webPulaaku


Anna Pondopoulo
Les Français et les Peuls. L'histoire d'une relation privilégiée

Les Indes Savantes. Paris, 2008. 314 p.
Coll. Sociétés musulmanes en Afrique, Jean-Louis Triaud, éd.


webAfriqa Custom Search Engine
Left       Home       Next

Chapitre IV
Les Peuls retrouvés :
quand le pouvoir s'appuie sur l'histoire
(premier quart du xxe siècle)

Quand l'écriture de l'histoire de l'Afrique occidentale devient un enjeu

Au milieu des années 1890, à la suite de la mainmise sur les capitales toucouleures (Ségou en 1890, Nioro en 1891 et Bandiagara en 1893}, les Français achevèrent la conquête de « l'espace umarien » : la création de l'AOF en 1895 constituait la consécration administrative de ces territoires 1. Aux écrits des médecins de la marine succédèrent les monographies de cercles et les coutumiers rédigés par les administrateurs et les résidents des postes, civils et militaires : aussi, dans les descriptions de l'Afrique, l'anthropologie physique céda-t-elle sa place aux tentatives de reconstruction historique. Dorénavant, le savoir colonial s'appuyait, selon l'expression de l'administrateur Charles Monteil, sur « trois piliers » : l'histoire, les langues, les coutumes 2, tandis que l'étude du passé offrait une voie royale vers la connaissance des sociétés, à partir des renseignements sur les systèmes fonciers, le pouvoir, les structures sociales associés aux traditions. A l'impératif de la délimitation des « races » de l'époque de la conquête succéda la recherche de l'unité symbolique dans le passé des territoires rassemblés sous l'égide de l'AOF.
Elle se matérialisa notamment dans le Haut-Sénégal-Niger 3, ouvrage de synthèse sur « le pays, les peuples, les langues », « l'histoire », « les civilisations » de l'Afrique occidentale française, et dans l'édition, à partir de 1916, du Bulletin du Comité d'études historiques et scientifiques de l'AOF (BCEHSAOF). Les deux publications, reproduisant le modèle d'une gigantesque monographie du cercle, créèrent les assises historiques de l'AOF. La découverte de nouvelles sources, arabes et africaines, surtout des manuscrits de la cour d'Ahmadu 4, stimulèrent la curiosité pour le passé de l'ouest africain : au coeur de ce projet se trouvait l' histoire des sociétés peules et haalpulaar.
A la même époque, en métropole, les études historiques gagnaient en popularité dans les universités et dans l'opinion publique; la discipline vivait un changement de générations, et confrontée à l'émergence de la sociologie, cherchait des nouvelles méthodes 5.
L'importance croissante des études historiques signifiait-elle pour autant l'abandon du paradigme racial affirmé par Faidherbe dans la description des sociétés africaines ?
Sur quels principes scientifiques s'appuyait cette reconstruction du passé de l'ouest africain ? Quel rôle l'administration coloniale lui accordait-elle ? Comment fonctionnait le lien entre l'histoire et le pouvoir, à l'époque des réajustements des institutions et des espaces coloniaux ? Comment les interlocuteurs fulɓe et haalpulaar des administrateurs s'inscrivaient-ils dans le processus de l'écriture de l'histoire ?

L'analyse de la coopération entre administrateurs et savants, Henri Gaden (1867-1939) et Maurice Delafosse (1871-1926) deux acteurs principaux de ce chantier des savoirs sur l'histoire de l'Afrique occidentale (au moins, pour l'histoire du Fuuta Tooro), permet d'apporter quelques réponses à ces questions.

En 1910 Maurice Delafosse 6 reçut une commande officielle de la part du gouverneur François-Joseph Clozel ; celui-ci lui délégua la rédaction d'un ouvrage (Haut-Sénégal-Niger) qui devait réunir tout ce que les Français connaissaient à ce jour sur l'histoire et sur l'ethnographie des populations des bassins du Sénégal et du Niger. Ce travail, que Delafosse considéra comme prioritaire, se déroulait parallèlement à son implication dans la traduction et la publication des manuscrits arabes originaires de la Mauritanie et du Soudan. Il travaillait sur ces textes en duo avec son ami Henri Gaden, spécialiste de la langue peule, qui collectait les manuscrits auprès des notables musulmans au Sénégal, dans la région du fleuve, et en Mauritanie, et qui contribua aux traductions et à la reconstruction, à partir de ces textes, de l'histoire du Fuuta Tooro 7

Plusieurs de ces documents, traduits et commentés par Gaden et Delafosse, parurent sous le titre unificateur de Chroniques du Fouta sénégalais ; cette édition répondait à l'idée de Delafosse d'envisager la publication d'« un recueil de documents intéressant l'histoire du Fouta Sénégalais » ; il devait inclure « toute la partie historique », c'est-à-dire les documents rédigés par le généalogiste du Fuuta, Siré Abbas Soh, (ce sont ces Chroniques de Siré Abbas Soh qui donnèrent leur nom à l'ouvrage), les Cahiers du chef du Waalo, Yoro Dyaw 8, et l'Histoire de Chinguetti 9. Il fut question de confier cette publication au rédacteur de la Revue du Monde Musulman, Alfred Le Châtelier.
C'est Gaden qui communiqua à Delafosse le manuscrit des Chroniques écrites par Siré Abbas Soh ; Delafosse évoque ce document pour la première fois au début du 1910, sous le titre « l'histoire du Fouta en arabe », ou encore : « Tarikh du Fouta ». Il travailla sur la traduction du manuscrit avec son beau-père Octave Houdas, arabisant et orientaliste connu, son principal conseiller en linguistique et en stylistique arabes et le co-auteur de la plupart de ses traductions 10. Houdas porta sur le manuscrit du Fuuta un jugement exigeant, celui d'un orientaliste et d'un érudit passionné surtout par les civilisations anciennes. Delafosse avouait que, sans ses compétences linguistiques, l'entreprise n'aurait pas été possible : « Si j'étais capable de faire la besogne, je m'y mettrais bien, mais je suis par trop incompétent en arabe : il me faut un dictionnaire pour un mot sur six ou sept, ce qui cause une perte de temps énorme, sans compter les contresens possibles ! » 11. La traduction définitive fut renvoyée à Gaden pour révision ; celui-ci devait également annoter le texte traduit, travail auquel il associa ses informateurs originaires du Fuuta. La publication de la traduction des Chroniques fut retardée par l'implication de Delafosse dans le Haut-Sénégal-Niger. Cependant, c'est sur les Chroniques qu'il fonda ses hypothèses sur l'histoire ancienne des Peuls.

La délimitation du domaine de l'Islam : les débats avec Le Châtelier

La publication des Chroniques fut rendue possible par l'insistance avec laquelle Alfred Le Châtelier, directeur de la Revue du monde musulman, encourageait Delafosse à continuer le travail. La reconstruction de l'histoire de la Sénégambie se développait parallèlement à une multiplication des études sur la situation de l'Islam en Afrique sub-saharienne dans les années 1900-1910, stimulées tantôt par les craintes de l'administration coloniale, tantôt par ses espoirs de rallier les élites des sociétés musulmanes 12.

Les administrateurs, qui avaient été confrontés à l'Islam en Algérie, débattaient de la signification des phénomènes musulmans en Afrique noire, de leurs ressemblances et différences avec l'Islam d'Afrique du Nord : ils attirèrent l'attention sur les confréries, sur l'influence des marabouts, et sur les ethnies « porteuses » de l'Islam, comme les Peuls.

Leurs interrogations pragmatiques stimulèrent l'étude des documents musulmans ; elles placèrent surtout au centre des recherches historiques une réflexion de type sociologique: sur les sources de la cohésion sociale, sur les moyens de propagation de la religion, sur les rapports entre « élite » et « masse ». Le débat sur l'Islam démontrait la relativité de certaines catégories dans les conditions de l'Afrique occidentale; il attira l'attention sur la nécessité d'en étudier les variantes dans le cadre de chaque société concrète envisagée dans sa durée historique.

Le Châtelier (1855-1929), théoricien du concept de « l'Islam noir » 13, souhaitait publier dans sa revue des matériaux inédits provenant d'Afrique et susceptibles d'apporter du nouveau sur les sociétés musulmanes et surtout sur l'histoire de leur islamisation. Sa représentation ouverte de l'Islam, en tant que civilisation, mode de vie et culture politique fut à l'origine de sa curiosité pour des études historiques de sociétés africaines qu'il essaya de promouvoir notamment par des publications 14.
Dans une lettre de 1913 adressée à l'administrateur Paul Marty, spécialiste des questions musulmanes en AOF, Le Châtelier regrette le peu de soutien que le gouvernement de la fédération offrait à sa Revue :

« Nous nous trouvons donc en présence de cette situation bizarre que la Revue du Monde Musulman, publication administrative, fait les frais de publications qui intéressent en premier chef l'AOF […]. Je voulais aider l'AOF à se mettre sérieusement en mouvement dans les études musulmanes » 15.

Selon lui, l'AOF « ne trouvera rien de mieux que la Revue du Monde Musulman » afin de publier les documents sur l'Afrique noire ; il voulait surtout inciter le Gouvernement général :

« (a) à centraliser fortement la conservation de richesses musulmanes (archives, livres, manuscrits) de l'AOF, (b) à en faire organiser la publication et la mise en valeur continue».

La curiosité de Le Châtelier pour l'Islam en Afrique sub-saharienne remontait à l'époque de la conquête du Soudan : résumant ses opinions sur l'utilité de ces territoires pour la France, il y voyait alors surtout une zone-tampon permettant de rapprocher les possessions françaises du Sénégal et de I'Algérie 16.

L'Islam représentait, selon lui, un facteur de cohésion facilitant l'action coloniale, mais était également source de certains dangers : il fallait étudier cette religion en qualité de force politique, et analyser les voies de sa propagation.

Tout en véhiculant des idées simplistes sur l'organisation des-sociétés africaines, il attirait l'attention sur les problématiques nouvelles du lien social et de l'option identitaire des groupes ; il désigna comme objet privilégié de la recherche les acteurs de l'éducation musulmane : marabouts et confréries.

Il accordait une attention particulière à « l'ethnie peule », qui avait joué un rôle principal dans la propagation de l'Islam :

« De tous les peuples qui se trouvent représentés dans l'Afrique Occidentale, il en est peu dont l'étude présente un aussi grand intérêt, au point de vue de la marche de l'Islam, que celui de la race Peul » 17

Son voyage en Afrique à la fin des années 1880 lui démontra la nécessité de se documenter sur la structure des confréries et d'analyser les raisons qui poussaient les individus à y adhérer. Ces recherches devaient aboutir à « quelques hypothèses sur la loi générale de l'évolution de l'Islam à l'époque actuelle ».

La connaissance des sociétés musulmanes lui apparut comme un outil universel permettant de comprendre les systèmes du pouvoir, les faits culturels et sociaux, l'organisation des identités ethniques.

Delafosse poursuivit sa réflexion sur les confréries et les marabouts dans une série d'articles publiés dans la Revue du monde musulman 18. Mais il se différenciait du point de vue de l'islamologue selon lequel les sociétés africaines, même non musulmanes, pouvaient être comprises uniquement par le biais de l'Islam. Il relativisa l'importance des changements que la religion musulmane avait apportés aux cultures locales, et démontra le poids des traditions « ethniques », antérieures à l'Islam.

Au début, l'engagement de De lafosse dans la revue de Le Châtelier fut enthousiaste : elle lui proposait de publier des matériaux les plus divers relatifs aux sociétés musulmanes. Les critères de leur sélection étaient plutôt vagues et reflétaient une conception de l'Islam comme une culture universelle, englobant des particularités locales :

« […] je viens d'être chargé par M. Le Châtelier d'une rubrique qui va être ouverte dans la Revue du Monde Musulman : la rubrique « L'Islam au pays nègre » (ou en Afrique Occidentale, plutôt, car la Mauritanie et le Sahara rentreront dans mon cadre). Je dois fournir chaque mois environ 25 pages de texte, dont Le Châtelier me laisse la libre disposition pour publier tout ce que je voudrai : études d'ensemble ou de détail ; correspondance, analyse d'ouvrages, traductions de textes arabes inédits, etc., etc. Si donc vous avez quelque chose, des observations, des notes, un texte inédit, n'importe quoi […] je ferai passer tout ce que vous voudriez m'envoyer touchant de près ou de loin à l'Islam » 19.

Malgré cette liberté apparente, Le Châtelier, en sa qualité de rédacteur, voulut imposer sa façon de traiter les questions musulmanes : Delafosse était mécontent de voir ses articles corrigés (« revu par lui, car il a ses idées » ; « Je doute que je m'entende longtemps avec lui s'il coupe, change, modifie mes articles, en sorte que, en réalité, ils ne sont plus de moi, et c'est à peine si j'en puis prendre la responsabilité »). Les modifications de Le Châtelier mettaient en valeur l'importance de l'Islam pour les sociétés africaines, ce qui contrariait Delafosse qui évoquait « sa manie de ne vouloir laisser voir l'Islam que sous des couleurs de rose » ; il critiquait Le Châtelier qui ne voulait rien voir dans sa revue « qui puisse être considéré comme une critique de l'Islam et des musulmans : c'est assommant ! ». Le désaccord portait essentiellement sur le rôle politique des marabouts :

« Je ne suis pas islamophobe, mais je ne suis pas non plus partisan de la propagation de l'Islam et surtout du maraboutisme, et c'est un peu ce que j'avais développé dans mon premier article : Le Châtelier a tout supprimé ».

Derrière la préférence affichée de la revue pour des documents « purs », sans commentaires ni polémique, Delafosse décelait la main ferme de Le Châtelier jaloux de son point de vue de rédacteur : « mais s'il maquille les documents qu'on lui donne, c'est lui qui fait de la polémique et pas très honnête ». La réaction de Le Châtelier n'est pas surprenante : dans ses articles de 1910-1911, Delafosse réfute une par une toutes ses thèses capitales, notamment sa croyance en la force d'intégration de l'Islam. Il souligne la nécessité de considérer cette religion dans sa dimension historique, sans extrapoler les faits anciens sur sa situation actuelle. Or, estimait-il, à l'époque l'Islam traversait une période de crise. Ce déclin était lié à la baisse de l'influence des familles maraboutiques du Fuuta sénégalais, auxquelles l'administration française avait imposé « l'égalité de traitement […] avec les autres éléments de la population » ; l'abolition de l'esclavage et le changement des pratiques économiques affaiblissaient aussi ces familles.

Ainsi, à l'instar de Houdas, il se représentait l'Islam africain comme partagé entre l'élite et le peuple : l'action de l'élite étant canalisée, l'islamisation du peuple s'épuisait ; les « masses » retombaient dans leurs croyances syncrétiques et même païennes. L'idée est pionnière pour l'époque : l'identité religieuse d'un groupe n'est pas un facteur permanent ; elle évolue sous l'influence des facteurs économiques et politiques.

Les « ethnies » plus musulmanes que d'autres jouaient nécessairement, selon Delafosse, un rôle important dans la propagation de l'Islam : aussi gardaient-elles les souvenirs de leur participation à l'islamisation. Mais son degré était relatif et n'était pas lié à la « race » (à la différence de ce qu'affirmait Le Châtelier). Parmi les « seize grandes familles ethniques », distinguées d'après le critère linguistique, les Peuls et les Toucouleurs appartiennent au groupe des populations qui « sont islamisées en partie » 20.

En conclusion Delafosse proposait de ne pas exagérer l'islamisation des sociétés de l'ouest africain : « […] Beaucoup de personnes se figurent le Soudan comme peuplé en grande majorité des Musulmans, alors que […] le Haut Sénégal-Niger renferme la proportion énorme de 3 610 626 paiens contre 844 450 Musulmans ». Il remettait en question la faculté d'intégration attribuée à l'Islam : la « solidarité » d'un groupe relève davantage de l'appartenance au clan, une institution pré-musulmane, qu'à la confrérie. Il en va de même pour le droit, les institutions administratives, la morale : bref, le rôle de l'Islam se réduirait à « une influence plutôt heureuse, mais peu considérable et surtout superficielle » 21.

Dans chacun de ces articles Delafosse minimisait la présomption selon laquelle l'étude de l'Islam pouvait constituer le fondement des connaissances sur l'Afrique exigées par l'administration coloniale. L'étude des grandes confréries (Qadiriya [Kadria] et Tijaniya [Tijania]) démontrait qu'un grand nombre de fidèles passaient outre : ils « n'appartiennent à aucune confrérie spéciale » ; les nombreuses filières des grandes confréries sont difficiles à répertorier car elles sont « fondées par des cheikhs ou marabouts, pour la plupart obscurs » ; elles « nous sont d'ailleurs à peu près inconnues » ; « leur existence est la plupart du temps éphémère ». Il est donc impossible, à l'instar du modèle algérien, de faire des confréries l'essence de l'Islam en Afrique occidentale ; le terme même, évoquant l'idée de l'association « au sens français du mot », lui paraissait inopportun. En revanche, les assises ethniques des confréries étant variables, il proposa d'étudier leur géographie politique et historique et d'établir un répertoire préliminaire des villes et des régions où l'on rencontrait des Tijaniya et des Qadiriya (ou les deux) ; il fallait aussi répertorier tous les marabouts importants de chaque localité précise 22.

La popularité de certains marabouts dépendrait de raisons multiples, irrationnelles (« la personne de celui-ci était véritablement l'âme de ces sortes de confréries ») et surtout de la situation locale. Aussi mettait-il en question le projet de Le Châtelier d'expliquer les phénomènes musulmans en Afrique noire à partir de la doctrine de l'Islam, ou de découvrir des « lois générales » de sa propagation. En revanche, il insistait sur les particularités culturelles et leur enracinement dans le passé pré-musulman : cela enlevait aux spécialistes de l'Islam maghrébin ou asiatique le droit de juger l'Islam noir, et donnait davantage d'autorité aux opinions des administrateurs connaissant le terrain. La polémique avec Le Châtelier ne visait donc pas des questions purement académiques : elle évoquait une lutte d'influence et le désir de Delafosse d'établir les études africaines comme domaine indépendant, lequel, tout en profitant des traductions et des commentaires des orientalistes, tels ceux de René Basset ou de Maurice Gaudefroy-Demombynes, ne se réduirait pas à une annexe de l'érudition philologique ou des études musulmanes. Le rédacteur de la Revue du monde musulman portait sur les sociétés africaines le regard d'un islamologue explorant l'Islam en milieu particulier ; ce projet s'inscrivait dans son objectif global d'études comparatives de l'Islam dans le monde.
En revanche, Delafosse découvrait en Afrique occidentale la pluralité et la cohabitation de traditions culturelles, parmi lesquelles l'Islam ne représentait qu'une des tendances.

Il reprochait à Le Châtelier la volonté d'absorption des études africaines par celles de l'Islam (« Le Châtelier ayant des prétentions inconciliables avec mon esprit d'indépendance » 23).

Fin 1910, leur conflit s'aggrava :

« Je crois d'ailleurs que ma collaboration à cette revue si spéciale a pris fin, ou à peu près. Le Ch. m'avait déjà obligé à couper ou modifier mes manuscrits, ce que je n'aime pas beaucoup.
Dernièrement, il m'a refusé un article sur les confréries et les marabouts, sous prétexte qu'il y avait trop de choses déjà dites ; en réalité c'est parce que je ne me montrais pas assez islamophile à son idée. […] Et j'ai porté mes confréries à Terrier, qui les a prises avec enthousiasme pour son numéro de janvier et m'a immédiatement demandé une suite… En ce qui concerne vos documents, je crois, réflexion faite, que je ferai mieux de les donner à Terrier, qui prendra tout ce qui sera bon et fera un tirage - volume à part » 24.

Les idées de Delafosse sur l'Islam révèlent ses convergences avec son beau-père, Octave Houdas, qui publia un ouvrage susceptible d'aider les militaires et les administrateurs civils confrontés aux sociétés musulmanes : « Fournir, à tous ceux qui n'ont pas de loisir de s'adonner à de longues études, le moyen de se faire une opinion suffisamment exacte de l'esprit de la religion musulmane afin d'en déduire des conclusions pratiques » 25. Il proposait de fonder la politique coloniale sur l'étude préalable des sociétés colonisées : en Algérie, cela aurait permis d'éviter les erreurs d'une conquête « longue, coûteuse et pénible »; au Soudan, il fallait éviter de copier le modèle algérien. La science, valeur suprême, devait permettre « d'agir pacifiquement sur l'esprit des populations ».
Delafosse reprit les considérations de Houdas sur l'importance des rites comme pratique sociale responsable de la diversité et de la multiplicité des confréries. Le nombre croissant des confréries en Afrique serait un signe de la dégradation de la doctrine, mal connue par des adeptes incultes et manipulés par les marabouts : « Point n'est besoin d'être grand clerc pour fonder une confrérie religieuse ».

Houdas considérait le maraboutisme comme une forme de superstition populaire qui faisait vivre des marabouts obscurs et malintentionnés. Ces représentations relevaient de son anticléricalisme (la religion ne peut pas être considérée comme la cause principale de « la transformation sociale du peuple »), de sa foi en la science et de son idée de l'Islam comme religion écartelée entre l'élite cultivée et le peuple.

Une autre référence importante de Delafosse était la politique musulmane du gouverneur François-Joseph Clozel (1860-1918). Il dédia à son ami et « patron » (comme il le nommait dans ses lettres) une note où il mettait en valeur le« style » de son gouvernement : ce fut un « homme d'action et de science » grâce à qui il avait pu publier la plupart de ses travaux. Delafosse soulignait sa participation à l'âge « héroïque » de la conquête, qu'il opposait à la période « bureaucratique » des années 1910-1920 ; dans le rejet des méthodes pacifistes de Clozel par l'administration, il voyait une similitude avec sa propre carrière : en 1908, Clozel fut nommé gouverneur du haut Sénégal-Niger (et non de l'Afrique occidentale, contrairement aux expectations de ses disciples) ; gouverneur de l'AOF par intérim en 1915-1917, il fut révoqué et remplacé par Van Vollenhoven, ce qui signifiait sa disgrâce 26.

francois-joseph-clozel
Gouverneur-général
François-Joseph Clozel (1860-1918)

Comme Houdas, Clozel affirmait la nécessité de fonder la politique sur l'histoire et l'ethnographie des sociétés africaines, et de privilégier la dimension chronologique des faits sociaux 27. Il accordait une signification particulière à la constitution de fonds de « documents » et de « renseignements », à « l'art de se faire très exactement renseigner sans en avoir l'air». Il proposait d'éviter l'action directe, mais de s'appuyer sur la « collaboration indispensable du temps » et de « favoriser les courants naturels ». Le recours aux pouvoirs locaux, pratiqué par Clozel, n'était pas synonyme de politique « indirecte », mais visait la « réorganisation des commandements indigènes » dont le fonctionnement avait été « entravé par une tendance excessive à l'administration directe » 28.
Ainsi établit-il des « relations personnelles … avec les grands marabouts — le Cheikh Torad, le Cheikh Sidi el Kheïr, le Cheikh Baye » et avait-il de « fréquentes conférences avec Cheikh Sidia, Amadou Bamba et autres personnages notoires ». L'option musulmane de Clozel faisait partie de son programme pour établir des liaisons entre les possessions françaises de l'Ouest africain et le protectorat du Maroc, afin de « raviver les relations commerciales et intellectuelles qui unissaient autrefois le Sénégal et la Mauritanie avec le Sous et Marrakech ». Lyautey appréciait ces choix et saluait en Clozel un « érudit éclairé et lettré ».
Clozel s'intéressa en particulier aux rapports entre sociétés musulmanes et non-musulmanes. Il affirmait ne pas avoir une stratégie précise et gérer les problèmes au cas par cas : « Je trouve très embarrassant de parler de la politique musulmane […] c'est beaucoup plus une affaire de tact et de circonstances qu'une question qui puisse se régler d'après des principes immuables et se traduire en formules précises […] cela me paraît d'autant plus impossible en matière musulmane » 29. Il constatait que l'unité de l'Islam au Soudan n'était que relative, en raison des nombreuses interprétations de la religion par les marabouts. Pour briser ces influences, il suffisait, selon lui, de contrôler l'éducation musulmane et d'établir, dans les médersas installées par l'administration, une « exégèse coranique conciliante, libérale même si possible », et aussi de s'attirer la coopération des grands marabouts, chefs des confréries et lettrés les plus reconnus. Comme exemple réussi d'une telle intervention, il citait le cas de la médersa de Tombouctou, établissement créé par les Français employant des lettrés musulmans algériens et « indigènes », réfractaires en principe à la présence française, mais coopérant néanmoins, « non pas sans quelques répugnance » 30.
Il présentait donc sa politique comme une « organisation un peu flottante », ou comme un « contrat », dans lequel les élites locales préservaient quelques-uns de leurs intérêts en échange de leur coopération. Le gouverneur s'interrogea sur les raisons de la différence d'islamisation entre groupes ethniques, parfois voisins : il trouvait le repère dans l'histoire, chaque communauté ayant établi ses propres relations avec l'Islam en fonction de sa situation économique et de son organisation sociale. A l'égard des communautés superficiellement ou partiellement islamisées, Clozet proposait de limiter l'influence de l'Islam, notamment en entravant la communication entre personnes et la diffusion des idées. Sa classification des groupes ethniques reproduisait les schémas de Faidherbe : les Peuls, comme les Maures et les Touaregs, sont blancs (« Les Foulbé ne sont incontestablement ni des sédentaires, ni des Noirs », et les Toucouleurs noirs 31. La « race » des Peuls participait de leur rôle supérieur et subversif dans la propagation de l'Islam.
Malgré les hostilités avec les Toucouleurs d'Al-Hajj Umar, les Peuls du Maasina avaient consolidé à la fin du XIXe siècle leur identité musulmane. En raison de leurs transhumances, les fractions nomades s'affiliaient à l'Islam plus facilement que les autres et servaient d'agents de transmission. Il fallait donc se méfier de leur influence prosélyte et des déplacements de leurs marabouts, d'autant plus que les Français connaissaient peu leur civilisation et leur psychologie :

« Leur âme nous est certainement plus fermée que celle des autres peuples de notre Soudan ».

Les priorités économiques des Peuls pasteurs différaient de celles de l'administration : ils « n'ont pas de goût » pour « exploiter rationnellement les richesses latentes qu'ils possèdent ».

La gestion de la suppression de l'esclavage représentait aussi une question délicate, lourde de conséquences pour la stabilité de leur organisation sociale fondée sur un système de castes.

En somme, la politique de Clozet appelait à l'initiative personnelle de l'administrateur et à l'étude de chaque cas précis ; ce faisant, elle allait à l'encontre de la ligne dominante en gestion administrative, qui tendait à l'application uniforme de l'idéologie républicaine dans sa version coloniale 32.

Ainsi, le projet des Chroniques du Fuuta sénégalais, aussi bien que d'autres documents arabes et musulmans, répondait-il au dessein plus vaste de connaissance des sociétés musulmanes. Au cours de son travail, Delafosse se réconcilia avec Le Châtelier ; il accepta ses propositions sur la présentation des Chroniques. Là encore leurs idées témoignaient d'une interprétation différente des rapports entre Islam et identités ethniques. Le Châtelier était persuadé que chaque groupe s'adaptait à l'Islam à sa façon ; il voulait communiquer aux lecteurs « les échantillons » de différents types ethniques musulmans. Une discussion épistolaire se déroula entre les deux hommes au sujet des représentations évoquant le Fuuta sénégalais. Le Châtelier recherchait la possibilité de transmettre à ses lecteurs, à travers les photographies, une idée concrète de « l'aspect » de l'Islam du Fuuta ; « faire voir » à quoi les villages, les mosquées et les musulmans ressemblaient. Telle n'était pas attitude de Delafosse qui s'opposait à la réduction d'une réalité complexe à l'image.
En juin 1912, les Chroniques (le tout « refondu complètement et mis au net grâce à vos lumineuses explications (celles de Gaden) ») parvinrent à Le Châtelier qui, selon l'expression de Delafosse, « était ravi ». Les publiant dans la collection de la Revue du monde musulman, Le Châtelier souhaitait les accompagner de clichés photographiques « représentatifs», correspondant à l'idée que le public pouvait avoir des habitants du Fuuta sénégalais et des Peuls en particulier (« Il voudrait l'illustrer de 25 belles photos représentant des chefs ou marabouts peuls et toucouleurs authentiques et quelques mosquées ou vues intéressantes »). Delafosse critiqua ce point de vue : les images contemporaines n'allaient rien ajouter aux récits d'autrefois, d'autant que des représentations du « type peul pur » étaient difficiles à trouver 33. Mais, puisque Le Châtelier avait « l'air d'y tenir » et exigeait de « belles mosquées peules », Delafosse demanda à Gaden de lui envoyer quelques vues caractéristiques de villages, « à défaut d'avoir les mosquées qui n'existent pas » ; Gaden fit aussi prendre la photo de quelques chefs de provinces du Fuuta devant « illustrer les documents annexes où se trouvent précisément mentionnées les familles des photographiés ». La publication des Chroniquesdu Fuuta sénégalais de Siré Abbas Soh (aussi bien que celle d'autres manuscrits arabes reçus de Mauritanie et du Soudan) devint une entreprise collective, s'appuyant sur la coopération entre orientalistes-arabisants, administrateurs coloniaux et informateurs africains. Elle répondait à la demande de l'un des réseaux du parti colonial qui souhaitait appuyer la politique musulmane sur la connaissance des confréries, de leurs chefs et des documents relatifs à l'histoire de l'Islam. Delafosse joua un rôle de coordinateur; durant plusieurs décennies, il tint la rubrique africaine dans plusieurs revues historiques et ethnographiques. D'autre part, ancien élève, puis enseignant à l'École des langues orientales, il appartenait au milieu des arabisants et côtoyait le cercle restreint des aînés des « Langues O' », qui privilégiaient l'érudition fondée sur la connaissance des langues et des textes ; il informait Gaden des travaux des arabisants parisiens concernant l'Afrique sahélienne (il l'entretint, par exemple, de l'ouvrage arabe traduit par Gaudefroy-Demombynes où il était question du Soudan et de Kanka-Moussa ; du projet de René Basset 34 de publier des tarikh de Oualata et de Tichit, de la traduction du Tarikh el Fettach 35, entreprise par Houdas et qui coïncidait à leur travail sur les Chroniques). La publication des Chroniques du Fuuta exprimait la volonté de créer un domaine particulier de l'histoire, irréductible à une annexe de l'histoire de l'Islam en Afrique.

Les Chroniques du Fouta sénégalais : une histoire construite, aux visages multiples

Le manuscrit des Chroniques se composait de deux textes non-identiques, qui se complétaient.

Le premier fut communiqué à Gaden par Abdullaye Kane, interprète principal en retraite et chef supérieur des Yirlaaɓe-Hebbiyaaɓe résidant à Saldé.

abdullaye-kane350
Abdullaye Kane et un suivant

Le second fut transmis, à Gaden également, par l'intermédiaire de l'administrateur Paul Chéruy, commandant de la résidence de Boghé en Mauritanie, de la part de Yaaya Kane, gendre d'Abdullaye Kane et chef du canton des Yirlaaɓe 36 nouvellement établi sur la rive droite du Sénégal à la suite de la création de la Mauritanie.

Les deux textes furent rédigés par Siré Abbas Soh, originaire de Dyaba, près de Hoorefonde (canton des Yirlaaɓe, cercle de Saldé), « généalogiste fort réputé, célèbre au Fuuta pour sa connaissance des traditions locales ».

Par son père et par sa mère, Siré Abbas, ou Satigi Siré, était descendant des premiers conquérants peuls du Fuuta; l'un de ses ancêtres est évoqué dans le Tarikh es-Soudan 37. Il semblerait que les deux chefs commanditaires des Chroniques, Abdullaye Kane et Yaaya Kane, voulaient satisfaire les demandes émanant respectivement de l'administrateur de la rive droite et de celui de la rive gauche. Ils s'adressèrent alors au « généalogiste de la famille », apparenté aux deux personnages, mais surtout proche d'Abdullaye Kane (selon Delafosse). La requête de ce dernier fut impérieuse (peut-être ne voulait-il pas perdre sa primauté dans le domaine du renseignement de l'administration ?) : pour lui, Siré Abbas Soh écrivit son texte (de sa main) en quinze jours, en comptant uniquement sur sa mémoire, tandis que pour Yaaya Kane, il rédigea une notice,« plus à loisir et avec plus de soin ».
Les éditeurs des Chroniques (et notamment Delafosse) s'étonnaient qu'en dehors des traditions communiquées par Siré Abbas aucun narratif ne présentât l'histoire du Fuuta en son intégralité :

« Nous ne possédons aucun autre document historique sur ce pays et que nous n'avons aucune chance de trouver mieux que ce qu'a fait SiréAbbâs » 38.

Le savoir de Siré Abbas devait donc remplir ce rôle de l'histoire traditionnelle du Fuuta, surtout parce qu'il s'appuyait sur des sources locales disparues (une histoire écrite « il y a un siècle environ par un personnage connu sous le nom de tafsiru-bogguel Ahmadou-Samba » ; « une chronique écrite au temps du satigui Soulé Ndiaye, l'aîné, par un éliman-Léwa et traitant de l'histoire des Dénianké ») et les renseignements puisés auprès d'autres généalogistes (« un petit manuscrit rédigé par un tyerno-Siwol et contenant quelques renseignements chronologiques) ».

Siré Abbas en personne, aussi bien que les commanditaires de ses chroniques 39, liés par leurs généalogies à toutes les grandes familles du Fuuta, procuraient une garantie symbolique de la représentativité de leur histoire qui pouvait témoigner du passé de tout le Fuuta.

Le caractère composite des renseignements fournis par Siré Abbas Soh permit à Gaden et à Delafosse de leur associer d'autres récits et légendes, des généalogies communiquées à part, de nombreux commentaires et notes, un tableau chronologique et un glossaire. Les deux manuscrits de Siré Abbas furent soudés par Delafosse et Gaden en un seul texte : ils ne correspondent qu'à la troisième partie du volume (soit une centaine de pages sur environ trois cents). En l'absence d'un hypothétique narratif générique, cet ouvrage hétéroclite offrait au lecteur les fondements expliqués de l'histoire du Fuuta sénégalais : « une sorte de recueil, aussi complet que possible, des traditions indigènes ».
Dans la mise en forme définitive de l'ouvrage le rôle de Gaden fut aussi important que celui de Delafosse : il rédigea de nombreux commentaires. Ses Proverbes et maximes peuls et toucouleurs (1933) prolongent l'idée maîtresse des éditeurs des Chroniques : rassembler les récits historiques concernant la vallée du fleuve Sénégal.

Delafosse était sceptique sur la valeur des renseignements véhiculés par les Chroniques : les généalogies y occupaient une trop grande place, même si elles informaient l'historien sur l'organisation de la société ; ces documents « ne peuvent prétendre à donner la vérité scientifique que recherche l'esprit des Occidentaux ». Leur style (« en une sèche nomenclature ») laissait également à désirer. Mais ils restaient précieux, malgré la part faite au miraculeux et leurs généalogies fantaisistes rajoutant « une descendance illustre à des familles désireuses d'avoir comme ancêtres des princes fameux ou des chérifs notoires ».
Ces documents ramenaient le chercheur à « l'enfance de l'humanité » ; ils devaient être préservés en tant que témoignages du « début de ce que nous appelons précisément la « période historique », surtout dans les conditions du manque « presque absolu de documents originaux sur la formation et l'histoire des populations soudanaises ». Dans son Avertissement, Delafosse expliquait que les documents devenaient rares, en passe de disparaître : la publication obéissait surtout à une logique de conservation de l'héritage culturel, comparable à la création des musées.
Cette représentation du document, et plus largement de la société entière avec ses pratiques culturelles, comme objet de préservation et de conservation, était révélatrice de l'état d'esprit d'un certain groupe d'administrateurs réunis, dans les années 1900-1910, autour du gouverneur Clozel.
Conscients des conséquences pour l'ordre colonial du changement brusque des sociétés africaines, ils voulaient trouver un compromis entre la gestion administrative et les institutions pré-coloniales. Faute d'importants moyens militaires, mais aussi de personnel administratif, ils recherchaient les possibilités d'une action pacifique, appuyée sur la connaissance et la préservation des traditions historiques locales.

L'entreprise éditoriale de Delafosse et de ses collègues correspondait à la tendance de la science historique du début du vingtième siècle pour rechercher l'objectivité dans le fait brut, narré par le document. Le rôle de l'historien était de mettre en valeur, de critiquer les sources et de les commenter. On espérait ainsi accéder au savoir positif, « non-encombré » par l'interprétation subjective du narrateur; où le lecteur sera directement « frappé par l'expression de la vérité ». Ainsi, les historiens Langlois et Seignobos affirmaient-ils la nécessité de créer des séries de documents et d'établir leurs catalogues ; ils prônaient l'importance pour les recherches historiques « de solides études philologiques » 40. L'historien, par sa propre voix, ne faisait que faire parler l'histoire à travers le document 41.

La fixation sur le document eut pour corollaire de développer la « critique d'érudition » définie comme « restitution des textes, critique de provenance, collection et classement des documents vérifiés » 42.
Cependant, la véritable signification des documents réunis dans le recueil les Chroniques du Fuuta sénégalais dépassait largement le domaine d'érudition ou de conservation des légendes du passé en train de se perdre : leur vraie raison d'être était politique. C'est ce que exprime en exergue le commentaire des tableaux généalogiques émis par Delafosse : « Ils sont intéressants surtout parce qu'ils montrent quelles sont les opinions admises au Fouta quant aux origines des grandes familles et à leurs alliances. Ces tableaux ont à ce point de vue, une valeur politique » 43.

La question capitale de l'histoire de la gestion des terres dans le Fuuta était aussi celle de l'ancienneté de l'installation des familles dans ces régions : aussi les généalogies recevaient-elles une signification politique primordiale.

Les échanges d'Henri Gaden avec ses informateurs fuutankooɓe (habitants du Fuuta) démontrent la portée politique du savoir dans la situation coloniale. Son travail pour les Chroniques s'appuie sur sa coopération avec le chef supérieur Abdullaye Kane. Le rôle d'intermédiaire efficace de ce personnage ressort pleinement d'une lettre qu'il adresse à Gaden :

« Saldé, le 19 janvier 1910.
Cher Monsieur le Commandant Gaden,
Je vous adresse ci-joint, le travail que j'ai fait faire par le plus vieux du pays et le plus instruit de chez les Irlabés-Ebiabés, Almamy Mamadou Lamine, un des anciens Almamy du Fouta, avec l'aide d'un jeune homme nommé Cire Abasse qui connaissent très bien l'histoire du Fouta et les noms de ses chefs ; tout écrit en arabe. Le seul [la seule] chose que je regrette c'est que mon fils qui devait le traduire en français est toujours dans le Damga, comme secrétaire d'un tribunal de province, il devait venir me rejoindre, mais il n'a pas encore eu un remplaçant, car le Gouverneur ne veut pas qu'il [se] déplace sans avoir quelqu'un qui le remplace. Comme je vous l'avais dit à Saint Louis lui aussi a fait un autre travail en écriture française, quand il viendra à Saldé, je vous l'enverrai.
Je pense que ce travail en arabe une fois que vous le fairez [ferez] traduire en français, il vous conviendra. Je vous prie mon Commandant de m'excuser si je vous entretient si longuement.
Veuillez agréer mon Commandant mes sincères salutations.
Votre très dévoué et obéissant serviteur, Abdoulaye Kane » 44

Le document évoqué dans la lettre et émanant d'Hamidu (Amidou, selon l'orthographe francisée) Kane, le fils d'Abdullaye, employé par la suite comme secrétaire du tribunal de la province des Yirlaaɓe-Hebbiyaaɓe, se trouve également dans les archives de Gaden. C'est un texte en français, long de 87 feuillets, dont l'organisation évoque, d'une certaine façon, le projet des Chroniques du Fuuta sénégalais. La différence réside dans le fait que le manuscrit de Hamidu se concentre sur la province des Yirlaaɓe-Hebbiyaaɓe ; c'est une monographie du cercle consacrée en particulier à la reconstruction de l'histoire. La place attribuée à la question foncière est grande : on y trouve la description des différents terrains de la province, classés par types (selon leur valeur agricole) et aussi par leur topographie historique (la distribution des terrains parmi les cultivateurs, les redevances dues dans le passé et à l'époque de Gaden 45).
Le manuscrit contient également un récit sommaire de l'histoire du Fuuta, beaucoup plus restreint et général que celui des Chroniques. Il traite surtout de l'histoire de la province et des années ayant précédé l'installation du protectorat français en 1891, et il décrit ensuite ses cantons et ses villages, communique des généalogies de ses notables. Il contient également les généalogies de plusieurs almamys et quelques « maximes toucouleurs traduites en français ». En somme, le même projet émanant de l'administration coloniale et les mêmes personnages unissent la rédaction des Chroniques et le manuscrit de Hamidu: nous l'apprenons de sa préface adressée à l'administrateur du cercle et aux « Foutankooɓe »:

« Aux Foutankoobés.
Grâce aux sérieuses recherches et renseignements obtenus auprès de l'Almamy Mamadou Lamine de Saldé, Satigué Siré Soulé de Diaba-Lidoubé et enfin auprès des certains notables de la province des Irlabés-Ebiabés et quelques Bosséabés, je suis parvenu à répondre aux questions que Monsieur l'Administrateur Nicolas, Commandant le Cercle de Saldé, avait bien voulu me poser au sujet des terrains de culture de la province des Irlabés-Ebiabés, l'histoire du Fouta en général, les Almamys, leurs généalogies et leurs grands faits et enfin origine et généalogie des principales familles de la province des Irlabés-Ebiabés. Tout en étant heureux de soumettre ce travail qui répond au désir de mon chef Monsieur l'Administrateur du cercle de Saldé, j'ai aussi le plaisir de constater que ce travail ne manquerait pas de répondre au goût des Foutankoobés qui trouveront avantage de connaître l'histoire de leur pays et de se connaître eux-mêmes d'après les quelques généalogies établies, et ils s'attacheront d'avantage au gouvernement actuel de la France qui est beaucoup humain et plus désintéressant pour nous rendre parfait que notre Commandement dans le temps. A. Kane » 46

La figure du chef Abdullaye Kane se profile derrière ce travail de collecte des traditions et des histoires locales dans la province des Yirlaaɓe-Hebbiyaaɓe, réunissant plusieurs personnages. Abdullaye Kane était une connaissance de longue date de Gaden ; ses renseignements contribuèrent à l'article de Gaden de 1911 sur le régime des terres au Fuuta, et également à son ouvrage sur les Proverbes et maximes peuls et toucouleurs. Il communiqua également à Gaden quelques textes qui figurent dans l'ouvrage composite des Chroniques.
Ressortissant de la famille peule des Yirlaaɓe-Alayidi, diplômé de l'École des Fils de chefs et Interprètes, il fut élevé à Saint-Louis et passa dans cette ville une grande partie de sa vie (d'où probablement sa proximité avec Gaden), étant d'abord employé comme interprète de plusieurs missions militaires 47.

Annees 1855-1872. Ecole d'otages et de fils de chefs
Ecole d'otages et de fils de chefs, créée par Faidherbe de 1855 à 1872,
racine de l'Ecole coloniale et post-coloniale

Il rendit de nombreux services aux Français et fut décoré de l'Étoile noire de Bénin (1897) et de la Légion d'Honneur (1898) : sur sa photo incluse dans les Chroniques, il pose avec ses médailles. En 1894, il fut nommé chef supérieur de la confédération réunissant quatre anciens cantons (Jeeri, Alayidi, Pete, Hebbiyaaɓe) ; il prit sa retraite en 1913. Il fut chargé d'ouvrir une école à Saldé et de promouvoir son développement « agricole et moral ».
La création du canton mauritanien des Yirlaaɓe-Hebbiyaaɓe sollicita toute l'attention d'Abdullaye Kane qui souhaita le garder « dans la famille » : finalement, le poste de chef du canton du nord fut attribué à un beau-fils d'Abdullaye Kane, Yaaya Kane, qui, selon l'idée d'Abdullaye devait occuper cette position par intérim, pour ensuite la transmettre au fils d'Abdullaye, Hamidu, lorsqu'il se libèrerait de son emploi de secrétaire du tribunal. Mais Yaaya Kane s'éternisa dans sa fonction ce qui provoqua ensuite des disputes entre les deux cantons, aggravées par les inégalités dans le traitement fiscal appliqué aux communautés Alayidi du nord et du sud séparées dorénavant par la frontière 48.
Par ailleurs, Yaaya Kane était un autre destinataire du travail du généalogiste Siré Abbas Soh ; c'est d'après sa demande que Satigi Siré rédigea l'une des deux variantes de l'histoire des dynasties du Fuuta 49. Puisque les Chroniques sont évoquées pour la première fois en 1910 (le travail de rédaction remontant certainement aux années antérieures), on peut supposer que leur apparition avait une importance certaine dans le projet de maintien de l'influence d'Abdullaye Kane dans les territoires du nord : Yaaya Kane n'était pas encore un rival mais, au contraire, un protégé (il devint chef en 1907); c'est probablement en cette qualité d'allié d'Abdullaye Kane qu'il formula sa demande de rédaction du manuscrit à Siré Abbas Soh.

Les Chroniques du Fuuta sénégalais devinrent une sorte de guide officiel de l'administration française dans le labyrinthe de l'histoire de la vallée du fleuve Sénégal ; leurs tableaux généalogiques servaient de fil d'Ariane permettant de comprendre l'ancienneté des familles, leurs relations et leurs droits éventuels à la chefferie. Les administrés furent au courant de la réputation des Chroniques auprès de l'administration; leur autorité fut reconnue par certains et contestée par les autres.

Des Peuls insaisissables

Dans les textes des Chroniques et d'autres traditions, Delafosse cherchait la confirmation de ses représentations préalables de l'histoire de l'Afrique occidentale, et notamment de celle des sociétés peules. Il héritait de tout un système d'idées sur le passé africain ; Faidherbe incontestablement était son précurseur aussi bien par les études linguistiques que par la description des phénomènes sociaux : ils partageaient la même présomption de la singularité de la civilisation peule.

Delafosse plaça cette idée au coeur de son projet de reconstruction de l'histoire; aussi son commentaire pour les Chroniques gravitait-il autour de deux problèmes : celui des rapports entre les dynasties autochtones et étrangères dans l'histoire de l'Afrique occidentale; celui de l'islamisation des sociétés païennes.

Il voyait les groupes ethniques comme acteurs du processus historique de longue durée, différenciés moins par leur « nature » biologique que par leur participation à la création des États, par les guerres et les migrations.

Il définit le sujet principal des Chroniques comme l'exposé « de l'histoire des différentes dynasties […] païennes puis musulmanes du Fuuta », « depuis les origines jusqu'à l'occupation française ». Cette histoire dynastique posait à l'historien de nombreuses questions : celles de ses origines, de sa chronologie, de sa composition ethnique.

L'analyse se concentra sur deux personnages des Chroniques: Dya-'ogo 50, le chef de la dynastie de « race blanche », qui serait venue d'Orient, et War-Dyabi, le premier islamisateur du Tekrour.

Le manuscrit de Siré Abbas Soh sur Dya-'ogo compléta les informations de Delafosse : passionné par la possibilité de prouver les origines sémitiques des Peuls à l'aide des sources africaines, il collectionnait tous les détails susceptibles de l'instruire sur la présence au Fuuta de migrants « blancs ». Il croyait que le Dya-'ogo serait le « Dya de Akka », c'est-à-dire venant de Saint-Jean d'Acre en Syrie ; toute la dynastie dont ce personnage serait le fondateur aurait des origines sémitiques, ou, selon son expression, « judéo-syriennes ». Le Dya-'ogo a trouvé au Fuuta des autochtones, « des Noirs », probablement des Sérères, qui occupaient les territoires au sud et au nord du fleuve Sénégal. Même si les Chroniques n'apportaient pas davantage de précisions sur les origines de Dya-'ogo, elles confortaient Delafosse dans sa conviction préalable sur la composition de la population du Fuuta, faite de deux éléments — étranger et autochtone. Henri Gaden fut plus prudent sur l'origine ethnique des premières dynasties du Fuuta : dans sa note, il soulignait que les légendes populaires prétendaient que des gens « de race blanche » seraient venus de l'Est ou du Nord-Est, sans davantage de précision. Dans la confusion entre « Akka » et « Ogo », il voyait surtout une transformation phonétique due à la transcription en arabe des lettres peules : « C'est par des procédés semblables que les lettrés ont accroché à Saint-Jean d'Acre et au Sinaï l'origine de Dya'ogo ».

Comme les descendants de ce clan Dyah (Dya) avaient laissé des traces aussi chez les Wolofs, cela mettait en question le droit exclusif des Peuls à avoir les origines sémitiques : « Les Oulofs, d'autre part, font venir de Dya'ogo l'origine du clan Dyahg ou Dyak ».

Le seul point sur lequel les deux administrateurs étaient d'accord était l'importance pour le peuplement du Fuuta des migrations venues du nord. En comparant les sources arabes, ils émirent l'hypothèse d'une extension très ancienne du Fuuta vers les régions septentrionales.

Gaden croyait qu'à l'époque des satigi, les terres cultivées par les familles noires étaient situées beaucoup plus au nord du fleuve (« jusque vers l'Adrar et le Tagant où [elles] voisinaient avec des Soninké ») qu'à son époque 51, tandis que la frontière méridionale du Fuuta correspondrait à la vallée du Sénégal 52.
Les Chroniques permirent également à Delafosse de revenir sur la question des origines de l'islamisation du Fuuta. Il l'attribuait à la dynastie soninké, du clan Niakhaté, qui aurait régné du XIe à la fin du XIIIe siècle. Le fondateur de cette dynastie, le chef soninké Musa dit « Manna » (mort vers 1041-1042), serait le premier islamisateur de Tekrour et de Silla cité par le géographe arabe El Bekri sous le nom de Wara Djabi (ou War Dyâbi, ou encore Ouar-Djâbi, ou Ouar-Dyâbi) 53.

L'identification de ce personnage l'intéressait autant que celle de Dya-'ogo : il y revint plusieurs fois dans ses lettres et dans ses écrits. Par exemple, dans le Haut-Sénégal-Niger, Delafosse considérait que Wara Djabi était plutôt un « Toucouleur » : son installation sur le trône du Fuuta signifiait que le pouvoir était passé des migrants blancs et étrangers aux autochtones 54.

En définitif, Delafosse maintint l'hypothèse de l'origine sarakolé ou soninké des premières dynasties musulmanes du Tekrour et du lien profond qui les rattachait aux cités au nord du fleuve Sénégal (« les Sarakolé du Tagant, de l'Adrar et de Tichitt-Oualata ont dû être les premiers islamisés »). Le Tekrour, que les géographes arabes avaient connu comme le pays islamisé par Wara Djabi, se situerait dans la région de Podor ; ils avaient ensuite extrapolé ce nom aux populations musulmanes du Soudan. Ainsi, la question de la situation géographique de Tekrour, qui attirait la curiosité de Delafosse déjà en 1910, était liée à l'identification du personnage de Wara Djabi. Delafosse proposa l'hypothèse, selon laquelle Tekrour désignait à l'origine « une ville, ou une région ou une peuplade déterminée, correspondant plus ou moins avec le Fouta et les Foutanké », et ensuite tous les pays musulmans du Soudan 55.

Chez les Maures, le Fuuta s'appelle toujours Tekrur, tandis que les Wolofs désignent ses habitants sédentaires comme Tukulor.

Cependant, Delafosse considérait que le Fuuta ne correspondait qu'à l'une des régions de Tekrour 56. Selon les Chroniques, la dynastie des Manna établie par Wara Djabi fut remplacée par les Tondyon (XIIIe-XVe siècles) ; Delafosse y voyait des chefs d'origine sérère (Gaden en faisait plutôt des mercenaires et des représentants des Mandingues) ; ils auraient cohabité avec d'autres chefs, que les Chroniques désignaient du titre Lam-Termes ou Lam-Taga, établis sur la rive droite du Sénégal, qui seraient des Peuls originaires du nord (« vers la fin du quatorzième siècle et durant le quinzième, arrivèrent au Fou ta de nouvelles tribus de Peuls nomades, venant du Termes et de Taga 57).
Au début du XVIe siècle, l'autorité du Manding faiblit et le Fuuta passa sous la dépendance de Gâo, dont il se libéra avec la dynastie des satigi (Delafosse situait la période de leur règne entre le XVIe et la fin du XVIIIe siècles) 58.
Mais, déjà à l'époque des Dia'ogo, les familles pastorales peules qui nomadisaient dans le Hodh et dans la région de Diara, près de Nioro, prêtaient leur concours aux différents conquérants.

L'avènement de la dynastie de Koli Tenguella (m. en 1537), qui constitue un tournant dans l'histoire du Fuuta, s'appuierait sur cet élément omniprésent mais fluide.

Delafosse démontra le caractère fantastique du récit des Chroniques selon lequel Koli serait le fils du roi mandingue Sundiata Keïta.

[Remarque. — Charles Laquièze reprend cette version dans son roman Aissata : Légende Soudanaise. Bordeaux, Picquot, 1938, 291 p. L'ouvrage est dédié à Gaden. — T.S. Bah.]

Delafosse considérait le règne de Koli comme le retour au pouvoir de la dynastie peule et citait les sources arabes comme preuve de sa certitude :

« La dynastie de Koli est désignée en arabe sous le nom de Ulad-Tengella, ce qui semble indiquer qu'on attribue, dans son établissement au Fouta, une part au moins aussi grande au Peul Tengella qu'au Mandingue Koli » 59.

Son argument était que Tenguella était mentionné dans le Tarikh es-Soudan comme le chef de la tribu peule des Yalalɓe et, vers le milieu du XVIIIe siècle, le nom des Dénianké (« nom donné aux familles des descendants de Koli et de ses partisans ») était devenu synonyme de Peul.

Delafosse interprétait les événements de cette période comme l'histoire de la lutte entre les Peuls et les peuples de la famille mandé. En revanche, Gaden prenait ses distances par rapport à la tendance à interpréter l'histoire du Fuuta comme une succession des pouvoirs ethniques avec une forte prédominance de « l'ethnie » ou de la « race » peule.

Gueladyo-Bakar, descendant Maliga-Guedal, frere de Koli Tenhella (1910)
Guélâdyo-Bakar
descendant de Mâliga-Guédal,
frère de Koli Tenhella (1910)

Pour lui, les Peuls correspondaient à un parti politique ou un parti guerrier, ou à une caste, un groupe social de pasteurs. Paradoxalement, plus les documents et les travaux de recherche se multipliaient, plus le facteur peul devenait insaisissable.

L'histoire de la Sénégambie: un casse-tête pour le linguiste ?

Cette reconstruction de l'histoire des dynasties du Fuuta est révélatrice de l'usage que faisait Delafosse des sources ; il les traitait comme les parties éclatées d'un narratif commun, telles les pièces d'un puzzle à reconstituer. Dans les autres articles de cette période (qui, comme les manuscrits de Siré Abbas Soh, répondaient à l'idée de « mettre en valeur » les documents sur le passé de l'Afrique occidentale), il installa une sorte de dialogue entre des textes différents. Il voulait aboutir à une uniformisation des noms de lieux, de personnes, de dynasties, et également établir une cohérence dans la chronologie des règnes et des dynasties. Son tableau historique du Soudan occidental établit la correspondance entre les lieux d'autrefois et la géographie contemporaine, mais aussi entre les populations fondatrices de dynasties et les ethnies du moment.
Ainsi, la définition des origines des Peuls et des Toucouleurs avait-elle une importance cruciale pour son édifice historique : si les manuscrits arabes et soudanais nouvellement découverts avaient permis de postuler la source étrangère de la civilisation peule, cela aurait communiqué une dynamique et un sens tout particuliers à l'histoire de la succession des dynasties et des Etats.

Ayant comparé entre elles toutes les variantes disponibles des légendes pré-islamiques et musulmanes sur l'ancêtre des Peuls, il établit une correspondance entre les traditions locales pré-musulmanes et musulmanes, qui utilisaient et déformaient le même matériel linguistique : Akka, lieu géographique, lieu d'origine des « Proto-Peuls » (ancêtres des Peuls selon la terminologie de Delafosse), que la tradition populaire aurait transformé en Dia-'ogo, chef de la dynastie, et ensuite en Oqba, ancêtre légendaire des Peuls musulmans. Dia-'ogo-Oqba se serait installé dans le Tooro ou le Tekrour, et aurait engendré, selon la tradition, quatre clans principaux des Peuls.

Cette construction relativisait, dans la longue durée, l'importance de l'héritage musulman par rapport à l'héritage africain. Delafosse en tira d'ailleurs une certaine fierté de chercheur, car sa démarche se distanciait de celle de la plupart de ses collègues qui avaient accordé, selon lui, trop de crédit aux versions musulmanes 60.

Selon les traditions musulmanes, la langue peule serait née de l'arabe parlé par le « problématique Oqba », l'Arabe Okba-ben-Amir, l'un des compagnons du Prophète, selon certaines versions, et du mandingue, langue maternelle de son épouse, princesse originaire du Fuuta 61. Cette union aurait été à l'origine des quatre grands rameaux peuls.

Delafosse, particulièrement critique à l'égard d'une origine arabo-musulmane des Peuls (les musulmans, selon lui, avaient obscurci les légendes pré-islamiques), découvrit dans la question de la langue le maillon le plus faible de cette narration. La langue peule « ne dérive en aucune façon de l'arabe », elle fait partie des « langues nègres », affirme-t-il.
C'était là une nouvelle énigme pour le chercheur : quelle était donc la véritable langue des Sémites, ancêtres des Peuls, si le peul actuel n'était pas une langue sémitique ? Il se pourrait alors que les « Proto-Peuls » aient échangé leur langue d'origine contre l'un des parlers de leur pays d'accueil, et qu'ils l'aient diffusé ensuite à travers l'Afrique occidentale.

Delafosse supposait que les premiers migrants sémites parlaient déjà une « langue nègre » à l'époque de leur installation au Tekrour (VIIIe siècle) : ils « parlaient une langue qui a disparu depuis : la langue proto-peule qui a donné naissance, d'une part au peul et d'autre part, au sérère, tout en laissant des traces importantes dans la langue oulove ».

Sous l'influence de Gaden, il admettait que les migrants avaient adopté cette proto-langue hypothétique d'abord dans le Hodh. En somme, cette hypothèse réduisait l'importance de la mythique patrie orientale pour l'ethnogenèse des Peuls ; elle déplaçait le lieu-clef de leur histoire dans le contexte africain, au nord du fleuve Sénégal. Elle atténuait la portée des raisonnements de Delafosse sur les « Proto-Peuls » — aussi ne l'évoqua-t-il que dans une note.

D'autre part, les traditions musulmanes (notamment celles enregistrées par Siré Abbas Soh) présentaient, selon lui, une autre faiblesse : elles étaient incongrues du point de vue chronologique 62. Des observations fondamentales en découlaient : les traditions reflétaient les rapports du pouvoir tandis que la mémoire collective était capable d'opérer sa propre sélection d'événements, en les rapprochant dans le temps selon les intérêts des groupes qui gouvernent les sociétés.

Delafosse analysa la tradition historique avec des outils de linguiste. Son travail de déchiffrement des caractères arabes transcrivant les termes et les toponymes des langues africaines sans indiquer les voyelles l'habitua également à la possibilité de multiples interprétations du même mot. Il en concluait que la tradition musulmane absorbait la mémoire antérieure, ce qui signifiait la perte de l'héritage culturel préislamique et la destruction d'un fonds populaire précieux constituant le coeur même de la civilisation.

La tradition communiquée par Siré Abbas Soh incita Delafosse à revisiter quelques documents soudanais déjà connus ; leur nouvelle lecture s'imposait également en raison de la découverte du manuscrit dit « du cadi de Nioro », ce manuscrit contenant « l'histoire de la domination toucouleure ». Pour Delafosse, le document en question était complémentaire des Chroniques du Fouta ; il permettait d'explorer les relations entre Peuls et peuples mandé au nord du Mali actuel et surtout d'avoir la version soninkée des faits qui remontaient aux débuts de leurs États et de leurs migrations.

Il utilisa les renseignements tirés de ce manuscrit pour appuyer sa représentation de l'histoire du Soudan occidental (exposée notamment dans Haut-Senegal-Niger) en tant que confrontation, dans la longue durée, entre les peuples de la famille peule et ceux de la famille mandé. Il crut ainsi pouvoir identifier une conquête du pouvoir, à Ghana, par les Soninké, aux dépens des Peuls 63. L'itinérance peule devint, sous la plume de Delafosse, la trame principale de l'histoire soudanaise, à la primauté de laquelle tout événement devait contribuer. Le côté légendaire de ces traditions ne le gênait pas ; derrière leur narration se cachaient des faits réels, même si « la mémoire des indigènes » les avait, pensait-il, déformés.

Sur les traces du peuple de l'Ancien Testament

Haut-Sénégal-Niger fut la première tentative de synthèse de l'histoire d'une grande partie de l'Afrique occidentale 64. L'enjeu de Delafosse était de prouver l'unité historique de cette région, notamment en démontrant la concordance entre les traditions historiques locales, les relations des chroniqueurs arabes et, éventuellement, les sources les plus anciennes, tels les récits grecs et égyptiens et la Bible. La recherche de l'origine des Peuls constituait l'objet privilégié de cette reconstruction, car elle permettait de confronter des documents antiques et des chroniques nouvellement découvertes, évoquant les événements de l'histoire plus récente.
L'ouvrage de Delafosse était un plaidoyer en faveur de l'érudition historique, seule science capable d'établir les jalons de l'histoire ancienne des peuples et notamment de résoudre le problème de l'origine des Peuls. Il critiquait les tentatives de l'anthropologie physique pour substituer ses analyses à la comparaison des faits matériels, des langues et des traditions. Delafosse visait ainsi la recherche des « affinités anthropologiques » par le professeur Verneau, qui comparait les crânes peuls et éthiopiens 65.

D'autre part, il ridiculisait les constructions linguistiques fantaisistes (appartenant selon son expression à la « catégorie gaie »), fondées sur une proximité trompeuse de la consonance des mots.

Haut-Sénégal-Niger développe son hypothèse principale concernant l'histoire des sociétés peules qui se composerait de deux volets : d'une part la période des migrations des ancêtres légendaires des Peuls ou, comme les appelle Delafosse, des « Foudh », des « Judéo-Syriens » ou des « Proto-Peuls », d'autre part l'époque moderne, celle des « contre-migrations » de fractions des Peuls et de la construction des États décrits dans les sources arabes.

Les ancêtres des Peuls auraient des origines particulièrement anciennes : ils seraient évoqués sous le nom de Fouth dans les livres de l'Ancien Testament et participeraient aux mouvements d'émigration de la Syrie et de la Palestine vers l'Égypte.

Malgré le caractère « quelque peu merveilleux et légendaire » de l'Exode, Delafosse admettait que ce livre pouvait contenir quelques indications sur la branche africaine des « Judéo-Syriens » qui n'auraient pas suivi Moïse dans son départ de l'Égypte, mais se seraient dirigés vers l'Ouest, vers la Cyrénaïque.

Il restait cependant à élucider où et comment ces « Proto-Peuls » antiques s'étaient transformés en populations évoquées par les chroniques arabes. Depuis la Cyrénaïque les migrants auraient atteint l'Aïr (probablement vers l'an 80) 66.
Selon des sources peules, les Peuls proviendraient des migrants installés au Fuuta Sénégalais, ou encore dans la région de Diaga ou Diaka (Maasina du Mali) 67.
A partir de cette époque commence l'histoire davantage documentée de leurs migrations. Dans cette région les Peuls entrèrent en contact avec les Soninké en devenant leurs « conseillers » puis leurs « maîtres », ce qui, selon Delafosse, correspondait à un moment particulièrement important de leur histoire.

Une autre branche de ces migrants primitifs s'établit, au milieu du IIe siècle, dans l'Aoukar (près de Néma, au Niger actuel) et donna origine à l'empire du Ghana 68.

La narration de Delafosse fait un saut de plusieurs siècles puisque c'est seulement au VIIIe siècle que l'on retrouve à nouveau les ancêtres des Peuls qui abandonnèrent le Ghana sous la pression des Soninké, mais aussi se mélangèrent avec eux en engendrant une population que les auteurs arabes appellent « Ahl-Massina » 69.
Il interprétait la chute de la dynastie qu'il appelait « judéo-syrienne » du Ghana comme une étape importante pour la transformation des « Proto-Peuls » en Peuls et une nouvelle dispersion de leurs branches à travers l'Ouest africain.

L'une d'elles se dirigea vers l'Adrar mauritanien, une autre resta dans l'Aoùkar ; la plus grande vague se porta vers Gorgol, sur la rive nord du Sénégal, « qui alors [à la fin du VIIIe siècle] formait une dépendance de l'empire toucouleur de Tekrour ».

La cohabitation des migrants avec les anciennes populations de cette région (que Delafosse désignait comme « Toucouleurs ») se déroulait, selon lui, d'après le même modèle que, précédemment, dans le Maasina et dans le Ghana : les pasteurs peuls accédèrent au pouvoir et évincèrent les chefs autochtones. A la suite d'un nouveau renversement de pouvoir, plusieurs colonies peules se créèrent au sud et à l'est du Fuuta ; le nom de « Poullo » [Pullo], au singulier, et de « Foulbé » [Fulɓe], au pluriel, se propagea alors (ce qui serait une dérivation de leur ancien nom biblique :« Foudh »).

Delafosse croyait qu'au Tekrour les migrants abandonnèrent leur langue d'origine (probablement « un mélange d'égyptien et d'araméen ») et adoptèrent la langue du Fuuta. Il n'expliquait pas pourquoi ce changement d'idiome se produisit à cette époque-là et dans ce lieu, et non pas durant des pérégrinations précédentes à travers l'Afrique.

Le peuple peul moderne émergea alors, ce qui coïncida avec des changements importants de son organisation sociale : l'adoption de l'Islam et du système des castes. A cette époque se constituèrent les quatre clans peuls, évoqués par la plupart de traditions. Cependant les Peuls gardèrent la fidélité à « leurs moeurs et surtout à leur vie pastorale ».

Ainsi, selon Delafosse, l'histoire des Peuls au Ghana, à Diaga et au Fuuta obéissait-elle au même modèle, évoquant l'exode de l'Égypte de leurs ancêtres mythiques. Les tribus sémitiques, pasteurs et étrangers, s'installent parmi les agriculteurs sédentaires, y apportent leur savoir-faire, gagnent du prestige auprès de leurs chefs et s'emparent du pouvoir ; après avoir suscité le mécontentement des autochtones, ils sont chassés et reprennent leurs migrations 70.

Delafosse défendait là un modèle, celui de la complémentarité dialectique des civilisations étrangères et autochtones dans l'histoire ; leur cohabitation, traversant des périodes de conflits et d'équilibres, contribuait au développement des sociétés. D'autre part, sa reconstruction, qui ne laissait aucun doute sur les origines étrangères et orientales des Peuls, répondait au rêve ancien de plusieurs générations de géographes et d'orientalistes pour retrouver en Afrique une souche de la population biblique, génératrice de civilisation.

Le concept devait beaucoup à Louis Faidherbe et aux historiens romantiques (les peuples sont des monades déployant leurs énergies dans l'espace et dans le temps, où ils se confrontent en tant que vainqueurs et vaincus jusqu'à l'épuisement de leur potentiel vital). La réflexion s'inspirait surtout de la pensée orientaliste et ethnographique de la fin du XIXe siècle, de sa notion de « civilisation » et de ses recherches des preuves matérielles de l'historicité de la Bible. Delafosse réalisait plus particulièrement le projet qu'avaient formulé Castaing et ses confrères de la Société d'ethnographie de réunir les textes anciens et modernes afin de démontrer la particularité de la civilisation peule dans le contexte africain.

D'autre part, Delafosse incluait dans son récit la problématique du « métissage » et l'étude des sociétés « mixtes » développée par les médecins de la marine à l'époque de la conquête du Soudan. Il mettait en relief la communauté culturelle et linguistique des sociétés de la vallée du fleuve Sénégal et de son hinterland, aussi bien que l'intégration des Peuls à ce qu'il appelait les « civilisations nègres ». En poursuivant l'idée de ses prédécesseurs, il dressait le répertoire de toutes les colonies peules issues du Fuuta. Une importante branche installée au Ferlo au sud du Fuuta donnait des ramifications qui se seraient fixées dans le Galam (les Khassonké), dans la région de Bafulabé et de Kita (les Fulanké), au Kaniaga, à Nioro (les Peuls Diawamɓe).

D'autres familles se seraient dirigées vers le nord, où elles auraient créé, après plusieurs étapes intermédiaires, les communautés peules du Maasina et du Liptako, et vers le sud. De cette dernière migration serait résultée la colonie du Fuuta Jaloo.
Après un séjour prolongé dans le Fuuta sénégalais, quelques-unes de ses familles auraient réinvesti les lieux déjà occupés autrefois par leurs ancêtres hypothétiques.

Delafosse voyait dans le Fuuta Tooro un toponyme chargé de sens permettant à l'historien d'établir une succession entre les anciennes migrations des « Judéo-Syriens » et celles des Peuls. Ni le Fuuta Jaloo, ni le Maasina, ni le Kaniaga ne jouent dans sa narration une fonction aussi significative. L'une des raisons possibles des contre-migrations des Peuls depuis le Fuuta aurait correspondu à leur refus d'abandonner leurs cultes ancestraux et d'accepter l'Islam, selon lui, la religion dominante des autochtones.

Cette version de l'histoire du Fuuta contredisait ce que les Européens croyaient savoir sur ce pays depuis l'époque des compagnies de commerce ; selon eux, après une cohabitation longue de plusieurs siècles avec le régime païen des siratigui, une communauté musulmane éparse et sporadique avait pris souche, augmenté son influence et créé l'État musulman, qui devint par la suite l'almamat du Fuuta Tooro.

En ajoutant à l'époque décrite par les sources connues une couche supplémentaire, Delafosse inversait les faits de l'histoire. Sa théorie proposait une niche, dans l'espace historique, pour les invasions étrangères. Elle accentuait la différence entre Peuls et Toucouleurs, étrangers et autochtones (« bien que parlant la même langue que les Peuls, [les Toucouleurs] ne peuvent à aucun titre leur être rattachés » 71 et affirmait l'hypothèse selon laquelle la succession des dynasties du Fuuta serait le remplacement d'une « race » ou d'une « ethnie » par une autre.

Les Toucouleurs correspondraient à la population autochtone du Tekrour : « leur pays primitif, lorsqu'il portait encore le nom de Tekrour, devait chevaucher sur les deux rives du Sénégal ».

Dans le système de Delafosse, la distinction entre Peuls et « Toucouleurs » recèle un aspect inégalitaire : les nomades correspondent à l'élément le plus actif de ce couple ; leur histoire est plus riche et mérite davantage d'attention. Au dynamisme et à la mobilité des Peuls s'opposent la fixité et la passivité des Toucouleurs ; le vocabulaire y fait allusion (« ils secondèrent », « ils fournirent »), mais également la pensée explicite de Delafosse :

« Mais s'ils constituèrent un temps une nation forte et puissante, s'ils sont devenus à une époque récente des conquérants remarquables, ils n'ont jamais été un peuple migrateur et ils n'ont pas eu d'influence sensible sur la formation des groupements ethniques de l'Afrique occidentale » 72.

Leur influence sur les peuples voisins se confina au domaine de la religion : ils se sont « convertis à l 'islamisme dès le XIe siècle, avant les autres peuples noirs », ce qui, selon Delafosse, contribua à réduire la richesse et la pluralité des traditions locales 73.

Delafosse organisait sa narration autour des « portraits » de peuples qui se différenciaient non pas en tant que « races », mais davantage comme les acteurs d'un processus historique uni : chacun développa sa propre relation avec l'espace et sa tactique de survie dans la lutte avec les voisins ; de leurs rivalités et complémentarités naissait le mouvement de l'histoire. Dans ce sens, sa pensée est héritière des classifications raciologiques du XIXe siècle, elle analysait les groupes ethniques comme « caractères » ou « essences » reproduisant un certain modèle du comportement. Il décrivait une durée historique comme un champ où les rôles étaient complémentaires, mais aussi inégaux. Ainsi, l'histoire de l'Afrique occidentale était-elle traduite en langage historique de l'époque, elle cessa de paraître au lecteur occidental comme un conglomérat de faits plus ou moins fantastiques et bénéficia d'accents dramatiques confrontant un peuple « étranger » en quête de survie à des peuples « autochtones ».

Lorsque Les Peuls et Les Haalpulaar'en parlent à Henri Gaden: une représentation alternative de l'histoire

Delafosse construisit sa théorie des invasions et des migrations peules dans un dialogue permanent avec Henri Gaden. Durant ses années du service au Sénégal et en Mauritanie, Gaden élabora sa propre version de l'histoire du Fuuta Tooro, mettant en valeur la continuité du peuplement sédentaire et analysant son organisation sociale à travers le folklore et les récits historiques locaux. La définition des identités peule et toucouleure se trouvait au centre de sa curiosité ; cependant il aboutit à des conclusions opposées à celles de Delafosse. Ses recherches relativisaient la portée du paradigme ethnique et insistaient sur l'importance des liens sociaux.
Des contacts personnels déterminèrent la curiosité de Gaden pour la langue peule et l'histoire du Fuuta Tooro : dans le Bandiagara, lors de son premier séjour africain, il rencontra quelques compagnons d'Ahmadu al-Kabir, le fils d'Al-Hajj Umar.
Dans les années 1910, Gaden décrivit les groupements peuls du Baguirmi 74 qu'il côtoyait alors qu'il était en poste à Zinder et au Tchad (1901 -1906), aussi bien que la branche des Toucouleurs d'Ahmadu qui se dirigeaient vers le Hedjaz 75. Ces études, bien que différentes, gravitaient autour de la même problématique: relations des populations nomades et sédentaires avec leur territoire, assises historiques de leurs droits, rôle de l'administration coloniale dans la gestion de leurs conflits. Dans son essai linguistique sur le dialecte des Fulbé du Baguirmi (1903), Gaden explora l'histoire des migrations peules et décrivit leurs déplacements entre l'Adamawa et le sultanat qu'il put observer lui-même, et qui reproduisaient, selon lui, le modèle ancien, remontant au XVIe siècle.
Cependant rien n'évoquait dans ces migrations l'origine orientale des Peuls ; le mouvement dont Gaden était témoin se dirigeait de l'ouest vers l'est 76, ce qui lui suggéra l'« origine occidentale des Foulbé du Centre africain ». Gaden s'intéressait au problème des origines des Peuls depuis son séjour au Maasina ; à l'époque, il avait constaté que la plus ancienne migration dont se souvenaient les Peuls les faisait venir de l'ouest, « de l'ancien royaume de Mellé ». Ces observations lui firent critiquer l'hypothèse de l'origine orientale des Peuls :

« […] nous remarquerons que si les Foulbé ont accompli autrefois, comme le veulent les auteurs qui les font venir de la vallée du Nil, une première migration de l'Est à l'Ouest, s'ils ne font actuellement qu'une contre-migration, leur premier exode n'a laissé du moins aucune trace, ni dans les pays au sud du Sahara, ni dans les traditions des Foulbé actuels ».

Aussi, le statut particulier des Peuls auprès du sultan du Baguirmi relèverait-t-il de leur rôle dans l'islamisation de la région et non de mystérieuses origines orientales.
Résident du poste à Tchekna (Territoire du Tchad), Gaden observa une autre migration importante, correspondant à l'exode de l'armée toucouleure dont les débris se dirigeaient vers l'est. Les représentants de ces exilés sollicitèrent auprès de lui le droit de passage à travers le territoire français 77. Il évoqua leur situation dans deux notes de services destinées à instruire l'administration sur les contacts éventuels entre les derniers disciples d'Ahmadu et les émissaires ottomans. Malgré leur style laconique, ces documents évoquent la réflexion sous-jacente de Gaden sur les migrations vues comme des phénomènes qui ne se ressemblent pas : déterminées par l'organisation sociale des communautés qui migrent, elles révèlent la confrontation et le choc entre les structures sociales des migrants et des sociétés d'accueil.

En qualifiant les Toucouleurs d'Ahmadu « d'irréconciliables qui n'ont jamais voulu se soumettre à notre domination », Gaden suggérait l'image tragique de la fin de toute une époque dans l'histoire du peuple. Il peignit le démantèlement de ce groupe et son désarroi :

« Ils ont peu à peu perdu leurs chevaux et leurs fusils, l'occupation européenne les force à s'éloigner dans l'Est sous prétexte de pèlerinage à La Mecque et ils ne représentent actuellement pas plus de force que les bandes de pèlerins, nombreuses, mais sans pouvoir d'attaque, que l'on a vu traverser le Territoire en 1905 et cette année».

Par la suite, Gaden garda des contacts avec les deux chargés de ces pourparlers, Alfa Hachimi, frère de Tijani et « neveu d'El Hadj Omar et Marabout déjà connu pour sa science », et Siré Ali, tous les deux marabouts « très influents », qui lui inspirèrent la publication des documents décrivant le mouvement d'Al-Hajj Umar 78.

En 1911, en sa qualité de chef des Affaires politiques du Sénégal, Gaden revint sur la situation de ce groupe qui parvint à Médine, au Hedjaz. Le gouvernement général soupçonnait l'existence des liens que cette communauté toucouleure de Médine entretenait avec le Fuuta grâce à l'argent ottoman. Gaden relativisait l'importance de ces relations :

« Les Toucouleurs vivraient assez pauvrement de secours en argent du Sultan de Constantinople » 79. Il affirmait que le soutien ottoman n'était pas le signe d'un complot anti-français des Toucouleurs : « Le fait qu'Alfa Hachmi, Ismailou Tal et les Toucouleurs de leur entourage reçoivent des secours du Sultan ou du Gouvernement Ottoman est donc normal et n'implique pas … de services par cette voie » ; le groupe qui s'était retrouvé à Médine comprenait surtout des lettrés, « des hommes du livre », « l'élément plus proprement maraboutique », et non des soldats en quête de revanche.

En relatant les pérégrinations des exilés, Gaden démontrait leur difficulté à changer leur mode de vie et à se fixer auprès des Touaregs sédentarisés du Dallol Bosso ou auprès du sultan de Sokoto dans le village de May Kulki, ou encore dans le sultanat de Ouaddaï dans le territoire français du Tchad. L'espace politique de ces pays n'était pas ouvert à la réception de ces migrants :

« Ils savent que le Ouaddaï et le Dar For sont des pays trop fortement organisés pour qu'ils y puissent vivre en quelque indépendance et se bornent à espérer de les traverser — surtout le Ouaddaï — sans être dépouillés des biens qui leur restent ».

Leur échec à se soumettre aux autorités politiques de ces pays évoquait, selon Gaden, la différence entre le nomadisme des Peuls et la sédentarité des Toucouleurs. Le déplacement des nomades correspond à un mouvement régulier, dont les modalités se négocient avec les sociétés d'accueil. En revanche, l'invasion de la communauté toucouleure en exode représentait une menace pour la stabilité des régions en question et surtout pour leurs relations avec les puissances européennes. A partir de 1910, Gaden s'installa à Saint-Louis, ce qui lui permit d'organiser un travail régulier sur son Poular (1913-1914), grammaire et vocabulaire du dialecte peul du Fuuta sénégalais, ouvrage auquel il accordait une importance particulière 80. Gaden travailla avec des informateurs parlant et écrivant le peul, le français et l'arabe, qu'il considéra comme ses coauteurs 81. Il évoquait en particulier Mahmadou Alfa ou Mahmadou-Alfa Dyah 82 des Dyaadyaaɓe de Gollera (Law) 83. Il communiqua à Gaden la plupart des textes dits « historiques » 84.

Mahmadou Alfa Dyah,
Mahmadou-Alfa Dyah

Son autre informateur, Mahmadou Ba, fut élève à la Médersa supérieure d'Alger. Edmond Destaing 85, directeur de la Médersa de Saint-Louis en 1907-1910, recommanda à Gaden quelques-uns de ses élèves qui étaient « des informateurs déjà dressés par lui et les encourageait à venir travailler avec nous pendant leurs loisirs ». Orientaliste et spécialiste du berbère, Destaing s'intéressait aussi aux problèmes de la description de la langue peule 86.

Comme auparavant, Gaden appuyait son étude linguistique sur la reconstruction de l'histoire du pays. La problématique de la partie historique du Poular est proche de celle des Chroniques et de Haut-Sénégal-Niger : Gaden y explorait la différence entre les Peuls et les Toucouleurs, et précisait « ce que l'on entend actuellement par Toucouleurs et ce qu' ils sont par rapport aux Peuls ». Cependant, à la différence de Delafosse, il n'associait pas la question des origines extérieures des Peuls aux débuts de l'histoire du Fuuta Tooro. Au contraire, il analysait le passé de ce pays à travers l'évolution de ses populations sédentaires. Le nom par lequel leurs voisins les reconnaissaient comme habitants du territoire précis possédait sa propre histoire. L'enjeu de l'historien était de la rendre claire et surtout d'élucider la différence entre le nom que se donnent les habitants eux-mêmes et celui que leur attribuent les autres :

« Les Oulofs nomment Toukoulor et les Maures Tekarir (sing. Tekrouri), les sédentaires du Fouta sénégalais, parce qu'ils occupent l'emplacement de l'ancien royaume de Tekrour, que les géographes arabes du moyen âge plaçaient en effet sur le moyen Sénégal, immédiatement à l'ouest du pays de Galambou, ou Galam. Si le nom du Tekrour a ainsi été conservé par ses voisins de l'Ouest et du Nord, il a été complètement oublié par ses habitants actuels qui ne se nomment pas eux-mêmes Toukoulor, et, sans El-Bekri, nous ne saurions pas que les populations de cet ancien royaume furent islamisées dès le XIe siècle » 87

La recherche des réponses à la question : « comment les Toucouleurs définissaient leur identité » démontra à Gaden la difficulté de les réduire à une souche unique : « en réalité nous ne savons même pas quelle race avait la prépondérance dans l'ancien Tekrour et quelle part lui revient dans le peuplement actuel du Fouta ».

A la différence de Delafosse, Gaden croyait impossible de se prononcer sur l'identité ethnique des premières dynasties musulmanes. Il considérait les Peuls et les Toucouleurs comme des groupes sociaux et politiques, comme des « partis » dans la lutte pour le pouvoir, et non pas comme des « races » : « le parti peul, parti guerrier et païen, de traditions et de politique anti-maraboutiques, malgré que quelques-uns de ses membres pratiquassent la religion musulmane » versus « des groupes musulmans sédentaires, d'origines et de races diverses, établis dans le pays antérieurement à la conquête de Koli » qui « formaient la classe des Torodbé (sing. : Torodo) ».

Avec le temps, le sens du mot Toorodo s'est étendu, « il s'applique actuellement aux populations sédentaires, métis de toutes provenances, peule, sérère, oulof, sarakhollé, mandingue, que nous nommons Toucouleurs, d'après les Oulofs ». Mais Gaden soulignait qu'eux-mêmes « ne se donnent pas de nom de race, car leurs origines sont diverses, mais se comptent parmi les halpoular'en ou gens de langue poulâr, et ils admettent que cette langue appartient en propre aux Foulbé, ce qui est d'ailleurs suffisamment indiqué par le nom même qu'ils lui donnent » 88.

Il émettait des conclusions au sujet des souches ethniques des dynasties avec une grande prudence. Ainsi, préférait-il s'en tenir aux sources récentes et concentrer ses recherches sur la période inaugurée, vers 1776, par le coup d'État du parti toorodo sur le parti peul. Cet événement renforça la solidarité « des groupes musulmans sédentaires, d'origines et de races diverses » ; le nom des « Torodbé » s'appliquait dorénavant à toute la communauté musulmane du Fuuta.

A la différence de Delafosse, Gaden insistait sur une continuité entre le « parti » des Foulbé et celui des Torodbé (« Torodbé », d'après l'orthographe utilisé par Gaden ; « Toorobé », d'après l'orthographe actuelle) ; il en voyait la preuve essentielle dans l'unité de leur langue, correspondant au dialecte du peul singulier qui s'était constitué au Fuuta. Il démontra que l'identité des Toucouleurs évoluait dans l'histoire ; irréductible à « l'ethnicité », elle était surtout liée au pouvoir et à l'appartenance à l'Islam 89.
Son ambition était d'explorer davantage en profondeur les représentations que les différents groupes du Fuuta avaient de leur identité et de celle des autres 90.

L'analyse des proverbes peuls et toucouleurs lui permit de conclure que l'image de l'unicité que la société du Fuuta projetait vers l'extérieur cachait de nombreuses différences internes, qu'elle exprimait aussi dans la langue, par le biais des plaisanteries, des contes et des dictons. Les représentations stéréotypées de l'autre que Gaden découvrit dans les jeux de mots et dans les proverbes conservaient la trace des anciennes rancunes des Foulbé et des Torodbé liées surtout aux enjeux de pouvoir.

Ainsi certains proverbes faisaient-ils allusion à la constitution du groupe des Torodbé à partir de souches diverses, par la voie de l'éducation musulmane. Les membres du « parti » aristocratique peul s'en servirent pour exprimer un jugement méprisant à l'égard des clercs torodo. L'étymologie du mot reflétait, selon Gaden, la vie de mendicité des taalibé, élèves de l'école coranique : Toorobé ce sont « ceux qui sollicitent ensemble, par groupe ».

Le clivage entre les Fulbé et les Toorobé relevant du statut et de l'occupation et non de la « race » n'était pas la particularité du Fuuta ; Gaden y reconnaissait la différence statutaire entre les guerriers et les marabouts qu'il observait également dans l'histoire des tribus maures 91.

Cette organisation sociale, commune pour la région, prenait probablement ses racines au nord du fleuve Sénégal, région que Gaden associait au Tekrour et où les populations noires cohabitaient avec les Arabo-Berbères.

L'analyse des proverbes prouva l'importance pour la conscience collective de l'appartenance à la communauté territoriale d'agriculteurs musulmans. La langue cachait les souvenirs refoulés de multiples souches des Fuutankooɓe. Le cas de deux grandes familles, des Silɓe ou des Sisilɓe et des Lam-Taga, permit à Gaden d'étudier ce refoulement paradoxal des origines. Les Silɓe, l'une des populations les plus anciennes du pays, « descendant de Sarakollé ou Soninké, provenant du Hairé Gal », seraient, à l'origine, les fondateurs de la dynastie des Manna (XIIe-XIIIe siècles) qui avaient remplacé les Dya-'ogo. Gaden rencontra les Sisilɓe lors de son séjour dans la région du Maasina dans les années 1890 :

« Nous en avons nous-mêmes trouvé un campement, en 1895, à Aribinda. On les nommait Silluɓe, ils vivaient comme des Peuls et se servaient du peul pour leurs relations avec l'extérieur, mais parlaient entre eux sarakollé. Cette persistance de leur langue montre que c'est celle qu'ils avaient parlé au Fuuta. Ils furent vraisemblablement chassés de ce pays lors de sa conquête par le Mali, mais ce n'est là qu'une hypothèse et nous ne savons rien des conditions dans lesquelles s'accomplit leur exode vers l'Est ».

Dans le Damga, à Horndoldé (l'est du Fuuta), Gaden découvrit les descendants d'une autre dynastie ancienne (celle des Lam-Taga). Dans le pays ils étaient considérés comme originaires de la tribu berbère des Lemtouna, mais ils ne parlaient plus que le poular. Leurs ancêtres régnaient dans un « petit pays situé au sud-ouest de Termess et à l'Est de Nioro ». De même que les Silɓe, ils constituaient une population de souche du Fuuta : « On voit que ces éléments, probablement les plus avancés en pays noir des Almoravides, ont été complètement assimilés par le milieu toucouleur dans lequel ils ont pénétré » ; ils semblent « ignorer tout de leur glorieux passé » 92.

Ainsi, les « Toucouleurs » ne correspondent-ils pas à une « ethnie », mais à une communauté territoriale, ayant des origines diverses et unie par le sol et la religion.

L'analyse des proverbes permit à Gaden de découvrir comment certaines familles étaient devenues grandes et puissantes, accumulèrent des terres et attirèrent des clients. Certaines familles changèrent avec le temps leur nom de clan, ou yettoode, qui évoque, en principe, la profession, la condition sociale, mais au cours de sa transmission par la lignée paternelle perd sa signification initiale ; elles se rapprochèrent des familles nobles. Le yettoode symbolise donc l'identité du groupe, mais ne correspond pas à « l'ethnie » : « si cette étiquette n'a pas de valeur ethnique, elle a une valeur sociale, car tous ceux de même clan observent les interdictions ou tabous (woɓa) du clan, et ont les mêmes obligations d'assistance entre eux et vis-à-vis des denɗiraaɓe [cousins par plaisanterie] de leur clan ». Gaden s'intéressa en particulier aux proverbes permettant d'élucider l'apparition des « castes » 93. Pour lui, ce système relevait de la pluralité des origines des familles du Fuuta. Il démontra que la société du Fuuta avait assimilé de nombreux migrants et avait maintenu son entité propre grâce au système de clivages qui avaient créé une interdépendance collective entre ses membres et avaient transformé la pluralité ethnique en hiérarchie sociale. A l'origine de ce système social complexe était la nécessité de gérer l'exploitation des terrains inondables, véritable richesse comparable aux champs irrigués du bassin du Nil 94.

Les terres, le pouvoir, l'histoire

La question du régime des terres se trouvait au centre de la description, par Gaden, de l'histoire du Fuuta et de son peuplement. En tant qu'administrateur, il considérait que la connaissance des pratiques foncières était fondamentale pour la politique coloniale 95. Il revint sur ces questions au début et à la fin de sa carrière en Mauritanie 96. Ses recherches démontrèrent qu'au cours des siècles, la fonction principale de l'organisation sociale du Fuuta avait consisté en la protection et au maintien du régime des terres. Il l'étudia selon sa méthode habituelle, en explorant l'étymologie des noms que les Fuutankooɓe donnaient à leurs terres 97. Il se donna pour objectif d'explorer le lien entre systèmes politique et foncier.
Pour convaincre les légistes coloniaux qu'il n'y avait pas de terres vacantes dans le Fuuta, Gaden analysa le rapport entre la propriété collective et la propriété individuelle (dans le sens où la notion du « particulier » n'était possible que dans la mesure où l'individu appartenait à la communauté) : il démontra que l'idée de « propriété », omniprésente dans les rapports sociaux au Fuuta, ne signifiait pas la même chose qu'en Europe. Il s'agissait ici d'un ensemble de contrats liant les lignages à la terre. Leur autorisant le contrôle, la gestion et l'usufruit des terrains (avec de nombreuses clauses et conditions, et avec une organisation complexe de redevances), ces contrats ne permettaient pas d'en disposer comme d'un bien individuel et aliénable. Les terres riches (inondables, donnant deux récoltes par an) correspondaient à plusieurs types de propriétés, gérés par une réglementation précise, « différente de la nôtre, mais répondant parfaitement à l'organisation sociale du Fuuta et à la mentalité indigène». Le clivage principal distinguait leydi bayti, ou « terres du beît-el-mâl » ou domaine de la communauté musulmane et leydi njeyaandi, « terre sur laquelle sont exercés les droits de propriété ». Les cultivateurs exploitaient les terrains dits bayti à condition de verser le paiement réglementaire à l'almamy, chef de la communauté musulmane, qui n'était qu'un gestionnaire temporaire de ces terres.
Gaden soulignait, qu'ayant supprimé l'autorité de l'almamy, et ayant usurpé son rôle de gérant, l'administration coloniale n'avait pas pour autant obtenu le droit sur les terres qu'elle administrait.
Par son exposé, Gaden affirmait le style particulier d'une politique coloniale, la sienne, davantage fondée sur la conservation des institutions locales. Ses recherches contredisaient les idées dominantes sur le caractère périmé et arbitraire des coutumes indigènes et sur la nécessité de les remplacer par une législation uniforme. La correspondance de Gaden durant cette période confirme la singularité de son attitude qui allait à contre-courant des dispositions prises par les fonctionnaires du gouvernement général, responsables de la législation coloniale. Maurice Delafosse l'informa, depuis Paris, de l'effet négatif que sa note avait produit dans les instances du ministère des Colonies : « Votre tartine sur les terres a fortement émotionné les bureaux du gouvernement général : vous êtes dans le vrai, mais vous allez contre les doctrines reçues, et que peut la vérité contre la routine bureaucratique ? » 98. L'article, qui correspondait au rapport de Gaden au gouvernement général, aurait dû paraître en 1910 dans le supplément du Journal Officiel du Sénégal. La publication n'ayant pas eu lieu, Gaden demanda à Terrier, secrétaire du Comité de l'Afrique française, de le publier dans son Bulletin, expliquant les raisons de son rejet par le ministère : « Mais ils ne veulent pas parce qu'elle [la note] fait ressortir des droits autres que ceux de l'Administration » 99.
Delafosse et Gaden accordaient une importance capitale aux contradictions entre la législation coloniale et le droit coutumier. Ils critiquaient les méthodes de la gestion coloniale et reconnaissaient l'incapacité de l'administration à accorder à la coutume un droit de cité dans le système juridique colonial, notamment dans le domaine foncier. Delafosse voyait les causes de cette rigidité moins dans la conjoncture immédiate de la politique française en AOF que dans l'esprit même de la colonisation :

« On m'avait en effet écrit de Dakar au sujet de votre travail sur les terres et de l'émotion qu'il avait causée : c'est Tellier 100, qui m'en avait écrit. Il a été à l'école de M. Clozel, donc il est de votre avis, au moins quant au principe ; mais autour de lui, on a jeté des cris de grenouilles troublées dans leur quiétude. Je comprends que vous ayez révolutionné les bureaux, surtout en ce qui concerne le Sénégal. Ne vous faites pas d'illusions : vous serez vaincu. Je l'ai été de même ; j'avais fait, quand je briguais un secrétariat général 101 , une étude sur le régime foncier en AOF 102 et j'y démolissais, comme illégaux, les décrets de 1900 et 1906 103 et toutes leurs applications. Au Ministère on a été de mon avis et on en a envoyé ma tartine à Dakar en priant M. Ponty 104 de préparer un nouveau décret en s'inspirant de mes idées. C'était en 1908. Depuis, silence. Ponty avait marché : mais Boudillon a dit que je n'étais pas un « domaniste », que je n'entendais rien à la question, et on a enterré la réforme projetée. » 105

La description de régime foncier du Fuuta et la reconstruction des généalogies de ses dynasties et des ses familles correspondaient à deux versants du même processus de l'écriture de l'histoire de cette région perçue comme un instrument de sa gestion administrative. Les mêmes informateurs participèrent à la résolution des « deux parties du problème » : Abdullaye Kane, chef supérieur des Yirlaaɓe-Hebbiyaaɓe, fut le consultant de Gaden pour son travail sur le régime des terres ; c'est lui aussi qui fut à l'origine du manuscrit de Siré Abbas Soh et fournit des renseignements figurant dans les Annexes des Chroniques du Fouta sénégalais. Il s'agissait d'établir le lien entre la gestion des terres et les étapes de la constitution du pouvoir politique des principales familles. Les dizaines de fiches manuscrites de Gaden conservées à Dakar 106 confirment que ses recherches allaient dans ce sens : on y découvre des listes des familles et des noms des villages du Fuuta, avec des indications sur les dates et les noms des fondateurs. Il voulait comprendre quel sens on y accordait à la notion de la propriété foncière, quelle était l'ancienneté de l'occupation des terrains sur la rive droite par rapport à la rive gauche, quelles redevances étaient dues, à quelles familles et sur quelles terres. Des événements politiques pressants étaient à l'origine de ce programme de recherche dont les travaux majeurs furent effectués entre 1910 et le début de la Guerre 1914-1918.
Les plus grands bouleversements sociaux et matériels résultèrent de la création de la Mauritanie en 1904 et de la transformation des territoires de la rive droite du fleuve Sénégal en unités gérées par les administrateurs et les chefs faisant partie de l'administration mauritanienne. Ces changements politiques s'accompagnèrent des tentatives des Français d'intervenir dans le régime des terres : en 1899 fut éditée une circulaire annonçant l'abolition du paiement du njoldi (la redevance pour l'usage de la terre) et le transfert des droits de propriété sur la terre à ceux qui la cultivent depuis cinq ou six ans 107. Le but était de développer les petites propriétés foncières, dans lesquelles on voyait la source de la productivité, de l'initiative individuelle et de la libération de l'emprise des classes dirigeantes. La politique française visait la transformation des chefs en salariés: les terres que les Français considéraient comme vacantes (leydi bayti) devinrent, à partir de 1900, le domaine du gouvernement français ; les chefs furent contraints d'abandonner leurs droits sur ces terres. En récompense, ils touchèrent un pourcentage sur toutes les taxes reçues par l'administration.
La connaissance détaillée des droits des chefs et des familles sur la terre devint urgente avec la mise en place des cantons mauritaniens du Fuuta. Elle suscita une importante émigration des habitants de la rive gauche vers la rive droite, attirés par la perspective de cultiver les terrains que leurs ancêtres avaient jadis délaissés à cause des incursions des Maures. La création de nouvelles chefferies, les différences dans les paiements des impôts stimulèrent également l'émigration qui perturba les relations préexistantes entre les deux rives et suscita des conflits au sein des communautés. Des rivalités apparurent entre les chefs du nord et du sud en raison du rétrécissement du domaine du pouvoir de ceux qui, avant 1904, commandaient les territoires situés des deux côtés du fleuve.

La lionne de Kanel ou de l'usage concret de l'histoire

On notera que parmi les informateurs les plus présents dans les travaux de Gaden figuraient des chefs particulièrement impliqués dans les conflits autour de la gestion des terres et personnellement concernés par la création de la Mauritanie. Tel fut le personnage d'Abdullaye Kane. Une autre figure singulièrement importante pour la constitution des savoirs coloniaux sur le régime foncier du Fuuta fut le chef du Damga dans le Fuuta oriental, Abdu Salam Kane (1879-1955) qui resta au pouvoir plus d'un demi siècle et qui participa aussi aux travaux de Gaden. La carrière d'Abdu Salam représente toute une saga illustrant l'interpénétration entre les domaines du savoir et du pouvoir dans la société coloniale.
Bien que les faits essentiels de sa biographie soient connus 108, le personnage reste énigmatique : les réalités de sa vie, avec ses contraintes et ses choix, sont obscurcies aussi bien par ses hagiographes que par ses détracteurs évoquant un chef despotique installé par les Français 109.
La durée paradoxale d'Abdu Salam Kane en qualité de chef et l'étendue de ses pouvoirs ont de nombreuses explications. L'une d'elles réside non seulement dans sa maîtrise de plusieurs registres de langages et de comportements politiques, mais aussi dans sa capacité à les rendre complémentaires et traduisibles. C'est certainement ce rôle de « passeur » entre les cultures politiques française et haalpulaar qui rendit Abdu Salam Kane si précieux aux yeux des Français et assura la longévité de son service. L'appui qu'il trouvait dans le savoir généalogique, approuvé par les Français, lui permit de confirmer son droit à être chef et à instaurer son image en tant qu'héritier de l'almamy Abdul Kader Kane, premier chef musulman du Fuuta.
Les administrateurs français appréciaient le sens de la communication d'Abdu Salam Kane. Lors de sa tournée inaugurale dans les régions du Fuuta, le nouveau gouverneur du Sénégal, Hubert Deschamps (1943), fut agréablement surpris par l'accueil que lui réserva le chef du canton du Damga, situé au fin fond de la colonie du Sénégal 110.
Au lieu d'un encombrant mouton de bienvenue, le chef offrit au gouverneur une jeune lionne, que l'on surnomma « Kanel », en l'honneur du lieu de résidence du chef. Abdu Salam est décrit comme « intelligent, fin, cultivé, il devint un ami » ; il se détachait plaisamment de ses confrères « féodaux », il était abonné à la Nouvelle Revue Française 111. Les témoins de la vie à Kanel sous Abdu Salam Kane évoquent la multiplicité de ses contacts avec les administrateurs français et leur caractère soutenu : « il fut un ami intime des Français » ; à l'attention de ses hôtes français, le chef du Damga avait une cave de bons vins, bien que lui même n'en bût pas 112.
Les circonstances de l'installation d'Abdu Salam Kane au pouvoir sont bien connues : elles sont liées à l'assassinat de son père Cheikh Mammadu Maamudu perpétré par son opposant et rival pour le commandement des régions du Fuuta oriental, Abdul Bookar Kane 113. Cheikh Mammadu Maamudu, (né vers 1848, à Kobillo, dans le Booseya) élabora toute une stratégie d'élargissement de son pouvoir personnel dans le Damga en le fondant principalement sur le soutien des Français 114. Vers 1875, il se créa un fief à Maghama, dans le Damga.
Parallèlement, il établit des liens privilégiés avec les notables de Saint-Louis profondément impliqués dans la politique française. Il devint l'un des disciples proches du marabout Saad Buh 115 et épousa Aminata, la fille de Hamat Ndiaye An, président du tribunal musulman de Saint-Louis, décoré par Faidherbe en 1854, après la prise de Dialmath ; par cette alliance il devint également apparenté à la famille influente des Seck à laquelle appartenaient Bu el-Moghdad père et fils, interprètes, traducteurs et médiateurs des missions françaises en Mauritanie. Aminata Ndiaye An fut la mère d'Abdu Salam Kane. Par sa naissance et par son éducation, Abdu Salam Kane était autant un saint-louisien qu'un Fuutanke ; il passa son enfance à Saint-Louis, et, après l'assassinat de son père en 1890 (dont il fut témoin), fut envoyé dans un collège franco-arabe de Tunis, où il se trouvait en compagnie avec quelques autres enfants des grandes familles sénégalaises (comme le fils de Yoro Diaw ou le fils de Lat Dior).
Le meurtre de son père par des rivaux politiques fut l'événement fondateur de toute la carrière d'Abdu Salam. Lui-même lui accorda une place particulière dans son récit autobiographique : ainsi les Français, en le nommant chef à la place de son père, ne firent-ils que rétablir la justice de l'histoire et reconstruire une lignée brisée artificiellement 116. Au Fuuta, le souvenir d'Abdu Salam va toujours de pair avec l'évocation de l'assassinat de Cheikh Mammadu Maamudu, que l'on entoure de nombreux détails pittoresques. Les récits présentent cet événement comme un fait mystique traduisant une lutte de pouvoirs surnaturels.
Ils mettent en valeur les qualités de ce personnage en tant qu'« homme saint » et thaumaturge, mais évoquent invariablement la frontière séparant la condition d'un marabout, d'un homme de science, de celle d'un chef territorial. Le passage de l'un vers l'autre est interprété comme une entreprise risquée qui doit se racheter par la mort du protagoniste 117. Selon d'autres informateurs, les marabouts qui voulaient devenir chefs devaient nécessairement se soumettre aux Français 118. Les récits de la disparition de Mammadu Maamudu mettent en relief l'impossibilité pour lui de bénéficier du rôle de chef qui lui fut accordé par la France, sa résignation et sa soumission au destin, et sa résolution de transmettre par son sacrifice ce statut à son fils.
Ainsi toutes les versions du récit qu'on a entendu affirmaient-elles que Cheikh Mammadu Maamudu était « mystérieusement avisé » d'un assaut qui se préparait et ne fut pas surpris par ses assassins 119. Auparavant, il les avait presque provoqués : il avait rédigé une lettre en arabe déclarant que la terre appartenait à Dieu : par conséquent, les Européens pouvaient nommer ceux qu'ils voulaient pour la gérer 120, et notamment Cheikh Mammadu Maamudu. Cette lettre, enfermée dans une bouteille, fut repêchée par les hommes d'Abdul Bookar Kane. L'assassinat est présenté comme la confrontation finale entre les deux adversaires où le marabout doit se laisser mourir afin de transmettre ses nouveaux pouvoirs de chef à son fils.
De longs préparatifs mystiques dans le camp Abdul Bookar Kane précèdent le meurtre ; ils sont à la mesure des pouvoirs surnaturels de Cheikh Mammadu Maamudu, érudit et savant, mais aussi excellent cavalier et combattant (comme son père, il pouvait renvoyer des balles avec son doigt). Abdul Bookar Kane convoqua les marabouts pour qu'ils fassent « leur travail » et rendent Cheikh Mammadu Maamudu vulnérable 121. Il finit par ressentir l'effet néfaste de ce « travail » et se rendit à un rendez-vous d'adieu avec son père qui lui confirma que son destin était joué. Seul sur son cheval il se dirigea vers Horndoldé. Dans la plaine il rencontra les guerriers d'Abdul Bookar Kane, qui ne l'attaquèrent pas, le croyant invulnérable lorsqu'il était à cheval. La décision fut prise de surprendre le marabout dans son sommeil. Mais celui-ci se confronta courageusement à ses agresseurs qui envoyèrent d'abord un éclaireur déguisé en demandeur d'aumône. Cheikh Mammadu Maamudu le reçut avec dignité, lui offrit de la nourriture et laissa donc aux assaillants la possibilité de reconnaître sa maison. Ils y pénétrèrent et tuèrent le Cheikh qui leur résista, l'arme à la main. Selon certaines versions, les pêcheurs cachèrent le petit Abdu Salam Kane dans le grenier. Selon d'autres, sa tante maternelle s'enfuit avec lui dans la brousse. La mémoire évoque le souvenir de la colonne Dodds envoyée pour punir les assassins, ainsi que celui d'une riposte particulièrement violente des Français : ils bombardèrent Horndoldé et confisquèrent beaucoup de terres qu'ils donnèrent à Abdu Salam Kane.
Ainsi la mémoire locale fixe-t-elle le caractère problématique de l'installation d'Abdu Salam au pouvoir et la rupture entre le statut de son père et le sien, celui de chef. L'administration française et Abdu Salam lui-même érigèrent le meurtre de Cheikh Mammadu Maamudu en une sorte de martyrologe et d'événement fondateur légitimant son pouvoir, mais il fallait certainement trouver des sources plus puissantes pour communiquer davantage d'épaisseur à son gouvernement. Abdu Salam Kane approfondit la démarche de son père en devenant le consultant privilégié de l'administration dans les questions foncières du Fuuta et dans celles de l'organisation de ses coutumes.
La famille d'Abdu Salam Kane 122 s'en tient, en gros, à la version publiée de sa biographie, en rajoutant quelques faits qui se trouvaient au-delà de la période concernée par ce texte : par exemple, son rôle dans la construction du dispensaire à Matam vers les années 1940, ses initiatives pour la promotion de l'enseignement secondaire à Kanel et à Matam.
Le canton d'Abdu Salam devint le terrain d'essais de nouvelles cultures (comme le coton) et d'introduction de nouveautés sur le plan social (les premiers instituteurs, premiers médecins, premiers agronomes du Fuuta s'installèrent dans le Damga) grâce à l'attitude coopérative de son chef 123. Il recevait un grand nombre de périodiques et lisait beaucoup. Dans le maintien de l'équilibre entre ces deux images, celle d'un chef local fort et celle d'un personnage versé dans la culture française, résidait tout l'art du pouvoir d'un Abdu Salam Kane. La mise en valeur des renseignements concernant la coutume et le régime des terres constituait l'un des moyens permettant de maintenir l'équilibre en question. Abdu Salam connaissait bien les informateurs impliqués dans la rédaction des chroniques et des traditions à la demande des administrateurs. Siré Abbas Soh était son ami intime 124. Il avait également des rapports « très établis » avec Henri Gaden, notamment par l'intermédiaire de Bu el-Moghdad-fils (qui était cousin et doublement le beau-frère d'Abdu Salam puisqu'une soeur de celui-ci était son épouse, tandis qu'une soeur de Bu el-Moghdad était une épouse d'Abdu Salam 125) qui lui transmettait, de la part de Gaden, des documents à traduire 126.
Les contacts entre Abdu Salam Kane et Gaden sont confirmés par Abubakri Dem : le chef du Damga mit l'administrateur en contact avec Cerna Saydu Shoraaw Dem (le père d'Abubakri) : « sur sa demande [celle d'Abdu Salam) il a fait une transcription de l'adjami en arabe, et moi, j'ai transcrit en latin, c'était l'histoire des guerres d'El Hajj Omar faite par un de ses disciples » 127.
Abdu Salam Kane ne fut pas qu'un intermédiaire entre les administrateurs et les généalogistes locaux : il devint une source importante des renseignements sur les « institutions indigènes du Fuuta » et sur son régime des terres. Sa famille se trouva au coeur des changements que les Français opérèrent sur la distribution des terres dans le Fuuta. Déjà en 1890, le Gouverneur Lamothe avait pris un décret qui permettait à l'administration de saisir les terres et propriétés appartenant à tout dissident et de les transmettre aux habitants loyaux et pro-français 128.
Pour punir les habitants ayant coopéré avec le chef dissident Abdul Bookar Kane (notamment ceux qui furent impliqués dans l'assassinat de Cheikh Mammadu Maamudu), les terres autour des villages de Maghama, Litama et Horndoldé dans le Damga furent saisies et attribuées à Abdu Salam, fils du chef assassiné 129.
En 1907 son canton du Damga fut agrandi. Son autorité morale en tant que garant de la stabilité se trouva également renforcée. Ce n'était certainement pas par hasard qu'à la même époque on lui confia la rédaction d'une description des coutumes toucouleures de Matam traitant en grande partie du régime foncier. L'administration recherchait quelques principes simples susceptibles de dresser les lignes d'une loi commune facilement applicable. Son texte fut publié beaucoup plus tard, dans un recueil des Coutumiers juridiques de l'AOF 130. Cet ouvrage résultait du travail de la Commission de classification des coutumes qui se réunit en 1937-1938 auprès du Gouvernement général de l'AOF et qui sélectionna 28 des 123 travaux sur les coutumes fournis depuis 1931 par les colonies. Abdu Salam était le seul auteur-chef indigène parmi les administrateurs.
La publication de l'ouvrage découlait de tout un programme de fixation et de codification de la juridiction indigène dont les débuts remontaient à la collecte des coutumes inspirée en 1901 par le Gouverneur Clozel en Côte-d'Ivoire et qui fut poursuivie et élargie par Delafosse dans Haut-Sénégal-Niger, dont le projet s'appuyait sur l'enquête proposée par Clozel en 1909. Les instructions du gouverneur général Roume de 1905 appelant les administrateurs à étudier et à grouper les coutumes indigènes, aussi bien que la circulaire du gouverneur Merlin de 1904 ordonnant la mise à jour des monographies de chaque cercle, complétaient cette tendance à étudier et à codifier la coutume. La monographie d'Abdu Salam Kane de 1907 s'inscrivait certainement dans cette mouvance renforcée, en ce qui concernait le Fuuta, par la création de la Mauritanie et la nécessité de contrôler la gestion des litiges qui en résultaient.
Le retour vers ce programme de création de registres de coutumes, abandonné après la Grande Guerre, se fit dans les années 1930. Il fut lié notamment à la réforme de la justice indigène organisée par le gouverneur Jules Brévié qui voulait relancer l'inventaire des institutions juridiques locales. Une série de publications dans le Bulletin du Comité d'Études historiques et scientifiques de l'AOF sur le régime foncier du Fuuta Tooro 131 — auxquelles Abdu Salam Kane participa également 132 — reprit en grande partie les recherches des années 1910 et répondait à l'objectif du gouvernement de « mettre entre les mains des juges des guides très sûrs pour éviter l'arbitraire ». L'une des étapes de cette nouvelle tentative de transcrire les « règles de la jurisprudence indigène » correspond au Recueil des coutumes civiles des races du Sénégal (1933) de l'administrateur Léon Geismar, destiné à « donner l'idée d'ensemble », « expliquer les traits essentiels », « faciliter le contrôle », et surtout ne pas être considéré comme une norme rigide.
Le vieux texte d'Abdu Salam sur la coutume toucouleure ne fut certainement pas ressorti des Archives de Dakar par hasard : Geismar fut l'invité d'Abdu Salam à Kanel plus d'une fois, tandis que Brévié séjourna dans sa maison lors de sa tournée dans le Fuuta 133. Le recueil Coutumiers juridiques de l'AOF de 1939 ne prétendait pas être un inventaire précis et définitif des coutumes ; il avait surtout une valeur consultative ; les auteurs lui accordaient aussi une signification scientifique. La présence du travail d'Abdu Salam Kane dans cet ouvrage confirmait son rôle d'expert et de consultant reconnu auprès de l'administration française.
Au coeur de son étude se trouvaient les règles gérant les biens et la propriété, et surtout le régime foncier. Tout en employant le terme « propriété », il soulignait sa signification particulière dans la société haalpulaar, non réductible au sens européen du mot. Cependant, il soulignait le rôle des conquérants dans l'établissement du droit de propriété, laissant ainsi la place à l'intervention des Français dans la distribution des terres, bien que les dispositions de l'Almamy Abdul concernant le sol eussent été « les bases de la propriété foncière dans tout le Fouta » Dans le texte de 1935, il poursuivit la démonstration des différences entre les types de propriétaires qu'il classa suivant leur proximité vis-à-vis des familles parmi lesquelles on pouvait élire les almamys. Son étude affirmait la supériorité de celles-ci par rapport à celles des « électeurs » et la dépendance de ces derniers, eu égard à l'investiture que leur accordaient les almamys. C'était une façon de présenter l'histoire du Fuuta comme celle d'un État avec un système politique centralisé, dirigé par un souverain fort, ayant une descendance sur laquelle les Français pouvaient s'appuyer. A cette première catégorie des propriétaires était opposait la deuxième, « celle dont l'investiture des titulaires dépendait des almamys » dont les membres n'observaient plus les règles de la gestion des terres à cause des « compétitions » pour avoir le titre et les avantages du chef de famille. Cette idée fit son chemin chez les Français : d'où la représentation d'Abdu Salam Kane comme le « dernier alrnamy », garant de l'ordre et de la stabilité.
Les Chroniques étaient pour la connaissance du passé du Fuuta ce que les travaux d'Abdu Salam Kane étaient pour l'initiation à la coutume de ce pays et à son système foncier : des recueils du savoir indigène, expliqué, commenté, simplifié et unifié, sans toutefois être une réduction grossière, adapté à la lecture des Français, et un savoir réputé utile, résultant du travail de personnes fiables et « assermentées », ayant de l'autorité aussi bien dans leurs sociétés d'origine qu'auprès de l'administration. La rédaction des deux corpus date de la même période : 1907 pour le Coutumier d'Abdu Salam et 1910 pour les Chroniques (commencées certainement auparavant). Ainsi, les deux ouvrages répondaient-ils incontestablement au programme d'étude des moeurs, de l'histoire et des coutumes, lancé par Clozel autour de 1907 et dont les idées réapparurent vers le milieu des années 1930, dans le projet du gouverneur Jules Brévié portant sur la codification des coutumes.
Les Chroniques aussi bien que la reconstruction de la coutume toucouleure furent contemporaines de la création des cantons mauritaniens du Fuuta Tooro et des complications qui s'ensuivirent : en communiquant l'idée de l'unité historique des territoires du nord et du sud, ces ouvrages offraient des références fixes que l'administration pouvait prendre en compte en période de crise. Les deux chefs se trouvant à l'origine de ces travaux possédaient des domaines d'influences à préserver dans les cantons du nord, désormais indépendants de l'administration du Sénégal ; ils s'engagèrent dans des conflits pour y asseoir leur présence. La reconnaissance de leurs travaux au niveau du Gouvernement général de l' AOF constituait un atout supplémentaire dans leurs luttes d'influence. L'ancrage des deux personnages par leurs liens de famille, leurs formations et leurs carrières dans les milieux de Saint-Louis proches de l'administration ne pouvaient que faciliter leurs démarches des deux côtés de la frontière. La construction du réseau des partenaires et alliés parmi les notables locaux se trouvait au centre de l'activité de Gaden, aussi bien à Zinder et au Baguirmi que lorsqu'il était résident à Butilimit, dans le Trarza (1909-1908), ou directeur des Affaires politiques du Sénégal à Saint-Louis (1910-1913), ou commandant militaire de la Mauritanie (1916-1925) 134.
Nous devons à ses contacts la publication des corpus de traditions sur l'histoire de la Sénégambie tels les Cahiers de Yoro Dyaw (1912) 135 et la rédaction des ouvrages de Cheikh Mussa Kamara (traduits et publiés postérieurement) 136.
La question est de savoir si ses relations privilégiées au Fuuta reproduisaient fidèlement les noeuds du pouvoir accumulé par certaines familles à l'époque des Européens. Autrement dit, les besoins politiques furent-ils déterminants pour orienter le choix de Gaden vers des informateurs « recrutés » pour cette raison dans certains lignages et provinces, ce qui prédéterminait, en ce cas, le contenu du savoir qu'ils véhiculaient ? Ou bien, existait-il une part de hasard, de sympathie personnelle, de renseignement fortuit ? Il nous manque encore beaucoup d'éléments pour dresser avec précision une carte de la constitution des connaissances locales sur l'histoire du Fuuta dans ses rapports avec les lignes de force de la société coloniale.

Les références théoriques de Gaden et de Delafosse

La méthode de Delafosse et de Gaden qui consistait à exploiter les documents manuscrits et à joindre à ce travail les renseignements obtenus auprès des informateurs n'était pas en soi complètement nouvelle. Cependant, leurs écrits appartenaient incontestablement à une autre époque que ceux de Faidherbe ou de Bayol. La différence résidait dans l'absence de la notion de « race » en tant que catégorie principale d'analyse. Même si Delafosse comparait entre elles les « civilisations », à l'instar de la pensée raciologique de ses prédécesseurs, il posait aussi des interrogations nouvelles : celles de l'organisation intérieure de la culture, des mécanismes de sa cohésion sociale garantissant sa durée dans le temps.
Les références aux modèles théoriques de l'histoire et de la jeune sociologie sont rares et éclectiques. Gaden, par exemple, citait la Cité antique de Fustel de Coulanges comme une étude du lien social dans la durée, qui l'avait inspiré dans son travail sur le régime des terres du Fuuta. Puisque la Cité antique correspondait à l'une des sources de la réflexion de Durkheim sur le fait social 137, on peut supposer une curiosité pour l'analyse durkheimienne, privilégiant la problématique de la solidarité sociale et des rapports entre l'individu et la société. A partir de 1895, Durkheim concentra ses études sur la religion comme phénomène essentiel de la vie sociale ; il travaillait avec les faits rapportés par les ethnologues 138 d'où la convergence de son approche avec celle des administrateurs coloniaux 139. Il affirmait qu'un fait social ne pouvait être expliqué que par un autre fait social, ce qui diminuait l'importance du paradigme « racial ».
Il est pourtant difficile de démontrer jusqu'à quel point joua cette influence. Les traces des lectures de Gaden témoignent de sa curiosité pour des courants divers de la pensée sociologique de l'époque : ses papiers conservés aux archives de l'IFAN contiennent ses notes détaillées sur la Psychologie des peuples de Gustave Le Bon 140.
Il reste également à prouver l'emprise sur Delafosse de la sociologie durkheimienne 141. Il est possible qu'il ait découvert Durkheim grâce à ses contacts avec les anthropologues sociaux britanniques 142, avec lesquels il coopérait dans I'Intemational African Institute et dans sa revue Africa. Cependant, de nombreuses tendances cohabitaient au sein de l'anthropologie sociale angle-saxonne du début du siècle ; le fonctionnalisme de Radcliffe-Brown se référant à Durkheim ne correspondait pas à son courant le plus influent 143. Delafosse était aussi un lecteur passionné de Frazer. En outre, il suivait, d'un oeil critique, les nouveautés dans la description du Peul qui venaient d'Allemagne et entretenait des relations personnelles avec les linguistes (Westermann, Meinhof, Krause) 144 et les ethnologues de l'école diffusionniste allemande (le Finlandais Westermarck, Frobenius).

leo-frobenius-bundesarchiv350
Leo Viktor Frobenius (1873-1938)

En somme, il était ouvert aux nombreuses influences intellectuelles de son époque, même si aucune ne dominait vraiment dans son travail. Durkheim faisait partie des membres titulaires du comité de rédaction du Bulletin du Comité d'études historiques et scientifiques de l'AOF (BCEHSAOF), dont Delafosse fut le rédacteur et l'« homme-orchestre , dans les années 1915-1917 (il était notamment responsable de la section « histoire-ethnographie » de cette revue). Or, Arnold Van Gennep 145, fervent critique de Durkheim et outsider du cercle universitaire des normaliens durkheimiens, figurait également parmi les rédacteurs de cette revue. Intellectuellement et humainement, Delafosse était proche de Van Gennep, son ami de longue date avec qui il partageait le goût pour l'étude du folklore. Delafosse publia nombre de ses textes ethnographiques dans la Revue de l'ethnographie et des traditions populaires, dirigée par Van Gennep ; il s'y occupait également de la rubrique africaine. En revanche, il n'avait que peu d'affinité avec l'école durkheimienne en ethnologie et notamment avec Marcel Mauss, porte-parole et disciple de Durkheim 146. Dans l'une de ses lettres à Gaden, évoquant la rivalité entre Van Gennep et Mauss, Delafosse qualifiait sa pensée comme marquée par le « style germanique», ce qui était une façon de souligner le caractère livresque de son savoir et son absence d'expérience du « terrain » 147.
Il n'est pas exclu que Delafosse et Gaden aient été sensibles aux courants de la pensée sociologique de la fin du XIXe et du début du XXe siècles, mais c'est leur expérience du terrain, liée à leur vision propre des sociétés africaines, qui avait commandé, dans les études peules, comme dans les autres, la construction de catégories culturelles et sociales renouvelées. L'analyse des sociétés toucouleures tenait, dans cette configuration, une place centrale.

Les Peuls imaginaires: entre histoire, ethnographie et littérature

Le travail de Delafosse et de Gaden avec les sources concernant l'histoire du fleuve Sénégal relativisa l'importance du paradigme de la particularité peule. Cependant cette idée gardait son attrait pour l'imagination de nombreux administrateurs coloniaux qui y voyaient un moyen de classifier les réalités ethniques et de « dramatiser » leur représentation.

Robert Arnaud, dit Robert Randau (1873-1950), chargé des Affaires musulmanes au Bureau politique de l'AOF (1905-1914) et inspecteur des Affaires administratives du Soudan dans les années 1920, fut l'un des personnages qui contribuèrent le plus à la création d'une image haute en couleur du Peul spirituel et subversif, ingénieux et comploteur, différent de ses voisins « nègres », sujets « fidèles » et « engourdis » des administrateurs. Randau côtoya les populations peules et haalpular de la frontière mauritanienne, dans la vallée du fleuve Sénégal, mais aussi en Guinée et en Haute-Volta. La particularité des écrits de cet administrateur résidait dans sa confusion des genres, entre description ethnographique et roman : ses oeuvres littéraires reproduisaient le discours savant et les renseignements qu'il avait obtenus lors de ses missions, tandis que ses recherches utilisaient un vocabulaire poétique, riche en métaphores. La pensée de Randau, comme celle de Delafosse, s'appuyait sur le paradigme romantique d'après lequel les peuples agiraient au cours de l'histoire selon un certain dessein initial, se confrontant en tant qu'étrangers et autochtones, conquérants et conquis, nomades et sédentaires. A l'époque du déclin de ce modèle, affaibli par le développement des études des hiérarchies sociales, Randau communiqua à celui-ci un deuxième souffle, en le propulsant dans le domaine de la littérature.

En 1898, Arnaud-Randau participa, avec son ami Xavier Coppolani, à la mission du général de Trentinian 148, envoyée dans le Hodh et dans la région de Tombouctou afin de prospecter les tribus maures et touarègues. Dans le style égayé et désinvolte d'un adolescent découvrant des pays nouveaux 149, il en rendit compte dans les lettres à son père, interprète principal en retraite, président de la Société Historique africaine à Alger. Jusqu'à Tombouctou, Arnaud suivit la voie toute tracée par l'expansion coloniale : par le train il se dirigea sur Bamako, puis sur Kita ; par Ségou et Sansanding, il regagna Kabara et Tombouctou. Au cours de sa route, il remarqua surtout les vestiges de la récente présence française et les métamorphoses qu'elle avait produites dans la population 150. Sa vision du Soudan exagérait le degré de soumission de ce pays aux Français ; même aux éditeurs du Bulletin de la Société de géographie ses lettres paraissaient trop optimistes.

« En somme, le Soudan aspire à la paix; il n'est pas peuplé de gens féroces, mais d'individus un peu mous qui ne demandent qu'à travailler. Voilà ce qu'on ignore en France » 151.

A ses débuts en Afrique, Randau ne voulut surtout pas être confondu avec la foule métropolitaine : il s'affirmait dans ses premiers textes comme le chantre de la « nouvelle race » des colonisateurs, décidés à rompre avec l'Europe vieillissante : « […] le Soudan est un de ces pays prédestinés aux hommes de volonté et de courage, qui réussiront à y faire fortune alors que sur les vieilles terres du globe ils sont écrasés par la toute-puissance du capital ». Son intérêt pour les Peuls était lié à son désir de pénétrer dans les profondeurs du Soudan qu'il comparait au Far West américain. La langue était le meilleur moyen d'accéder aux motivations et à la psychologie des populations. Son séjour à Tombouctou fut fécond pour ses études linguistiques : il y rencontra un érudit peul qui le renseigna sur les variantes dialectales des « trois groupements peuhls soudanais principaux: Hombori, Macina, Fuuta » ; il s'ensuivit un essai linguistique Contribution à l'étude de la langue peulhe ou Foullanyya 152.

Dans cette étude, Randau déclarait son appartenance à la lignée de prédécesseurs tels le général Faidherbe et le docteur Tautain ; en effet, son aperçu ethnographique des Peuls, précédant l'étude linguistique, reproduisait leurs idées sur la singularité des Peuls. Mais Randau en négligeait les nuances ; son « portrait » des Peuls tendait vers une représentation dépouillée et idéale. Il insistait surtout sur leur appartenance à la « race » blanche ; ils peuvent tourner « de ci, de là, au rouge ou au noir », mais ce ne sont que des détails, leur trait générique est d'être blanc.

Leur nomadisme constitue un trait essentiel de leur caractère ; de nombreux épithètes évoquent leur « volatilité » (« hors de la lourdeur du négroïde »), dans l'espace et dans le temps, ce qui leur donne des pouvoirs particuliers et les rend « insaisissables », difficiles à connaître : ils « vaguent » dans la brousse ; ils décampent le lendemain (après avoir créé des royaumes) ; « on ne sait rien de précis sur eux » ; « leurs origines sont lointaines », elles se trouvent « dans l'au-delà des temps », où ils s'apparentent avec les Égyptiens ; leurs coutumes « se retrouvent dans l'ancestralité égyptienne ».

De ce fait, ils « ont civilisé l'Afrique ». Le type physique de ces cavaliers aériens correspond à leur façon d'être dans l'espace : « leur type ethnique est élégant ; nez droit, mince, lèvres fines, mâchoires aprognathes [contraire de « prognathes »], cheveux plats, corps souple de nomade ».

C'est aussi un peuple colonisateur avant l'heure : « partout leur individualité fut la plus forte, leur patrie fut celle des autres ; ils se sont installés prêts à partir » ; par leur « charisme », selon Randau, ils sont comparables aux Arabes et aux Berbères ; aussi, l'entreprise coloniale française avait-elle pour objectif de les maîtriser. En somme, la narration ethnographique de Randau semblait mal à l'aise dans le style académique, dont il voulait s'échapper en augmentant les épithètes et les métaphores, en comparant, à l'instar de Faidherbe, la langue peule au chant des oiseaux et à la musique qu'émettent les instruments à cordes des griots 153.

Randau ramenait le mythe de la particularité peule à sa véritable demeure, celle de la fiction.

Par la suite, il revint à l'étude des sociétés peules dans ses écrits traitant de l'Islam et de la situation ethnique de l'Afrique occidentale 154, sans toutefois en faire l'objet principal de ses recherches. Il s'intéressait surtout aux rapports des sociétés peules avec leurs voisins païens ou haaɓe. En revanche, Randau plaça les Peuls au centre de plusieurs de ses « romans de la Grande Brousse » : Le commandant et les Foulbé (1910) ; Les meneurs d'hommes (1931).
Dans la préface de son roman Le commandant et les Foulbé, Randau reprenait presque mot à mot ses idées exprimées dans la Contribution à l'étude de la langue peuhle, insistant sur l'« origine mystérieuse» des Foulbé, leur « écart des groupements nègres », et leur rapprochement avec les « peuples berbères »155. L'auteur déclarait son désir de pénétrer dans la psychologie de ce peuple, d'accéder à « un élément étrange d'intellectualité ». Le texte du roman est parsemé de mots peuls (tels soutou pour « la brousse », gallé pour « la maison », missidal pour la « la communauté religieuse ») traduits en français et quelquefois non traduits. Le roman Les meneurs d'hommes est muni d'un lexique comparable à une notice ethnographique dans laquelle Randau exposait sa version de l'origine des Peuls et discutait la nature de leur langue.
Le personnage principal des deux romans, Sébastien Lémare, est un philologue que l'Institut avait envoyé en Guinée pour « recueillir, chez les Maîtres de la religion, des manuscrits arabes rarissimes signalés par un explorateur » ; par la suite, il devint professeur en Sorbonne, membre de l'Institut et « maître » du narrateur à qui il confia l'histoire de ses aventures en « Guinée française à l'époque héroïque». Mais le savoir qu'il véhiculait à son public devait correspondre à « une oeuvre d'art », car« la forme caressée par le regard est toujours agréable à la pensée » 156, tandis que la connaissance venait par la sympathie.

De nombreux épisodes évoquent la problématique musulmane ; leurs personnages rappellent Alfa Yaya 157, chef de la province de Labé au Fuuta-Jaloo, revenu d'exil et poursuivi à nouveau par les Français et le Wali de Gumba 158, marabout accusé d'être comploteur et exterminé avec ses disciples (il est reconnaissable dans le personnage du marabout Amadou Mamadou, affilié à la confrérie de chadélyia et dont « les adeptes pratiquaient la discipline du souffle, entraient en contemplation extatique et s'astreignaient aux trois vocalisations du ha divin dans le coeur » 159. Dans une forme romanesque, Randau donnait libre court à ses opinions sur l'Islam pratiqué par les Peuls du Fuuta Jaloo. Parallèlement, il exposa ses points de vue dans l'article « L'Islam et la politique musulmane en Afrique occidentale française » (1912) où il insistait sur le caractère syncrétique de l'Islam pratiqué en Afrique occidentale et sur son emprise superficielle sur les Africains, y compris sur les Peuls. Il affirmait dans cet ouvrage que « […] la coutume et l'Islam ne sont pas contradictoires […] à autant de coutumes, c'est-à-dire à autant de races, correspondent autant de formes particulières de l'Islam » 160.

Les deux romans abondaient dans le sens de ces idées : ils reposaient la question des sociétés peules observant le culte musulman et recourant systématiquement aux pratiques païennes ; l'Islam serait une religion étrangère à l'« âme collective » des Peuls, leur vie intérieure étant exprimée par des croyances ancestrales. L'Islam embrassait surtout le domaine de la loi, de la sociabilité, de l'urbanité : il serait comparable à un arbre puissant mais desséché sous lequel se déroulent les palabres des anciens 161.
Par contre, les chefs traditionnels étaient unis à la société qu'ils gouvernaient par leur paganisme commun ; tels des sorciers, ils recouraient aux forces magiques, aux « génies de la brousse », aux poisons ancestraux.

La voie vers la connaissance des sociétés peules résiderait donc dans l'exploration de leurs pratiques pré-musulmanes, et notamment celles de la divination, liées au pouvoir (« le pouvoir magique des vieillards et des solitaires de la brousse »).

Le rôle de l'administrateur ou de l'ethnographe, désireux de connaître ces sociétés versées dans le paganisme, se rapprocherait, selon Randau, de celui d'un alchimiste ou d'un apprenti-sorcier ; l'essentiel de son activité se résumerait dans l'écoute et dans l'interprétation ; il saurait parler l'arabe, langage de l'Islam, mais aussi les langues secrètes des initiés (il « converse avec les Foulbé aussi rusés que le lièvre » 162) .

Les contemporains de Randau lui reconnaissaient, dès son jeune âge, un intérêt particulier pour l'occultisme, les « choses cachées », la Kabbale 163.

A travers la description du Dieu caché des Peuls, le « Grand Serpent protecteur des Défunts », blotti dans les profondeurs de la forêt humide, Randau affirmait son idéal esthétique : les vraies choses sont secrètes, sauvages et laborieuses ; la vulgarité, la facilité, l'accessibilité sont opposées à la beauté.

Cet idéal domine sa représentation des Peuls : en participant aux veillées des villageois, les personnages européens de ses romans rêvent « aux choses passées, intimes, cachées au très profond de nous-mêmes et que nous n'avouerons jamais »; ils sont fascinés par la beauté étrange des hommes et des femmes : « les hommes, qui se sont oints d'essences de lavande, de patchouli ou d'opopanax, dressent dans l'ombre les profils graciles des personnages d'intailles égyptiennes ; la main sur la poignée de leur sabre ».

Ces Peuls étranges et étrangers à leur milieu ne ressemblent pas aux « nègres » : « près d'eux, la face épaisse et bestiale d'un négrille oscille parfois, bouche ouverte hurlant de plaisir » ; leur musique aussi est belle, étrangère et ancienne : « les rythmes sonnent nets, étranges, tristes et délicats ; ce n'est nullement le chant des négroïdes » 164.

Il s'intéressait surtout aux fractions des Peuls de la montagne ou les « Foulbé bourouré » qui le fascinaient par leur éloignement des contacts avec d'autres civilisations et par le souvenir qu'ils avaient gardé de leurs traditions antérieures à l'Islam (des « formules mystérieuses qui lient et délient ») : ils ont la « peau jaune » ; ils « vivent solitaires dans l'arrière pays, là où personne ne va » ; ils « ont pour demeure les ouro [wuro] de paille des ancêtres ».

L'évocation du problème de la persistance de l'esclavage n'empêcha pas Randau d'admirer la beauté physique et l'élégance de la démarche des seigneurs maîtres des esclaves. Leurs portraits multiples mettaient en correspondance leurs formes sveltes et longilignes, leurs fierté, malice et intelligence, et leurs discours au registre nuancé. Ces Peuls seigneurs sont couchés (« couchés sous les orangers, les Peuhls libres sucent sans hâte des oranges que leur pèlent les captifs » 165, ils sont portés à la paresse, à la conversation, à l'observation, à la réflexion philosophique et religieuse. A eux seuls l'enseignement est réservé, et, tels des shoguns japonais, ils doivent savoir mourir dignement ; d'ailleurs, Randau soulignait que dans le monde contemporain, leur civilisation était vouée à l'échec.

Quoique esclavagistes jaloux de leurs privilèges, ces Peuls font partie des choses rares dont l'esthétique disparaît sous l'impact uniformisant de la colonisation. Le genre du roman permit à Randau d'exprimer sa sympathie et sa nostalgie à leur égard, ce qu'il ne pouvait pas faire dans ses publications savantes.

Dans ses romans il creusa la différence entre les Peuls avares et individualistes, mais subtils (« Mes Foulbé aux membres mièvres clignent leurs yeux sournois d'Asiatiques et supputent mentalement la valeur des richesses qui les entourent » 166 et les Malinké, « les cultivateurs d'un sol fécond », naïfs, mais hospitaliers.

Dans l'univers romanesque de Randau, comme dans le Haut-Sénégal-Niger de Delafosse, chaque peuple jouait son rôle dans la société et dans le déroulement de l'histoire : dans les conditions du Fuuta Jaloo, Randau attribuait aux Peuls, qui seraient à la fois proches et différents des Européens, le rôle d'« intermédiaires » entre les civilisations blanche et noire. Ils constitueraient surtout le dernier rempart séparant le monde civilisé de celui des Epouvantables habitant les « confins de notre empire d'Afrique ».

Comme Delafosse, Randau recherchait les commencements de la civilisation, le point où la différence entre l'homme et l'animal est à peine perceptible. Ce « degré zéro » correspondait, dans sa narration littéraire, à l'image des « hommes de la forêt » : bien que fantastique, elle obéissait aux règles de la description ethnographique : aspect physique, moeurs, vêtements, occupations, langue 167. Ce pôle de la vie humaine en son état le plus primitif soulignait le rôle supérieur des Peuls, presque méditerranéens, colonisateurs avant l'heure et gardiens de la frontière entre le monde de la sauvagerie et celui de la civilisation. Ils étaient seuls à se rendre dans le pays des « sauvages » pour y capturer des esclaves et à récolter du caoutchouc 168. Randau y reproduisait son interprétation des relations entre les Peuls et les Habé des montagnes de Bandiagara qu'il avait exposée par ailleurs dans une étude ethnographique 169.

Le caractère « intermédiaire » des Peuls, proche et distant des Français, est surtout mis en relief dans les descriptions des femmes.

Comme les observateurs du XIXe siècle, Randau associait la féminité et la « foulanité » ; le « type peul » évoquait, dans son imagination, les traits « d'une finesse presque féminine ». Le paramètre esthétique détermine sa représentation des Peuls : dans son système des valeurs, le « beau » est synonyme de « pur », de « premier », de « vrai ». Il retrouvait chez les Peuls la beauté antique, ancestrale, laquelle, selon lui, n'existait plus en Europe ; il opposait la vie africaine, chaude, douce et mystérieuse à l'existence en Europe, froide, triste et vulgaire.

Les représentations de Randau sur les Peuls faisaient partie de toute une idéologie véhiculée par ses oeuvres littéraires : il espérait que la colonisation contribuerait à créer une nouvelle « race méditerranéenne », forte et belle, « plastique, libérée des entraves où se débattent encore les vieux Européens abrutis par des siècles d'esclavage féodal et religieux » 170 et qui remplacerait les « générations dégénérées » de l'Europe vieillissante.

Non pas que les Peuls pouvaient prétendre entièrement à ce rôle ; ils correspondaient davantage à une relique de l'antiquité qu'à un peuple de l'avenir ; ils ne ressemblaient pas à « ces peuples à l'énorme musculature » qui « vont lentement vers le mieux-être ». Mais leur esthétique fragile avait son mot à dire dans la construction de la nouvelle « race », ne serait ce que par le spectacle de la beauté intelligente qu'ils offraient à l'observateur 171.

Les romans de Randau trahissent sa sympathie pour Schopenhauer et Nietzsche, qui figuraient parmi ses auteurs préférés 172. Cependant, la forme littéraire dans laquelle il développait ses idées sur la particularité des Peuls n'empêcha pas ses contemporains de reconnaître une parenté dans sa problématique avec les recherches des administrateurs coloniaux portant sur l'histoire et l'ethnographie des sociétés peules. Ainsi, Georges Hardy, inspecteur de l'éducation dans les colonies de l'AOF, mettait-il en valeur cette correspondance :

« S'il a choisi le roman comme principal moyen d'expression, c'est que ce genre, plus libre et plus souple que tout autre, convient mieux à son vigoureux tempérament […] mais on peut parfaitement le rapprocher, quant aux intentions profondes, d'autres Africains de son temps — un Maurice Delafosse, par exemple, ou un Paul Marty, un Gaden, un Monteil, un Tauxier, — qui ont imposé à l'essentiel de leurs travaux des limites strictement scientifiques. Qui a connu dans l'intimité ce romancier et ces savants a vraiment l'impression d'une équipe ardente, animée d'un souffle commun, tendue au même but » 173.

Le genre littéraire correspondait certainement mieux à l'idéologie de Randau, dans lequel la représentation du beau remontant à l'esthétique du romantisme du XIXe siècle occupait une place capitale. Cependant ses choix évoquaient la difficulté de construire une narration à caractère historique ou ethnographique sur le modèle raciologique. Si, dans les années 1920, ce modèle n'était pas mort, il perdit néanmoins son monopole séculaire en tant qu'outil d'analyse des sociétés peules. Mais c'est sur un tel terreau que des représentations comme celles de Randau pouvaient maintenant prospérer.

Notes
1. Sur les conséquences de la création de l'AOF dans les différents domaines, y compris dans celui des études des populations africaines, voir : AOF : réalités et héritages: Sociétés ouest-africaines et ordre colonial, 1895-1960, sous la direction de Charles Becker, Saliou Mbaye, Ibrahima Thioub, Dakar, Direction des archives du Sénégal, 1997, 2 vol.
2. Cité par Vincent Monteil dans son introduction pour Monteil, Ch., Les Empires du Mali. Etude d'histoire et de sociologie soudanaises, Paris, Maisonneuve et la rose, 1968.
3. Delafosse Maurice, Haut-Sénégal-Niger, (Soudan français). Le pays, les peuples, les langues, l'histoire, les civilisations, Paris, Maisonneuve et larose. 1912, 3 vol.
4. Sur la bibliothèque d'Ahmadu, voir : Ghali N., et al., Inventaire de la Bibliothèque umarienne de Ségou, Paris, Editions du CNRS, 1985.
5. « L'histoire est sans doute l'une des disciplines qui a le plus bénéficié du mouvement d'institutionnalisation et de professionnalisation des sciences humaines engagé depuis le ministère Duruy », Mucchielli, Laurent, La découverte du social : naissance de la sociologie en France (1870-1914), Paris, Ed. la Découverte, 1998, p. 416.
6. Pour sa biographie, voir : Delafosse, Louise, Maurice Delafosse, le Berrichon conquis par l'Afrique, Paris, Société française d'histoire d'outre-mer, 1976. Sur l'implication de Delafosse dans la science et la politique de son époque, voir : Maurice Delafosse. Entre orientalisme et ethnographie : l'itinéraire d'un africaniste (1870-1826), sous la direction de Jean-Loup Amselle et Emmanuelle Sibeud, Paris, Maisonneuve et La rose, 1998.
7. Sur les différents éléments de la biographie et de la politique de Gaden, voir : Désiré-Vuillemin, Geneviève, Contribution à l'histoire de la Mauritanie de 1900 à 1934, Ed. Clairafrique, Dakar, 1962 ; sur la politique de Gaden à l'égard des nomades du nord, voir Bonté, Pierre, « L'émir et les colonels, pouvoir colonial et pouvoir émiral en Adrar mauritanien (1920-1932) » in Bernus, Ed., Boilley, P., Clauzel, J., Triaud, J.-L., Nomades et commandants. Administration et sociétés nomades dans l'ancienne AOF, Paris, Karthala, 1993, p. 69-79. Sur Gaden au Soudan : Métayer, Fabrice, Des Français à la conquête de l'Afrique occidentale. Le regard d'Henri Gaden à travers sa correspondance, 1894-1899, Mémoire de maîtrise d'histoire, Université de Provence Aix-Marseille 1, 2002 ; sur la coopération avec Gaden de Cheikh Moussa Kamara : Pondopoulo A., « Une traduction « mal partie, (1923-1945) : Le Zuhur al-basatin de Cheikh Moussa Kamara » Islam et Sociétés au sud du Sahara, n° 7, 1993, p. 95-110. Pour une tentative de reconstruction de la biographie de Gaden : Pondopoulo, A., « A la recherche d'Henri Gaden (1867-1939) », Islam et sociétés au sud du Sahara, 16, 2002, p. 7-34.
8. Publiés à part : Dyao, Yoro, Légendes et coutumes sénégalaises. Cahiers de Yoro Dyao, publiés et commentés par Henri Gaden, Paris, Ernest Leroux, 1912 ; Rousseau, R., « Le Sénégal d'autrefois. Etude sur le Oualo. Cahiers de Yoro Dyao », Bulletin du Comité des études historiques et scientifiques de l'AOF, t. II, n° 1-2, 1929, p. 133-211.
9. En cas d'empêchement, l'alternative devait être assurée par le Bulletin du Comité de l'Afrique française d'Auguste Terrier.
10. Pour la biographie de Houdas, voir Delafosse, Louise, Maurice Delafosse ; Troupeau, G., « Octave Houdas », in Deux siècles d'histoire de l'Ecole des langues orientales, textes réunis par Pierre Labrousse, Paris, Editions Hervas, 1995. p. 67.
11. Delafosse à Gaden, le 16 décembre 1910. La vie de famille facilitait la marche de « l'entreprise », en rendant possible le travail au quotidien : Octave Houdas recevait le concours de Delafosse pour la relecture et la transcription des noms propres et des termes « indigènes ». L'équipe fonctionnait comme une alliance entre un « africaniste » et un « orientaliste ».
12. Tout un domaine des études des sociétés musulmanes à l'époque coloniale est désigné par quelques recherches fondamentales, parmi lesquelles nous ne citons que quelques-unes : Harrison, Christopher, France and Islam in West Africa 2860-2960, Cambridge University Press, Cambridge, 1988 ; Robinson David, Triaud Jean-Louis, eds, Le temps des marabouts. Itinéraires et stratégies islamiques en Afrique occidentale française (v. 2880-2960), Paris, Karthala, 1997; Triaud, J.-L., La légende noire de la Sanûsiyya: une confrérie musulmane saharienne sous le regard français, 2840-2930, Paris, Maison des sciences de l'homme, 1995.
13. Pour ses points de vue sur les confréries, voir: Triaud, J.-L., « Le thème confrérique en Afrique de l'Ouest. Essai historique et bibliographique », in A. Popovic et G. Veinstein, Les ordres mystiques dans l'Islam. Cheminements et situation actuelle, Paris, Editions de l'EHESS, 1986, p. 271-282, p. 273, et Triaud, J.-L., « Les études en langue française sur l'Islam en Afrique Noire. Essai historiographique », Lettre d'information de l'Association française pour l'Étude du Mande arabe et musulman (AFEMAM), n° 2, décembre 1987, p. 65-80.
14. La publication de la Revue du monde musulman s'appuyait en grande partie sur l'enthousiasme de Le Châtelier. Les remarques de Delafosse faisaient allusion aux difficultés de cette entreprise et au peu de moyens qu'elle avait à ses débuts : « Ce n'est pas Leroux seul qui est responsable dans le mauvais service des abonnements de la Revue du Monde Musulman : Leroux édite une douzaine d'autres revues, qui sont servies régulièrement. Mais dans la Revue du Monde Musulman, il ne fait que mettre son nom : tout est fait, à la diable, par L. Ch, lui-même et son secrétaire, y compris la tenue des livres et le paiement des auteurs, marchands de papier, imprimeur, etc. C'est un système absolument bizarre », Delafosse à Gaden, le 16 décembre 1910.
15. Archives d'Outre-Mer, S.G., Sénégal IV, pièce 133.
16. Le Châtelier, A., « Le Soudan Français », extrait de la Revue Scientifique du 27 octobre 1888, publié à part, Paris, Bureau des Revues, 1889.
17. Le Chatelier, Alfred, L'Islam dons l'Afrique occidentale, Paris, G. Steinheil, 1899, p. 107.
18. Delafosse, M., « L'Etat actuel de l'Islam dans l'A.O.F. », Revue du monde musulman, XI, Mai 1910, p. 32-54 ; Delafosse M., « Le Clergé musulman de l'Afrique Occidentale », Revue du monde musulman, XI, Juin 1910, p. 177-206. Troisième article de cette série (Delafosse M., « Les confréries musulmanes et le maraboutisme dans les pays du Sénégal et du Niger », Bulletin du Comité de l'Afrique française (Renseignements coloniaux), 4, 1911, p. 81-90) fut publié dans le Bulletin du Comité de l'Afrique française pour des raisons de désaccord entre Delafosse et Le Châtelier, que nous évoquons dans les pages qui suivent. Delafosse considérait ces trois articles comme des fragments d'un même travail. Il publia à la même époque dans la Revue du monde musulman des textes à caractère ethnographique.
19. Delafosse à Gaden, janvier 1910.
20. « La famille de langue peule, qui renferme des gens de race blanche, des gens de race noire et des métis, a les trois quarts environ de ses membres professant l'islamisme ; chose digne de remarque, les non-Musulmans de cette famille appartiennent presque tous à l'élément de race blanche, tandis que les Toucouleurs, qui constituent la plus grande partie de l'élément de race noire, sont en presque totalité musulmans », Delafosse, « L'Etat actuel de l'Islam dans l'AOF. », p. 39.
21. Ibid., p. 51.
22. Paul Marty se chargea de ce travail pendant les dix ans qui ont suivi la publication de l'ouvrage de Delafosse.
23. Delafosse à Gaden, le 29 décembre 1910.
24. Delafosse à Gad en, le 16 décembre 1910.
25. Houdas O., L'Islamisme, Paris, Dujarric et Co., 1904, p. v.
26. Sur Clozel, voir : Delafosse, Louise, op. cit.; Delafosse, M., « Clozel : un grand africain disparu », L'Afrique française, 1918, p. 76-84 ; Sibeud, Emmanuelle, Une science impériale pour l'Afrique ? La construction des savoirs africanistes en France, 1878-1930, Editions de l'EHESS, 2002. Il commença sa carrière administrative en Algérie : vers 1885, il entra dans l'administration algérienne comme secrétaire de communes mixtes. Il suivait les cours d'arabe du professeur Houdas à l'Ecole des langues orientales. En 1891, avec Béhagle et Bonnel de Mézières, il participa à l'exploration du bassin du Tchad (mission de Maistre, organisée par le Comité de l'Afrique française). En 1896, il était affecté en Côte-d'Ivoire.
27. Clozel, F.-J. Dix ans à la Côte d'Ivoire, Paris, 1906, Augustin Challamel.
28. Delafosse, Clozel, p. 79
29. Clozel, F.-J., « Lettres de Korbou : politique musulmane au Soudan. Pacification du Sahara français », Bulletin du Comité de l'Afrique française, février-mars 1913, p. 60-62, 106-109, 150-152, 182-185, p. 60.
30. « Ce n'est pas sans quelque répugnance qu'il [l'un des imams de la principale mosquée de la ville] a accepté les appointements que je lui offrais pour continuer son enseignement dans un établissement fondé par nous. J'avoue lui avoir quelque peu forcé la main, sans qu'il m'en ait du reste coûté bien cher : il touche aujourd'hui 1.500 francs par an. Je me suis bien gardé de placer à la tête de la médersa un directeur européen : je l'ai simplement dotée d'un conseil d'administration composé des trois professeurs, du cadi de la ville, de M. Dupuis-Yakouba, le Français qui connaît le mieux Tombouctou et ses habitants, le tout sous la présidence de l'administrateur du cercle », ibid., p. 108.
31. Ibid., p. 149.
32. Voir à ce sujet, Conklin, Alice L. A Mission to Civilize. The Republican Idea of Empire in France and West Africa, 2895-2930, Stanford, California, Stanford University Press, 1997.
33. « Le Gouverneur Guy ayant fait une conférence sur les Peuls, on a battu tout Paris pour avoir des photos, et on a eu trois photos de vrais Peuls, qui d'ailleurs ont servi déjà plusieurs fois à illustrer des ouvrages, notamment les Affaires of West Africa de Morel », Delafosse à Gaden, le 25 juillet 1913. Au mois d'août, Delafosse remarquait à nouveau : « Aucune photo de vrai Peul, nulle part », Delafosse à Gaden, le 15 août 1913.
34. Basset, René-Marie-Joseph (1855-1924), en 1880, fut chargé du cours d'arabe à l'Ecole supérieure des lettres d'Alger, doyen de la faculté des lettres d'Alger (Dictionnaire de biographie française, 1951, t. V, p. 755- 756).
35. Tarikh el-Fettach par Mahmoud Kâti ben El Hadj El Motaouakkel Kâti et l'un de ses petits-fils. Texte arabe et traduction française par O. Houdas et M. Delafosse, Paris, A. Maisonneuve, 1913. Réimp. 1964. Au cours de 1911 et de 1912, Delafosse compara plusieurs variantes du Tarikh el-Fettach aux Chroniques de Siré Abbas, en cherchant, notamment, la correspondance entre les termes soudanais actuels et ceux évoqués dans les sources arabes ; ce travail lui a permis de reconstituer les repères géographiques des empires et la chronologie des dynasties.
36. Soh, Chroniques du Fouta sénégalais, p. 1.
37. Voir sa généalogie dans ibid., p. 13.
38. Ibid., p. 3.
39. Sur la généalogie de Yaaya Kane, voir Schmitz, Jean, Du jihad à la migration internationale: la diaspora des républiques musulmanes de la vallée du Sénégal, sous la dir. de Jean Copans, Université René Descartes (Paris), 2003, p. 160.
40. « On s'attache à former des familles de documents, de la même manière que l'on forme des familles de manuscrits », Langlois, Charles-Victor, Seignobos, Charles, Introduction aux études historiques, préf. de Madeleine Rebérioux, réédition de 1898, Paris, Ed. Kimé, 1992, p. 89.
41. Fustel de Coulanges fut l'un des adeptes les plus fervents de cette interprétation du rôle de l'historien : « Thus he could tell his students that when he lectured it was not he who spoke to them but history itself », Breisach, Ernst, Historiography: Ancient, Medieval and Modern, Chicago, london, University of Chicago Press, 1983, p. 276. D'où le dilemme qu'évoque François Hartog : « ayant totalement répudié l'art pour la science, la narration pour le commentaire, il finit par buter sur le dilemme où il s'est lui-même enfermé : comment écrire sans écrire ? », Hartog, François, Le XIXe siècle et l'histoire. Le cas Fustel de Coulanges, Presses Universitaires de France, 1988, p. 15.
42. Langlois, Seignobos, op. cit., p. 99.
43. Soh, op. cit., p. 151.
44. Fonds Gaden, IFAN, Cahier n° 6. Nous gardons l'orthographe de ce document.
45. A coté de certains de ces renseignements est marqué, de la main de Gaden : « faux » la complexité de relations de Gaden avec cette famille ressort de la lettre de Fadel Kane, cousin de Hamidu et neveu d'Abdullaye, où l'auteur évoque le désaccord du gouverneur avec les interprétations de Hamidu : « Mais le comble, Monsieur le Gouverneur, c'est lorsque vous enregistrez que mon cousin Amidou Kane « serait à reprendre sur des questions de terrain », Lettre de Fadel Kane au Gouverneur en retraite Henri Gaden, le 5 mars 1936, Archives de I'IFAN, Fonds Gaden.
46. Fonds Gaden, Cahier n° 1, année 1912. L'ensemble du travail fait par Amidou Kane, secrétaire du tribunal de la province des Irlabés-Ebiabês, pour Monsieur l'Administrateur du Cercle de Saldé, avec préface de l'auteur.
47. Pour la récapitulation de sa carrière, voir : Kane, Mouhamed Moustapha, A History of Fuuto Tooro, 1890s-1920s: Senegal Under Colonial Rule: the Protectorate, 2 vol., Ph. D., Ann Arbor, Michigan, University microfilms international, 1990, p. 123.
48. Sur ce conflit, voir ibid., p. 184-185. M. M. Kane évoque l'implication dans ce conflit d'Abdullaye Kane sollicitant (avec succès) l'aide de Gaden et aussi la position engagée, du côté des « sudistes », de Satigi Siré Abbas siégeant dans le tribunal indigène chargé de gérer les litiges.
49. Il semblerait cependant que la commande des Chroniques, leur traduction et publication soient antérieures à la guerre d'influence entre les deux chefs qui devint aiguë vers 1917-1918.
50. Le « premier prince qui régna sur le Futa du Toro, […] roi remarquable et connu, [qui] s'appelait Dya'ukka ou Dya'ogo. Son origine […] provenait, dit-on, des Coptes d'Égypte », Soh, Chroniques du Fouta sénégalais, p. 15.
51. L'hypothèse de l'étendue ancienne du Fuuta vers le nord s'appuyait sur la mention, dans les Chroniques, de noms géographiques que Delafosse identifia avec des lieux situés au centre de la Mauritanie actuelle, notamment avec le toponyme « Termes » :

« Il semble qu'il convient d'identifier le Termes du Tarikh es-Soudan et celui des Chroniques avec la région appelée aujourd'hui par les Maures « Teurmissa » et que la carte récente du capitaine Aubert place dans le Hodh à l'ouest de Néma ».
Durant plusieurs années, Delafosse chercha à identifier l'emplacement exact de Thermes :
« M. Gaden, supposant comme il vient d'être dit que le Termes se trouvait dans le Hodh et s'appuyant sur ce que les Yirlabe du Fouta et du Khasso se disent Massinkoobe… tout en prétendant venir de la région du Termes, pense que les Peuls, avant de se séparer dans le Fouta et dans le Massina ont constitué autrefois la partie dirigeante de la population dans une partie du Hodh », Soh, op. cit., p. 306.

52. Sur l'importance symbolique des rives gauche et droite dans la mémoire collective des Fuutankooɓe, voir les proverbes 1244-1247 dans Gaden, Proverbes et maximes peuls et toucouleurs, p. 312.
53. Delafosse essaya de reconnaître dans les noms employés par Bekri les mots des langues soudanaises : « Le nom de Wardjabi dans Bekri peut être lu Ouar Diâbi ou Ouar Diâyi. […] Pour moi c'est Diâbi, diamoun [le nom] sarakolé, commun chez les gens de Gadiaga et du Bambouk comme à Dienné ».
54. Tout en supposant que le nom de Wara Djabi était d'origine soninké, Gaden et Delafosse éprouvaient des difficultés pour établir ses origines : Gaden considérait que l'on pouvait lire son nom comme Ouar Ndiaye, de consonance wolof. Ils constatèrent que les renseignements disponibles ne permettaient pas de dépasser le niveau des hypothèses au sujet de « l'ethnologie de la famille royale du Tekrour ».
55. « Par extension, les Arabes ont donné ce nom à tout le Soudan musulman, et les lettrés peuls (tels que Bello) l'ont appliqué spécialement — mais bien plus récemment — à l'empire de Sokoto […] Tekrour est devenu synonyme de Soudan, et surtout Soudan musulman. C'est le sens qu'a aujourd'hui Tekrouri en Algérie (musulman originaire du Soudan) », Delafosse à Gaden, 12 janvier 1910.
56. « Le Tekrour devait comprendre principalement des Sarakolé, des Toucouleurs et des Peuls blancs (ces derniers […] Famân ou Foulân, qu'El Bekri place près de Silla) ; les Toucouleurs devant être les Toronka […] d'El Bekri ; les Sarakolés devaient habiter principalement à Tekrour et Silla (les musulmans) et à Galam et au Diafounou (les païens) ; les Toucouleurs devaient être en partie païens (ceux du Toro) et en partie musulmans (ceux de Tekrour). Je crois que la famille qui gouvernait le Tekrour devait être une famille sarakolé, comme celle qui gouvernait le Ghâna. C'est plus tard que les Toucouleurs prirent le pouvoir, et alors les Sarakolé de Silla et de la rive droite du Sénégal durent céder la place à des maures Berbères et émigrer vers le Kaarta et l'est ou rejoindre leurs compatriotes du Ghana méridional (Kingui, Ouagadou, Diagha) », Delafosse à Gaden, le 26 novembre 1910.
57. Soh, op. cit., p. 180.
58. La note explicative du Tableau chronologique des Chroniques présente une liste des satigui, fournie par l'Almamy Mahmadou Lamin. Constatant qu'elle était différente de celle qu'il avait établie, Delafosse concluait qu'il « circule au Fouta des quantités de listes des satiguis et toutes différentes les unes des autres ». Le Tableau chronologique des Chroniques tenait compte autant de la généalogie proposée par Siré Abbas que de celle du Tarikh es-Soudan et de celle d'une nouvelle variante du Tarikh el-Fettach rapportée de Tombouctou par Bonnel de Mézières. Delafosse s'appuyait également sur les dates données par le père Labat.
59. Ibid., p. 179.
60. Delafosse, M., « Traditions musulmanes relatives à l'origine des Peuls », Revue du monde musulman, v. 20, septembre 1912, p. 242-267.
61. Avec quelques variantes près : Selon l'une des versions (D'Escayrac de Lauture), le père des Peuls est Yakoub, natif de l'Inde, et leur mère est une femelle de caméléon. Le texte du manuscrit arabe recueilli au Soudan par De Gironcourt en 1911 voit le générateur des Peuls en Omar ben el-Khattâb, « le deuxième khalife qui régna à Médine de 634 à 644 », ibid., p. 252, note 4.
62. Vingt générations séparent le fils de 'Oqba-ben-Amir, l'ancêtre légendaire des Peuls, de son descendant Tengella (qui vivait, d'après le Tarikh-es-Soudân, au XVIe siècle) ; néanmoins les Chroniques indiquent qu'il n'y a eu que neuf générations entre un autre fils d'Okba, Rouroubah et son descendant Souleymân-Bâl, « qui vivait cependant plus de 250 ans après Tenguella ».
63. A la fin du VIIIe siècle, le roi des Soninké Maghan Kaya ou Kaya Maga « se dirigea dans la région de Oualata et s'empara du pouvoir sur les princes de race blanche et d'origine inconnue qui régnaient depuis cinq cents ans environ à Ghana et que j'ai cru pouvoir rattacher au groupe ethnique dont sont sortis les Peuls ; il établit à Ghana les bases de l'empire soninké qui dura jusqu'au début du XIIIe siècle … », Delafosse, M., Traditions historiques et légendaires du Soudan occidental, traduites d'un manuscrit arabe inédit, Paris, Comité de l'Afrique française, 1913, p. 18, note 3.
64. Triaud, Jean-Louis, « Haut Sénégal-Niger, un modèle “positiviste” ? De la coutume à l'histoire : Maurice Delafosse et l'invention de l'histoire africaine », in Amselle, Jean-Loup, Sibeud, Emmanuelle, eds, Maurice Delafosse. Entre orientalisme et ethnographie : l'itinéraire d'un africaniste (1870-1926), p. 210-232.
65. Verneau, R., « Les migrations des éthiopiens », L'anthropologie, t.10, 1899, p. 641-662. Parmi les anthropologues qui rattachaient les Peuls aux Sémites, Delafosse évoquait également le docteur Lasnet (il s'agissait de sa présentation des « races » du Sénégal à l'occasion de l'Exposition universelle de 1900, voir : Lasnet, Alexandre, Les races du Sénégal : Sénégambie et Casamance, Paris, A. Challamel, 1900; Lasnet, Alexandre, [et al.], Une mission au Sénégal : ethnographie, botanique, zoologie, géologie, Paris, A. Challamel) et Edmund Morel (Morel, E. D., Affaires of West Africa, chap. XV à XVII).
66. Delafosse M., Haut-Sénégal-Niger , p. 217.
67. Ces migrants seraient venus initialement du Nord-Est, du « pays de Sâm ou Châm, c'est-à-dire (de) la Syrie considérée dans son acception la plus large » en traversant « le pays de Tôr (presqu'île du Sinaï) », puis « du pays de Tôr dans celui de Missira (Egypte) et de l'Egypte dans le pays de Soritou (sans doute Sort ou Syrte, Cyrénaïque) d'où ils auraient, longtemps après, gagné le pays de Diaka, Diaga ou Dia (Massina occidental), où nous les retrouverons un peu plus loin », ibid.
68. Ibid., p. 220.
69. Delafosse soutenait que l'on rencontrait les descendants de cette population, encore à son époque, à Walata et à Néma, où ils auraient adopté la langue arabe ; « à cause de cela, on les rattache aux Maures ».
70. « Une fois de plus, nous allons voir se dérouler au Fouta, sous une forme et avec des conséquences nouvelles, l'éternelle histoire des Juifs d'Egypte », ibid. p. 223.
71. Ibid., p. 235
72. Ibid., p. 236.
73. On trouve chez Triaud, J.-L., op. cit., une réflexion sur le scepticisme de l'auteur de Haut-Sénégal-Niger sur l'Islam.
74. Gaden, Henri, « Notes sur le dialecte foul parlé par les Foulbé du Baguirmi », Journal asiatique, 10e série, t. XI, janv.-fév.1908, p. 5-66; « Notice sur la résidence de Zinder », Revue des Troupes Coloniales, 17, nov. 1903, p. 606-656; 18, décembre 1903, p. 740-794. tiré à part : Paris, H. Charles-Lavauzelle, 1904.
75. Note sur les Toucouleurs récemment arrivés à Fort-Lamy, Fort-Lamy, le 10 août 1906, 4 f.; Note sur le Groupe Toucouleur de Médine (Hodjaz), Saint-Louis, le 13 juin 1911, 4 f., ANSOM, 15 APC, Fonds Gaden.
76. Gaden, « Notes sur le dialecte foul », p. 7.
77. Gaden décrit le morcellement progressif de l'armée des Toucouleurs en exode, accéléré après la mort d'Ahmadu survenue à May Koulki, en 1898 : la majorité d'anciens combattants guidés par Bassiru, l'un des frères d'Ahmadu, se rendit dans le Nigeria du Nord (1902) où quelques familles (un tiers environ) rejoignirent le sultan de Sokoto pour résister aux Anglais (1903-1904), et furent battues ; une minorité s'installa à Zinder. Quelques familles, sous la direction de Madani, fils d'Ahmadu, restèrent à Daguegawa (Nigeria du Nord), d'autres, dont les chefs que Gaden rencontra et évoquait dans sa note, vinrent à Fort-Lamy pour solliciter la permission de traverser le Tchad vers l'est.
78. Tyam, Mohammadou Aliou La vie d'El Hadj Omar. Qacida en Poular, Transcription, traduction, notes et glossaire par Henri Gaden, Paris, Institut d'Ethnologie, 1935.
79. Mahmadou Alfa, l'un de ses principaux informateurs, (notamment pour le Poular (1913-1914) et les Chroniques du Fouta sénégalais), aida Gaden à retrouver à Médine les traces de quelques-uns des marabouts qui négociaient à l'époque leur passage à travers le Tchad : « La veille de mon départ, j'apprenais par Mahmadou Alfa, élève à la Médersa, que son père l'Eliman Gambi, Alfa Bokar, résidant à Gollera, était en relations par lettres avec les Toucouleurs de Médine », Gaden, H. Note sur le Groupe Toucouleur de Médine, p. 3.
80. Il écrivait à Terrier qu'entre 1911 et 1912 à Saint-Louis, il menait « une existence de Bénédictin, sortant du bureau pour me plonger dans mon Poular », Gaden à Terrier, Saint-Louis, le 8 août 1912, Bibliothèque de l'Institut de France, Papiers Auguste Terrier.
81Gaden soulignait l'importance pour son travail des consultations avec ses informateurs, notamment dans ses lettres à Auguste Terrier, secrétaire du Comité de l'Afrique française ; il remarquait, par exemple, qu'il s'appuyait sur leur aide en transcrivant les noms propres pour les Chroniques : « ce qui donnera à cette traduction des qualités qui manquent complètement à celle du Tarikh » [il s'agit probablement du « Tarikh peul de Douentza » (1895), édité par V. Monteil, Bulletin de l'Institut fondamental d'Afrique noire, sér. B, t. XXX, n° 2, avr. 1968, p. 682-690)]. Plus tard, il commenta sa façon de travailler sur les Proverbes et Maximes Peuls et Toucouleurs : « Il m'aurait été impossible de le mener à bien en France, il fallait un complément d'information que je ne pourrais trouver qu'ici auprès de mes amis toucouleurs qui ne m'ont pas fait défaut », Gaden à Terrier, Saint-Louis, le 11 juin 1928, Bibliothèque de l'Institut de France, Papiers Auguste Terrier, MS 5898, v. VIII..
82. « Ces textes forment deux cahiers : l'un d'eux est dû à un marabout de Podor (Toro), Tyerno Aoudi Dyallo, mort en 1910 ; l'autre fut rédigé, pendant ses vacances de cette même année, par un élève de la Médersa de Saint-Louis, Mahmadou Alfa, dont le père, Eliman Gambi, est le chef d'une famille influente du Lao », Gaden, Henri, « Introduction », in Le Poular, dialecte peul du Fouta sénégalais, 2 vol., Paris, E. Leroux, 1913-1914, v. 1, p. 11.
83. Son portrait photographique figure dans Soh, op. cit., p. 120-121
84. « Il nous fallait, pour les transcrire en caractères latins et en préciser complètement le sens, l'aide d'un indigène, et nous avons eu recours pour cela au jeune Mahmadou Alfa qui, rentré à Saint-Louis pour reprendre ses études de la Médersa, venait régulièrement travailler avec nous le dimanche et le vendredi », Gaden, Le Poular, p. 11.
85. Edmond Destaing (1872-1940) enseigna à Alger et à Tlemcen ; il fut directeur de la Médersa de Saint-Louis (1907-1910) et de la Médersa supérieure d'Alger (1910-1914). Spécialiste des dialectes berbères du Maroc, il fut, de 1915 jusqu'à sa mort, titulaire de la chaire du berbère à l'Ecole des langues orientales et professeur d'arabe à l'Ecole coloniale.
86. Il suggéra de désigner l'un des groupes de consonnes en tant que catégorie particulière des « claquantes ». Gaden évoqua ses « indications particulièrement utiles » et nomma ces consonnes « claquantes par aspiration de Destaing », Gaden, op. cit.
87. Ibid., p. iii.
88. Ibid., p. iv.
89. Selon Gaden, les Peuls n'ont pas pour Dieu de nom spécial : « le silence de leur langue à son sujet ne surprend pas chez ce peuple qui est le dernier à [adopter] l'Islam de toute l'Afrique occidentale et n'avait pas auparavant la notion d'un Dieu unique », Ibid., t. 1, p. 51.

[Erratum — Cette opinion est paradoxale de la part du pularisant que fut Gaden. Elle est surtout totalement erronée et réflète son ignorance de la vie spirituelle pré-islamique des Fulɓe, c'est-à-dire leur monothéisme fondé sur Geno, le Créateur (voir ma note dans L'Empire toucouleur, 1848-1897). Il est vrai que Gilbert Vieillard prenait Gaden pour un “vieux … limité”. — Tierno S. Bah.]

90. Gaden Henri, Proverbes et Maximes Peuls et Toucouleurs.
91. Ibid., p. 316.
92. Ibid., p. 154.
93. Pour l'analyse contemporaine de ces questions, voir : Kyburz, Olivier, Les hiérarchies sociales et leurs fondements idéologiques chez les Haalpulaaren (Sénégal), sous la direction d'Alfred Adler, 1994. [S.l.], [s.n.], Doctorat d'Ethnologie, Paris X.
94. L'analogie entre la vallée du fleuve Sénégal et celle du Nil est fréquente dans les écrits de Gaden. Dans les Proverbes il comparait la force indomptable de deux fleuves : « Ni le fleuve ni ses marigots n'ont encore été l'objet d'aucun aménagement et la crue est livrée à ses caprices comme l'était celle du Nil dans l'Egypte préhistorique », Gaden, op. cit., p. 130.
95. Sur l'histoire de l'étude de la question foncière au Fuuta à l'époque coloniale, voir: Leservoisier, Olivier, La question foncière en Mauritanie. Terres et pouvoirs dans la région du Gargol, Paris, l'Harmattan, Connaissance des Hommes, 1994 ; Leservoisier, O., « L'évolution foncière de la rive droite du fleuve Sénégal sous la colonisation (Mauritanie) », Cahiers d'études africaines, XXXIV (1-3), 133-135, 1994, p. 55-84; Sall, Ibrahima Abou, Mauritanie : conquête et organisation administrative des territoires du sud; Schmitz, Jean, « Histoire savante et formes spatio-généalogiques de la mémoire. (Haalpulaar de la valée du Sénégal) », Cahiers des sciences humaines, 26, 4, 1990, p. 531-552; Schmitz, J., « L'Etat géomètre : les leydi des Peul du Fuuta Tooro (Sénégal) et du Maasina (Mali) », Cahiers d'études africaines, XXVI, 3. 103, 1986, p. 349-394.
96. Gaden, H., « Du régime des terres de la vallée du Sénégal au Fouta antérieurement à l'occupation française », Renseignements coloniaux et documents, 1911, p. 246-250 ; « Du régime des terres de la vallée du Sénégal au Fouta, antérieurement à l'occupation française », Bulletin du Comité des études historiques et scientifiques de l'AOF, t. XVIII, 4, 1935, p. 403-414
97. « L'esprit des coutumes qui régissent les biens de famille est indiqué par le terme même qui les désigne », Gaden, « Du régime des terres », 1911, p. 246.
98. Delafosse à Gaden, le 16 novembre 1910.
99. Gaden à Terrier, Saint-Louis, le 31 mai 1911, Bibliothèque de l'Institut de France, Papiers Auguste Terrier.
100. L'administrateur en chef Théophile Antoine Pascal Tellier fut, en 1920, gouverneur par intérim du Sénégal (Clark, Calvin, Historical Dictionary of Senegal, p. 46). Louise Delafosse évoque la famille Tellier à deux reprises en tant que « nos amis Tellier» (Delafosse, Louise, op. cit.).
101. Delafosse demanda à être nommé secrétaire général, « de préférence en Côte-d'Ivoire » en 1908, ibid., p. 246-249.
102. Il s'agit du mémoire « Le régime domanial et foncier dans l'AOF, considéré principalement au point de vue de la garantie des droits des indigènes », (Delafosse, M., « Memorandum on land Tenure in French West-Africa », Journal of the African Society, X, 1911, p. 258-273).
103. Delafosse évoque ici la stratégie de I'Etat colonial pour succéder aux autorités autochtones antérieures : « pour la fixation de la propriété foncière, les arrêtés locaux régissant chaque colonie du groupe furent harmonisés dans un texte général, le décret du 24 juillet 1906, qui généralisait la procédure de l'immatriculation », Almeida-Topor, Hélène, d', L'Afrique au XXe siècle, Paris, Armand Colin, p. 61.
104. Amédée William Merleau-Ponty (1860-1915), gouverneur général de l'AOF de 1908 à 1915.
105. Delafosse à Gaden, le 16 Décembre 1910.
106. Notamment les cahiers n° 3, n° 6, n° 11 (Archives de IFAN, Dakar, Fonds Gaden).
107. Kane, Mouhamed Moustapha, A History of Fuuta Tooro, p. 132.
108. Diouf, Gorgui Alioune, Abdoul Salam Kane, chef de canton, Mémoire de Maîtrise, Dakar, 1975.
109. Certains éléments de la biographie d'Abdu Salam Kane exposés ici sont évoqués en détail dans : Pondopoulo, A., « Une histoire aux multiples visages. La reconstruction coloniale de l'histoire du Fuuta sénégalais au début du XXe siècle », Outre-mer, t. 94. n° 352-353, 2006, pp. 57.
110. Deschamps, Hubert, Roi de la brousse : mémoires d'autres mondes, Paris, Berger-Levrault, 1975, p. 262-281.
111. D'autres raisons déterminèrent probablement la sympathie de Hubert Deschamps pour Abdu Salam, dont l'image domine manifestement les souvenirs sénégalais du gouverneur. La communauté de leurs difficultés politiques au tournant de la guerre les rapprocha certainement : les gaullistes les accusèrent tous les deux d'avoir coopéré avec le gouvernement de Vichy, voir : Laigret, Christian, Sur les chemins de l'Union française, Châteauroux, Novelty, 1953, p. 11-20.
112. Abubakri Dem, entretien à Dakar, 17 septembre 1991.
113. Voir, Robinson, David, Chiefs and Clerics. The History of Abdul Bokar Kan and Futa Toro, 1853-1891. Oxford, Clarendon Press, 1975.
114. Sur la biographie de Cheikh Mammadu Maamudu : Robinson, David, « Hedging bets: Shaikh Mamadu Mamudu of Futa Toro », Islam et sociétés au Sud du Sahara, 9, 1995. p. 83-98.
115. Robinson, David, Sociétés musulmanes et pouvoir colonial français au Sénégal et en Mauritanie, 1880-1920, Paris, Karthala, 2004, p. 135-142.
116. Kane, Abdou Salam, « Coutume civile et pénale toucouleur », in Coutumiers Juridiques de l'Afrique occidentale française, 3 vol., Paris, La rose, 1939, t. 1, Sénégal, sous la dir. de Bernard Maupoil, p. 55-115.
117. Tout marabout qui était supposé devenir chef était assassiné, Abdul Khudusse Kamara, entretien à Matam, septembre 1991.
118. Mammadu Bokar Sy, entretien à Ndium, 7 septembre 1991
119. Ibrahima Séri Ba Thiube, entretien à Matam, août 1991.
120. Birane Ibra Wane, entretien à Podor, 9 septembre 1991.
121. Abdul Khudusse Kamara, entretien à Matam, septembre 1991. Abdul Khudusse Kamara décrivait ainsi ces préparatifs : Il ne pouvait pas mourir tout seul. Quelqu'un de brave devait mourir avec lui. Cette personne devait se porter volontaire. Au cours d'un nombre précis de jours et de nuits il fallait égrener le chapelet entre le ciel et la terre : dans un puits on a installé une barre et le marabout s'est assis à l'intérieur. Les marabouts se saisirent alors de son nom ; ils ont travaillé dans le sens mystique. Abdul Khudusse Kamara est membre de la famille de Cheikh Mussa Kamara, marabout et historien. La soeur de Cheikh Mammadu Maamudu était une épouse de Cheikh Mussa Kamara.
122. Cheikh Abdou Salam Kane (né en 1915), fils d'Abdou Salam Kane, entretien à Kan el, 5 septembre 1991.
123. Abubakri Dem, entretien à Dakar, 17 septembre 1991.
124. Ibrahima Séri Ba Thiube, entretien à Mata m. septembre 1991.
125. « C'était l'oncle Bu el-Moghdad qui m'a élévé », Buna Kane, entretien à Dakar, 19 septembre 1991.
126. Buna Kane, entretien à Dakar, 16 septembre 1991.
127. Abubakri Dem, entretien à Dakar,17 septembre 1991. Il s'agissait du texte de Lamin Maabo Gissé, compagnon d'El Hajj Omar, décrivant les campagnes militaires du jihad. Pour le commentaire et la publication de ce texte, voir : Kane, Moustapha, Fagerberg-Diallo, Sonja, Robinson, David, « Une vision iconoclaste de la guerre sainte d'al-Hajj Umar Taal », in Cahiers d'études africaines, 133-135. XXXIV-1-3, 1994, p. 385-417. Selon les auteurs, Gaden prit contact avec Abdu Salam Kane dans les années 1930, à l'époque de la traduction de la Qacida (Thyam, Mohammadou Aliou, La vie d'el Hadj Omar. Qacida en poular).
128. Kane, Mouhamed Moustapha, A History of Fuuta Tooro, p.103.
129. En 1897, l'administration fusionna quatre cantons (Maghama, Sincu-Bamambé, Seeno-Paalel et Kanel) en un seul canton de Kanel et attribua sa chefferie à Abdu Salam Kane, ibid., p. 129.
130. Kane, Abdou Salam, « Coutume civile et pénale toucouleur».
131. Plusieurs études des années 1910 et des années 1935 se sont penchées sur ces questions. La série des publications des années 1935 correspondait surtout au retour sur la problématique des années 1910, liée à la description des coutumes indigènes. Jean Schmitz a entrepris une périodisation de ces travaux dans : Schmitz, Jean, « Histoire savante et formes spatio-généalogiques de la mémoire. (Haalpulaar de la vallée du Sénégal) », Cahiers des Sciences Humaines, 26, 4, 1990, p. 531-552. Il nous semble pourtant que Gaden occupe une place bien singulière parmi ces travaux.
132. Kane, Abdou Salam, « Du régime des terres chez les populations du Fouta sénégalais », Bulletin du Comité d'études historiques et scientifiques de l'AOF, t. XVII I, 4, 1935, p. 449-461.
133. Cheikh Abdou Salam Kane, entretien à Kanel, 5 septembre 1991.
134. J'ai essayé de mettre en relief la multiplicité et la diversité de ses échanges dans : Pondopoulo, A., « A la recherche d'Henri Gaden (1867-1939) », Islam et sociétés au sud du Sahara, 16, 2002, p. 7-34.
135. Sur Yoro Dyaw, voir : Boulègue, Jean, « A la naissance de l'histoire écrite sénégalaise : Yoro Dyao et ses modèles », History in Africa, 1988, p. 395-405 et Manchuelle, François, «Assimilés et patriotes africains ? Naissance du nationalisme culturel en Afrique française (1853-1931) » Cahiers d'études africaines, 138-139. XXXV, 2-3. 1995. p. 333-368.
136. Kamara, Cheikh Moussa, Florilège au jardin de l'histoire des noirs (Zuhur al-basatin), Tome 1, volume 1 : L'aristocratie peule et la révolution des clercs musulmans (vallée du Sénégal, sous la dir. et avec une introduction de Jean Schmitz, avec la collaboration de Charles Becker, Abdoulaye Bara Diop, Constant Hamès, trad. de Said Bousbina, Paris, CNRS, 1998.
137. Durant ses études à l'Ecole Normale, Durkheim a subi une forte influence de Fustel de Coulanges et de sa méthode historique (Lukes, Steven, Emile Durkheim, His Life and Work: a Historical and Critical Study, Stanford, Stanford University Press, 1985).
138. Steiner, Philippe, La sociologie de Durkheim, Paris, Ed. la Découverte, p. 33.
139. Dans son compte-rendu des Formes élémentaires de la vie religieuse, publié dans le Bulletin du Comité des études historiques et scientifiques de l'AOF, Delafosse recommandait cet ouvrage à tous les administrateurs coloniaux, confrontés aux phénomènes religieux en Afrique.
140. Ce qui reflète surtout le fait d'une grande popularité de Le Bon auprès du public des coloniaux et des militaires ; par exemple, le général Mangin fréquentait son salon et ses conférences (Nye, Robert A., The Origins of Crowd Psychology: Gustave Le Bon and the Crisis of Mass Democracy in the Third Republic, London, Beverly Hills, Sage publications, 1975, p. 135).
141.Pour le repositionnement de l'ethnographie de Delafosse dans les courants de son époque entre Van Gennep, Mauss et Durkheim, voir : Sibeud, Une science impériale pour l'Afrique ?
142. Au sujet de l'influence de Durkheim sur Radcliffe-Brown, voir : Garbarino, Merwyn S., Sociocultural Theory in Anthropology: a Short History, New York, Holt, Rinehart and Winston, 1977, p. 40.
143. A la fin du XIXe et au début du XXe siècles, plusieurs tendances cohabitaient au sein de l'anthropologie culturelle, malgré l'autorité croissante du fonctionnalisme de Radcliffe-Brown. Selon Stocking « ni le totémisme, ni Frazer, ni l'évolutionnisme, n'ont quitté la scène en 1910 », voir : Stocking, George W. Jr., After Tylor: British Social Anthropology. 1888-1951, London, Athlone, 1996; Kuklick, Henrika, The Savage Within. The Social history of British anthropology, 1885-1945. Cambridge University Press.
144. Il écrivit à Gaden à plusieurs reprises au sujet de ses contacts germaniques, notamment, en 1910, au sujet de Krause et de Westermann : « Krause m'a écrit également, de Tripoli, où il me donne son adresse ainsi libellée : Gottlob Adolf Krause, nommé Mallam Mousa. Ce brave Krause doit être complètement bougnioulisé […] Je ne crois pas qu'il produise quelque chose, car il a l'air d'en être encore à pas mal d'années en arrière. […] Westermann ne vient pas d'être nommé : il est depuis plusieurs années professeur de langues africaines à Berlin ; il enseignait le haoussa et [il a] échoué ; il y a ajouté le peul depuis l'an dernier », Delafosse à Gaden, le 22 octobre 1910.
145. Pour la biographie de Van Gennep, voir : Belmont, Nicole, Arnold van Gennep, créateur de l'ethnographie française, Paris, Petite Bibliothèque Payot, 1974.
146. Voir sur Mauss et Van Gennep, Fournier, Marcel, Marcel Mauss, Paris, Fayard, 1994.
147. Herman Lebovics remarquait qu'au début du siècle, dans les milieux universitaires de droite, on appliquait une étiquette d'« esprit germanique » aux intellectuels de gauche, enseignant à la nouvelle Sorbonne, Lebovics, Herman, True France: the wars over cultural identity. 1900-1945, Ithaca, London, Cornell University Press, 1992, p. 20.
148. Suite au succès de l'enquête de Coppolani et d'Octave Depont sur les confréries musulmanes (Depont O., Coppolani X., Les Confréries religieuses musulmanes, Alger, A. Jourdan, 1897), le Colonel de Trentinian sollicita la participation de Coppolani à la mission dans la région de Tombouctou, qui devait « recueillir le plus possible de renseignements sur l'ethnographie, les religions, les moeurs du pays au nord et dans la boucle du Niger », Arnaud, R., « En route pour Tombouctou », Bulletin de la Société de géographie d'Alger, 1899. p. 71-83. Pour les résultats de la mission voir : Coppolani, X., Rapport d'ensemble de ma mission au Soudon françois (1ere partie ; chez les Maures), Paris, Levée, 1899. Voir également Harrison, Ch., France and Islam in West Africa, 1860-1969. Cambridge, Cambridge University Press, 1988, p. 34-36.
149. Arnaud et Coppolani prirent un vapeur à Saint-Louis du Sénégal, « ville qui ressemble à Alger, avec des nègres en plus, et de la malpropreté en moins », et remontèrent le fleuve Sénégal jusqu'à Kayes, faisant escale à Podor, dont les habitants leur semblèrent particulièrement laids, et à Matam, où ils furent embarqués sur des chalands tirés à la cordelle à raison de 24 km par jour. A Kayes ils virent Samori, prisonnier :« gardé, lui et ses femmes, par une escorte de tirailleurs, qui le regardent avec des yeux blancs, dès qu'il bouge de place. Hier a eu lieu la vente de ses bijoux et de son or au poids, à 2 fr. 62 le gramme », Arnaud, R., « En route pour Tombouctou », p. 74

[Remarque. — A.H. Bâ évoque le règne éphémère du roi Mademba dans Oui, mon commandant. — Tierno S. Bah.]

150. Il fit des rencontres avec des participants aux campagnes contre Samori et les Toucouleurs d'Ahmadu, notamment avec Mademba Si, le Fama (roi) de Sansanding, installé par Archinard. Ce télégraphiste militaire devenu roi impressionna Arnaud par sa clarté d'expression en français (« il nous donne ses impressions de Paris qu'il voudrait encore habiter ») et par l'avenir « à la française » qu'il préparait pour ses fils (ingénieur agronome, médecin, vétérinaire). A Ségou, l'une des capitales umariennes, il rencontra Mgr Hacquart des Pères-Blancs qui y ouvrit plusieurs écoles de missionnaires.
151. Ibid., p. 83.
152. Arnaud, R., « Contribution à l'étude de la langue peulhe ou Foullanyya », Bulletin de la Société de géographie d'Alger, 1900, p. 284-289; 432-437; 1901, t. V, n° 3-4, p. 152-157 ; t. VI, n° 3-4, p. 321-328 ; t. VII, p. 488-493 ; 600-604 ; 1902, p. 156-160; 326-330; 488-493 ; 614-630.
153. « Cet idiome d'une rare délicatesse semble un chant d'oiseau ; il gazouille comme les begalis dans la brousse. Sur les lèvres féminines des pasteurs les syllabes dures se modifient, avides de transformations ; la parole est musique, rien que musique […] Ce peuple de poètes adore les assonances et rime avec langueur ses proses … », Ibid., p. 614.
154. Arnaud, R., Précis de la politique musulmane. Tome 1 : Pays maures de la rive droite du Sénégal, Alger, Jourdan, 1906, 198 p. ; « L'Islam et la politique musulmane en Afrique occidentale française », Renseignements coloniaux et documents du Comité de l'Afrique française, n° 1, janvier 1912, p. 3-20 ; n° 3. mars 1912, p. 115-127 ; n° 4, avril 1912, p. 142-154 ; « Notes sur les Montagnards Habé des cercles de Bandiagara et de Hombori (Soudan français) », Revue d'ethnographie et des traditions populaires, v. Il, n° 8, 1921, p. 241-314; « Les Habé de la boucle du Niger », Revue d'anthropologie, 1923, p. 184-192.
155. Il s'agissait également de la couleur de leur peau, de la « vivacité de leur regard » (comparée au peu d'expression de l'autochtone), de leurs membres, qui sont « minces et élégants », tandis que « les traits de leur visage sont d'une finesse presque féminine ».
156. Randau, R., Le commandant et les Foulbé : roman de la grande brousse, Paris, E. Sansot, 1910, Préface, p. 8.
157. Sur Alfa Yaya, voir : Diallo, Thierno, Alfa Yaya, roi du Labé (Fouta Djalon), Paris, ABC, Dakar, Abidjan, NEA, 1976 ; Marty, P., L'Islam en Guinée. Fouta Diallon, Paris, Ernest Leroux, 1921 ; Harrison, France and Islam.
158. Sur le Wali de Gumba, voir : Verdat, Marguerite,« Le Ouali de Goumba (Essai historique)», Etudes guinéennes, Gouvernement de la Guinée française, 1949, n° 3.
159. Randau, R., Les meneurs d'hommes, Paris, Albin Michel, 1931, p. 106.
160. Arnaud, « L'Islam et la politique musulmane en Afrique occidentale française », p. 120.
161. Randau véhiculait systématiquement l'idée de la sécheresse de l'Islam, de sa stérilité pour les cultures africaines. Ainsi dans le récit « A Tombouctou », l'auteur exprimait-il son scepticisme à l'égard de la culture des légistes musulmans qui jadis rendirent célèbre la ville de Tombouctou ; il considérait leur apport à la mentalité africaine comme scolastique et stérile : « […] de mauvais moines, voilà tout ce qu'étaient capables de devenir les intellectuels de la race noire », Randau, Le commandant et les Foulbé, p. 338.
162. Randau, Les meneurs d'hommes, p. 44.
163. Georges Hardy remarquait également : « Durant des années, à Dakar, il a suivi avec délice les débats de la Chambre d'homologation qui, chargée de réviser les jugements des tribunaux coutumiers, lui apportait une ample moisson de procès de sorcellerie et de sacrifices rituels », (Afrique, Alger, n° spécial « Robert Randau (1873-1950) »,p. 27).
164. Randau, Le commandant et les Foulbé, p. 111.
165. Ibid., p. 133.
166. Ibid., p. 312.
167. Ces « négrilles à cerveau rabougri qui errent dans ces solitudes muettes […] aiguisent leurs dents en pointes » et « se mangent les uns les autres soit frais, soit à l'état de charognes ». A leurs moeurs correspond une langue qui est une « sorte de langage à la manière des bêtes », ibid., p. 157.
168.Ils sont aussi victimes des rites cannibales des païens : ce motif est fréquent chez Randau ; il le reprend dans Les meneurs d'hommes : le chef subversif Sékou Sorya fut saisi par les « sauvages », dépecé « comme un mouton » et « mis à cuire aux marmites ».
169. Le nom Haaɓe (Kaaɗo au singulier) « est appliqué par les Peuls à tous les peuples de race noire en général et principalement aux autochtones des pays dans lesquels eux-mêmes se sont établis » (Arnaud, R., « Notes sur les Montagnards Habé des cercles de Bandiagara et de Hombori (Soudan français) », Revue d'Ethnographie et des Traditions populaires, Paris, Société française d'ethnographie, v. II, n° 8, 1921, p. 241-314, p. 241, note 1). « Plus civilisés, musulmans convaincus, les Peuls se considèrent comme d'une intellectualité supérieure à celle de leurs voisins, fétichistes endurcis », ibid., p. 242.
170. Randau, Le commandant et les Foulbé, p. 120.
171. Randau faisait partager à quelques-uns de ses personnages blancs le code de la politesse gérant le comportement des Peuls nomades, le pulaaku : « Le blanc qui parle notre langue et possède le poul-â-gou est des nôtres. Nos ancêtres étaient blancs. Tu as beaucoup de tête […] Tu guideras nos vieillards » (Les meneurs d'hommes, p. 265).
172. L'oeuvre littéraire de Randau doit être considérée dans son rapport avec l'esthétique et la philosophie du courant littéraire de l'algérianisme, dont il était l'un des fondateurs. La journée d'études « Robert Randau, Administrateur, Ecrivain», organisé au Centre des Archives d'Outre-mer à Aix-en-Provence, le 29 mai 1999 (Actes à paraître) mit en relief le lien entre sa fonction d'administrateur et son implication dans la littérature de son temps.
173. Hardy, in Afrique, n° spécial Robert Randau, p. 27.

Left       Home       Next