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Amadou Hampâté Bâ
Oui, mon commandant ! Mémoires (II)

Paris. Actes Sud. 1994. 397 p.


Table des matieres

VI
Ouahigouya, dernière étape

Le cercle de Ouahigouya était l'un des plus importants de la Haute-Volta. La ville, capitale du royaume mossi du Yatenga, avait été fondée par le souverain mossi Naba Kango, qui régna de 1754 à 1787. Il avait choisi pour s'installer un lieu nommé Gossa, et y avait construit une sorte de forteresse. Il nomma l'endroit Ouayougouya, ce qui signifie “venir saluer”, car il exigeait que tous ses chefs de province, quel que soit leur éloignement, viennent périodiquement le saluer et s'entretenir avec lui. Par la suite, Ouayougouya se prononcera Ouahigouya.
Le “grand interprète” Moro Sidibé, dont j'avais fait la connaissance lors de mon voyage initial en 1922, s'occupa de me trouver un logement à ses côtés.
Nous étions au début de l'année 1932. Jusqu'à cette date, Baya et moi étions restés extrêmement minces et élancés, et j'avais la silhouette typique, plutôt maigrelette, de la plupart des Fulɓe. C'est à Ouahigouya, pays de lait et de bonne viande, que ma femme et moi, débarrassés des soucis que nous valait ma position ambiguë de commandement à Tougan, commençâmes à nous étoffer un peu.
Au secrétariat du commandant Courtaud, je remplaçai mon cousin Youssouf Babali Bâ, fils du vieux Babali Hawoli Bâ de Ouagadougou qui, dix ans auparavant, m'avait guidé dans mes études islamiques et donné tant de bons conseils.

Détournement de fonds publics

A mon arrivée dans le cercle, je tombai en pleine enquête sur deux affaires. Sans être de même nature, elles étaient également graves. La première portait sur un détournement de soixante mille francs par le receveur des Postes indigène ; elle était délicate à plus d'un titre, entre autres parce que le receveur, Payébédé O., était le neveu de l'un des plus grands chefs de province mossi du cercle. La seconde était d'ordre religieux : elle concernait un marabout marka, le Cheikh Abdoulaye Doukouré, que l'on accusait de vouloir foncier un “foyer hamalliste” dans la région du Djelgodji, qui dépendait du cercle.
Quand le commandant Courtaud me mit au courant des développements de l'affaire dite “de Payébédé”, cela me rappela l'histoire du chef dogon Tchikendé Ouermé, lui aussi accusé d'avoir détourné soixante mille francs…
En treize années, depuis la création de la colonie de la Haute-Volta en 1919, Payébédé était le premier fonctionnaire à être accusé d'un détournement de fonds publics, crime impensable, à l'époque, aussi bien pour les fonctionnaires français que pour les indigènes.
C'est en procédant à la vérification annuelle de la caisse du receveur des Postes que le commandant Courtaud avait découvert un “trou” de soixante mille francs. Il en rendit compte aux autorités supérieures de Ouagadougou, lesquelles lui donnèrent l'ordre d'interroger le coupable et, le cas échéant, de l'inculper et de le juger, comme l'y autorisaient ses fonctions de président du tribunal du second degré. L'enquête ne traîna point. Payébédé reconnut fâcilement son délit, mais refusa de dire ce qu'était devenue la somme manquante.
Lors de ses recherches, le commandant Courtaud fut informé que Payébédé donnait de fortes sommes d'argent à un certain Karamoko Mounirou Tall, qui se trouvait être un petit-fils d'El Hadj Omar (son père, Mounirou Tall, avait été roi de Bandiagara de 1888 à 1891). Interrogé, Karamoko reconnut avoir emprunté régulièrement de l'argent chez Payébédé et lui devoir encore quelques dizaines de milliers de francs. Sans chercher plus loin, le commandant Courtaud l'inculpa immédiatement de complicité et le fit incarcérer en vue d'être déféré devant le tribunal en même temps que Payébédé.
Il se trouvait quu Kararnoko avait demandé en mariage l'une des filles du grand interprète Moro Sidibé, et qu'il avait dépensé beaucoup d'argent à cet effet, en cadeaux et autres dépenses traditionnelles. De fil en aiguille, le commandant en vint à soupçonner que l'argent emprunté par Karamoko était passe en partie dans la poche de son “grand interprète”. Au cours d'un entretien avec ce dernier dans son bureau, il laissa entendre que Karamoko Mounirou Tall et tous ceux qui, d'une façon ou d'une autre, auraient reçu de l'argent de lui risquaient de passer devant le tribunal pour complicité de détournement de deniers publics. Il ne se doutait point que, ce faisant, il jetait un pavé dans une mare boueuse et que bien des gens risquaient de s'en trouver éclaboussés, à commencer par lui-même.
Moro Sidibé n'était point homme à se laisser faire. La pente était glissante sous ses pieds : il suffisait de ne point s'y engager et de brouiller savamment les pistes. Pour en savoir davantage, il se livra à une enquête personnelle. Il découvrit ainsi qu'une institutrice française, Mme A., directrice de l'école régionale de Ouahigouya, passait beaucoup de commandes en France, livrables à Ouahigouya “contre remboursement”; mais lorsque Payébédé lui remettait ses paquets, elle ne lui réglait pas le paiement dû à la livraison. Elle avait demandé à Payébédé de patienter, de lui faire confiance, l'assurant qu'elle lui paierait tout ce qu'elle lui devait… mais elle ne payait jamais rien. Sa dette ne faisait que croître et embellir. Payébédé, petit fonctionnaire indigène, n'imaginait point qu'il puisse exister un moyen de recours quelconque contre une dame blanche de cette qualité. Il préféra se taire.
Moro Sidibé, sous prétexte de donner au commandant un supplément d'information sur l'affaire, évoqua un bruit qui courait en ville, selon lequel Mme A. ne payait jamais ses commandes à Payébédé et qu'elle lui devait beaucoup d'argent. Cette information n'était pas pour plaire au commandant Courtaud, car il entretenait avec Mme A. des relations intimes, et ce vieux renard de Moro Sidibé le savait parfaitement. Le commandant comprit que si son “grand interprète” était impliqué dans l'affaire, il dévoilerait le pot aux roses ; le personnage devenait donc dangereux et pour l'honneur de la dame, et pour sa propre réputation. A l'époque, certains pensèrent que le commandant avait demandé confidentiellement la mutation de Moro Sidibé afin de l'éloigner du théâtre de l'“affaire Payébédé”. Toujours est-il que plus tard Moro Sidibé sera muté pour la seconde fois de son existence à Bobo Dioulasso, ville où il avait connu jadis tant d'aventures et de mésaventures avec Wangrin et où, cette fois-ci, il verra s'éteindre son vieil adversaire…
Après avoir déféré Payébédé et Karamoko Mounirou Tall devant le tribunal dont il était lui-même le président, le commandant condamna Payébédé à vingt ans de travaux forcés, dix ans d'interdiction de séjour en Haute-Volta plus le remboursement intégral de la somme détournée ; quant à Karamoko, il écopa de cinq ans de prison, avec expulsion de la Haute-Volta à l'expiration de sa peine. Ce jugement, hâtif et excessif, devait être cassé ultérieurement par la Cour de cassation pour vice de forme et renvoyé à Ouahigouya pour complément d'information ; mais, entre-temps, le commandant Courtaud fut muté et quitta le territoire.

On désigna pour le remplacer l'administrateur adjoint Baumester, un homme incorruptible et intraitable, et qui n'avait peur de rien. A Sélibabi, en Mauritanie, il avait réussi, contre vents et marées et malgré les puissantes recommandations qui le protégeaient, à faire condamner un interprète intouchable, protégé du député Blaise Diagne et qui profitait de ses protections pour extorquer des fonds à la population. L'administration supérieure avait tout fait pour étouffer l'affaire. Le gouverneur de Mauritanie avait reçu l'ordre de classer le dossier et d'arrêter les poursuites, Baumester fut soumis à des pressions… Rien n'y fit ! Il saisit du dossier le procureur général de la République de Dakar, et comme en ce temps-là il existait de grands avocats africains comme les Lamine Guèye et autres, qui étaient citoyens français, l'affaire s'ébruita. On muta l'interprète à Dakar, croyant ainsi le soustraire à l'action de Baumester. Peine perdue… Fort de son dossier, et estimant que nul ne devait échapper à la loi, Baumester inculpa l'interprète et demanda son transfert judiciaire à Sélibabi, où il le jugea et condamna bel et bien !
La haute administration coloniale ne réagit pas sur le moment. Mais quelques mois plus tard, Baumester se trouva muté en Haute-Volta, territoire éloigné qui était alors considéré comme une colonie de punition mais où, paradoxalement, tous les administrateurs voulaient ensuite revenir, tant il y faisait bon vivre… Le cercle de Ouahigouya était alors aux prises avec plusieurs affaires délicates : le détournement de fonds publics, la déclaration d'un foyer de “Hamallistes” dans le Djelgodji, et une difficile succession du Moro Naba local ; sans doute pensa-t-on que l'une de ces affaires éclaterait dans les mains de l'administrateur Baumester, et que l'on pourrait ainsi lui faire payer son indiscipline passée…
Toujours est-il que l'administrateur Baumester arriva à Ouahigouya précédé d'une solide réputation d'empêcheur de danser en rond.
Le commandant Courtaud passa le service à son successeur. Il lui parla des deux grandes affaires en cours et lui remit les dossiers, signalant que le jugement de Payébédé avait été envoyé à la Cour de cassation pour homologation. Il fit vaguement allusion à Mme A., qui partait d'ailleurs de Ouahigouya en même temps que lui pour un “congé de convalescence”.
A peine le commandant Courtaud était-il parti que je découvris un matin, dans le “courrier à l'arrivée” dont j'étais chargé, la décision de la Cour de cassation concernant Payébédé et Karamoko Mounirou Tall. Le jugement du commandant Courtaud était tout simplement considéré comme nul et non avenu pour vice de forme.
— Je dois reprendre l'enquête sur l'affaire de Payébédé, me dit le commandant Baumester. Le jugement qui a été rendu précédemment manquait de clarté et les attendus laissaient beaucoup à désirer. La Cour de cassation a eu raison de le casser. Nous sommes tous les deux nouveaux ici, et n'avons trempé ni directement ni indirectement dans cette affaire. C'est donc avec toi que je referai l'enquête.
J'allais donc, une fois encore, me trouver mêlé à une enquête portant sur un détournement de soixante mille francs !
— Je compte sur tes suggestions personnelles et sur ton expérience en ce domaine, me dit le commandant.
C'est en ce temps-là qu'il me raconta en détail toute l'affaire de Sélibabi, dont je n'ai donné plus haut qu'un bref aperçu. Je compris que l'administrateur Baumester n'était pas homme à lâcher prise une fois lance sur une piste, et cela quelle que soit la grosseur du gibier !
Dès le lendemain, il me demanda de l'accompagner à la poste pour y commencer nos investigations. Il nous fallait procéder à un examen minutieux des livres de recettes (vente des timbres, frais d'expédition des lettres recommandées, paquets et colis, émissions des mandats et mandats-cartes, etc.), des livres de dépenses, et relever tous les versements effectués à l'agence spéciale du Trésor par Payébédé. Il existait en effet un règlement fixant une somme maximum pour les fonds détenus en caisse, et le receveur devait verser régulièrement son excédent à l'agence.
Il apparut que, certains jours, Payébédé n'avait pas effectué le versement de son excédent de caisse. Curieusement, un certain Souleymane O., qui ne figurait ni sur la liste des commerçants ni sur celle des notables du cercle, envoyait régulièrement des sommes importantes à un grand marabout de Nara, et cela chaque fois que Payébédé aurait dû verser au Trésor un excédent de caisse et ne l'avait pas fait. Le commandant fit envoyer une commission rogatoire au commandant de cercle de Nara l'habilitant à interroger le marabout en vue de savoir qui était son correspondant Souleymane O. La réponse nous révéla que Souleymane O. était le nom musulman du receveur des PTT Payébédé O.
Au total, l'enquête dura trois mois. Il nous fut possible d'établir, presque jour par jour, comment Payébédé soustrayait clés fonds de sa caisse. Nous avions également relevé tous les paquets et colis expédiés contre remboursement à Mme A. et qu'elle n'avait point réglés : sa signature était bien apposée dans les registres de livraison, mais aucun talon de reçu pour paiement de colis ne figurait nulle part.
Placé devant les faits, Payébédé ne les récusa pas. Il confirma même leur exactitude, mais se refusa à fournir aucun autre renseignement. Le détournement de fonds s'étant poursuivi durant deux ans et demi, la conclusion de l'enquête fut que ou bien Payébédé avait bénéficié de complicités au niveau de l'apurement comptable à la direction des Postes, ou bien les contrôleurs de la direction n'avaient pas fait leur métier.
Le commandant Baumester fit venir l'affaire devant le tribunal du deuxième degré dont il était le président. Il condamna Payébédé à huit ans de prison et cinq ans d'interdiction de séjour — c'était lourd, mais moins que les vingt ans de travaux forcés et dix ans d'interdiction de séjour du commandant Courtaud ! Avant le jugement, le commandant Baumester avait écrit au gouvernement de Ouagadougou pour faire savoir que Karamoko Mounirou Tall ne saurait être considéré comme complice de Payébédé si Mme A. ne l'était pas également. Je ne sais quelle réponse lui fut faite, mais toujours est-il qu'il acquitta purement et simplement Karamoko Mounirou Tall. Quant aux autres implications possibles de l'affaire, notamment au niveau administratif, ne pouvant être prouvées il n'en fut pas question sur le plan judiciaire. S'il en fut question ailleurs, je n'en eus pas connaissance…
Telle fut la première grande affaire administrative à laquelle j'ai été amené à prendre part à Ouahigouya.

Une “poudrière”qui ne saute pas

La deuxième affaire, qui mettait toute l'administration coloniale en état d'ébullition avancée, concernait l'expansion en Haute-Volta, notamment dans la région du Djelgodji, d'une branche de l'ordre tidjani baptisée “Hamallisme” 1 par les autorités coloniales, lesquelles y voyaient une dangereuse entreprise de subversion antifrançaise. J'ai raconté ailleurs toute la genèse de cette triste histoire, fondée en grande partie, hélas, sur des malentendus 2.
Depuis les incidents survenus deux ans auparavant à Kaédi, en Mauritanie (et dont le Cheikh Hamallah, bien que se trouvant à mille kilomètres de là, fut estimé responsable et puni de déportation), toute progression locale du “Hamallisme” suscitait l'affolement de la haute administration.
Abdoulaye Doukouré était venu se fixer dans le Djelgodji bien avant son rattachement à l'obédience du Cheikh Hamallah. Déjà dignitaire de l'ordre tidjani, marabout réputé vivant non de subsides mais de ses propres activités commerciales, il s'était créé une bonne réputation et était devenu très populaire dans tout le pays. Lorsqu'il entendit parler de la réputation de sainteté du Cheikh Hamallah (que l'on appelait aussi Chérif Hamallah, en raison de ses ascendances chérifiennes 3), il voulut le rencontrer et se rendit auprès de lui dans la ville de Nioro du Sahel (Mali). Comme le fera plus tard, en 1937, mon maître Tierno Bokar, il reconnut la suprématie spirituelle du Chérif et sollicita de lui, selon un usage en cours dans les confréries sufi, le renouvellement de son wird, tidjani 4 — autrement dit il se rattachait à son obédience, devenant du même coup un dangereux suspect aux yeux des autorités coloniales.
Elevé par le Chérif Hamallah à la dignité de Cheikh, Abdoulaye Doukouré revint dans le Djelgodji. Dès son retour, sa présence agit comme un aimant et les gens se rattachèrent en masse à l'obédience du Chérif, y compris certains grands dignitaires religieux locaux. Dès lors, le Hamallisme accomplit, dans la région, une progression spectaculaire qui n'était pas pour plaire à tout le monde. Pour l'administration française, en tout cas, le cercle de Ouahigouya était devenu un “foyer hamalliste” très actif, autant dire une poudrière qu'il fallait surveiller nuit et jour pour l'empêcher de sauter !

A l'époque, je ne connaissais pas grand-chose du Hamallisme, dont je n'avais entendu parler qu'incidemment. Je découvris, à Ouahigouya, qu'une vaste opération avait été déclenchée à son encontre. Des instructions émanant du gouvernement général ordonnaient de perquisitionner les demeures des marabouts hamallistes partout où ils se trouvaient sur le territoire de l'Afrique occidentale française, de dresser un inventaire détaillé de leurs bibliothèques et de confisquer séance tenante tous les livres à caractère “révolutionnaire” ou traitant des “sciences secrètes” qui pourraient se trouver entre leurs mains. Le commandant Baumester, chargé à son niveau d'appliquer ces instructions, entreprit une enquête.
Le plus grand suspect du cercle était alors Ould Dannan, un marabout maure installé à Ouahigouya où il pratiquait un important commerce de livres arabes — activité jugée des plus suspectes ! Il avait été signalé comme étant un Hamalliste “dangereux” et un agent de propagande subversive contre l'autorité française. Ordre fut donné de le neutraliser à tout prix, au besoin de le poursuivre en justice et de le condamner sévèrement.
Le commandant Baumester n'était pas homme à humilier des gens sans défense pour le simple plaisir d'éprouver son pouvoir, et il ne cachait pas sa réprobation pour ce genre de méthode.
— Je suis prêt à punir sévèrement un coupable, disait-il, mais je préférerais rendre mon tablier plutôt que de sévir contre un innocent !
Il me demanda quelle serait, à mon avis, la manière la moins humiliante pour la population, et particulièrement pour le marabout Ould Dannan, de mener notre mission.
— S'il en est ainsi, mon commandant, lui répondis-je, je crois que le procédé le plus convenable serait d'appeler d'abord Ould Dannan à votre bureau pour l'interroger, avant de vous rendre chez lui pour une perquisition.
Le commandant fit alors convoquer Ould Dannan, non pas par un garde de cercle mais par l'intermédiaire du représentant d'un haut dignitaire mossi, le Baloum Naba. Il lui posa de nombreuses questions. Ould Dannan répondit avec la clarté et la simplicité d'un homme qui n'avait rien à cacher, et qui était plutôt soulagé de pouvoir s'expliquer sur ses activités réelles.
Le commandant lui posa alors la question piège à laquelle bien des marabouts se laissaient prendre :
— Fais-tu venir des livres arabes pour les revendre ?
Presque invariablement, les marabouts répondaient :
— Non mon commandant, je n'en fais venir que pour mon usage personnel.
Ould Dannan, lui, répondit franchement :
— Oui mon commandant. Je vis du commerce de livres arabes. J'en fais venir de partout : d'Algérie, du Maroc, d'Egypte et même de Syrie par l'intermédiaire de Syriens musulmans.
— As-tu une bibliothèque ?
— Certes oui, et une bibliothèque bien garnie !
— Combien de volumes possèdes-tu ?
— Je ne sais pas exactement, mais il n'y en a pas moins de mille.
— Je voudrais dresser un inventaire de ta bibliothèque. Veux-tu la transporter ici, ou préfères-tu que j'aille chez toi pour le faire ?
— Que le commandant lui-même choisisse ; ce qu'il voudra, je le voudrai aussi. Mais si le commandant choisit d'aller chez moi, il évitera d'encombrer son bureau et sa présence sous mon toit m'honorera. C'est à lui de décider.
Le commandant était manifestement surpris de trouver en face de lui non le fanatique sournois, cachotier et xénophobe qu'on lui avait annoncé, mais un homme ouvert, droit et direct. L'interrogatoire dura trois heures. Ould Dannan donna les noms et adresses de tous ses clients, en précisant l'obédience religieuse de chacun d'eux. Le lendemain, le commandant me demanda de l'accompagner au domicile du marabout pour procéder à l'inventaire de sa bibliothèque. Ce dernier avait déjà fait établir un inventaire complet de ses livres ; il suffisait de le vérifier.
A partir de la liste fournie par Ould Dannan, le commandant put joindre sans difficulté tous les marabouts du cercle de Ouahigouya. Cela permit de mettre à jour le registre très incomplet du cercle, en remplaçant les observations laconiques et souvent malveillantes qui y étaient portées par des renseignements objectifs plus conformes à la réalité. Alors que, dans presque tous les cercles de la Haute-Volta, on se livrait à la chasse aux Hamallistes sans réussir à les joindre, ni même à les dénombrer exactement, le cercle de Ouahigouya avait pu procéder à un recensement complet, et sans engager aucune poursuite.
Les marabouts et moqaddem 5 Hamallistes, assurés de trouver auprès du commandant Baumester une oreille attentive et bienveillante et un sens de la justice auquel ils n'étaient plus habitués depuis 1924-1925, venaient d'eux-mêmes se déclarer, heureux de pouvoir enfin prouver leur bonne foi.
C'est à cette époque, grâce à mes fonctions à Ouahigouya auprès du commandant Baumester, que je découvris l'ampleur des dispositions draconiennes prises par le gouvernement général de Dakar pour lutter contre le Hamallisme dans tous les territoires de l'Afrique occidentale française. Rien ne me permettait d'imaginer que plusieurs années tard, à l'exemple de mon maître Tierno Bokar, je rejoindrais à mon tour, à mes risques et périls, l'obédience spirituelle du Chérif Hamallah, ni du rôle indirect que je serais amené à jouer après la Seconde Guerre mondiale dans la libération du Cheikh Abdoulaye Doucouré, après qu'il eut accompli dix-huit années d'internement et d'exil !

A propos de Wangrin

La longue période que je passai auprès de Moro Sidibé, le grand interprète du commandant, me permit de recueillir de sa bouche non seulement tous les détails cachés de “l'affaire Payébédé”, mais sa propre version des événements qui, des années auparavant, l'avaient opposé à Wangrin. A cette époque, Moro Sidibé était encore très “monté” contre celui qui avait jadis pris sa place à Ouahigouya et qui par la suite, chaque fois qu'il avait essayé de lui tendre un piège pour se venger, lui avait constamment filé entre les doigts avec une pirouette malicieuse. C'est lui, bien sûr, qui me conta sa version de l'épisode où, à Bobo Dioulasso, il avait tenté, sur ordre du commandant de l'époque, d'arrêter Wangrin avec un peloton de quinze gardes de cercle, et comment celui-ci l'avait ridiculisé une fois de plus en s'échappant sous son nez dans sa torpédo toute neuve.
Il avait appris, depuis, la ruine de son vieil adversaire. Il ne pouvait se douter que dans un avenir pas très éloigné, quand Wangrin disparaîtrait de ce monde à Bobo Dioulasso, il prononcerait lui-même, en tant que doyen de ses compatriotes de Bougouni présents sur les lieux, un discours de funérailles qui arracherait des larmes à toute l'assistance — discours qui me sera rapporté ultérieurement à Bamako par Diêli Maadi, le griot de Wangrin.
— Quand on n'a plus en face de soi un partenaire de taille, dira-t-il, le combat perd ses attraits et cesse d'être viril. Tel sera désormais mon cas, car mon partenaire valeureux, que je cognais toujours et qui ne tombait jamais, c'était Wangrin. Ne l'ayant plus pour m'escrimer, je vais m'ankyloser, en attendant d'aller le rejoindre dans l'infini du devenir des êtres. C'est pourquoi je déclare, devant Dieu et les mânes de nos ancêtres, que je pardonne à feu Wangrin tout ce qu'il avait pu penser ou faire contre moi. Je lui pardonne de cœur et d'esprit. Par ailleurs, devant Dieu et devant vous tous, mes frères, je demande à la mémoire de Wangrin de me pardonner à mon tour tout ce que j'ai pu fomenter ou songer à fomenter contre lui 6.
Une telle attitude, tout à l'honneur de Moro Sidibé, peut paraître étonnante pour les Européens ; en réalité elle était conforme à une antique tradition qui voulait que “la mort efface toute querelle et tout différend”.
Un autre trait de la mentalité africaine peut paraître plus étonnant encore : en effet, c'est le propre fils de Moro Sidibé, Doumouma, qui me conta par le menu tout l'épisode du “viol de la belle Pougoubila” dont il s'était rendu coupable et que j'ai raconté dans mon ouvrage 7. Non seulement il ne m'en cacha aucun détail, ne cherchant nullement à camoufler ses fautes ou à se trouver des justifications, mais il déclara que Wangrin avait eu bien raison de le faire emprisonner ! Dans l'Afrique de jadis, le fait d'avouer une mauvaise action n'avait rien de honteux ; au contraire, on admirait celui qui avait le courage de dire la vérité. Ce qui était honteux, incongru, voire jugé répugnant, c'était de se vanter de ses propres bonnes actions ou de parler de soi en bien, car, disait-on, “l'homme n'est pas bon dans sa propre bouche” — autrement dit, il est laid de parler de soi en bien, c'est aux autres de le faire ; les griots et les amis sont là pour cela.
C'était là l'une des raisons qui, dans l'Afrique de jadis, rendaient la plupart des récits crédibles. A cela s'ajoutait le fait que la mémoire africaine ancienne, typique des sociétés à culture orale, enregistrait une scène dans tous ses détails et la restituait ensuite telle quelle, sans la résumer, comme un film qui se déroule.
Mes notes sur l'histoire de Wangrin commençaient à prendre de l'épaisseur. Mais elles n'étaient pas les seules…

Funérailles d'un grand chef Mossi

Lors de mon séjour à Ouahigouya, il me fut également donné d'enrichir ma documentation sur les traditions mossis, commencée dès le début de mon séjour en Haute-Volta. Grâce, entre autres, à mes liens de parenté avec mon grand-oncle Babali Hawoli Bâ, beau-frère du grand Moro Naba de Ouagadougou, j'avais toujours bénéficié de relations privilégiées avec les dignitaires mossis ; c'est ce qui m'avait valu de pouvoir assister à certaines cérémonies impériales traditionnelles.
A Ouahigouya, où je bénéficiais des mêmes avantages, il me fut accordé de suivre différentes phases des funérailles rituelles du Togo Naba, l'un des grands ministres du Royaume.
Ces funérailles se divisaient en cinq phases. La première, qui comportait les cérémonies liées à l'annonce du décès, me fut rapportée par le griot Amadou Sakké, ami du défunt ; j'ai assisté personnellement aux quatre autres. Il y eut d'abord les cérémonies liées à la levée du corps et à son acheminement jusqu'au lieu choisi pour l'inhumation, puis la fête d'adieu qui fut célébrée sur place. Au cours de cette fête, des cavaliers venus des villages voisins réalisèrent une fantasia qui souleva mon admiration. Groupés à environ deux cents mètres du corps, ils s'élancèrent trois par trois, serrés les uns contre les autres, galopant à toute bride vers le corps du défunt ; chacun d'eux tenait haut dans la main droite une lance ou un bâton dirigé vers ce dernier, comme s'il voulait le transpercer. Lancés à toute vitesse, à un mètre du corps le cavalier de droite décrochait brusquement vers la droite, celui de gauche vers la gauche, tandis que celui du milieu faisait cabrer son cheval. Ils retournaient au galop vers leur point de départ, tandis que chaque groupe de trois cavaliers se livrait à la même performance. La course se poursuivit ainsi durant plus d'une demi-heure. C'était superbe ! Les cavaliers mossis n'avaient pas usurpé leur réputation…
Le corps fut ensuite conduit au “lieu du sacrifice” ou, entre autres rites, le sacrificateur immola une chèvre tachetée de blanc, offerte par un chef de village. Une fois de plus le corps fut levé et ramené vers le sépulcre. C'était la dernière phase de la cérémonie. La foule, conduite par les sœurs du défunt, accomplit trois fois le tour de la tombe avant que le cercueil y soit descendu. Le sacrificateur prononça des paroles incompréhensibles pour moi, puis déposa des objets dans la tombe. Des serviteurs la comblèrent de terre.
Les cavaliers et la foule revinrent vers la soukala, demeure du défunt, dont ils firent trois fois le tour. Alors seulement commencèrent les plaintes, les cris et les gémissements exprimant la douleur des proches, et cela jusqu'à la fin du jour. Quand l'horizon eut avalé les derniers rayons du soleil couchant, un calme impressionnant s'étendit sur la soukala. Elle entrait alors réellement dans son deuil, que vint recouvrir le sombre manteau de la nuit 8.

Coup de tonnerre sur la Haute-Volta

Au cours des années précédentes, lors d'un séjour à Bandiagara ma femme avait donné le jour à un garçon que nous avions baptisé Tierno Bokar ; hélas, peu après sa naissance il avait quitté ce monde entre les mains mêmes de son homonyme. A Tougan, en 1930, nous avions eu un fils, auquel j'avais donné le nom de Hammadoun en l'honneur de mon oncle maternel Hammadoun Pâté ; sa santé nous avait donné récemment de grandes inquiétudes, heureusement sans lendemain. A Ouahigouya, en 1932, ma femme mit au monde un nouveau garçon ; je lui donnai à lui aussi le nom de Tierno Bokar, en espérant qu'il pourrait le porter longtemps.
Cette année à Ouahigouya, partagée entre ma vie familiale, mon travail et mes recherches personnelles, fut particulièrement bien remplie, et finalement agréable. je trouvai même le temps de me perfectionner en langue arabe grâce aux cours de L'Ecole universelle par correspondance, de Paris, à laquelle je m'étais inscrit. Cette situation se serait sans doute prolongée davantage si un coup de tonnerre n'était venu ébranler les fondements mêmes de la colonie de la Haute-Volta, et ne l'avait fait voler en éclats…
Le 5 septembre 1932, un décret pris à Paris décida la suppression administrative de la colonie, qui avait été créée en mars 1919. Son territoire (qui, avant 1919, faisait partie de l'ensemble appelé Haut-Sénégal-Niger) fut réparti entre trois colonies : la zone nord-est, comprenant les cercles de Dori et de Fada-N'Gourma, allait au Niger, qui avait déjà hérité en 1928 des cercles de Téra et de Say; la zone ouest, comprenant les cercles de Ouahigouya, Tougan et Nouna, allait au Soudan français ; la Côte-d'Ivoire héritait du reste, c'est-à-dire de toute la zone située au sud-ouest, dite Haute Côte d'Ivoire. La Haute-Volta n'avait donc vécu qu'un peu plus de treize ans. Elle ne réapparaitra que quinze ans plus tard, quand le décret du 4 septembre 1947 abrogera le décret précédent et rétablira la colonie de la Haute-Volta, sauf les cercles de Téra et de Say qui resteront nigériens 9.
Le cercle de Ouahigouya se trouvait rattaché au Soudan français, c'est-à-dire mon pays d'origine. Dans l'attente du sort qui me serait réservé, je demandai à bénéficier d'un congé de longue durée. Une décision du gouverneur du Soudan en date du 17 février 1933 m'accorda un congé de six mois que je décidai de passer à Bandiagara, auprès de mes parents et de mon maître Tierno Bokar. Je télégraphiai à ce dernier pour l'aviser de mon arrivée.

Accompagné de Baya, de mes enfants et d'un convoi de porteurs, je quittai Ouahigouya dans les premiers jours de mars 1933. Notre convoi reprit la route de l'ouest par laquelle j'étais arrivé onze ans plus tôt, et que je n'avais plus empruntée depuis mes vacances de 1927.
Une grosse malle contenait l'ensemble des registres et cahiers sur lesquels j'avais noté, depuis mon départ de Koulikoro en décembre 1921, toutes les traditions orales recueillies au fil des jours auprès des diverses ethnies rencontrées. En plus de ma documentation sur les Mossis, j'avais récolté, lors de mon séjour à Dori, beaucoup de renseignements sur les Fulɓe de la région, qui étaient islamisés depuis très longtemps, et sur les Touaregs. A Tougan, je m'étais documenté sur les tribus Samos et avais pu compléter mes informations sur les Toucouleurs — je devais beaucoup au vieux Marka-djalan que j'avais rencontré au campement de Louta et aux vieillards de la région avec lesquels il m'avait mis en contact. J'avais aussi recueilli des données sur les Doforobés. Mes fonctions de secrétaire de divers commandants, d'interprète occasionnel et surtout de secrétaire du tribunal, qui me mettaient en contact avec beaucoup de monde, avaient facilité mes recherches, d'autant que mon intérêt pour les récits traditionnels de tous ordres avait fini par être connu de tous. Les populations au milieu desquelles il m'avait été donné de vivre m'avaient toujours réservé un bon accueil : les Fulɓe, bien sûr, mais aussi les Touaregs, généreux et hospitaliers ; les Mossis, peuple droit, discipliné et travailleur, héritier d'une tradition sociale et culturelle séculaire et qui m'avait ouvert ses portes avec confiance ; sans oublier les Samos, frondeurs et turbulents, indomptables mais sentimentaux, qui accueillirent avec sympathie “l'héritier présomptif du royaume toucouleur de Louta” alors que, vers 1903, ils avaient assiégé dans son palais le roi son père…
Au fil des premiers jours de mon voyage, les onze années que j'avais passées en Haute-Volta défilèrent devant ma mémoire, depuis l'arrivée du petit “écrivain temporaire à titre essentiellement précaire et révocable”, naïvement fier de son casque colonial, de son costume européen et de ses chaussures craquantes Robéro jaune London… jusqu'au “commis expéditionnaire titulaire de deuxième classe” (depuis le mois de juillet précédent), en passant par le chef de poste, intérimaire il est vrai, de Tougan ! J'avais connu des hauts et des bas, mon sort n'avait parfois tenu qu'à un fil… mais j'avais beaucoup appris sur la vie, sur les hommes et sur moi-même, et je portais un regard un peu plus averti sur le monde qui m'environnait.

Du “commerce muet” à la colonisation économique

Sans en saisir encore tous les aspects, je commençais à me faire une idée sur le fonctionnement du système colonial et sur les différentes phases qu'il avait connues au cours des temps.
Avant les grandes explorations, il y avait d'abord eu la période du “commerce muet”, celle où les Européens, arrivés en bateau sur les côtes africaines, déposaient leurs objets et marchandises sur une plage, allumaient un grand feu et retournaient sur leurs bateaux ; les Africains, qui voyaient la fumée de loin, sortaient alors des forêts riveraines, venaient prendre les objets européens et déposaient en échange leurs propres richesses sur la plage. Nous connaissions cette époque à travers la légende qui en était née : les populations côtières avaient cru les Européens “fils de l'eau”, servis par les esprits des océans…
Plus tard, après les grandes explorations, était venue la période de la conquête (approximativement de 1848 à 1892) qui permit l'installation de comptoirs commerciaux ; puis celle de l'occupation militaire (de 1893 à 1904 selon les lieux). Dans les régions du Mali que j'ai connues personnellement, l'administration militaire, bien que très dure, était néanmoins assez juste et ne pratiquait pas encore l'exploitation systématique des populations. Les militaires étaient des hommes fiers, parfois fantaisistes, mais généralement ils tenaient leur parole et se souciaient surtout de servir l'honneur de la France. Plutôt que des amasseurs de fortune, c'étaient des idéalistes à leur manière. Ils aimaient commander, mais ils ne pillaient pas. Lors de leur pénétration dans le pays, bien des peuples africains les considérèrent comme une armée à l'égal d'une autre, et plusieurs passèrent même alliance avec eux pour mieux lutter contre leurs propres ennemis. A cette époque, les Africains n'avaient aucune idée de ce qui les attendait.
Les choses changèrent avec la phase suivante, qui vit la mise en place de l'administration civile (entre 1895 et 1905 selon les pays). Le réseau administratif se ramifiait selon une hiérarchie descendante : au sommet, il y avait le Gouverneur général ; ses instructions, inspirées de Paris, étaient transmises aux différents gouverneurs des territoires, qui les répercutaient à leur tour aux administrateurs civils des colonies, appelés “commandants de cercle”, pour exécution sur le terrain. L'administration coloniale, qui avait commencé par s'appuyer sur les chefferies traditionnelles, les évinça peu à peu ou les absorba en en faisant des “chefs de canton” soumis à son autorité ; le roi Aguibou Tall, par exemple, installé par le colonel Archinard à Bandiagara en 1893, fut destitué en 1902. La première mission de l'administration fut de recruter de gré ou de force tous les fils de chefs pour les envoyer à l'école française et les doter d'une instruction élémentaire, afin d'en faire de futurs employés subalternes de l'administration ou des maisons commerciales, et, surtout, de fidèles serviteurs de la France, sevrés de leurs traditions ancestrales ; c'est ce type de formation scolaire que j'avais connu. L'accès à un enseignement plus poussé n'apparaîtra que plus tard.
Puis vint le règne des chambres de commerce (celle du Haut-Sénégal-Niger fut fondée en 1913 à Bamako). Alors seulement apparut l'exploitation systématique des populations sur une grande échelle, l'instauration des cultures obligatoires, l'achat des récoltes à bas prix, et surtout le travail forcé pour réaliser les grands travaux destinés à faciliter l'exploitation des ressources naturelles et l'acheminement des marchandises. Le commerce européen s'empara des marchés : les chambres de commerce de Bordeaux et de Marseille établirent des succursales en Afrique ; des maisons spécialisées s'installèrent dans les principales villes du pays. C'est à cette époque que débuta ce que l'on peut appeler la “colonisation économique”, servie par l'infrastructure administrative qui, de bon ou de mauvais gré, devait faire exécuter les ordres venus de plus haut. Certains commandants de cercle, en effet, rejetons de la vieille noblesse française ou épris d'un idéal “civilisateur”, ne voyaient pas d'un bon œil l'empire grandissant des chambres de commerce locales et répugnaient à servir leurs ambitions ; mais qu'il s'agisse de la levée des impôts ou des récoltes obligatoires, force leur fut de s'incliner.
Mes différentes fonctions, au secrétariat du gouverneur comme dans les cercles de brousse, me permirent de découvrir peu à peu l'organisation du système d'exploitation agricole, qui me fut également exposé par Wangrin 10. Le schéma était le suivant.
Selon les besoins des industries métropolitaines (industries textiles, oléagineuses ou autres), le ministre des Colonies, saisi par les chambres de commerce françaises, transmettait les desiderata de ces dernières au Gouverneur général de l'AOF (Afrique occidentale française) ou de l'AEF (Afrique équatoriale française). En concertation avec les gouverneurs locaux, une répartition des matières premières à livrer était établie entre les différents territoires, puis entre les cercles ; au bout du circuit, les chefs de canton recevaient de leur commandant de cercle l'ordre de fournir, selon les régions concernées, tant de tonnes d'arachides, de kapok, de coton ou de latex, ordre qu'ils répercutaient euxmêmes aux chefs de village. Les paysans devaient livrer les quantités demandées, quitte à négliger gravement leurs propres cultures vivrières.
Pour faciliter les livraisons, on créa le système des “foires périodiques”. Les paysans devaient y amener leurs produits souvent de fort loin, à leurs frais, la plupart du temps à dos d'homme, et pour un prix d'achat dérisoire. Ce prix était en effet fixé par les chambres de commerce locales, qui fixaient également les prix de vente des produits manufacturés… Il fallut rien moins que l'astuce et l'audace d'un Wangrin, à Bobo Dioulasso, pour réussir à s'introduire clandestinement dans ce circuit, à en fausser les données au détriment des gros commerçants européens de la place et à réaliser, au nez et à la barbe des pontes de la chambre de commerce, des profits substantiels qui furent le point de départ de sa fabuleuse fortune 11.
Avant mon départ de Ouahigouya, j'avais entendu dire que le démembrement récent de la HauteVolta répondait beaucoup plus à un besoin d'aménagement de l'exploitation des ressources naturelles et à la pression des grandes chambres de commerce sur le gouvernement de Paris qu'à une réelle nécessité administrative… Avec d'autres, je prenais peu à peu conscience des faiblesses ou des abus de l'organisation coloniale dans laquelle nous étions nés ; mais, à l'époque, nous n'imaginions même pas qu'elle puisse disparaître un jour. Nous espérions seulement qu'elle s'améliorerait avec le temps…
Depuis, les situations se sont modifiées, mais, hélas, les règles qui président aux échanges internationaux restent les mêmes dans leurs grandes lignes : acheter le moins cher possible les matières premières, et revendre le plus cher possible les produits manufacturés. La colonisation économique n'a fait que prendre un autre visage. Tant que l'on ne se suffit pas à soi-même, on reste nécessairement l'esclave de son approvisionneur.

Face nocturne et face diurne…

Certes, la colonisation a existé de tous temps et sous tous les cieux, et il est peu de peuples, petits ou grands, qui soient totalement innocents en ce domaine — même les fourmis colonisent les pucerons et les font travailler pour elles dans leur empire souterrain!… Cela ne la justifie pas pour autant, et le principe en reste haïssable. Il n'est pas bon qu'un peuple en domine d'autres. L'Humanité, si elle veut évoluer, se doit de dépasser ce stade. Cela dit, quand on réclame à cor et à cri la justice pour soi, l'honnêteté réclame qu'on la rende à son tour aux autres. Il faut accepter de reconnaître que l'époque coloniale a pu aussi laisser des apports positifs, ne serait-ce, entre autres, que l'héritage d'une langue de communication universelle grâce à laquelle nous pouvons échanger avec des ethnies voisines comme avec les nations du monde… A nous d'en faire le meilleur usage et de veiller à ce que nos propres langues, nos propres cultures, ne soient pas balayées au passage.
Comme le dit le conte fulfulde Kaydara, toute chose existante comporte deux faces une face nocturne, néfaste, et une face diurne, favorable la tradition enseigne en effet qu'il y a toujours un grain de mal dans le bien et un grain de bien dans le mal, une partie de nuit dans le jour et une partie de jour dans la nuit 12.
Sur le terrain, la colonisation, c'étaient avant tout des hommes, et parmi eux il y avait le meilleur et le pire. Au cours de ma carrière, j'ai rencontré des administrateurs inhumains, mais j'en ai connu aussi qui distribuaient aux déshérités de leur circonscription tout ce qu'ils gagnaient et qui risquaient même leur carrière pour les défendre. Je me souviens d'un administrateur commandant de cercle à qui le gouverneur avait donné ordre de faire rentrer l'impôt à tout prix. Or, la région avait connu une année de sécheresse et de famine, et les paysans n'avaient plus rien. L'administrateur envoya au gouverneur un télégramme ainsi rédigé :

« Là où il n'y a plus rien, même le roi perd ses droits. »

Inutile de dire qu'il fût considéré comme “excentrique” et rapidement rapatrié.
Serait-il juste de frapper du même bâton des professeurs honnêtes, des médecins ou des religieuses dévoués, de hardis et savants ingénieurs, et d'un autre côté quelques petits commandants mégalomanes et neurasthéniques qui, pour calmer leurs nerfs ou compenser leur médiocrité, ne savaient rien faire d'autre qu'asticoter, amender et emprisonner les pauvres “sujets français” et leur infliger des punitions à tour de bras ? Quelque abominable qu'ait pu être la douleur infligée à tant de victimes innocentes, ou le coût terrible en vies humaines des grands travaux dits “d'utilité publique”, cela ne doit pas nous conduire à nier le dévouement d'un professeur formant les instituteurs ou les médecins de demain.

Les populations africaines, si rapides à épingler les travers ou les qualités d'un hommea travers un surnom, savaient bien faire la différence.
C'est ainsi que j'ai connu le commandant Touk-toïpa, “Porte-baobab”, qui ne se privait pas de faire transporter des baobabs à tête d'homme sur des dizaines de kilomètres ; les commandants “Diable boiteux” ou “Boule d'épines”, qu'il était risqué d'approcher sans précautions, ou Kounflen-ti, “Brise-crânes”… Mais, il faut le dire, ils étaient souvent aides dans leurs actions inhumaines ou malhonnêtes par de bien méchants blancs-noirs : le commandant Kursi boo, “Déculotte-toi” (sous-entendu, pour recevoir cinquante coups de cravache sur les fesses), était assisté par le brigadier des gardes Wolo boosi, ou “Dépouille-peau” ; le commandant “Porte-baobab” avait un garde au nom évocateur : Kankari, “Casse-cous” ; le commandant Yi'a maaya, “Voir et mourir”, avait son ordonnance Makari baana, “Finie la compassion”. Et le commandant Boo doum, “Mange tes excréments”, dont la triste spécialité s'exerçait à l'encontre des prisonniers dans leur cellule, était flanqué d'un garde de cercle Nyegene min, “Avale tes urines”. J'en ai connu plusieurs personnellement. Beaucoup plus tard, curieux de savoir ce qu'ils étaient devenus, j'en ai visité certains en France. Bizarrement, leur fin de vie fut souvent très pénible, et leur sort, dans des hôpitaux ou des asiles, à peine plus enviable que celui de leurs victimes (je pense en particulier aux commandants “Brise-crânes” et “Mange tes excréments”).
Mais il y avait aussi les commandants Fa nyuman, “Bon papa” ; Fana te son, “Calomniateur n'ose” ; Ndungu lobbo, “Heureux hivernage” ; Lurral maayi, “La mésentente est morte” ; et Alla-ya-nya, “Dieu l'a lustré”. Sans parler du docteur Mayde wumi, “La mort est aveuglée” ; de l'instituteur Anndal rimi, “Le savoir a fructifié” ; et de l'ingénieur Canɗi kersi, “Les cours d'eau sont mécontents”, car il les aménageait…
En règle générale, les tout-puissants administrateurs coloniaux, “dieux de la brousse” incontestés, présidents des tribunaux et qui pouvaient infliger sans jugement des peines dites “mineures” mais renouvelables, inspiraient une telle crainte que, bons ou méchants, en leur présence l'expression conjuratoire “Oui mon commandant” sortait de la bouche des sujets français comme l'urine d'une vessie malade.
Mais, derrière cette expression devenue rituelle, l'humour, cette grande arme des Africains “noirs-noirs”, gardait tous ses droits. Une anecdote, entre bien d'autres, en témoigne.

O imbécillité drue !

Un jour, un commandant de cercle décida d'accomplir une tournée dans la région. Or, on était à la saison des pluies, et la route longeait un terrain argileux encaissé entre deux rivières. Il appela le chef de canton :
— Il faut me faire damer cette route par tes villageois pour la durcir et la tenir au sec. Je ne veux pas que ma voiture s'enfonce !
— Oui mon commandant !, dit le chef de canton, qui ne pouvait dire autre chose.
Alors il appela les habitants de plusieurs villages, leur dit de prendre leurs outils à damer 13, sortes de tapettes en bois en forme de pelles aplaties dont on frappait le sol pour le compacter et le durcir, et les envoya sur la route. Jadis, toutes les routes de l'Afrique, sur des milliers de kilomètres, ont été ainsi damées à main d'homme.
Et voilà les villageois, hommes, femmes et enfants, qui se mettent à taper dans le sol humide et bourbeux. Ils tapent, ils tapent à tour de bras, au rythme d'un chant qu'ils ont composé pour la circonstance. Et tout en tapant, ils chantent et ils rient. J'ai entendu leur chant. En voici quelques passages :

Imbécillité, ô imbécillité drue !
Elle nous ordonne de dépouiller,
de dépouiller la peau d'un moustique
pour en faire un tapis,
un tapis pour le Roi.
Ma-coumandan veut que sa voiture passe.
Il ressemble à l'homme qui veut faire sa prière
sur une peau de moustique
étendue sur le sol.

Sur l'eau le chef veut s'asseoir,
s'asseoir pour boire sa bière.
Certes, le chef est le chef,
mais l'eau est comme une reine,
et la reine avale toutes choses.
Ma-coumandan ne sait pas
que l'eau avale tout.
Elle avalera même ma-coumandan !

Tapons! Tapons docilement.
Tapons fort dans la boue,
dans la boue détrempée.
Ma-coumandan nous croit idiots,
mais c'est lui qui est imbécile
pour tenter de faire une route sèche
dans de la boue humide.

Si la voiture de ma-coumandan s'enfonce,
il nous défoncera les côtes.
Gare à nos côtes, gare à nos côtes !
Tapons fort, tapons sans peur,
sans peur des éclaboussures de boue.
La pluie de Dieu est là,
elle tombe, elle mouille,
elle lavera même notre sueur.
Tapons, tapons fort, tapons dur,
tapons dans la boue humide !…

Le commandant, accompagné de son interprète et de son commis, vint visiter le chantier. Les frappeurs chantèrent et rirent de plus belle. Le commandant, tout réjoui, se tourna vers l'interprète :
— Mais ils ont l'air très contents ! s'exclama-t-il.
Il y avait des secrets que ni les interprètes, ni les commis, ni les gardes, ne pouvaient trahir.
— Oui mon commandant ! répondit l'interprète…

Au fur et à mesure que les terres de la Haute-Volta s'éloignaient derrière nous, mes pensées se tournaient davantage vers Bandiagara et vers Tierno Bokar, que je n'avais pas revu depuis presque cinq ans.
Depuis la nuit de ma conversion en 1922, nous n'avions jamais cessé de communiquer par lettres. Presque chaque mois, une caravane dont faisaient partie certains de ses grands élèves — c'est-à-dire des élèves très anciens, des “disciples” si l'on veut — venait en Haute-Volta. Il leur confiait pour moi des messages, écrits ou oraux, que les voyageurs me faisaient parvenir d'une façon ou d'une autre. Il dictait ses missives au jeune instituteur Mamadou Sissoko, qui lui lisait mes réponses. Ses lettres — qui tenaient une bonne place dans ma “malle à papiers” contenaient toujours des conseils de morale ou de comportement : “Ne fais pas ceci, ne fais pas cela !” Mais il répondait aussi à mes questions. Il me parlait de religion, du wird tidjani, des enseignements des grands maîtres sufi… En fait, il n'avait cesse de me suivre dans mon cheminement, et jusque dans mes rêves que je lui racontais !
Onze ans auparavant, jeune liommu insouciant, lors de mon passage à Bandiagara pour rejoindre la Haute-Volta j'étais resté quelques jours à me distraire avec mes amis avant d'aller saluer Tierno.
Cette fois-ci, j'avais décidé de me diriger droit sur sa maison dès mon entrée dans la ville. Mon premier salut serait pour lui.

Notes
1. Du nom de son grand maître : le Cheikh Ahmed Hamahoullah, ou Hamallah.
2. Sur la tragique histoire du Cheikh Hamallah, qui passa une grande partie de sa vie en déportation loin de sa famille et qui mourut en France en janvier 1943, voir Vie et enseignement de Tierno Bokar (p. 53 et suiv.), et Cheikh Hamahoullah, homme de foi et résistant, d'Alioune Traoré, Maisonneuve & Larose, Paris, 1983. Les documents et témoignages mis au jour, dans ce dernier ouvrage comme dans deux thèses (par MM. Seydinâ Dicko, du Mali, et Bakari Savadogo, de Côte-d'Ivoire), permettent de lever enfin les accusations non fondées dont fut victime le Cheikh Hamallah.
3. Le Cheikh Hamallah appartenait à une tribu de Chérifs, ou descendants du Prophète Mohammad.
4. Le wird, ensemble des oraisons surérogatoires spécifiques à chaque confrérie (litt. tariqa: voie), ne modifie en rien les rites fondamentaux de l'Islam ; il ne fait que s'y surajouter (cf. Vie et enseignement p. 229 et suiv., 240 et suiv.). Transmis rituellement au néophyte par un moqaddem (dignitaire habilité à recevoir dans la tariqa et à en transmettre les enseignements) ou par un cheikh (grade supérieur), le wird, indépendamment de ses vertus propres, est censé véhiculer la baraka attachée à une chaîne de transmission remontant jusqu'àu Saint fondateur et, à travers lui, jusqu'au Prophète Mohammad. La pratique du “renouvellement du wird” (sorte de confirmation) par un autre cheikh de la même confrérie est courante et ne constitue en rien une “sortie” de la confrérie ; elle vise, en général, à se relier à une baraka supplémentaire, que l'on choisisse ou non ce nouveau cheikh comme guide spirituel. Avant de faire “renouveler” son wird tijani par le Chérif Hamallah, Tierno Bokar, par exemple, l'avait dejà reçu de plusieurs chaînes de transmission diffèrentes. En l'occurrence, demander le renouvellement de son wird tijani au Cheikh Hamallah n'était dangereux qu'en raison de la position de l'administnition française à son égard et de l'hostilité de certaines autres branches de la Tijaniyya, proches des autorités.
5. Voir note 2, p. 322.
6. L'Etrange Destin de Wangrin, p. 425.
7. Ibid. p. 151 et suiv.
8. Le 8 octobre 1958, dans le cadre des émissions de la SORAFOM, Amadou Hampâté Bâ fit passer sur les ondes de Radio Soudan, à Bamako, un reportage intitulé “Une cérémonie à la Cour du Mogho Naha (autre orthographe du nom, dans sa transcription linguistique), empereur des Mossis”. Grâce à ses relations anciennes avec la Cour du Moro Naba, il avait été autorisé à effectuer un reportage sur place afin d'enregistrer les musiques traditionnelles accompagnant les différentes étapes de cette cérémonie. C'est ce reportage musical, accompagné de ses commentaires et précédé d'une brève évocation de la fondation de l'empire, qui passa à Radio Soudan. Le texte écrit de cette émission figure dans ses archives, ainsi que la description des funérailles rituelles dont il est question ici.
9. C'est dans ces limites territoriales, définies par le décret de 1947, que la Haute-Volta (qui prendra plus tard le nom de Burkina-Faso, “le pays des hommes intègres”) accédera au statut de République en 1958 dans le cadre de la Communauté française, puis proclamera son indépendance le 5 août 1960.
10. L'Etrange Destin de Wangrin, p. 271.
11. Ibid. p. 275 et suiv.
12. Njeddo Dewal, mère de la calamité, p. 90, et Contes initialiques peuls, p. 111.
13. Du nom de l'outil des paveurs français : hie, ou dame.

Table des matieres