bailly, qui convoquait Cardier pour dix heures. Lorsque celui-ci reposa l'écouteur, sa main tremblait. Sans se soucier de ma présence, il prit sa tête entre ses mains :
— Dans quel pétrin me suis-je fourré ?

—— pp. 118-119 ——

moi aussi entrer. Quand chèvre y sorti, je sorti coumandan Cardier y commandé moi suivre Haman Nouh comme chèvre, je suivi lui comme chèvre. Partout où lui entrer, moi entrer aussi. Tribunal y doit pas puni moi, passeque moi jé obéi mon chef Coumandan Cardier il est là. Missié juge, demande-lui splication.
La déclaration du garde déclencha un tonnerre de fous rires. Le juge, un vieil homme un peu aigri à un an de la retraite, dont la perte de plusieurs dents avait rendu la prononciation défectueuse et qui avait l'habitude de déverser sa rancœur sur tous ceux qui passaient à la barre, se mit à taper comme un fou sur la table.
N'Diouga N'Diaye, encore tout secoué de rire, se leva :
— Monsieur le juge, dit-il, je retire ma plainte contre le garde.
Encore tout tremblant de colère, le juge pointa sa main vers le garde et zézaya :
— La prochaine fois que tu violeras un domicile privé, tu connaîtras la prison et tu y pourriras le reste de tes jours. Allez, va-t'en, tu es libre !
Le colosse vint se mettre au garde-à-vous devant N'Diouga N'Diaye :
Méchi méchi (merci merci), missié blanc-noir ! Toi bon receveur Pétété. Tu faillis me faire péter, mais je te méchi beaucoup. Au revoir !
Ce fut un hourvari indescriptible ! Les gens hurlaient de rire, se tapaient sur le clos, trépignaient des pieds… Le pauvre juge agitait frénétiquement sa clochette. Il menaça de faire évacuer la salle si on ne faisait pas silence. La foule ne l'entendait même pas. Alors il se leva, tapa sur la table, suspendit l'audience et fit évacuer la salle par les gardes. L'audience fut renvoyée à trois jours, ce qui arrangeait énormément les défenseurs des administrateurs Saride et Cardier qui comptaient bien mettre ce délai à profit pour revoir à fond le dossier introduit par Saride et celui de l'inspecteur Arnaud.
Trois jours plus tard, l'audience reprit. L'assistance était encore plus dense que la fois précédente. Les gens se serraient sur les bancs, s'asseyaient par terre…
Les trois pièces à conviction que Haman Nouh avait confiées au vieux Hadi Cissé furent déposées, contre reçu, entre les mains de l'huissier du juge par l'entremise du receveur N'Diouga N'Diaye. C'était une preuve massue que le juge décida de garder en réserve comme coup de grâce pour confondre Saride et l'obliger à passer aux aveux.
L'avocat de la défense était un administrateur en chef de deuxième classe, docteur en droit, Jean-Charles Henri Le Grand de Belleroche. Il était aussi court de taille que son nom était long, mais ce qui lui manquait en hauteur était compensé par une intelligence des plus brillantes. C'était un véritable savant en législation française, jurisprudence coloniale et droit international, le tout servi par une éloquence qui enchantait demandeurs et défenseurs, émerveillait les juges et les procureurs généraux et enflammait les auditeurs. Il brossa un portrait lyrique et émouvant des administrateurs Saride et Cardier, ces deux représentants de l'autorité française à la colonie qui, au risque de ternir ou même de perdre leur honneur et leur carrière, défendaient contre vents et marées le prestige de la mère patrie. Victor Hugo n'avait-il pas chanté “Gloire à la France éternelle ! Gloire à ceux qui sont morts pour elle !” ? Saride et Cardier s'étaient dévoués pour cette gloire, les médailles de l'administrateur Saride en témoignaient. Dans la présente affaire, ils n'avaient fait qu'obéir aux impératifs politiques exigés par les circonstances. ils devaient donc être purement et simplement acquittés.
L'audience fut suspendue et renvoyée à deux jours. Chacun avait le pressentiment que le pouvoir colonial protégerait Cardier et Saride non pas en tant qu'individus, mais en tant que représentants de l'autorité chargés de veiller au maintien du prestige français à la colonie.
A l'époque, il n'y avait pas encore à Ouagadougou d'avocat installé. C'était donc à l'autorité judiciaire de désigner un défenseur pour Haman Nouh. Elle désigna un Antillais, Léon Vendrynes, docteur en droit, qui était alors receveur de l'Enregistrement et des domaines à Ouagadougou.
Le jour de l'audience, Léon Vendrynes commença sa plaidoirie en brossant l'historique de l'esclavage. Il décrivit les tristes conditions de cette situation inhumaine avec de telles couleurs et de tels accents que même un coeur de pierre ne pouvait rester insensible et ne pas s'indigner. Pour conclure, il présenta Haman Nouh et sa femme comme un prolongement camouflé de cette tragique condition sociale, dont ils étaient les victimes.
Une véritable joute mi-courtoise, mi-acerbe, parfois sarcastique, s'engagea entre Léon Vendrynes, Jean-Charles Henri Le Grand de Belleroche, le juge de paix Coles et le procureur-général Martel. L'audience se prolongea quatre jours. L'affaire n'évoluait pas.
A la fin du quatrième jour, en séance publique, le juge Coles se pencha sur le côté, ramassa une sacoche et la posa sur sa table. Lentement, il en sortit une à une les pièces à conviction qui avaient été déposées entre les mains de la justice par N'Diouga N'Diaye, puis il fit approcher l'administrateur Saride. Il lui demanda si ces objets lui appartenaient, et, si oui, comment Haman Nouh avait pu se les procurer. L'argument tomba sur Saride et sur son défenseur comme une avalanche inattendue. Saride fixa longuement du regard la femme de Haman Nouh, puis Haman Nouh lui-même. Après un moment qui parut interminable, sans dire un mot, il baissa lourdement la tête.
L'avocat demanda immédiatement une suspension d'audience, qui lui fut accordée. Il se retira avec Saride et Cardier dans une pièce attenante. Quinze minutes plus tard, la cour fut annoncée et l'audience reprit. Jean-Charles Henri Le Grand de Belleroche avait changé son fusil d'épaule. Il plaida coupable et demanda avec véhémence la clémence du tribunal, mais le juge fut implacable. Saride et Cardier furent sévèrement condamnés. L'avocat, ne se tenant pas pour battu, interjeta appel devant la cour d'assises qui devait se tenir à Dakar.
Par mesure administrative immédiate, l'administrateur Saride fut muté et affecté à Ouagadougou “pour ordre”, c'est-à-dire sans attribution. Il retourna à Tenkodogo prendre ses bagages, puis revint avec sa femme s'installer dans un logement qui leur avait été attribué provisoirement par le gouvernement.
Hainan Nouh était sauf, la justice suivait son cours… Pour moi, l'affaire était réglée.

Un soir, vers vingt-deux heures, alors que je me tenais tranquillement dans ma cour, un Blanc, revêtu d'un costume maure, un grand turban lustre enroulé autour de sa tête, franchit le seuil de mon vestibule. je crus d'abord que c'était un Maure de Mauritanie qui, de passage à Ouagadougou, venait me rendre une visite de courtoisie. Tandis qu'il approchait, à mon extrême étonnement je reconnus le visage de l'administrateur Saride. Il me salua. Je le reçus avec tout le respect que je devais à un administrateur des colonies, lui offris une chaise et lui demandai ce qui me valait l'honneur d'être visité par lui. Il me regarda, les yeux mouillés de larmes :
— Monsieur Amadou Bâ, me dit-il, je n'ai jamais oublié le service que vous m'avez rendu lors de mon arrivée à Ouagadougou. Depuis, avec tout ce qui m'est arrivé, je n'ai pas cessé de penser à vous, mais, pour des raisons que vous êtes bien placé pour connaître, je ne pouvais me permettre de vous écrire. Aujourd'hui, je viens vous demander encore une fois un service. Je me trouve, je l'avoue, dans une situation extrêmement pénible, ignorant tout de ce qui m'attend. Le service que je viens vous demander, c'est, si vous le pouvez, de me prévenir à temps du sort administratif que le gouvernement me réservera.
En outre, continua-t-il, je vais vous confier un secret personnel, car je n'ai ici ni parent ni ami à qui je puisse nie confier, et je ne suis pas assez chrétien pour aller me confesser à un prêtre. Ce secret, c'est que la femme qui vit avec moi et qu'on appelle “Madame Saride” n'est pas, en réalité, mon épouse légitime. C'est une femme mariée qui a abandonné le domicile conjugal pour me suivre en Afrique afin de mettre une bonne distance entre elle et son mari. Le jour où son mari retrouvera mes traces, il déposera contre moi une plainte pour détournement de femme mariée. Si cela se réalisait, alors qu'ici je suis déjà poursuivi pour une affaire de femme, vous voyez dans quelle situation je me trouverais ? Etre dans l'ignorance de ce qui va arriver est un véritable cauchemar. J'en ai perdu le sommeil.
Je n'avais pas été sans remarquer le vouvoiement utilisé par l'administrateur pour me parler, alors qu'a l'époque le tutoiement était de règle entre Blancs et Noirs, surtout entre supérieurs et inférieurs. Quel sentiment profond pouvait obliger un Blanc, administrateur des colonies, à placer sa confiance en un nègre qu'il n'avait fait qu'apercevoir ? — car nous n'avions pas eu de relations qui lui auraient permis de connaître mon caractère. Etait-ce le désespoir qui le poussait à se confier à n'importe qui ? Ou bien un sentiment plus raisonné ? Quoi qu'il en soit, si sa confiance m'honorait, elle me plaçait devant un dilemme déchirant, car il me demandait tout simplement de violer le secret professionnel.
Sans attendre ma réponse, il se leva et prit congé de moi, me laissant dans un embarras qui me valut une nuit d'insomnie. Avec les années, je commençais à y voir un peu plus clair sur le fonctionnement du système colonial quelles que pussent être les qualités intrinsèques de tel ou tel commandant ou couverneur pris individuellement mais cela ne m'empêchait pas de respecter mon devoir de loyauté dans mes fonctions. S'il m'arrivait parfois, à la place qui était la mienne, de donner un coup de pouce pour faire pencher la balance du côté d'un homme injustement accusé ou en passe d'être broyé par le système — comme Demba Sadio et moi l'avions fait pour le chef Pullo Idrissa Ouidi ou comme je venais de le faire pour le marabout Haman Nouh — cela restait dans les limites de la légalité, et même de la moralité tout court. Mais jamais je ne m'étais livré à une violation du secret professionnel…
Ne trouvant aucune solution à mon dilemme, je priai longuement afin que le Seigneur m'inspire la meilleure manière de sortir de cette impasse, au mieux de tous et sans dommage pour personne. Un peu apaisé, je réussis à m'cridormir. Le lendemain matin, comme d'habitude, je me réveillai avant l'aube pour prier et méditer. Tout à coup, une parole du Prophète Mohammad me revint en mémoire. Un jour, il avait dit à ses compagnons : “Aucun musulman ne doit quitter cette terre sans avoir, au moins une fois dans sa vie, violé la shari'a (loi islamique) au nom de la charité.”
En la circonstance, ma “loi”, c'était le respect du secret professionnel. A la lumière de cette parole, qui m'avait envahi l'esprit comme une réponse à ma prière, je décidai, au nom de la charité — car Saride était avant tout un homme, donc mon prochain — de lui venir en aide et, à titre exceptionnel, de violer pour lui ce secret. L'image du commandant libidineux et despote s'estompa de mon esprit ; je n'avais pas à me substituer au tribunal qui était chargé de le juger. Je ne voyais plus que l'homme désespéré, en train de se noyer, et qui me lançait Lin appel au secours. Par ailleurs, Haman Nouh était en vie, et libre. Mon acte ne causerait donc de tort à personne.
Des le lendemain, je me mis à surveiller étroitement les correspondances et papiers officiels.

L'affaire était alors entre les mains du président de la cour d'assises de Dakar, instance qui prenait largement son temps pour se prononcer, même dans les cas les plus graves. Comme le disaient à l'époque les Africains : “Si la justice des commandants de cercle est aussi rapide qu'un lièvre poursuivi lorsqu'elle s'exerce contre nous, la justice française, elle, marche comme une tortue malade.”
Les administrateurs Saride et Cardier, relevés de leurs fonctions, attendaient à Ouagadougou le verdict de Dakar. Ils étaient libres de faire ce qu'ils voulaient, sauf de quitter la ville. Quant à Haman Nouh, le juge l'avait autorisé à rentrer à Tenkodogo et à vaquer tranquillement à ses affaires en attendant le dénouement du procès. Le marabout, on l'a vu, était loin d'être bête ; il savait qu'on ne pouvait attirer des ennuis à un administrateur, puis espérer vivre tranquille sous le commandement de son successeur. Il vendit donc tous ses biens immobiliers de Tenkodogo, garda pour lui son troupeau et vint s'installer définitivement à Dapoya, un quartier de Ouagadougou.
Quelques mois plus tard, les assises de Dakar se prononcèrent : elles entérinaient le verdict de Ouagadougou, condamnaient les deux administrateurs à une peine de prison avec sursis et acquittaient Haman Nouh, lui accordant en dommages et intérêts la somme de 25 000 francs, véritable fortune pour l'époque !
Je ne sais quelle peine administrative fut infligée à l'administrateur Cardier, mais on le fit rentrer en France comme évacué sanitaire. Saride, lui, reçut un blâme avec inscription au dossier et fut affecte à Ouahabou comme chef de subdivision de quatrième zone.
Dès que la décision d'affectation fut tapée au cabinet, avant même qu'elle soit soumise à la signature du gouverneur je me permis d'en informer très discrètement l'administrateur Saride. Il s'arrangea pour me rencontrer. En me remerciant, il pleurait comme un gamin.
— J'ai le sentiment que le destin me réserve un sort cruel, me dit-il.
Lui et sa femme quittèrent peu après Ouagadougou pour rejoindre Ouahabou, bourgade déshéritée située entre Boromo et Bobo Dioulasso, privée de tout confort matériel, perdue au milieu d'une brousse peuplée de grands fauves et de serpents venimeux.
Cet homme si déroutant semblait l'illustration même de la parole : “Les personnes de la personne sont multiples dans la personne.” Les événements allaient donner sous peu à cette parole une nouvelle dimension que j'étais loin de prévoir.
Un certain proverbe veut qu'un malheur ne vienne jamais seul. Fût-ce par l'indiscrétion des journaux métropolitains, ou par le biais d'une information malveillante ? Toujours est-il que le capitaine Georges Larisse, domicilié a Verdun, rescapé du fort de Douaumont et officier plusieurs fois cité à l'ordre de l'armée, excellemment noté par le colonel Pétain lui-même, époux légitime de la dame Larisse qui avait abandonné le domicile conjugal pour vivre maritalement avec l'administrateur Saride, découvrit l'adresse de sa femme fugitive. Il prit sa plus belle plume pour signaler au ministre des Colonies de l'époque la conduite scandaleuse de sa femme et la complicité inadmissible de l'administrateur Saride, et il assigna sa femme devant le tribunal français de Ouagadougou.
Le juge de paix Coles eut un long entretien avec M. Bailly, le chef de cabinet du gouverneur, au sujet de cette nouvelle “affaire Saride”. Le gouverneur, informé, adressa une lettre confidentielle chiffrée à Saride, l'invitant à descendre discrètement à Ouagadougou accompagné de Mme Larisse, le juge de paix demandant à les entendre tous les deux.
Un bistouri tranchant venait d'être introduit dans la plaie mal fermée de Saride. Pour le malheureux, c'en était trop…
Il répondit en clair au gouverneur qu'il descendrait incessamment à Ouagadougou pour répondre à la convocation du juge de paix, mais qu'il demandait une semaine pour mettre de l'ordre dans ses affaires et dans celles de la subdivision.
Un soir, à Ouahabou, Saride et sa compagne dînèrent tranquillement, puis allèrent se coucher. Le lendemain matin, leur boy-cuisinier Kalalompo prépara le petit déjeuner, alla le déposer dans la salle à manger et retourna dans sa cuisine. Au bout d'une heure, ni Saride ni sa femme, qui étaient pourtant très matinaux, ne s'étaient encore manifestés. Kalalompo s'inquiéta. Il s'approcha de leur chambre à coucher. N'entendant aucun bruit, il se permit d'ouvrir la porte. Horrifié, il découvrit Saride et sa femme raides morts chacun dans un coin de la chambre, leurs corps contractés par des souffrances qui avaient dû être atroces.
Kalalompo prévint immédiatement l'interprète Tiombiano Koné, qui courut à la poste pour téléphoner au commandant de Boromo et à celui de Houndé, subdivisions voisines de Ouahabou. Le commandant de Boromo fut le premier à arriver sur les lieux. Il demanda à Kalalompo ce qui était arrivé. Celui-ci ne put rien lui expliquer, sinon qu'il avait ouvert la porte et trouvé ses patrons morts dans leur chambre. Le commandant lui demanda ce qu'ils avaient mangé la veille au soir. Kalalompo, qui n'avait pas encore fait la vaisselle, présenta les restes des plats. Le commandant mit les scellés sur toutes les portes de la résidence et emporta les restes de nourriture à Boromo pour analyse. Le chef du dispensaire n'eut aucune peine à diagnostiquer un empoisonnement par champignons vénéneux.
Sans autre forme de procès, le commandant de Boromo arrêta Kalalompo, l'accusa d'avoir empoisonné ses patrons pour les voler, et le plaça sous mandat de dépôt. Un télégramme officiel fut adressé an gouverneur pour lui annoncer le décès de M. Saride et de sa compagne Mme Larisse.
La “curatelle des biens vacants et des biens des fonctionnaires qui mouraient à la colonie sans successeurs” relevait de la responsabilité du receveur de l'Enregistrement de Ouagadougou. Saisi de l'affaire par le gouverneur, celui-ci se rendit immédiatement à Ouahabou pour dresser l'inventaire des biens des deux de cujus. Une fois le travail accompli, il expédia le tout à Ouagadougou, se réservant d'examiner plus tard en détail les papiers laissés par l'administrateur Saride.
Pendant ce temps, le pauvre Kalalompo souffrait le martyre en prison, où l'on n'était pas tendre pour un nègre accusé d'avoir tué deux Blancs pour les voler… On l'achemina enchaîné sur Ouagadougou, où il fut mis à la disposition du juge de paix. Il criait vainement son innocence, répétant sans cesse la même histoire : les champignons avaient été cueillis par le commandant Saride et sa femme eux-mêmes… ils les lui avaient remis pour en faire un plat au repas du soir… il ne pouvait pas savoir que le commandant lui donnerait des champignons mortels… encore une chance qu'il n'y ait pas goûté, heureusement qu'il préférait la cuisine africaine !… Personne ne l'écoutait.
Le curateur aux biens vacants, qui avait plusieurs autres affaires urgentes à traiter, ne travaillait pas tous les jours sur les papiers de Saride. Ce n'est qu'un mois après le drame qu'il découvrit, dans les papiers du défunt, une enveloppe cachetée. Il fit venir un huissier et décacheta l'enveloppe en présence de cet auxiliaire de la justice. Il s'agissait d'un testament signé des deux défunts. Le commandant Saride y déclarait que, pour éviter de passer devant le juge de paix et de devoir déballer les secrets de leur vie privée, Mme Larisse et lui-même, qui s'aimaient et ne voulaient pas être séparés, avaient volontairement choisi de se donner la mort. Il ajoutait qu'ils étaient allés tous les deux, d'un commun accord, cueillir des champignons vénéneux et qu'ils les avaient remis à leur cuisinier Kalalompo, qui ne se doutait de rien, pour en faire un repas. Ils léguaient une somme de 25 000 francs, leur batterie de cuisine et tous leurs vêtements (sauf la tenue officielle d'administrateur) à Kalalompo et à sa femme, qui avaient été pour eux des domestiques dévoués. Le curateur se hâta de transmettre ce document au juge de paix. Le pauvre Kalalompo fut enfin libéré, avec toutes les excuses de la justice. Pourraient-elles lui faire oublier ses plaies et ses souffrances ?
Ainsi finit la triste histoire de l'administrateur Saride.
Quel homme était-il vraiment 6 ?

Vacances à Koniakary

Depuis le mois de janvier 1927, donc un peu avant la visite de Haman Nouh à mon domicile, j'étais enfin entré, à la suite d'un examen spécial, dans le cadre envié des commis, avec le grade de “commis expéditionnaire adjoint de première classe”. Je travaillais en liaison étroite avec le chef de cabinet, l'administrateur Bailly. C'était un homme simple et bon. Marié à une femme du pays, il faisait partie — avec le commandant de Coutouly — de ces rares Français qui avaient reconnu officiellement leurs enfants métis. Il était si généreux que tous les habitants de Fadan N'Gourma village d'origine de son épouse — pouvaient loger chez lui et à ses frais. Il avait fait aménager à côté de son logement un ensemble de cases que l'on appelait “le camp des beaux-parents de Bailly” ; tout voyageur venant de Fadan N'Gourma y trouvait gîte, nourriture et couchette.

Une petite anecdote illustre bien son caractère.

Depuis le départ de Demba Sadio, comme je ne disposais plus de sa bicyclette pour venir travailler, je venais au bureau à pied. Un matin, M. Bailly m'avait fait appeler peu après l'ouverture des bureaux, mais on lui répondit que je n'étais pas encore arrivé. Quand j'allai me présenter à lui, il m'interrogea sur les raisons de mon retard:
— Monsieur le chef de cabinet, lui répondis-je, j'habite très loin et je fais le chemin à pied. Aujourd'hui, je ne me suis pas préparé suffisamment à temps. Je vous prie de m'excuser.
Il ne répondit rien. C'était un homme très calme, qui ne parlait pas beaucoup.
Vers midi, il m'appela dans son bureau. Il me remit un pli et me demanda d'aller le porter à M. Hourcailloux, patron d'un magasin à Ouagadougou et représentant des Etablissements Boussac. En sortant du bureau je me rendis directement au magasin. M. Hourcailloux lut le pli, alla chercher une “bicyclette auto-moto” toute neuve et me la remit pour M. Bailly. N'osant pas la monter, je l'amenai à la main à la maison, puis, après le déjeuner, an bureau. J'allai prévenir M. Bailly :
— Monsieur le chef de cabinet, M. Hourcailloux m'a remis une bicyclette pour vous. Je l'ai rangée dans le vestibule.
Sans lever la tête de son travail ni même aller voir la bicyclette, il dit :
— Gardez-la ; — c'était l'un des rares administrateurs à vouvoyer les employés indigènes — Je crois qu'avec cela vous n'arriverez plus en retard.
Or, à l'époque, une telle bicyclette coûtait près de 1 200 francs !
C'est donc grâce à M. Bailly que j'eus ma première “bicyclette auto-moto”, que je garderai longtemps. Par la suite, une relation d'amitié et de confiance s'instaura entre nous, et il cessa de me vouvoyer. Beaucoup plus tard, en 1935, alors que je me trouvais en fonctions à Bamako et lui commandant de cercle à Nioro (actuel Mali), j'ai eu l'occasion de lui manifester ma gratitude en témoignant en sa faveur, alors qu'il se trouvait injustement accusé dans une affaire dont il n'était pas responsable. J'en parlerai en son temps.

Depuis le départ de Demba Sadio en 1925, nous avions pris l'habitude de nous écrire assez souvent. Notre courrier, régulier et plutôt volumineux, inquiéta la direction de la Sûreté, qui le soumit a une surveillance discrète. Un jour, le receveur principal des Postes, M. N'Diouga N'Diaye, m'avertit à mots couverts :
— Jeune homme, il faut faire très attention à ce que vous écrivez à votre ami Demba Sadio. Dites-lui d'en faire autant.
Je compris tout de suite que notre correspondance passait au contrôle avant de nous être livrée.
L'époque était celle où le slogan “L'Afrique aux Africains” venait d'être lancé par un groupe d'intellectuels africains que l'on qualifiait de “bolchevistes”. Un Soudanais, Tiemoko Garan Kouyaté, sorti de l'Ecole normale d'Aixen-Provence, faisait partie des grands suspects dont on recherchait anxieusement les correspondants. L'épaisseur de nos courriers nous rendant éminemment suspects, sans doute pensa-t-on que nous étions un maillon de la chaîne des bolchevistes noirs. La surveillance en fut pour ses frais, car si nos lettres étaient volumineuses, c'est que Demba Sadio avait attrapé mon virus de la collecte des traditions orales et que, dès cette époque, il avait pris l'habitude de m'envoyer les contes, légendes ou récits historiques qu'il recueillait dans sa région ; il le fera d'ailleurs sa vie durant, et nombre de ses envois figurent encore dans mes archives. Les Bâ et les Diallo étant liés par la relation de “cousinage à plaisanterie” qui permet une grande liberté de langage, il m'appelait “Petit Peul” et signait “Dieudonné”, du nom chrétien qu'il avait reçu dans l'école religieuse où à avait fait ses premières études. Voilà qui devait sembler encore plus suspect à nos fins limiers de la Sûreté, toujours prêts à voir des codes chiffrés partout…
Au cours de l'année 1926, j'avais effectué un rapide aller et retour pour Bandiagara, mais la durée de mon congé ne m'avait pas permis de pousser jusqu'à Koniakary. J'avais grande envie de revoir mon ami.
Un jour de l'été 1927, alors que je faisais signer le courrier au gouverneur Hesling, celui-ci me demanda ce que devenait Demba Sadio. Je lui donnai de ses nouvelles et profitai de l'occasion pour lui dire combien je souhaitais obtenir un mois de permission pour aller le voir à Kayes, dans sa famille.
— Fais ta demande par écrit, me dit le gouverneur.
Le lendemain même je déposais ma demande, et le surlendemain, par décision du 18 juillet 1927, une réquisition de transport Ouagadougou-Bamako-Kayes et retour me fut accordée, pour moi, ma femme et mon premier fils, Cheick Ahmed Ba, âgé de seize mois. Une ampliation de cette décision fut envoyée aux commandants de cercle de Bamako et de Kayes, afin que ces autorités me mettent en route sans difficultés dès l'expiration de mon congé.
Ma femme s'arrêta à Bandiagara, où se trouvait déjà notre petite fille Kadidja. De mon côté, prévoyant de passer à Bandiagara à mon retour, je poursuivis directement sur Bamako pour voir ma famille, et de là je gagnai la ville de Kayes par le chemin de fer. A l'époque, le train ne marchant pas la nuit, il fallait deux journées pour franchir les quelque quatre cents kilomètres qui séparaient les deux villes. Les voyageurs passaient une nuit à Toukoto, avec tout ce que cela comportait de dérangement pour euxmêmes et pour les habitants chez qui ils descendaient à l'improviste pour demander l'hospitalité. L'Afrique de la brousse ignorait l'hôtel — et l'ignore encore en bien des endroits. L'“hospitalité rémunérée”, importation occidentale amenée par la colonisation, demeurait limitée aux capitales et grands centres urbains que les Africains traditionnels appelaient — et appellent encore souvent — toubaboudougou: “villages de toubabs”. En dehors de ces toubaboudougou, n'importe qui pouvait, n'importe quand, venir demander l'hospitalité à n'importe qui. Les mots “je suis l'hôte que Dieu vous envoie” suffisaient à faire s'ouvrir les portes comme sous l'effet d'un Sésame magique. Le voyageur de passage était un hôte sacré, et il n'était pas rare que le chef de famille lui abandonne sa propre chambre.
Durant le voyage, je me remémorai l'histoire de la ville de Kayes, où vivait mon ami Demba Sadio. En 1855, le général Faidherbe y avait débarqué pour dégager Paul Holle assiégé par Tierno Oumar Baïla, généralissime de l'armée toucouleure d'El Hadj Omar ; en 1898, c'est là que l'Almamy Samory Touré avait été jugé et condamné à la déportation au Gabon. Enfin, Kayes avait été, depuis 1891, la première capitale de la colonie du Haut-Sénégal-Moyen-Niger, avant d'être elle-même, à partir de 1908, supplantée par Bamako avec le gouverneur Clozel. C'est également à Kayes que fut créée la première “Ecole des otages”, transférée ensuite à Bamako sous le nom d'“Ecole des fils de chefs”, puis rebaptisée “Ecole professionnelle” 7.
Située sur la rive gauche du fleuve Sénégal, à environ sept cents kilomètres de Saint-Louis, Kayes est considérée comme l'un des points les plus chauds du globe ; à la saison sèche, il y fait plus de quarante-cinq degrés à l'ombre ! Cela ne l'empêche pas d'être le rendez-vous animé des commerçants de diverses ethnies des pays environnants : les artisans y voisinent avec des pêcheurs et croisent dans les rues des pasteurs Fulɓe ou des Maures nomades et semi-nomades.
J'arrivai à Kayes sous une pluie battante. Cette année-là, l'hivernage était exceptionnellement pluvieux. Je trouvai à la gare mon ami Demba Sadio Diallo, toujours flanqué de son griot Bokardari Sissoko, anciennement en service avec nous à Ouagadougou et qui le suivait partout. Nos retrouvailles fi-irent chaleureuses, marquées des inévitables plaisanteries qui émaillent les rencontres entre membres des clans Bâ et Diallo. Mon ami m'installa confortablement dans sa concession, puis il m'emmena au bureau du commandant de cercle pour faire viser mes papiers.

Secs malgré la pluie…

Mon maître Tierno Bokar, averti de mon voyage, m'avait écrit pour me dire d'aller saluer de sa part à Kayes le Chérif Mohammad El Mokhtar, qui était alors la personnalité la plus marquante de l'ordre musulman tidjani au Soudan français. Demba Sadio m'emmena donc chez ce très savant marabout, que lui-même fréquentait assidûment. A l'occasion de cette visite, nous vécûmes une aventure que je crois intéressant de rapporter, tant en raison de son étrangeté que pour les réflexions qu'elle fera naître dans mon esprit bien des années plus tard, à la lumière d'autres événements.
Notre départ pour Koniakary, lieu de résidence du père de Demba Sadio, était fixé pour le lendemain. Or la pluie ne cessait de tomber nuit et jour, nous n'avions pas de montures et Koniakary était à deux jours de marche. Au moment de prendre congé du Chérif, mon ami Demba me poussa à lui demander de prier pour nous afin que nous ne soyons pas trempés par la pluie, car nous n'avions pas de porteurs et nous transportions nos effets dans de simples baluchons. Il ne doutait pas des pouvoirs spirituels du Chérif ; d'une façon générale les Africains sont persuadés que les marabouts peuvent tout, à phis forte raison s'ils appartiennent à une lignée prestigieuse — ce qui était le cas de notre marabout puisque, comme l'indiquait son appellation de “Chérif”, il était un descendant du saint Prophète Mohammad lui-même.
Je formulai la demande au Chérif. Il sourit :
— Oui, je sais que la rumeur m'attribue des pouvoirs miraculeux. Mais vous, qui êtes des garçons intelligents, ne vous méprenez point. je n'ai aucun pouvoir. Je suis exactement comme vous. Seul Dieu a la force, le pouvoir, la science et la sagesse.
— Certes, répliquai-je, Dieu seul est tout-puissant. C'est pourquoi nous souhaiterions que tu le pries pour nous, car nous savons que tes prières sont efficaces.
— Vous croyez sincèrement que mes prières sont efficaces ?
— Oui ! fîmes-nous d'une seule voix. Nous y croyons, et fermement !
Alors le Chérif, toujours en souriant, nous dit :
— Puisque vous avez foi en mes prières, c'est votre foi qui comptera, et non mes prières. Approchez et tendez vos mains.
Nous lui tendîmes nos mains, paumes ouvertes face au ciel. Il les rapprocha, saisit nos doigts et, après avoir récité la Fatiha, dit d'un ton presque de plaisanterie, comme s'il ne se prenait pas au sérieux lui-même :
— O mon Dieu ! Allâhumma ! Tu sais mieux que moi que je ne peux rien. Moi aussi je sais que je ne peux rien, mais ces deux garçons croient que je peux quelque chose. Mon seul pouvoir, c'est de te transmettre les demandes de ceux qui s'adressent à moi. Demba et Amadou disent avoir foi en mes prières, et moi j'ai foi en ton pouvoir et en ta bonté. Aussi je te conjure, O mon Dieu! de garantir ces deux jeunes gens de toute pluie depuis Kayes jusqu'à Koniakary. Que la pluie vienne devant eux, derrière eux, sur leur droite et sur leur gauche, mais pas sur eux. Protègeles, O Dieu ! comme tu préserves certains brins d'herbe au milieu de grands incendies. Tu es le Seigneur que chacun implore, consciemment ou inconsciemment. Tu es l'Entendeur de ceux qui t'appellent, Tu es le Maître de l'ensemble des êtres, Toi le Clément, le Miséricordieux ! Amine !
Notre “Amine !” fit écho au sien, puis chacun de nous se passa les mains sur le visage jusqu'à la poitrine.
Le lendemain de bonne heure, Demba Sadio, son griot et moi, nos paquets sur l'épaule, primes la route de Koniakary. Comme par miracle, il ne pleuvait pas sur Kayes, tandis que Kayes-n'tini (Petit Kayes), situé sur la rive droite du fleuve et que nous devions rejoindre, était noyé sous l'averse. Une pirogue nous fit traverser le fleuve sous un soleil brillant de clarté. Dès notre débarquement à Kayes-n'tini, l'averse y cessa, et ce fut au tour de la ville de Kayes, gagnée par les nuages, de subir une pluie torrentielle.
Toute la journée, nous marchâmes d'un bon pas sans jamais être touchés par une seule goutte de pluie, les averses semblant se déplacer au fur et à mesure de notre avance. Ceux que nous rattrapions sur la route étaient trempés jusqu'aux os, tout comme ceux qui nous rattrapaient. Ils nous regardaient sans en croire leurs yeux. A Kabatté, nous fimes étape chez un ami de Demba Sadio. Toute la nuit la pluie tambourina sur les toitures, lançant par moments des rafales crépitantes comme pour se venger de n'avoir pu nous atteindre. Le lendemain matin, le soleil était radieux ; il nous accompagna durant toute la journée et nous ne reçûmes pas la moindre goutte de pluie, alors que partout ailleurs il pleuvait sans arrêt.
A notre arrivée à Koniakary, tout le monde nous demanda où nous avions caché nos parapluies et nos vêtements mouillés, car il était impensable que nous ayons été épargnés par la pluie diluvienne qui tombait sur tout le Diombougou depuis dix jours. Tout le pays était trempé. Nous seuls étions complètement secs.
Pour un esprit cartésien, notre aventure ne fut rien d'autre que l'effet d'une coïncidence extraordinaire, mais hasardeuse. Pour nous, il était hors de doute que c'était là une manifestation patente de la puissance divine déclenchée en notre faveur par les prières du Chérif Mohammad El Mokhtar — d'autant que les “prières pour la pluie”, chez les musulmans comme chez les Africains traditionnels, étaient alors pratique courante. Quant à moi, après une longue existence, je ne crois toujours point au “hasard”, mais plutôt à une loi des coïncidences dont nous ne connaissons pas le mécanisme. Certaines coïncidences sont parfois si heureuses et si à propos — surtout si elles se renouvellent assez souvent et à bon escient — qu'elles semblent être l'effet de quelque intelligence qui nous dépasse. Or on peut tout dire du hasard, sauf qu'il est intelligent…
Le père de mon ami, Sadio Samballa Diallo, fils du roi Samballa Diallo et chef de la province, nous fit héberger chez son “grand captif”, c'est-à-dire le doyen et le chef de ses serviteurs. On nous choya comme des princes. Je passai deux nuits à Koniakary. Chaque jour, Demba Sadio et moi allions saluer son père et assister à ses audiences. Nous ne pouvions guère sortir, car la pluie n'arrêtait pas. Le chef Sadio Samballa fut très touché par la puissance des liens d'amitié qui m'attachaient à son fils. Quand je demandai congé, il réunit son conseil et annonça à tous ses administrés que je devenais son fils au même titre que Demba. Il me donna l'une de ses propres montures, un superbe étalon gris réputé pour sa vitesse et son tempérament qui me laissa muet d'admiration, et me promit en mariage sa fille Mariam âgée de six ans — mariage qui, pour diverses raisons, ne se réalisera pas.
Nous retournâmes à Kayes, moi monté sur mon bel étalon, Demba et son griot également à cheval. Sur la route du retour non plus, nous n'eûmes pas à souffrir de la pluie.
Hélas, je ne pouvais me permettre de garder ce magnifique animal. Je n'avais pas assez d'argent pour louer un wagon et le faire voyager jusqu'à Bamako, et je ne pouvais pas non plus le confier à quelqu'un car ç'aurait été lui imposer une charge trop lourde. Il me fallait donc le vendre. J'aurais aimé plus que tout l'amener à Bamako pour le montrer à mon père Tidjani, mais à l'impossible nul n'est tenu. Je cédai donc mon étalon gris à l'interprète Bakary Kouyaté, celui-là même qui avait été l'interprète du commandant de Lopino lors de son différend avec le chef Pullo Idrissa Ouidi Sidibé, et qui se trouvait alors en congé à Kayes. Il me le prit pour deux mille francs payables à crédit et me versa une avance. Après avoir fait mes adieux à mon ami et frère Dernba Sadio, le cœur tout plein de chaleur amicale — et pour une fois les poches bien garnies de “galettes d'argent” — je regagnai Bamako.

Chaque belle journée est suivie d'une nuit…

Comme le dit le proverbe fulfulde : Chaque belle journée est inévitablement suivie d'une nuit profonde. C'est un adage que l'on cite le plus fréquemment possible aux enfants pour les habituer à comprendre qu'aucune joie ne dure indéfiniment sur cette terre et les préparer à affronter l'adversité avec égalité d'âme, comme on s'habitue à se coucher quand la nuit tombe. Quand j'arrivai à Bamako, à peine entré dans la cour familiale la joie qui m'habitait s'éteignit en un instant. Tout le monde pleurait. La famille était en deuil. J'appris que nous venions de perdre l'un des êtres qui nous étaient le plus chers : la douce, lumineuse et pieuse Aissata (que nous appelions Ayya), mère de notre guide et maître spirituel Tierno Bokar. Sainte femme s'il en fut, d'une grande érudition islamique de surcroît, elle avait vécu toute sa vie au service de Dieu, de son fils et des autres, particulièrement des enfants, dans le souvenir jamais éteint de son mari disparu et qu'elle n'avait jamais voulu remplacer 8. Elle était notre mère et grand-mère à tous. Mon père Tidjani et ma mère n'arrêtaient pas de pleurer.
Ma mère décida qu'une forte délégation de la famille se rendrait à Bandiagara pour les condoléances coutumières. Mais il y avait un problème : pour avoir toute sa signification, la délégation familiale devait être conduite par mon père Tidjani ; or, depuis qu'il avait quitté Bandiagara à la suite de son différend avec les femmes et parentes de sa propre famille, il avait pris la résolution de ne jamais y remettre les pieds.
Mais quand Kadidja voulait quelque chose… A l'insu de mon père, qui avait fait vœu de s'isoler en retraite spirituelle pendant plusieurs jours afin de prier pour le repos de l'âme de la défunte, elle fit emballer toutes les affaires de la famille et les embarqua dans un camion qu'elle avait loué pour faire le trajet Bamako-Mopti-Bandiagara. Quand tout fut prêt, elle vint trouver mon père dans sa chambre d'homme. Assis en tailleur sur sa peau de prière, il n'était entouré que de livres coraniques, de chapelets, de peaux de prière et d'un canari d'eau. Debout devant la porte, elle lui demanda la permission d'entrer. Il hocha la, tête.
— Naaba 9 ! lui dit-elle. Pendant que tu étais en prière, je n'ai pas osé venir interrompre ta conversation avec ton Seigneur pour te parler de choses terre à terre que je peux régler à ta place. Tout le monde, à Kati comme à Bamako, est convaincu qu'en ces jours de deuil nous n'abandonnerons pas Tierno Bokar tout seul à Bandiagara au milieu de ses cousins qui sont ses parents, certes, mais aussi ses rivaux forcenés. Aussi ai-je pris sur moi de préparer notre voyage. Toute la famille partira, il ne restera plus personne. J'ai vendu notre concession de Kati ainsi que celle de Bamako. J'ai recommandé à tous tes élèves de Djinina et de Komo-Komi 10 de s'adresser désormais à Tierno Lamine Bâ et de le prendre comme guide spirituel et conseiller dans leurs affaires temporelles. J'ai pris congé de tout le monde, en ton nom et au mien. Le camion est prêt, et à moins que tu n'en décides autrement nous partons immédiatement. Nous avons juste le temps de ramasser tes objets religieux.
— Comment ! Tu veux me ramener à Bandiagara sans préavis ? Mais si j'acceptais, j'aurais l'air de quoi ?
— O Naaba ! répliqua ma mère, qui n'était jamais à court d'arguments. C'est en n'allant pas à Bandiagara avant l'expiration des vingt et un jours de deuil, alors qu'il s'agit de la mère de ton camarade d'enfance et du meilleur ami de ton âge mûr, que tu auras « l'air de quoi ». Tes rivaux en profiteront pour dire de toi ce qui sera désagréable a entendre et pour toi, et pour ta famille, et pour tous tes amis.
Mon père, dont le non et le oui avaient pourtant toujours été irrévocables, dit cependant oui à ma mère, malgré toute la répugnance qu'il éprouvait à retourner à Bandiagara où il n'avait même plus de demeure. Mais, Dieu merci, ma mère en avait, et Beydari Hampâté, l'ancien captif de mon père, en avait lui aussi pour mon compte. Nous ne nous trouverions donc pas à la rue. Deux heures plus tard, toute la maisonnée et les bagages embarqués sur le camion, nous quittions Bamako pour Bandiagara.
Comme nous approchions de la maison de Tierno, de sa cour si familière, pleine encore de souvenirs d'enfance et de la douce présence de la bonne vieille Ayya, mon cœur se serra. J'entendais encore les bénédictions dont elle me comblait a chacun de mes passages. Quelqu'un alla prévenir Tierno, qui se trouvait alors en retraite spirituelle. Il sortit de sa case. Notre arrivée inattendue lui causa une telle joie que son visage en fut tout éclairé. Mon père et lui, émus de se retrouver en de telles circonstances et après tant d'années de séparation, s'étreignirent avec force. Le soir, mon père était si heureux d'être venu qu'il déclara à ma mère :
— O Kadidja, sois bénie ! Si je ne t'avais point écoutée, j'aurais commis une lourde erreur.
De mon côté, j'avais retrouvé Baya et notre petit garçon. Je logeai avec eux chez Beydari Hampâté, où se trouvait déjà depuis un an notre fille Kadidja à la suite d'une décision de ma mère. L'année précédente, Baya était venue faire un séjour chez Tierno Bokar et présenter à la famille nos deux enfants : Kadidja, qui avait environ deux ans et demi, et notre premier fils Cheick Ahmed, âgé de quelques mois. Ma mère, qui était présente à Bandiagara à ce moment-là, avait décidé que Baya serait trop encombrée dans son voyage de retour avec deux enfants, et que d'ailleurs la petite Kadidja, qui portait son nom, devait être élevée en milieu Pullo à Bandiagara, et nulle part ailleurs. Elle avait pris l'enfant et l'avait confiée à la famille de Beydari, considérée comme la “maison Hampâté”.
Confier son enfant à un tiers, généralement parent ou ami très proche, ou à la personne dont l'enfant portait le nom, était alors une coutume très fréquente dans nos pays — elle subsiste encore, mais tend à diminuer en raison de la transformation des conditions sociales et économiques. Une maman pouvait confier sa fille à l'une de ses sœurs restée sans enfant ; un père pouvait dire à son ami le plus proche : “Mon fils est ton fils, élève-le pour moi.” Bien des enfants m'ont ainsi été confiés, qui ont été élevés dans ma famille soit à Bamako, soit, plus tard, à Abidjan, et j'ai moi-même confié certains de mes enfants à des cousins ou amis. Bien entendu, le lien de l'enfant avec sa propre famille n'était pas coupé, mais c'était là une façon de multiplier ses chances futures ; plus tard il pourrait s'appuyer sur deux lignées au lieu d'une seule et dire, par exemple : “je suis le fils de Untel… et d'Amadou Hampâté Bâ.” Dans la société africaine d'alors, où le milieu familial constituait à la fois un milieu d'accueil et d'asile en toutes circonstances, une référence sociale et un réseau d'alliances et de défense, avoir deux familles représentait une chance supplémentaire. Sauf exceptions — hélas, il peut toujours y en avoir ! — la famille d'accueil choyait l'enfant confié plus que ses propres enfants, car l'un des pires reproches que l'on pouvait alors faire à une mère, surtout en milieu Pullo, c'était de “préférer ses propres enfants à ceux des autres”.
L'homonymie, aussi, créait et crée encore un lien très puissant, car le nom, qui est sacré, est censé véhiculer le secret même de l'être — d'où l'usage si fréquent d'utiliser un surnom plutôt que le nom dans la vie courante. Donner à un enfant le nom de quelqu'un, c'est non seulement honorer cette personne et montrer qu'on souhaite la voir continuer de vivre à travers son propre enfant, mais c'est aussi faire de son enfant une sorte d'alter ego de cette personne. L'homonymie crée donc, elle aussi, un lien de parenté étroit, fondé sur un sentiment intime d'identité et généralement empreint d'affection et de générosité.
En la circonstance, l'homonyme en question étant ma mère Kadidja, il n'était pas question de résister, surtout pour une jeune maman peule éduquée à ne pas manifester publiquement son attachement pour son enfant. De toute façon, à l'époque, la parenté était considérée comnie collective, et chacun, dans le village ou le milieu familial élargi, était responsable de l'éducation de l'enfant, lequel, habitué a avoir plusieurs “mamans” et plusieurs “papas”, allait à son gré dormir chez les uns ou chez les autres, comme je l'avais fait moi-même durant toute mon enfance. Cette coutume était donc pour nous absolument normale et conforme à l'intérêt supérieur de l'enfant.
Quant à notre petite Kadidja, qui se partageait entre la maison de Beydari et celle de Tierno Bokar, elle était choyée à l'égal d'une reine et bénéficiait d'une indulgence bien plus grande qu'elle n'en aurait sans doute trouvé auprès de ses propres parents. Elle manifestera d'ailleurs plusieurs fois son souhait de ne pas quitter Bandiagara et y restera jusqu'à sa nubilité, époque où elle nous rejoindra à Bamako.

Médailles inutiles pour un prince déchu…

Je passai quelque temps auprès de Tierno Bokar et de mes parents, puis je repris, avec Baya et notre fils Cheick Bâ, le chemin de Ouagadougou. L'administration avait mis à notre disposition deux chevaux et huit porteurs. Notre petit convoi s'engagea sur la route même que j'avais suivie en 1922.
En cinq ans, les choses avaient subtilement changé un peu partout. Certes, l'accueil réservé aux fonctionnaires de passage était toujours le même, mais il me parut moins fondé sur la peur du Blanc et de son auxiliaire que sur le respect naturel de l'autorité établie, et, surtout, sur l'hospitalité due à l'étranger de passage en vertu d'une coutume qui existait bien avant l'arrivée des Blancs. Une nouvelle vision des choses, née avec le retour des anciens combattants de la Grande Guerre et la chute du mythe du “Blanc invulnérable”, faisait peu à peu son chemin…
Notre voyage s'effectua sans incident notable jusqu'à notre arrivée à Tiw, bourgade du cercle de Ouahigouya où, cinq ans auparavant, le prince Lolo Diallo, fils du grand chef Djibril, nous avait gratifiés, les sergents Autexier, Mayclaire et moi-même, d'une réception si mémorable.
Comme nous pénétrions dans Tiw, je fus frappé par la torpeur qui planait sur cette cité ou, jadis, les beuglements des bovins se mêlaient aux chants des coqs, aux aboiements des chiens et aux cris aigus des gamins qui couraient, sautaient et gambadaient à travers les ruelles. Arrivé devant le campement, je faillis rebrousser chemin. Ces cases délabrées ne pouvaient être celles du plus coquet des campements où mes compagnons et moi avions coulé des heures si agréables en 1922 ! Hélas, je dus me rendre à l'évidence, c'était bien le campement de Tiw ! Le chaume des cases, jamais remplacé, s'était tassé en une sorte de pâte grisâtre, comme une vieille écorce moisie. Les bois des charpentes perçaient çà et là à travers les toitures en ruine, hérissés vers le ciel comme des lances de Touaregs. Des ânes dérangés dans leur sieste se précipitaient au-dehors, lançant des ruades et poussant des braiments indignés. Quelques cases paraissant tenir encore vaguement debout, nos porteurs y déposèrent nos bagages.
A peine étions-nous installés que je vis arriver sur le chemin un homme qui semblait ne pas tenir sur ses jambes. Comme on dit chez nous, “ses os étaient morts”. L'homme ne portait sur lui que deux vêtements : une blouse blanche à manches courtes et une culotte blanche, toutes deux aussi sales qu'un costume de terrassier. Il allait pieds nus et nu-tête. Quand il fut à quelques mètres de nous, je reconnus avec stupeur en cet être rachitique et mal lavé le prince Lolo Diallo, dauphin de la riche province des Diallouɓe de Tiw, ancien héros de guerre et virtuose de l'équitation, qui jadis avait plus de têtes de bétail dans ses parcs et ses bergeries que de cheveux et de poils dans les douze parties chevelues de son corps 11. Il se présenta à moi et lança les salutations rituelles, répétant le nom de ma lignée.
— Diallo ! Diallo, lui répondis-je — et je le fis immédiatement asseoir, ses jambes malades le soutenant à peine.
— O Amadou, fils de Hampâté, me dit-il, je suis aujourd'hui la ruine du Lolo Diallo que tu as vu jadis ici, dans ce campement qui n'est pas en meilleur état que moi. Hélas, j'ai bu toute ma fortune, desséché ma dignité et raté totalement ma vie. Je n'ai plus en poche que mes médailles, mais ceux qui me les ont données comme prix de mon sang versé pour défendre l'honneur et le bonheur de leur pays ne veulent pas me les racheter aujourd'hui. J'en viens à me demander si ces pièces de métal, remises aux sons des tambours, des clairons et des trompettes, avec présentation d'armes et défilés grandioses, ont perdu de leur valeur, ou même si elles en ont jamais eu.
En cadeau de bienvenue, il me tendit cinq noix de cola :
— Mon frère, ne regarde pas la quantité des noix que je t'offre, mais mon intention et mes possibilités.
Je le remerciai, et un peu plus tard le fis raccompagner à cheval jusqu'à sa demeure, avec quelques provisions.
J'avais projeté de passer la nuit à Tiw, mais le sort de Lolo Diallo m'avait tant attristé que je décidai de repartir le jour même pour Bangou, à quelque vingt kilomètres de là. J'envoyai les porteurs au-devant de nous. Baya et moi devions prendre la route vers seize heures, après la prière du milieu de l'après-midi.
Comme nous nous apprêtions à monter sur nos chevaux, je vis arriver au campement Goffo, le chef des captifs de l'ancien grand chef Pullo Djibril, qui m'avait si longuement conté l'histoire de son maître en 1922. On venait juste de lui signaler notre arrivée. Très correctement vêtu, il n'avait presque pas changé. Heureux de me revoir, il nous saluz avec beaucoup d'enthousiasme et fit sauter mon fils dans ses bras. Il essaya de nous convaincre de passer la nuit à Tiw, mais nos porteurs étaient déjà partis avec tous nos bagages et nous ne voulions pas nous attarder davantage.
Je montai sur mon cheval et plaçai mon fils devant moi, l'attachant solidement à l'aide d'une écharpe qui nous enserrait tous les deux. Puis, suivi de Baya, je pris la route de Bangou. Nous y arrivâmes à la tombée de la nuit. Le lendemain nous reprenions la route. Huit jours plus tard, nous étions de retour à Ouagadougou.

Départ du gouverneur Hesling

Avant mon retour, le gouverneur Edouard Hesling avait été admis à faire valoir ses droits à la retraite. Il rentra définitivement en France.
Cet homme, animé par un réel souci de justice, totalement exempt de tout esprit de racisme ou de discrimination, s'était toujours montré en avance sur l'esprit colonial de son temps. Sa première circulaire, publiée au numéro un du journal officiel de la Haute-Volta, visait à interdire l'emploi des adjectifs “blanc” et “noir” et à imposer les noms communs “Européen” et “indigène” pour désigner les individus selon qu'ils étaient blancs ou noirs. Il exigea que les noms des indigènes soient précédés du titre de “Monsieur” comrne ceux des Européens, au lieu du traditionnel “le nommé” ; c'était un pas vers la suppression de l'intempestif tutoiement des nègres par tous les Européens coloniaux quels qu'ils soient.
Aujourd'hui, le geste d'Edouard Hesling paraît simple et normal. A l'époque — et surtout de la part d'un gouverneur — c'était un acte de courage exceptionnel, parce qu'il portait atteinte au prestige des colonisateurs qui n'entendaient pas être mis sur un pied d'égalité avec leurs vassaux.
Ce ne fut pas là, d'ailleurs, la seule disposition préconisée par Edouard Hesling pour améliorer le sort des indigènes, et l'on a vu qu'en maintes circonstances il n'hésitait pas à défendre ceux d'entre eux qui étaient l'objet d'un traitement injuste, ou à leur donner une chance de faire entendre leur voix, fut-ce à cause de son esprit progressiste et émancipateur, servi par une personnalité exceptionnelle ? Toujours est-il que le gouverneur Hesling ne fit pas la carrière brillante à laquelle il aurait pu prétendre et que, contrairement à d'autres, dont certains étaient ses promotionnaires, il n'accéda jamais aux fonctions de gouverneur général.
Edouard Hesling était un homme réservé. Nos rapports n'avaient rien de familier, mais il me faisait confiance en beaucoup de domaines et me laissait une certaine marge d'initiative. Je lui dois d'avoir acquis une réelle expérience professionnelle, et cet homme de bien reste l'un de ceux qui occupent une place à part dans ma mémoire.
En attendant la nomination d'un gouverneur titulaire, l'intérim fut assuré par l'administrateur en chef Robert Arnaud, inspecteur des Affaires administratives. M. Valroff devint chef de cabinet, mais il n'avait ni le poids d'un Bailly ni l'envergure d'un Marius Bellieu comte de la Romevillière, qui avait un temps occupé ce poste durant un intérim du secrétaire général Fousset et avec qui j'avais alors travaillé. Russe naturalisé, M. Valroff semblait craindre de contrarier ses compatriotes français, et nombre de ces derniers en profitaient pour abuser de lui.
Après le départ du gouverneur Hesling, ma situation au cabinet prit une tournure moins intéressante. On me laissa de moins en moins d'initiative, et je me retrouvai à l'étroit dans mes fonctions.

Le “Diable boiteux”

Des circonstances imprévues allaient à nouveau, comme si souvent dans mon existence, infléchir le cours des événements et m'amener à quitter définitivement le cabinet du gouverneur pour retourner à mes fonctions d'origine. Cela se passait du temps de l'intérim de l'inspecteur Arnaud.
L'administrateur adjoint des colonies Lesage, adjoint au commandant de cercle de Ouagadougou, venait d'être nommé, en plus de ses fonctions au cercle, receveur du bureau de l'Enregistrement et des domaines — apparemment l'administration ne s'était pas encore décidée à nommer à ce poste un receveur de carrière…
En dépit de son grade relativement modeste, M. Lesage était, en fait, la première personnalité politique de la colonie : il le devait à ses fonctions de “secrétaire général du syndicat des administrateurs coloniaux de la Haute-Volta”. Même le gouverneur était obligé de compter avec lui ! Or, Lesage était réputé invivable, Il était si hargneux qu'on lui avait donné le sobriquet de “diable boiteux”. Il n'épargnait personne et n'avait peur de rien. Son commandant de cercle ne pouvait lui donner aucun ordre : il faisait ce qu'il voulait, et quand, il le voulait. De petite taille, maigre, voûté et boiteux, il avait de surcroît la bouche légèrement tordue. Il portait un pince-nez aux verres épais qui grossissaient curieusement ses yeux de chat. Quand des Africains, demandeurs ou défendeurs, apprenaient qu'ils auraient à passer devant le tribunal indigène présidé par l'administrateur Lesage, ils préféraient retirer leur plainte, ou même aller directement en prison sans jugement, plutôt que d'affronter le terrible “diable boiteux” !
Lorsque, quelques années plus tôt, j'avais quitté le bureau de l'Enregistrement et des domaines pour aller à Dori, j'avais été remplacé dans mes fonctions par Amadou Mahmoudou Dicko. Dès que le malheureux apprit la désignation de M. Lesage comme receveur de l'Enregistrement, il fut saisi d'une telle peur qu'il en attrapa une diarrhée rebelle et qu'il dut même entrer à l'hôpital. N'ayant pas pris de vacances depuis au moins dix ans, il en profita pour demander un congé de six mois pour raisons de santé. Le nouveau receveur alla le trouver à l'hôpital pour lui demander qui pourrait le remplacer. Amadou Mahmoudou avança mon nom, en ajoutant qu'il me devait sa formation.
M. Lesage laissa Amadou Mahmoudou partir en congé. Dans un premier temps, il essaya d'assurer lui-même le travail, mais au bout de quatre mois le trésorier payeur lui signala un déficit de 50 000 francs dans sa caisse et lui demanda des comptes. Pour la première fois de sa vie, peut-être, le diable boiteux se troubla. Il était sûr de deux choses : il n'avait pas détourné cette somme, et personne ne l'avait volée. Qui, à l'époque, aurait osé entrer chez un Blanc pour voler, et surtout chez le diable boiteux ?
M. Lesage se rendit auprès de M. Valroff, chef de cabinet du gouverneur. Il lui expliqua la situation et demanda que je sois mis à sa disposition pour remettre de l'ordre dans sa comptabilité, faute de quoi il fermerait purement et simplement le bureau, ce qui paralyserait l'ensemble du commerce et le notariat du parquet. M. Valroff alla immédiatement expliquer la situation à l'inspecteur Arnaud. Sans doute celui-ci lui recommanda-t-il de donner satisfaction à M. Lesage sans perturber pour autant le fonctionnement des services du cabinet, car peu après M. Valroff me faisait appeler et, en présence de M. Lesage, me donnait ses instructions, d'où il résultait que je devrais me couper en deux :
— Désormais, me dit-il, et jusqu'à nouvel ordre, tu te partageras entre le cabinet et le bureau de l'Enregistrement. Le matin tu travailleras chez M. Lesage, et l'après-midi tu reviendras ici.
— Monsieur le chef de cabinet, je ne puis me prêter à cette dichotomie professionnelle, lui répondis-je ; mon travail en pâtirait et cela retentirait sur mes notes de fin d'année. Et d'ailleurs, par qui serais-je noté ? Je demande à être soit définitivement affecté au service de l'Enregistrement, soit maintenu au cabinet du gouverneur. Pour ma part, je n'ai aucune préférence.
Je parlais en toute sincérité. Depuis le départ du gouverneur Hesling, il m'importait peu de quitter le cabinet.
— Eh bien! Voilà un nègre qui sait s'affirmer ! fit M. Lesage.
Sans prêter attention à sa boutade, je demandai au chef de cabinet la permission de me retirer dans mon bureau pour y attendre sa décision.
Une heure plus tard, il vint lui-même me trouver :
— Tu es affecté au bureau de l'Enregistrement et des domaines, me dit-il. Ton service commence lundi prochain.
La décision d'affectation était datée du 6 octobre 1927.
Je passai mon service à mon successeur désigné, Mamadou Djibrila, et pris congé de tous mes collègues du cabinet. Ma mutation avait étonné tout le monde.
— Ah ! On voit bien que le gouverneur Hesling n'est plus là, disaient certains, sinon pour rien au monde Amadou Bâ n'aurait été muté !
Durant toute la journée du dimanche mes amis défilèrent chez moi. Les uns me manifestaient leur regret de me voir quitter le cabinet, où j'arrangeais beaucoup de choses ; les autres me souhaitaient bonne chance, car pour eux ma mutation équivalait à une condamnation en enfer !
Je ne pus fermer l'œil de la nuit, tant j'appréhendais de travailler sous les ordres du diable boiteux. Plutôt que de rester dans une situation ambiguë, je décidai de tout risquer et de lui dire dans quelles conditions j'entendais travailler pour donner le meilleur de moi-même. Je pris toutes mes dispositions pour m'enfuir éventuellement de Ouagadougou dès que M. Lesage commencerait à me rendre la vie impossible. Heureusement, ma femme, qui était enceinte, venait de partir à Bandiagara avec notre fils pour y accoucher, et elle devait y rester un certain temps. Il me serait plus facile, étant seul, de disparaître de la circulation voltaïque sans laisser de traces.
Le lundi matin, je revêtis une tenue africaine blanche. Le temps était loin où je croyais pouvoir impressionner mes chefs en m'habillant à l'européenne…
Monté sur ma bicyclette “auto-moto” — souvenir du cher M. Bailly — je me rendis à mon service, dont les bureaux étaient situés dans l'appartement même de M. Lesage.
Dès mon arrivée, j'allai frapper à la porte de son bureau. — Qu'est-ce qu'il y a ? Qui est là ? Il ne faut pas venir m'emm… de si bon matin. Ouvre, entre, et n'oublie pas de fermer la porte. Est-ce toi, Biga ?
— Non mon commandant, je ne suis pas Biga. Je suis Amadou Bâ, votre nouveau commis. Je viens me présenter à vous pour commencer mon travail.
— Ah c'est toi ? Tu tombes bien, je me préparais à me rendre au bureau du cercle. C'est incroyable ! On veut que je sois à la fois au four et au moulin. J'ai droit à toutes les peines du monde dans cette putain d'administration, mais par contre je n'ai droit à aucun avancement. A mon âge, rester administrateur adjoint, c'est honteux ! Il est vrai que je suis un emmerdeur public et que j'ai la langue trop bien pendue pour me valoir de bonnes notes 12. Enfin ! Venons-en à toi, et dis-moi comment tu vas conduire ce service hybride où se croisent les vivants et les morts…
Pour dominer un réflexe de peur qui aurait pu me faire trembler, je me campai solidement sur mes jambes, pris une bonne inspiration et me lançai :
— Mon commandant, je suis parfaitement au courant de la marche des six sections de votre service : enregistrement, domaines, conservation foncière, curatelle, timbres et, enfin, administration de la succession des fonctionnaires décédés sans héritiers. Je dois ma formation à un spécialiste, M. Jean Sylvandre, receveur de carrière. Je suis prêt à travailler beaucoup et bien, mais je suis d'un tempérarnent nerveux, et même très nerveux ! Des reproches immérités me sortent de mon assiette et me rendent comme fou ; je ne suis plus bon à rien pour plusieurs jours. Aussi mon commandant, si vous avez des reproches à me faire, je souhaiterais que vous me les fassiez au moment même où je commettrai une faute, et pas après. Je vous demanderai par ailleurs d'excuser des petits retards de cinq ou dix minutes qui peuvent m'arriver. En revanche, je vous promets qu'aucun travail ne sera jamais en retard. Si besoin est, je ferai autant d'heures supplémentaires qu'il en faudra pour être à jour, et ne demanderai aucune rémunération en contrepartie.
Soulagé d'avoir pu aller au bout de mon discours sans avoir provoqué d'explosion, je me tus.
Le diable boiteux se leva de sa chaise, contourna son bureau et vint prendre appui sur le rebord de la table, du côté où je me trouvais. Sans dire un mot, il me fixa des yeux durant trois bonnes secondes, puis il se mit à arpenter la pièce en lançant des “Jarnicoton !” et des “Cap de diou !” qui me donnèrent l'impression de me retrouver devant le commandant de Coutouly. Brusquement, il s'arrêta :
— Eh bien, mon pauvre Lesage, fit-il, te voilà avec un commis expéditionnaire conditionnel sur les bras. Et c'est à prendre ou à laisser! Ah ! Bigre !
Il vint se planter devant moi :
— Moi aussi, morbleu, je vais te dicter mes conditions, et nous serons quittes !
Je me préparai au pire…
— Je sais que l'on dit partout que je suis infernal, et c'est pourquoi tu as cru devoir me poser tes conditions de travail. Eh bien, j'aime celui qui dit ce qu'il pense et qui ne se laisse pas marcher sur les pieds. Aussi, avant de te faire connaître mes propres conditions, je vais te dire qui je suis et pourquoi je suis comme je suis.
Mon pauvre père était goutteux et ma malheureuse mère arthritique. Ils en sont morts peu après m'avoir mis au monde, et pour tout héritage ils m'ont légué un rhumatisme aigu qui s'est logé dans les douze jointures de mes membres. Dès que le ciel se couvre de petits flocons de nuages blancs, la crise se déclenche et j'ai alors dans le corps douze tenailles qui me torturent. Je reçois comme des décharges électriques qui percutent mes os et me grillent la moelle. Je perds toute notion, hormis celle de la souffrance. Je pers l'appétit, le sommeil, la faculté de marcher… Je perds même le bon sens et je reste perclus dans mon lit. Voilà, mon ami, le calvaire que je vis depuis quarante-cinq ans. Quand la crise me saisit, je ne vois que le mal et ne dis que du mal. Alors, voici mes conditions : N'entre jamais dans mon bureau sans que ce soit moi qui t'y invite. Ne viens pas me dire bonjour en arrivant, ni au revoir en partant. Nos deux bureaux seront séparés par une pièce où j'installerai une table ; tu n'auras qu'à déposer sur cette table les documents à signer, et noter sur une feuille blanche tout ce que je dois faire s'il y a lieu.
En ce qui concerne tes heures de travail, viens quand tu voudras, et pars quand tu voudras. Si tu as besoin de t'absenter, envoie-moi une note que Biga déposera sur mon bureau. D'accord ?
— Oui mon commandant ! répondis-je comme dans un rêve.
Je n'en croyais pas mes oreilles… Etait-ce bien le diable boiteux qui me parlait ainsi à notre première entrevue, et qui m'avait même appelé “mon ami” ? Eh bien, me dis-je, c'est un signe que je ne vivrai peut-être pas si mal dans son enfer. A quoi devais-je une telle chance ? J'ignorais la réponse. Je me contentai de remercier le ciel…

J'installai tout ce qui m'était nécessaire dans mon bureau, et commençai par reprendre la comptabilité là où je l'avais laissée en partant pour Dori. C'était, me semblait-il, la meilleure façon de repérer les erreurs ou omissions qui avaient pu être commises après mon départ. La vérification était plus longue et fastidieuse que difficile. Elle me demanda deux mois. Finalement, je m'aperçus qu'à partir d'un certain moment Amadou Mahmoudou Dicko avait omis de tenir compte des débets 13 résultant des frais d'enregistrement des contrats passés pour engager des contractuels. En effet, la taxe à percevoir pour l'enregistrement des contrats étant portée en recette sans que la somme soit effectivement perçue au moment même, il appartenait au bureau de l'Enregistrement d'établir, chaque trimestre, le relevé des débets et de l'envoyer au bureau des finances pour obtenir un mandat d'un montant correspondant. Le receveur devait ensuite joindre ce mandat à son versement mensuel des fonds et la balance des comptes se trouvait ainsi équilibrée. Le déficit signale ne venait que de là.
A l'insu de M. Lesage, je me rendis au bureau des finances pour activer l'établissement du mandat de 50 000 francs. Quand tout fut prêt, je déposai sur la table habituelle toute la comptabilité apurée et une lettre de demande de quitus de la somme de 50 000 francs au trésorier payeur.
Quand je revins au bureau dans l'après-midi, M. Lesage m'attendait sous la véranda. Des qu'il m'aperçut, il marcha à ma rencontre avec un grand sourire et vint me serrer la main.
— Merci ! me dit-il. Je suis vraiment content que tu aies pu me tirer cette épine empoisonnée du pied !
Il m'accompagna jusque dans mon bureau, y resta un moment, comme privé de parole, puis repartit en me disant à nouveau merci.
A la fin du trimestre, j'établis l'état des indemnités normalement dues au curateur des biens vacants, en l'occurrence M. Lesage. Le montant de ces indemnités, qui reprësentaient un petit pourcentage des soldés créditeurs et débiteurs ainsi que du reliquat dégagé, s'élevait à 3 000 francs. Quelques jours plus tard, je trouvai sur mon bureau une enveloppe cachetée, accompagnée d'une note :
— Tu as bien mérité cette somme par ton travail rapide et compétent.
J'ouvris l'enveloppe : elle contenait 1 500 francs ! C'était l'équivalent de trois bons mois de solde et indemnités qui me tombait du ciel, et à un moment où j'en avais bien besoin. J'envoyai immédiatement à ma femme la somme nécessaire pour lui permettre de me rejoindre à Ouagadougou avec nos deux fils, car elle avait accouché à Bandiagara d'un deuxième petit garçon que j'avais prénommé Tierno. Notre fille Kadidja, elle, restait à Bandiagara.
Un jour, M. Valroff me croisa en ville.
— Alors, Amadou Bâ, me fit-il en plaisantant, comment as-tu trouvé le diable boiteux ?
— Pour moi, Monsieur le chef de cabinet, j'ai trouvé non un diable, mais un charmant ange du ciel. Je suis dans la situation de quelqu'un qu'on aurait voulu jeter dans l'enfer et qui se retrouve au paradis. Et je n'exagère rien !
Tout Ouagadougou était étonné de ma parfaite entente avec M. Lesage. En fait, ma vie était extrêmement agréable, je menais mon travail tranquillement, à mon rythme, sans avoir rien à craindre de personne, et par ailleurs j'étais libéré des incessantes demandes d'intervention qui m'assaillaient au cabinet du gouverneur, alors que j'avais perdu une grande partie de mes moyens pour y répondre…

Où je retrouve mon “oncle Wangrin”

Quelques mois après ma prise de service, un gros commerçant européen fut assassiné à Bobo Dioulasso. Il ne laissait sur place aucun héritier. Au titre de la “curatelle aux biens vacants”, notre bureau fut saisi de l'affaire. M. Lesage décida que nous nous transporterions tous deux sur place pour procéder à l'inventaire et à la liquidation des objets et marchandises ayant appartenu au défunt.
A notre arrivée, les scellés furent brisés et il fut dressé un procès-verbal d'ouverture des lieux ; dès ce moment le receveur de l'Enregistrement devenait administrateur de tous les biens du défunt, tant commerciaux que personnels. Assistés dans notre travail par un huissier du tribunal, nous portions chaque pièce inventoriée sur des listes numérotées ; le procès-verbal était signé par l'huissier et le receveur de l'Enregistrement. Voyant que le travail durerait fort longtemps, M. Lesage retourna à Ouagadougou où l'appelaient d'autres affaires. Il me donna sa procuration et je restai seul sur place pour terminer l'inventaire, assisté par l'huissier et en présence d'un fonctionnaire du cercle qui servait de témoin. Cela devait me prendre un peu plus de trois mois. Peu de temps après notre arrivée, comme je sortais des bureaux du cercle où j'étais allé accomplir une démarche, je rencontrai “Wangrin”. Après un moment d'hésitation, je le reconnus, d'autant plus que lui-même me fixait du regard. Je me dirigeai vers lui. Il se précipita sur moi :
— Hé, Amkoullel ! Te voilà ? C'est bien toi ?
— Oui, oncle Samba, c'est bien moi !
Il me serra contre sa poitrine. Il était si heureux de me retrouver qu'il alla demander à mon logeur, Amadou Moktar Bâ, un Peul originaire du Fouta-Djallon, de me laisser venir loger chez lui “parce qu'en tant qu'oncle il avait plus de droits sur moi qu'un cousin !”
Je me transférai donc avec mes bagages dans sa maison, située dans le quartier Koko.
Jusqu'à cette rencontre, je n'avais pas été totalement privé des nouvelles de Wangrin car sa femme, Ebel Nindjo, une Dogon de Bandiagara, écrivait de temps en temps à ses parents, qui logeaient à côté des miens. Les liens entre nos deux familles étaient étroits, et dans chaque lettre Wangrin ne manquait jamais de transmettre ses salutations à mes parents. Je recevais ensuite à mon tour des échos de ses nouvelles. J'étais plus ou moins au courant des grandes étapes de sa trajectoire brillante, mais j'ignorais que, depuis peu, le cours de son destin s'était brutalement retourné.
Apparemment, Wangrin était lui aussi au courant de mon propre cheminement, car il y fit allusion lors de l'une des premières soirées que je passai dans sa maison.
— Quand tu étais petit garçon à Bandiagara, me dit-il, tu étais un très bon conteur. Maintenant, tu es commis expéditionnaire, et j'ai appris que tu avais été reçu premier à tous les examens que tu as passés en Haute-Volta. Cela prouve que tu sais bien écrire en français. Je voudrais te raconter ma vie afin que, plus tard, tu en fasses un livre qui pourra servir aux hommes non seulement de divertissement, mais aussi d'enseignement. Me promets-tu de le faire ?
Je le lui promis. Il me demanda alors de ne le publier qu'après sa mort, et d'utiliser non son vrai nom, mais l'un de ses surnoms, “Wangrin”, afin, disait-il, d'éviter à ses parents tout risque de complexe de supériorité ou d'infériorité, car, dans sa vie, “il y avait eu des hauts et des bas” 14.
Ainsi chaque soir, pendant presque trois mois, après le dîner et la prière de la nuit, de vingt heures à vingt-trois heures, parfois jusqu'à minuit, Wangrin, en grand maître de la parole qu'il était, me restituait son histoire à la manière vivante et détaillée des Africains de jadis. Son fidèle griot, Diêli Maadi, jouait doucement de la guitare pour accompagner son récit. Ces soirées restent pour moi un souvenir inoubliable.
Je prenais des notes dans un cahier, que je complétais lorsque je me retrouvais seul. Mais pour ce qui est du déroulement vivant de chaque épisode que me contait Wangrin, leur récit s'est gravé tel quel dans ma mémoire, de même que tous les grands épisodes de ma vie personnelle ou les divers récits que j'ai recueillis au fil des années. Aujourd'hui encore je peux entendre sa voix, soutenue par le son ténu de la guitare… Et quand je me remémore ces séances émouvantes, et que je pense à la triste fin de vie qui l'attendait, parfois les larmes me viennent aux yeux.
Lorsque je le rencontrai, il venait de subir la trahison de “Madame Blanche-Blanche” et de faire faillite. Je ne saurais dire s'il était déjà totalement ruiné à ce moment précis, puisqu'il pouvait me recevoir chez lui. Sans doute lui restait-il encore un peu d'argent. Ce n'était plus le “grand Wangrin”, mais ce n'était pas encore “l'écrivain public”. En fait, ne le rencontrant que le soir, je ne savais pas de quoi ni comment il vivait. Et il y avait tellement de respect et de pudeur entre nous qu'il ne se plaignait jamais devant moi et que, de mon côté, je ne lui posais aucune question. Sur ce sujet particulier, il était très avare de renseignements. Jamais non plus je ne l'ai vu ivre, alors que, selon son propre témoignage, il avait commencé à boire bien avant le départ de “Madame Blanche-Blanche”.
Ce n'est que des années plus tard, quand son griot Diêli Maadi viendra me voir à Bamako pour m'informer de sa mort et me raconter la fin de sa vie, que je découvrirai la déchéance physique et matérielle dans laquelle il était tombé — déchéance physique et matérielle mais non morale, car bien au contraire c'est dans cette période tragique, alors qu'il connaîtra la misère la plus atroce, qu'il manifestera sa vraie grandeur, distribuant aux plus pauvres que lui les quelques sous qu'il glanait par-ci parlà et manifestant ce don si rare qui consiste, quoi qu'il arrive, à rire de la vie et de soi-même, sans en vouloir à personne. Ce n'est pas pour rien qu'à cette époque on viendra de loin pour l'écouter…
Au fil du récit de Wangrin, je découvris que le “grand interprète” chez qui j'avais séjourné à Ouahigouya était en fait celui de son récit, et que le prince déchu de Tiw était ce même jeune prince Pullo dont il avait, en son temps, plus ou moins prévu le destin 15. Il fut intéressé par les nouvelles que je lui apportai de l'un et de l'autre.
Un peu avant que mon séjour ne touche à sa fin, il termina son récit sur l'épisode du départ de Madame Blanche-Blanche et de sa propre faillite.
— Ainsi, après avoir tout possédé, fai tout perdu en un jour ! concluait-il avec le sourire.
Et il rappelait le proverbe africain : La fortune, c'est comme un saignement de nez. Cela arrive sans raison et s'en va de même.

A la fin de mon travail d'inventaire, M. Lesage revint à Bobo Dioulasso pour donner les dernières signatures, puis nous retournâmes ensemble à Ouagadougou. Je ne devais jamais revoir Wangrin.
Pendant la suite de mon séjour en Haute-Volta, j'ai eu la bonne fortune de servir dans la plupart des villes où il avait laissé des souvenirs vivaces et d'y rencontrer presque tous ceux qui avaient été mêlés à ses aventures. Partout où je suis passé, j'ai cherché à recueillir des témoignages pour étoffer et compléter son récit. J'ai recueilli aussi des renseignements précieux à Houndé, Bamfora, Dédougou, Tougan, Ouahigouya, à Kaya sur la route de Dori, et à Bobo Dioulasso même lorsque j'y suis revenu quelque quinze ans plus tard, dans le cadre de mes tournées pour l'IFAN. C'est ainsi que fai découvert l'ampleur de la générosité de Wangrin et de ses bienfaits partout où il passait. Lui-même ne m'en parla jamais, ne mettant l'accent, à la façon des nobles de jadis, que sur ses propres défauts et les “tours carabinés” qu'il avait joués à certains de ses semblables. Lorsque, en 1932, j'ai eu l'occasion de retourner à Ouahigouya, le grand interprète “Romo Sibédi” et son fils me racontèrent leur propre version des événements. J'en parlerai plus loin.
Ce n'est qu'en 1973 qu'il me sera donné de publier la vie de Wangrin, grâce, d'abord, à l'aide morale et matérielle de Mme Hélène Heckmann, une Française que Dieu plaça sur mon chemin en 1966, qui devint pour ma famille “Nouria Bâ” et pour tous mes enfants “fantie Nouria” ; grâce, ensuite, à l'aide financière de l'ACCT, l'Agence de coopération culturelle et technique.
Mais par-dessus tout, mon bonheur sera d'avoir pu tenir la promesse que j'avais faite à mon “oncle Wangrin”.

Les pieds du tisserand

La loi de balancier qui faisait se succéder régulièrement dans ma vie les hauts et les bas, à l'image des pieds du tisserand africain qui sans cesse s'élèvent et s'abaissent sur les pédales de son métier 16, allait se manifester à nouveau…
Après notre retour, M. Lesage eut une crise de rhumatisme articulaire si violente qu'il dut être hospitalisé. Finalement, les médecins du conseil de santé décidèrent son rapatriement. Ce fut pour moi une bien mauvaise nouvelle, car j'en étais venu à considérer le “diable boiteux” non plus comme un chef, mais comme un véritable grand frère. Pour le remplacer, l'administration se décida enfin à désigner un vrai receveur de l'Enregistrement de carrière, M. Pierre Casset, et non plus, comme auparavant, un simple administrateur des colonies. Notre service fut transféré dans le bâtiment occupé par le bureau des Affaires économiques, M. Casset ayant également été chargé de ce service.
Jusqu'alors, selon une tradition bien établie, la direction des Affaires économiques, comme celle des Affaires politiques, était exclusivement réservée aux administrateurs des colonies. La nomination de Pierre Casset constituait, en Haute-Volta, la première violation de cette tradition administrative, et elle suscita, parmi les administrateurs, un tollé général ; ils protestèrent vigoureusement auprès du gouverneur Fournier (entré en fonctions en janvier 1928), qui en était l'auteur.
Le chef du bureau des Affaires politiques de cette époque, l'administrateur Jean-Charles Henri Le Grand de Belleroche (l'ancien avocat de l'administrateur Saride dans l'affaire du marabout Haman Nouh, que l'on appelait “de Belleroche” pour simplifier), était l'un des plus farouchement opposés à cette nomination. Cet homme de petite taille, d'une compétence rare et d'un courage qui frisait parfois la témérité, était si rouspéteur que les fonctionnaires africains l'avaient surnommé “Pygmée-pète-fort”. C'est lui qui fut chargé de conduire auprès du gouverneur Fournier une délégation des administrateurs des colonies et de demander en leur nom l'annulation de la décision nommant M. Casset. Si je ne me trompe, la délégation fut éconduite sur ordre du gouverneur.
Dès lors, “Pygmée-pète-fort” prit sur lui de rendre la vie insupportable à M. Casset. Leurs relations devinrent infernales. Les choses prirent un tour nouveau à la suite d'une scène très pénible à laquelle il me fut donné d'assister.

Un jour, les deux hommes eurent une discussion si violente qu'ils faillirent en venir aux mains, ce qui n'attrait pas été à l'avantage du petit homme car M. Casset était, lui, un athlète bien musclé et de belle carrure.
— Si vous vous fiez à votre musculature pour oser porter la main sur moi, menaça l'administrateur, vous vous en repentirez plus que vous ne sauriez l'imaginer…
— Et pourquoi donc ?
— Vous apprendrez qu'un receveur de l'Enregistrement quel qu'il soit ne saurait être autre chose qu'un subordonné devant un administrateur des colonies et qu'il lui doit obéissance. L'administrateur, lui, est un agent de l'autorité et un représentant de la France.
— Mon pauvre de Belleroche ! fit M. Casset. Mais il ne tient qu'à moi de devenir administrateur des colonies !
De Belleroche éclata de rire :
— Certes, je vous le concède, Monsieur Casset, vous auriez pu aller à l'Ecole coloniale et en sortir comme administrateur des colonies, mais le temps perdu ne saurait se rattraper. Vous avez loupé votre chance.
— Je le répète, il ne tient qu'à moi de devenir administrateur des colonies, et je me donne deux mois pour y parvenir.
De Belleroche haussa les épaules.
— Vous êtes bien presomptueux, Monsieur. Je vois que vous ne doutez de rien. Je préfère, désormais, ne plus vous adresser la parole. Je vous salue…
De ce jour, de Belleroche et Casset cessèrent de se parler. Environ un mois et demi après cette altercation, le gouverneur général de l'A.O.F. télégraphia au gouverneur de la Haute-Volta pour lui annoncer que M. Casset Pierre, receveur principal de l'Enregistrenient et des domaines, était versé, par décret du Président de la République pris sur proposition du ministre des Colonies, dans le corps des administrateurs des colonies avec le grade d'adininistrateur de première classe.
Je ne sais comment M. Casset s'y était pris, mais une chose était certaine : la longueur de son bras se passait de tout commentaire. Non seulement il avait désormais le même grade que l'administrateur de Belleroche, mais en outre il conservait son ancienneté, ce qui l'avantageait par rapport à son antagoniste.
Ce qui me plut chez M. Casset, c'est qu'il ne tira aucune vanité de sa promotion exceptionnelle. Il n'en parlait même pas. Quant à M. de Belleroche, il partit presque aussitôt en congé. A son retour, il se fit affecter au Soudan français.
Les administrateurs de la Haute-Volta avaient tous fait front contre M. Casset, et ils étaient décidés à le dégoûter d'avoir forcé son admission dans leur cadre. Alors que je n'étais que le secrétaire de M. Casset, je faisais moi aussi les frais de cette hostilité : je ne pouvais plus entrer dans un bureau de Ouagadougou occupé par un administrateur sans me faire renvoyer avec un méchant :
— Va dire à ton patron que je l'emm… !
Alors que, jusque-là, j'avais toujours été reçu courtoisement. Je ne pouvais même plus exercer normalement mon travail.
Un jour, au cours d'une conversation avec M. Casset, je me permis d'évoquer cette situation et de lui demander s'il ne préférerait pas changer de poste, voire de territoire, pour être tranquille.
— C'est toi qui dois partir d'ici, me répondit-il. Je ne tiens pas à ce que tu sois mêlé de près ou de loin à la lutte que je vais soutenir contre ceux qui ne veulent me voir ni dans le cadre des administrateurs des colonies ni à un poste quelconque à Ouagadougou. Je resterai dans les deux, sois tranquille, et il ne m'arrivera rien ! Mais suis mon conseil, et formule dès maintenant une demande de mutation pour un poste de brousse.

Après bien des réflexions, je formulai ma demande pour la subdivision de Tougan. Cette subdivision, qui relevait du cercle de Dédougou, était en effet située dans cette même province de Louta jadis commandée par mon père adoptif Tidjani Thiam avant sa destitution par les Français, fonctions dont j'aurais dû hériter si le sort et l'histoire n'en avaient décidé autrement.

 

Notes
1. Nom qui, au Mali, devient Cheick ou Cheik pour correspondre à la prononciation locale, laquelle ignore le kh.
2. Montre enfermée dans un double boîtier de métal ciselé, qui se rangeait jadis dans une poche du gilet.
3. L'harmattan, qui souffle depuis le Sahara sur les pays de Savane de l'Afrique occidentale, est un vent froid et sec de la mi-novembre à la mi-mars, puis chaud et sec jusqu'au 15 juin environ, date d'apparition des premières pluies (il n'est donc pas uniquement “chaud et sec” comme indiqué dans les différents dictionnaires français). Cette période de “saison sèche” inclut une période froide entre décembre et février. Dans la journée, la température oscille autour de quinze degrés, ce qui fait grelotter les Africains habitués à des températures élevées, dont les maisons ne sont pas adaptées et qui portent généralement des vêtements de coton léger. La nuit, la température descend encore de quelques degrés, au point que l'on est parfois obligé d'allumer des feux dans les chambres. L'harmattan amène depuis le Sahara des nuages de sable et de poussière qui recouvrent toute la région et provoquent parfois des épidémies de méningite. Autrefois arrêté par la grande forêt, avec le déboisement il souffle maintenant jusqu'à Abidjan — mais sur une période plus courte — et y amène encore du sable.
4. Des Fulɓe qui se retrouvent à l'étranger s'estiment toujours “cousins”, donc parents.
5. “Grosse viande” : surnom des gros animaux de la brousse : éléphant, hippopotame, rhinocéros…
6. Dans cet épisode, A. H. Bâ annonce d'emblée qu'il a modifié le nom de l'administrateur “Saricle”. Des ratures ou des versions différentes de certains autres noms figurant dans son manuscrit (versions parmi lesquelles il nous a fallu choisir pour la frappe définitive) donnent à penser qu'il a dû également changer le nom de certains autres icteurs de cette affaire, entre autres ceux de l'administrateur “Cardier” et du juge de paix “Coles”.
7. Cf. Amkoullel l'enfant Peul, p. 382.
8. Cf. Vie et enseignement de Tierno Bokar, p. 22 et suiv., p. 29 et suiv.
9. Naaba: “roi” en langue mossi, Ce titre, qui était celui de mon père Tidjani lorsqu'il était chef de la province de Louta en pays mossi, avait été conservé dans la famille comme nom familier.
10. Il s'agissait d'habitants de ces deux villages qui s'étaient spontanément convertis à l'Islam sous l'effet de l'exemple de mon père Tidiani (et non d'une action de prosélytisme de sa part, car il n'en exerça jamais) et qui lui étaient dévoués corps et âme.
11. Les douze parties chevelues du corps de l'homme sont la tête, les deux sourcils, les quatre paupières, la lèvre supérieure, le menton, les deux aisselles et le bas-ventre.
12. Parce qu'il était secrétaire général du syndicat des administrateurs, Lesage est effectivement resté administrateur adjoint toute sa vie. Aucun secrétaire général du syndicat ne pouvait avancer en grade. Les secrétaires généraux étaient la bête noire des gouverneurs, car pour un rien ils citaient l'administration devant le tribunal.
13. Ce qui reste dû après l'arrêté d'un compte.
14. Sur la véritable identité de “Wangrin”, voir annexe II, p. 394.
15. Cf. L'Etrange Destin de Wangrin, p. 168. Pour plus de détails sur la personnalité de Wangrin, en particulier sur sa générosité, lire la Postface d'Amadou Hampâté Bâ insérée dans le livre à partir du tirage de 1992.
16. En Afrique de la Savane, le métier du tisserand symbolise, entre autres, l'impermanence des choses et le mouvement qui est l'une des grandes lois de la vie. “Quand le mouvement s'arrête, disaient nos vieux sages, la vie cesse.” C'est pourquoi l'on dit d'un homme qui est mort : “Ses pieds sont d'accord” ; autrement dit ils ne bougent plus, ils ne se contredisent plus. Cf. “Parole africaine, par Amadou Hampâté Bâ”, Courrier de l'Unesco, septembre 1993, et “La tradition vivante” in Histoire générale de l'Afrique, t. 1, chap. 8, p. 191.

Table des matieres